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De l’anaphore a la scalarité

De quelques expressions anaphoriques en russe

Olga INKOVA

1. Remarques introductives

L’emploi des expressions anaphoriques1 dans des structures à valeur scalaire, c’est-à-dire celles dont l’interprétation implique une échelle de grandeurs sur laquelle on situe les propriétés évoquées par l’énoncé, est connu dans nombre de langues : en français tel, tellement, à ce point vs à tel point, en italien così, tale, en allemand so, etc. :

(1) fr. Elle était à tel point/ tellement fatiguée qu’elle n’arrivait pas à parler/ it. Era così stanca che non riusciva a parlare  / all. Sie war so müde, daß nicht sprechen konnte, etc.

L’interprétation de cet énoncé implique en effet la mise en jeu d’une échelle sur laquelle est mesurée la propriété « être fatigué » : le degré de fatigue est tel qu’il entraîne la conséquence « ne pas arriver à parler ». Mais, malgré leur grande diffusion et leur diversité, les anaphoriques aptes à créer des structures scalaires n’ont guère attiré l’attention des chercheurs. Leur fonctionnement au sein de ces structures, ainsi que leur apport dans la construction de l’interprétation scalaire n’a pas fait, à notre connaissance, l’objet d’une étude spéciale2. Le plus souvent ce type d’emploi des anaphoriques n’est que mentionné parmi leurs autres emplois (cf., à titre indicatif, Arutjunova 1990, Cortès 2006, Gaudino-Fallegger 1992, Henry 1991, Ivanova 1986, Ivanova 1988, Muller 1990, Riegel 1997, Van Peteghem 1995) ou en rapport avec l’analyse d’autres phénomènes, tels que l’intensification et le système de comparaison, la sémantique des phrases exclamatives ou la nature syntaxique des éléments qui assurent le lien corrélatif (cf., pour le français, Allaire 1982, Berthelon 1955, Milner 1978, Muller 1996, Van Peteghem 2000). Nous nous proposons donc de combler cette lacune à partir des données du russe, en décrivant le fonctionnement dans les structures scalaires de trois expressions do takoj stepeni ‘à tel degré’, do togo ‘jusqu’à cela’ et tak ‘tellement, de cette façon’, qui doivent leur caractère anaphorique à la présence dans leur structure de l’adjectif takoj, de l’adverbe tak et du démonstratif to.

Nous commencerons notre analyse par un bref aperçu des propriétés lexico-grammaticales des trois expressions russes (§ 2.) pour montrer que la nature de la scalarité de ces expressions est très différente et que le rôle du contexte dans la construction de l’interprétation scalaire peut être très important. La description du fonctionnement de ces expressions au sein des structures à valeur scalaire (§ 3.) permettra de mieux cerner l’interaction du contexte avec la valeur propre des anaphoriques, ainsi que le mécanisme sémantique qui régit le passage de la valeur anaphorique à la valeur scalaire de ces expressions. La dernière partie de notre étude (§ 4.) traitera d’un emploi inhabituel pour les anaphoriques, celui où ils ne renvoient pas à un antécédent et semblent fonctionner comme des marqueurs de degré lexicalement pleins.

La place centrale de notre étude sera consacrée à tak : à cause de la variété de ses emplois, la notion d’échelle s’avère particulièrement pertinente pour son analyse. Cf. les exemples (2)-(7) dont seulement quatre premiers impliquent la mise en place d’une échelle :

(2) Ona tak ustala, čto ne mogla govorit’ [Elle était tellement  / si fatiguée qu’elle n’arrivait pas à parler]

(3) Ona tak krasiva ! [Elle est tellement  / si belle !]

(4) Èto slučaetsja ne tak často [Cela n’arrive pas si souvent]

(5) Oksana tak že krasiva, kak i ee sestra [Oksana est aussi belle que sa sœur]

(6) Ona smeëtsja tak že, kak ee sestra [litt. Elle rit de la même façon que sa sœur = Elle rit comme sa sœur]

(7) Tak zakančivaetsja èta istorija [Ainsi s’achève cette histoire].

Ces quelques exemples montrent par ailleurs que tak recouvre un champ beaucoup plus large que ses ‘équivalents’ français, notamment au sein du système comparatif. Toutefois, nous verrons que, malgré une certaine spécificité fonctionnelle des expressions russes, les mécanismes décelés sont propres au fonctionnement des anaphoriques dans des structures scalaires d’autres langues.

2. L’origine de la scalarité des expressions anaphoriques russes

Pour déterminer la nature de la scalarité induite par les trois expressions étudiées, la notion même d’échelle doit être précisée. Nous avons vu en (1) que l’anaphorique sert à mesurer, à quantifier la propriété décrite dans l’énoncé. Or, la quantification peut se faire de plusieurs façons. Elle peut se faire sur une échelle de valeurs objectives, notamment sur une échelle arithmétique de nombres, comme en (8) :

(8) Le voyage dure 14 heures.

C’est une quantification dite « numérique » (Rivara 1990 : 27sq.). La quantification peut aussi opèrer avec des termes à valeur référentielle indéterminée, tels que peu, beaucoup ou tellement de l’exemple (1). Ce type de quantification est une opération plus complexe que la quanification numérique, puiqu’elle constitue un jugement de quantité par rapport à une norme sous-jacente à la propriété en question, une norme qui peut être implicite ou explictitée dans l’énoncé ; c’est justement la fonction de pour son âge en (9) :

(9) Pierre lit beaucoup pour son âge.

Ce type de quantification, appelé par Rivara « évaluative » ou « subjective », peut aboutir au positionnement de la propriété envisagée sur l’échelle – cf. (5) où tak že ‘aussi’ signale que sur l’échelle de beauté Oksana occupe la même position que sa sœur – ou tout simplement à une orientation vers un des pôles de l’échelle, cette dernière étant toujours orientée, comme en (3) ou (4) 3.

La quantification évaluative peut, à son tour, se faire de deux façons, en fonction des propriétés sémantiques des termes quantifiés. La quantification des phénomènes mesurables ou comptables met en place une échelle de quantité, avec les mêmes règles interprétatives que pour la quantification numérique. La quantité mesurée peut en effet être chiffrée :

(10) Il joue beaucoup au ténnis, quatre fois par semaine

(11) Il a invité beaucoup de gens, une cinquantaine.

La quantification des propriétés non-discrètes, mais sujettes à variation de degré met en place une échelle de qualité. Quand on parle d’un chat qu’il est beau, la qualité signifiée par l’adjectif peut affecter le chat à des divers degrés : il peut être très, assez et extrêmement beau. Les termes qui indiquent le niveau atteint par le contenu notionnel du terme graduable sont appelés des intensifieurs.

Notons toutefois que la différence entre l’échelle de quantité (mise en place par les quantifieurs) et l’échelle de qualité (mise en place par les intensifieurs) n’est pas toujous nette. D’une part, parce que le choix du modifieur dépend souvent de la catégorie grammaticale du terme modifié et non pas du type de quantification. Ainsi, en (12) :

(12) Il a beaucoup souffert,

beaucoup peut contenir une idée de quantité et d’intensité, différence que le russe ou l’allemand arrivent à rendre :

(13) Er hat sher  / viel gelitten ; On očen’  / mnogo stradal (exemple inspiré par van Os 1989 : 93).

D’autre part, la classe sémantique des mots graduables n’est pas homogène : certains d’entre eux peuvent être mesurés sur une échelle de quantité aussi bien que sur une échelle de qualité (long de 10 mètres, très long) ; d’autres ne peuvent être quantifiés que sur une échelle de qualité (généreux, élégant, intelligent).

Enfin, certaines langues, tel l’italien ou le russe jusqu’à la fin du XIXe s., utilisent le même mot pour la quantification de quantité et la quantification de qualité :

(14) Legge tanto ! ; È tanto bella !

(15) Neznakomka byla stol’ko že glupa, skol’ko i prekrasna [L’inconnue était stol’ko že (≈ aussi) bête que belle] (Dostoïevski) ; Oleg jest stol’ko že, skol’ko Petja [Oleg mange stol’ko že, skol’ko (≈ autant que) Petja].

La typologie des échelles, telle que nous venons de la rappeler, nous permettra d’examiner le type de scalarité créé par les trois expressions anaphoriques russes.

2.1. Do takoj stepeni

La locution do takoj stepeni est, si l’on peut dire, ‘lexicalement’ scalaire : c’est un GPrép qui se compose du nom stepen’ ‘degré, mesure’, qui détermine sa valeur scalaire, de l’adjectif takoj ‘tel, même’, et de la préposition do ‘jusqu’à’. Cette expression sert à modifier une propriété ou un procès, en lui attribuant un degré (‘stepen’) caractérisé à l’aide de l’adjectif anaphorique takoj. Elle est donc scalaire dans le sens étroit du terme qui associe la scalarité à la gradation.

A cause de son caractère scalaire inhérent, l’expression do takoj stepeni impose de fortes contraintes sur son environnement : elle ne se combine qu’avec des éléments qui manifestent des propriétés graduables, inscrites sur une échelle sémantique, propriété illustrée par les exemples (16) et (17) :

(16) On do takoj stepeni izmenilsja, čto ja ego ne uznala [Il avait do takoj stepeni (≈ tellement) changé que je ne l’ai pas reconnu]

(17) On *do takoj stepeni rabotal, čto zabolel [Il avait *do takoj stepeni travaillé (≈ à tel point) qu’il est tombé malade].

Le russe possède une deuxième expression – v takoj stepeni – qui diffère de do takoj stepeni par la préposition. La différence sémantique entre les deux expressions peut être reconduite à l’alternance des prépositions v et do, dont les valeurs respectives suggèrent que do takoj stepeni impose une lecture dynamique du prédicat modifié, alors que v takoj stepeni impose une lecture statique. En d’autres termes, do takoj stepeni indique la phase finale de l’augmentation du degré d’intensité de l’action, tandis que v takoj stepeni le résultat de cette augmentation : un état résultant de l’évolution du procès décrit par le verbe.

Do takoj stepeni réalise sa valeur dynamique dans deux types de constructions. Dans la première, elle est régie par les verbes dostigat’ ou doxodit’ ‘atteindre’ qui explicitent l’idée d’augmentation progressive du degré vers une certaine limite4 ; le sujet de la phrase est un nom décrivant une propriété graduable, comme, par exemple, nedovol’stvo ‘mécontentement’ en (18) :

(18) Libo u nas načnutsja real’nye izmenenija, libo granicy zakryvajutsja […], isčezajut eščë neskol’ko političeskix dejatelej, gajki zakručivajutsja do predela, a nedovol’stvo ljudej doxodit do takoj stepeni, čto ja ne isključaju rumynskogo varianta razvitija sobytij [Soit de réels changements seront faits, soit les frontières se fermeront, encore quelques hommes politiques disparaîtront, on serrera les vis jusqu’au bout, et le mécontentement des gens atteindra une telle limite (stepen’), que je n’exclus pas une variante roumaine du développement des événements] (Izvestija, 2001.11.22).

Dans la deuxième construction, do takoj stepeni n’est plus régie par un verbe, mais occupe auprès du terme modifié (adjectif, adverbe ou verbe) la position syntaxique d’intensifieur. En (16), en effet, izmenit’sja ‘changer’ est un verbe intransitif qui n’a qu’une seule valence, celle du sujet. Du coup, si dans les structures comme (18), la place de do takoj stepeni par rapport au verbe est fixe – l’expression suit toujours le verbe –, dans les structures comme (16), sa place est libre : elle peut suivre l’élément auquel elle est associée, mais le plus souvent elle le précède, position typique des adverbes d’intensité en russe.

La variante avec la préposition v, à cause de la lecture statique de degré qu’elle impose, ne s’emploie que dans le deuxième type de construction :

(19) Kalinovič byl tože v takoj stepeni bleden i rasstroen, čto Belavin sprosil ego : « Čto s vami ? Vy zdorovy ? » [Kalinovič était aussi v takoj stepeni (≈ tellement) pâle et affligé que Bélavine lui demanda : « Qu’avez-vous ? Vous sentez-vous bien ? » (Pisemskij).

Pour le reste, les deux expressions partagent les mêmes conditions d’emploi5. Dans cette étude, pour illustrer le fonctionnement d’une expression anaphorique ‘lexicalement’ scalaire, nous ne parlerons donc que de do takoj stepeni.

2.2. Do togo

Dans la deuxième expression – do togo (litt. ‘jusqu’à cela’) –, la valeur scalaire ‘intrinsèque’ est déjà moins présente. Cette expression se compose du pronom démonstratif to ‘ce’ au Gén. (togo) et de la préposition do ‘jusqu’à’. C’est cette dernière qui lui confère, dans certains contextes, une valeur scalaire. En effet, à l’instar de la préposition française jusqu’à6, la préposition russe do exprime l’idée d’une limite spatiotemporelle – cf. (20)-(21) – ou bien l’idée d’une limite que le procès atteint dans son déroulement, comme en (22)-(23) :

(20) Ona rabotala do moego prixoda [Elle a travaillé jusqu’à mon arrivée]

(21) Voda doxodila emu do pojasa [L’eau lui arrivait jusqu’à la taille]

(22) On rabotal do iznemoženija [Il travaillait jusqu’à l’épuisement]

(23) On eë ljubit do bezumija [Il l’aime (jusqu’) à la folie].

L’expression anaphorique do togo peut également avoir une valeur temporelle, illustrée par (24), et une valeur de limite dans le déroulement d’un procès, son point final, illustrée par (25). Remarquons que dans ces deux acceptions do togo régit des conjonctions différentes : kak (de temps) et čto (de conséquence).

(24) Ona rabotala do togo, kak ja prišla [Elle a travaillé do togo, kak (≈ jusqu’à ce que) j’arrive]

(25) On do togo izmenilsja, čto ja ego ne uznala [Il avait do togo (≈ tellement) changé que je ne l’ai pas reconnu] – exemple (16) modifié

C’est avec l’acception de ‘limite que le procès atteint dans son déroulement’ qu’une lecture scalaire de l’énoncé avec do togo devient disponible : la subordonnée introduite par do togo peut alors désigner une limite d’augmentation du degré ; cf. (25) ci-dessus.

Pour que la limite dans le déroulement de l’action puisse être interprétée comme le résultat de l’augmentation de degré, l’énoncé doit néanmoins répondre à certaines conditions sémantiques. Prenons deux exemples :

(26) Nekotorye avtory dogovorilis’ do togo, čto utverždajut – v terrorizme na territorii Rossii vinovata vojna v Čečne [≈ Certains auteurs vont jusqu’à affirmer que c’est la guerre en Tchétchénie qui est la cause du terrorisme sur le territoire de la Russie] (Soldat udači, 2004.11.03)

(27) Olga Andreevna do togo vzbelenilas’, čto u neë izo rta iskusstvennyj zub vypal [Olga Andreevna do togo s’est fâchée (≈ à tel point) qu’une dent artificielle est tombée de sa bouche] (Tchékhov).

Dans les deux exemples, do togo désigne une limite dans le déroulement d’un procès, une limite caractérisée ensuite par la subordonnée. Mais seul l’exemple (27) se prête à une lecture scalaire. En (26), nous avons le verbe dogovorit’sja, formé à partir du verbe govorit’ ‘parler’ à l’aide du préfixe do- (dont la valeur de limite ‘double’ celle de la préposition qui introduit ensuite le complément d’objet indirect) et de la particule réfléchie postposée -sja ‘se’. Ce verbe fait partie des verbes « intensifs-résultatifs » dans la typologie de Zalizniak & Šmelev (2000 : 116-118), c’est-à-dire de ceux qui expriment l’idée que le procès aboutit – après de nombreux efforts, d’où leur nom « intensifs » – à un résultat. Le déroulement de ce procès ne présuppose pas pour autant d’échelle sur laquelle on pourrait situer différentes étapes de son évolution. Que l’on pense à d’autres expressions verbales appartenant à cette catégorie sémantique : dozvonit’sja do dekana ‘téléphoner au doyen jusqu’à ce qu’il réponde’, dokopat’sja do istiny ‘creuser jusqu’à ce que la vérité soit établie’, dokričat’sja do Peti ‘crier jusqu’à ce que Petja entende’, etc.

Toutefois, quand la préposition do introduit un GN qui peut être présenté comme la conséquence du déroulement du procès décrit par le verbe et non pas comme son but (cf. dokopat’sja do istiny ‘creuser jusqu’à ce que la vérité soit établie’) ou son bénéficiaire (cf. dozvonit’sja do dekana ‘téléphoner au doyen jusqu’à ce qu’il réponde’), la construction semble recevoir une interprétation quantitative. Ainsi, dans dokričat’sja do xripoty ‘litt. crier jusqu’à avoir la voix enrouée’ ou ‘avoir la voix enrouée à force de crier’, à la différence de dokričat’sja do Peti ‘crier jusqu’à ce que Petja entende’, nous avons l’impression que do + GN (do xripoty) introduit la limite du déroulement du procès (kričat’ ‘crier’) qui peut être interprétée en termes de quantité. De même que dans dorabotat’sja do infarkta, ‘travailler jusqu’à avoir une crise cardiaque’, dokurit’sja do tošnoty, ‘fumer jusqu’à avoir la nausée’. Mel’čuk (1995 : 327) propose même d’introduire un quantifieur (« trop ») dans la définition de ce type de verbes : « X doP-il + sja do Y-a = S’étant adonné trop à l’activité P, || X en a subi Y, qui est quelque chose de mauvais pour X | P est un verbe imperfectif ». A notre avis, plutôt que d’une propriété graduable sujette à une variation de degré que l’on peut situer sur une échelle sous-jacente à cette propriété, il s’agirait, dans ce type de constructions, d’une action, réitérée ou prolongée (d’où le terme « activité » dans la définition de Mel’čuk), qui aboutit à un certain résultat, résultat provoqué justement par le caractère réitérée ou prolongée de l’activité en question. Nous n’avons donc pas ici la quantification de la seule et même propriété, mais le passage d’un état de choses à un autre, ces deux états de choses étant liés d’une relation causale (travailler – en avoir une crise cardiaque ; crier – en avoir la voix enrouée, etc.). Ainsi, en (26), il faut comprendre dogovorilis’ comme une activité homogène « parler » qui, à un certain moment, aboutit au résultat « affirmer que c’est la guerre… ». De même, en (28) :

(28) Livanov dokričalsja do togo, čto u nego propal golos [litt. Livanov a crié jusqu’à ce qu’il en perde la voix ou Livanov a perdu la voix à force de crier] (Internet),

même si nous avons une activité kričat’ ‘crier’, mesurable en soi, le verbe dérivé dokričat’sja ne l’est plus. Le remplacement de do togo par un intensifieur (do takoj stepeni, tak) ou par un quantifieur (stol’ko ‘tant’) s’avère du reste impossible7.

Pour avoir accès à une interprétation scalaire (en termes d’augmentation de degré), il faut donc que do togo se combine avec des expressions à propriétés graduables, contrainte qui vaut également pour la préposition do. Toutefois, même une brève comparaison des structures avec do togo et celles avec la préposition do permet de remarquer nombre de différences dans leur fonctionnement. En effet, si la transformation de (25) ci-dessus en (29) ne pose pas de problèmes :

(29) On izmenilsja do neuznavaemosti [≈ Il a changé à tel point qu’il n’était plus reconnaissable],

la transformation de (23) ci-dessus en (30) s’avère plus problématique :

(30) ??On eë do togo ljubit, čto sxodit (po nej) s uma  / sošël s uma  / možet sojti (ot ètogo) s uma… [Il l’aime au point de devenir fou  / à en devenir fou  / tellement qu’il en est devenu fou  / tellement qu’il peut en devenir fou…].

Enfin, la transformation de (22) ci-dessus ne semble pas possible et encore moins celle de (31) :

(31) On promok do nitki [Il était mouillé jusqu’aux os (litt. jusqu’au dernier fil)].

Nous ne nous attarderons pas sur les contraintes qui régissent l’emploi de la préposition do quand elle désigne une limite, le point final que le procès atteint dans son déroulement : beaucoup de facteurs y sont en jeu8 et la question mérite une étude spéciale. Mais déjà ces quelques exemples permettent de constater les différences de fonctionnement de la préposition do et de l’expression do togo :

1.) L’expression do togo établit une relation entre le procès et sa limite toujours indirectement, c’est-à-dire à travers une situation décrite dans la subordonnée. De ce point de vue, c’est une anaphore résomptive. Cette particularité de fonctionnement de do togo explique l’impossibilité de transformer des phrases comme (31) en une structure avec do togo. Inversement, la complexité de l’état de choses décrit dans la subordonnée rend difficile sa transformation en un GPrép. C’est, par exemple, le cas de (27) ci-dessus.

2.) La limite que le procès atteint dans son évolution est présentée par do togo toujours (que ce soit au sein d’une phrase complexe ou en emploi détaché) comme la conséquence de cette évolution, à la différence de la préposition do qui peut développer cette acception à partir de sa valeur spatio-temporelle, notamment quand do + GN complète des mots décrivant des propriétés graduables ; cf. (31) ci-dessus.

3.) Une autre différence de fonctionnement de do + GN et de do togo réside dans le fait que do + GN dénote une limite qui peut ne pas être dépassée, une conséquence qui ne s’est pas réalisée et qui reste le plus souvent ‘potentielle’. C’est le contexte plus large qui permet de lui attribuer une valeur de vérité9. Tandis que la structure prédicative de la subordonnée, introduite par do togo, doit situer cette limite par rapport à la réalité, en lui attribuant une valeur de vérité, d’où une certaine difficulté de développer do + GN en une subordonnée. Ainsi, en (32) :

(32) On ispugalsja do smerti [Il a eu peur à en mourir (litt. jusqu’à la mort)],

il n’est pas aisé de transformer do smerti en une subordonnée de conséquence, justement parce que cette limite (la mort) reste virtuelle (« exagérée-impossible » dans la typologie de Berthelon 1955). L’introduction du verbe pouvoir – qui permet de garder ce caractère potentiel de la conséquence – rend, dans certains cas, l’interprétation de la subordonnée plus acceptable ; cf., en (30) ci-dessus la variante avec le verbe modal.

4.) Les points 1.) à 3.) expliquent pourquoi les phrases où do + GN a une valeur ‘purement’ intensificative (et un caractère manifestement métaphorique) ne peuvent que très rarement être transformées en phrases complexes avec do togo. Cf., à cet égard, la possibilité de plus en plus réduite de ce type de transformation en (29), (23) et (32) ci-dessus ou encore (33) :

(33) Vse teper’ otlično ponimali, čto èto byl vljublënnyi i sčastlivyj čelovek, sčastlivyj do toski [Tout le monde comprenait maintenant que c’était un homme amoureux et heureux, heureux jusqu’à la douleur] (Tchékhov).

Nous avons donc pu observer que le nombre de contextes autorisant l’emploi de l’expression anaphorique do togo en tant que marqueur de degré est beaucoup plus restreint par rapport au même type d’emploi de do + GN.

2.3. Tak

La notion d’échelle sémantique qui a permis de distinguer différents emplois de l’expression do togo, s’avère encore plus utile pour la description de la troisième expression qui nous intéresse : l’adverbe anaphorique tak ‘ainsi, de cette façon, tellement’. Cette fois rien dans la structure morpho-lexicale de l’adverbe ne suggère ses propriétés scalaires. Précisons tout de suite que tak est un ‘mot’ qui connaît des emplois très variés, et la définition de son statut lexico-grammatical pose parfois des problèmes10. Nous nous limiterons ici aux emplois où sa nature anaphorique reste transparente et où il fonctionne comme adverbe ‘de manière’. C’est du reste ce type d’emploi qui peut donner lieu à une lecture scalaire. En tant qu’adverbe, tak se combine avec les verbes et leurs formes nominales, les adverbes et la forme courte des adjectifs (employés uniquement en fonction d’attribut), alors qu’avec les substantifs et la forme longue des adjectifs, c’est son corrélat adjectival takoj qui est de règle ; cf. (34) avec tak et la forme courte des adjectifs et (35) avec takoj et la forme longue (qui s’emploie aussi bien en fonction d’attribut qu’en fonction d’épithète) 11 :

(34) Ja by ne obratil vnimanija na ego ničtožestvo (…), ja by prošël mimo nego, esli by on ne byl tak vreden i opasen (…) [Je n’aurais pas fait attention à sa nullité (…), je serais passé près de lui sans même le regarder s’il n’avait pas été tak (≈ si) nuisible et dangereux] (Tchékhov)

(35) … esli by on ne byl takim12 vrednym i opasnym…

Nous considérerons donc les emplois respectifs de tak et de takoj comme des cas de variation morphologique13.

En recourant à la notion d’échelle, il est possible de diviser les emplois de tak en deux groupes :

(a) en combinaison avec un élément non-graduable, tak remplit sa fonction standard d’adverbe de manière, comme en (36), où il est paraphrasable par takim obrazom ‘de telle façon’ :

(36) Dom postroen tak  / takim obrazom, čto k nemu ne pod”edeš [La maison est construite tak (≈ de telle façon) qu’on ne peut pas s’en approcher] ;

(b) en combinaison avec un élément graduable, tak revêt la fonction d’intensifieur et offre une lecture scalaire. En (37), tak attribue un certain degré à la propriété « être changé », au lieu de caractériser ‘la façon’ d’être changé, et ne peut plus être remplacé par takim obrazom :

(37) On tak / ??takim obrazom ispugalsja, čto stal zaikat’sja [Il a eu tak (≈ tellement) peur qu’il a commencé à bégayer].

Il existe toutefois en russe un petit groupe de verbes (smejat’sja ‘rire’, plakat’ ‘pleurer, kurit’ ‘fumer’, udarit’ ‘frapper’ et certains autres) qui ne sont pas graduables, mais qui, en combinaison avec tak, semblent, à notre avis, donner accès à une lecture scalaire en termes d’intensité. Cf. (38)-(39) :

(38) On udarilsja o pleten’ tak, čto pleten’ zašatalsja [Il se cogna tak (≈ tellement) contre la claie qu’elle branla] (Lermontov)

(39) On tak smejalsja, čto upal so stula [Il raiait tak (≈ tellement) qu’il est tombé de sa chaise].

Le trait sur lequel opère tak en (38) ou en (39) ne peut pas être celui de quantité : la fonction de quantificateur est réservée en russe à l’anaphorique stol’ko ‘tant’, autant’ :

(40) Vera stol’ko rabotaet, čto ona v konce koncov zaboleet [Vera travaille stol’ko (≈ tant) qu’elle finira par tomber malade]

(41) On pokupaet stol’ko knig, čto uže ne znaet kuda ix stavit’ [Il achète stol’ko (≈ tant) de livres qu’il ne sait plus où les mettre].

Il s’agit cependant bien d’un emploi scalaire de tak, vu que la substitution à tak de takim obrazom aboutit à un énoncé agrammatical. Tak, par contre, peut être remplacé par s takoj siloj ‘avec une telle force’. Ce qui nous fait penser que, dans les énoncés du type (38)-(39), il s’agit bien d’un emploi intensif de tak, plutôt que de tak, adverbe de manière standard.

La notion d’échelle permet également de diviser les emplois de l’adjectif takoj en deux groupes – scalaires, avec des propriétés graduables, et non scalaires, avec des propriétés non-graduables. Mais, dans le cas de takoj, le critère [± graduable] se révèle insuffisant. La portée de l’adjectif anaphorique joue aussi un rôle important pour la discrimination des emplois scalaires. Comparons deux exemples :

(42) – Èto v poslednij raz !. – pribavila ona takim grustnym golosom, čto u Kalinoviča serdce zanylo [C’est la dernière fois !. ajouta-t-elle d’une voix takim (≈ si) triste que Kalinovitch en eut le cœur serré] (Pisemskij)

(43) Znakomstvo u nego samoe aristokratičeskoe, po krajnej mere za poslednie 20-30 let v Rossii net i ne bylo takogo znamenitogo učënogo, s kotorym on ne byl by korotko znakom [Ses connaissances sont des plus aristocratiques, du moins, les dernières 20-30 années, en Russie, (litt.) il n’y avait pas takoj (≈ tel) célèbre savant qu’il n’eût connu intimement] (Tchékhov).

Dans les deux exemples, nous avons des GN précédés de takoj et composés d’un adjectif graduable et d’un nom non-graduable, mais en (42), seul l’adjectif est dans la portée de takoj, ce qui donne lieu à l’interprétation scalaire. En revanche, en (43), la portée de takoj se répand sur tout le GN et le caractère non-graduable du nom « savant » bloque l’accès à l’interprétation scalaire du GN dans son ensemble. Notons également, que si la portée de l’anaphorique se limite à l’adjectif en fonction d’attribut, ce dernier doit décrire une propriété graduable, comme le montrent les exemples suivants :

(44) More bylo takoe že veličavoe, beskonečnoe i neprivetlivoe, kak sem’ let do ètogo [La mer était aussi majestueuse, infinie et inhospitalière que sept ans auparavant] (Tchékhov)

(45) Segodnja predprijatija Azerbajdžana ispytyvajut takie že èkonomičeskie trudnosti, kak i rossijskie [Aujourd’hui, les entreprises d’Azerbaïdjan éprouvent takie že (≈ les mêmes) difficultés économiques que les entreprises russes (Internet)

(46) Segodnja trudnosti u predprijatij Azerbajdžana *takie že èkonomičeskie, kak i u rossijskix [Aujourd’hui, les difficultés des entreprises d’Azerbaïdjan sont *takie že (≈ *aussi) économiques que celles des entreprises russes]

(47) Segodnja trudnosti u predprijatij Azerbajdžana prežde vsego èkologičeskie, takie že kak i u rossijskix [Aujourd’hui, les difficultés des entreprises d’Azerbaïdjan sont avant tout écologiques, takie že (≈ les mêmes que, comme le sont) celles des entreprises russes].

Si (44), où takoj porte sur des adjectifs graduables en fonction d’attribut, et (45), où il porte sur un GN en fonction de complément, sont acceptables, (46) ne l’est plus : l’anaphorique prend dans sa portée l’adjectif relationnel « économique », mais doit, dans ces conditions syntaxiques, être interprété comme un marqueur de degré. En revanche, (47), où il reprend anaphoriquement cet adjectif dans une structure appositive, retrouve sa grammaticalité14.

Pour conclure cette brève présentation des trois expressions russes, nous pouvons dire que, dans les structures qui permettent une lecture scalaire, elles exploitent toutes une échelle inhérente à la propriété qu’elles modifient et opèrent une gradation au niveau lexico-morphologique. Mais si pour do takoj stepeni l’emploi scalaire est le seul possible et que le caractère graduable du terme modifié constitue la condition sine qua non de sa présence dans l’énoncé, pour do togo et encore davantage pour tak, l’emploi scalaire est le résultat de l’interaction de la valeur de l’expression avec la structure sémantique et syntaxique de l’énoncé où elle apparaît. C’est à la description des structures syntaxiques susceptibles d’accueillir nos trois expressions que sera consacrée la troisième partie de notre analyse.

3. Types de structures offrant une lecture scalaire

Grâce à la présence dans leur structure des anaphoriques, les expressions do takoj stepeni, do togo et tak fonctionnent comme des variables. Leur saturation s’effectue à partir du co (n) texte auquel elles renvoient. Ces expressions ne font donc que caractériser le degré, la limite ou la manière. La relation anaphorique créée par deux de nos expressions – do togo et do takoj stepeni – doit être qualifiée de résomptive, puisque elles effectuent toujours la caractérisation à travers une situation et ont donc pour antécédent tout l’énoncé précédent (ou une suite d’énoncés). Pour ce qui est de tak, son antécédent peut être, dans le cas de l’anaphore, soit un GN, comme en (48) où tak a pour antécédent le GN possédés du diable, soit l’énoncé (ou une suite d’énoncés) dans son ensemble, comme en (66) ci-dessous ; dans le cas de la cataphore, il s’agira toujours de la résomption, puisque tak reprend toute la subordonnée.

(48) « Oderžimye diavolom » – tak grozno russkie ljudi nazyvali duxovno bol’nyx ljudej [« Possédés du diable » – c’est aussi rudement que les Russes appelaient les personnes atteintes de maladies mentales (Surgutskaja tribuna, 2000.02.26)

Du point de vue syntaxique et sémantique, la caractérisation du degré peut se faire – en emploi lié (au sein des structures corrélatives) aussi bien qu’en emploi détaché – de trois façons :

– à travers le renvoi anaphorique qui sert à qualifier le degré ; ainsi, en (49), le degré d’être heureux est qualifié à travers le fait de courir, rire et sauter jusqu’au plafond :

(49) On begal, smejalsja, prygal do potolka… Ja nikogda ego ne videla do takoj stepeni sčastlivym [Il courait, riait, sautait jusqu’au plafond… Je ne l’ai jamais vu do takoj stepeni (≈ à ce point) heureux].

A propos de ce type de caractérisation, il faut préciser que les expressions do takoj stepeni, do togo et tak sont toujours anaphoriques. Mais dans cet emploi, nos expressions peuvent être liées à leur antécédent uniquement par une relation anaphorique ;

– à travers la conséquence : l’idée du degré s’exprime ici à l’aide d’une preuve choisie entre les faits qui peuvent témoigner de l’intensité de la propriété. En (50), par exemple, le fait d’être appelé « iconostase » est mis dans un rapport causal avec le nombre – présenté ainsi comme élevé – de médailles :

(50) (…) u nego tak mnogo russkix i inostrannyx ordenov, čto, kogda emu prixoditsja nadevat’ ix, to studenty veličajut ego ikonostasom [(…) il a tak beaucoup (litt. ‘tellement beaucoup’15, ≈ tant) de médailles et de décorations russes et étrangères que, quand il doit les mettre toutes, les étudiants le surnomment ‘l’iconostase’] (Tchékhov) ;

– à travers la comparaison qui permet d’évaluer le degré ; en (51), cette évaluation se fait à l’aide de la comparaison hypothétique et, en (52), à l’aide de la comparaison d’égalité :

(51) Ninka obernulas’ i posmotrela na Čonkina kak-to stranno, tak stranno, kak budto s nim čto-to slučilos’ [Ninka se retourna et regarda Tchonkine de manière étrange, tak (≈ Ø) étrange, comme s’il lui était arrivé quelque chose] (Vojnovič)16

(52) Oščuščenie gordoe, demoničeskoe, dostupnoe tol’ko russkim liudjam, u kotoryx mysli i oščuščenija tak že široki, bezgraničny i surovy, kak ix ravniny, lesa i snega [Un sentiment fier et démoniaque, que ne connaissent que les Russes, dont les pensées et les sentiments sont tak že (≈ aussi) vastes, sans limite et rudes que leurs plaines, leurs forêts et leurs neiges] (Tchékhov).

Nos expressions exploitent cependant ces trois types de caractérisation différemment, en fonction de leurs propriétés sémantiques et syntaxiques.

3.1. Caractérisation par le renvoi anaphorique

La caractérisation par le renvoi anaphorique peut se réaliser dans deux types de constructions : liée, au sein d’une structure corrélative, comme en (53), et détachée, comme en (49) ci-dessus et en (54) :

(53) Tak, v otnošenii dissidentskogo dviženija stali prežde vsego videt’ repressii protiv dissidentov, a ne tot fakt, čto oni (…) raspustilis’ do takoj stepeni, kakaja byla nemyslima pri Chruščëve [Ainsi, en ce qui concerne le mouvement des dissidents, on a commencé à voir avant tout les répressions contre les dissidents et pas le fait qu’ils sont devenus (…) impertinents do takoj stepeni (≈ à un point) qui était inconcevable à l’époque de Khrouchtchev] (Zinov’ev)

(54) – Prinesti decjat’ butylok kvareli ! [Apportez dix bouteilles de kvareli]

– Dlja čego tak mnogo ? – udivilsja Nikodim Aleksandryč [Pourquoi tak beaucoup (litt. ‘tellement beaucoup’, ≈ autant), s’étonna Nikodim Aleksandryč] (Tchékhov).

Ce type de caractérisation est le plus restrictif quant au nombre d’expressions qui peuvent y être employées : seule l’expression do takoj stepeni connaît la variante liée de la caractérisation par renvoi anaphorique. Les propriétés syntaxiques des deux autres expressions ne leur permettent pas d’introduire une relative, qui doit être rattachée à un GN. Toutefois, on ne peut pas ne pas remarquer un certain parallélisme de structure des exemples suivants :

(55) Ona posmotrela na nego s takoj nežnost’ju, s kakoj smotrjat na ljubimogo čeloveka [Elle l’a regardé avec takoj (≈ la même) tendresse avec laquelle on regarde une personne aimée]

(56) Ona posmotrela na nego tak nežno, kak smotrjat na ljubimogo čeloveka [Elle l’a regardé tak (≈ Ø) tendrement, comme on regarde une personne aimée].

Si en (55), nous avons une subordonnée relative régie par takoj et introduite par le pronom relatif kakoj, en (56), étant donné que la subordonnée qualifie le degré de propriété décrite par un adverbe, elle est régie par tak et introduite par kak dont le statut syntaxique est à définir : s’agit-il d’une conjonction (de comparaison) ou d’un pronom relatif ? Nous reviendrons sur cette question dans le paragraphe consacré à la caractérisation par comparaison.

Pour ce qui est de l’emploi détaché, il est propre à deux des trois expressions – do takoj stepeni et tak –, alors que do togo s’appuie toujours sur une relation de justification. Comme nous l’avons vu en § 2.2., cette expression ne peut apparaître dans l’énoncé que si le segment qui la contient peut être interprété comme la cause de l’état de choses décrit par le contexte gauche, l’antécédent de l’expression. Ainsi, en (57), les relations entre le segment qui contient l’élément anaphorique et son antécédent sont résomptives : do togo n’y est pas acceptable, à la différence de tak (ou de do takoj stepeni en (49) ci-dessus) ; par contre, (58) avec une relation de justification – « je ne l’ai pas reconnu parce qu’il avait changé » – peut accueillir toutes les trois expressions.

(57) On begal, smejalsja, prygal do potolka… On nikogda ne byl tak /*do togo sčastliv [Il courait, riait, sautait jusqu’au plafond… Il n’a jamais été tak  / *do togo (≈ à ce point) heureux] – exemple (49) modifié

(58) Ja ego ne uznala, do takoj stepeni  / do togo  / tak on izmenilsja [Je ne l’ai pas reconnu, tellement il avait changé].

Le schéma 1 résume les possibilités des trois expressions de caractériser le degré par un renvoi anaphorique :

Schéma 1

Renvoi anaphorique
emploi liéemploi détaché
do takoj stepeni++
do togo
tak+

3.2. Caractérisation par la conséquence

Comme nous l’avons vu ci-dessus, les relations de cause à effet peuvent être instaurées par nos expressions en emploi détaché, mais aussi au sein d’une phrase complexe où elles introduisent une subordonnée consécutive, emploi illustré par (16) et (36) ci-dessus. Do takoj stepeni, do togo et tak expriment alors un domaine d’évaluation du prédicat de la principale : la réalisation d’un certain degré entraîne la réalisation de l’état de choses décrit dans la subordonnée. Ici encore, les trois expressions manifestent des différences fonctionnelles, notamment dans la façon de concevoir la conséquence. Ainsi, pour employer do takoj stepeni et do togo, il faut avoir la possibilité d’interpréter la subordonnée comme le résultat de l’augmentation progressive du degré. Dans le cas de tak, la subordonnée doit s’interpréter comme la conséquence de la manière d’effectuer une action ou de posséder une propriété, d’où l’inacceptabilité de tak en (59) :

(59) Vsë vokrug bylo do togo  / do takoj stepeni  / *tak zasypano snegom, čto dom byl počti neuznavaem [Tout autour était do togo  / do takoj stepeni  / *tak (≈ à tel point) recouvert de neige, que la maison était presque méconnaissable].

Une autre différence entre trois expressions réside dans l’alternance modale (l’indicatif  / le conditionnel) et dans la possibilité d’effectuer la caractérisation par une subordonnée finale : la conjonction čtoby en combinaison avec le conditionnel remplace alors la conjonction čto qui se combine avec l’indicatif. Examinons la série d’exemples (60)-(63) :

(60) Lošad’ tak  / do takoj stepeni  / do togo natrenirovana, čto nesomnenno vyigraet sorevnovanija [Le cheval est tak  / do takoj stepeni  / do togo (≈ tellement) entrainé qu’il gagnera sans aucun doute le concours]

(61) Lošad’ natrenirovana tak  / do takoj stepeni /  ?do togo, čto nesomnenno vyigraet sorevnovanija [Le cheval est entrainé tak  / do takoj stepeni / ?do togo (≈ tellement) qu’il gagnera sans aucun doute le concours]

(62) Lošad’ ne tak  / do takoj stepeni  / *do togo natrenirovana, čtoby ona smogla vyigrat’ sorevnovanija [Le cheval n’est pas tak  / do takoj stepeni / *do togo (≈ assez) entrainé pour qu’il puisse gagner le concours]

(63) Lošad’ natrenirovana tak /  *do takoj stepeni  / *do togo, čtoby ona mogla vyigrat’ sorevnovanija [Le cheval est entrainé tak / *do takoj stepeni / *do togo (≈ de telle façon) pour qu’il puisse gagner le concours].

La confrontation des exemples (60) et (61) permet de constater, en premier lieu, que, si la place de tak et do takoj stepeni par rapport à l’élément auquel elles sont associées est libre (en position postposée, elles sont focalisées et attirent l’accent emphatique), do togo privilégie l’antéposition. Mais do togo manifeste encore une particularité : si les deux autres expressions sont sujettes à une alternance modale et à la transformation de la consécutive en finale lorsque la polarité de la principale devient négative17, do togo ne se combine pas avec un prédicat à la forme négative, comme le montre (62). Do togo ne s’emploie donc pas pour exprimer que le degré atteint n’est pas suffisant pour provoquer la conséquence décrite dans la subordonnée.

Enfin, l’alternance modale dans la subordonnée – en fonction de la polarité du prédicat de la principale – permet de distinguer, dans le cas de tak, son emploi scalaire de son emploi non scalaire. En effet, tak non scalaire peut effectuer la caractérisation par la finale non seulement avec, dans la principale, un prédicat à polarité négative, mais également avec un prédicat à polarité positive, comme le montre (63), et ceci grâce à la proximité sémantique de la manière et du but dans lequel l’action se réalise. Tak non scalaire est alors obligatoirement postposé à l’élément qu’il caractérise. Au cas où il précède cet élément, il ne renvoie plus à la subordonnée, mais au co (n) texte précédent, en assumant une fonction de pur résomptif. Par conséquent, la subordonnée n’est plus rattachée à tak, mais à la principale globalement, et son type ne se limite plus aux consécutives ou aux finales, comme on peut le voir en (64) :

(64) Lošad’ možet preodolevat’ prepjatstvija, skakat’ galopom, idti šagom… Ona tak natrenirovana, čtoby ona smogla vyigrat’ sorevnovanija  / potomu čto ej mnogo zanimalis’ /… [Le cheval peut franchir des obstacles, aller au galop, au pas… Il est tak entraîné (≈ de cette façon  / ainsi) pour qu’il puisse gagner le concours  / parce qu’on s’est beaucoup occupé de lui /…].

Si, dans le cas de l’emploi lié, il est facile de distinguer le type sémantique de subordination, notamment grâce à deux éléments subordonnants différents (pronom relatif kakoj, kotoryj introduisant la relative vs conjonction čto introduisant la consécutive), distinguer l’anaphore pure et la justification dans l’emploi détaché est une entreprise plus délicate. Deux facteurs y jouent un rôle décisif : l’intonation, et plus exactement, la place de l’accent phrastique, et la place de l’élément anaphorique dans l’énoncé. Dans le cas de l’anaphore pure, le poids informatif et sémantique tombe sur l’élément modifié par l’expression anaphorique, parce que c’est lui qui assure la résomption, en conceptualisant l’énoncé précédent. C’est donc cet élément qui attirera l’accent phrastique ; cf. (48) ci-dessus ou (65), très significatif de ce point de vue à cause de la place de l’interjection uvy ! ‘hélas ! ‘ : elle se trouve devant l’adverbe nedolgo ‘brièvement’ qu’elle met ainsi en évidence :

(65) Dvadcat’ minut udovol’stvija dlja ljuboznatel’nyx. Tak – uvy ! – nedolgo dlitsja vstreča s « Živoj planetoj » (tak18 nazyvaetsja novyi proekt museja) [Vingt minutes de plaisir pour les curieux. Tak (≈ Si) – hélas ! – brève est la rencontre avec « la Planète vivante » (c’est ainsi que s’appelle le nouveau projet du musée) (Večernjaja Moskva, 2002.10.10).

Par contre, dans la stratégie justificative, c’est le degré attribué à la propriété en question qui joue le rôle décisif du point de vue argumentatif. L’accent phrastique tombe alors sur l’anaphorique qui caractérise ce degré19 :

(66) V drevnosti odin sčastlivyj čelovek v konce koncov ispugalsja svoego sčast’ja – tak ono bylo veliko [Dans les temps anciens, un homme heureux eut finalement peur de son bonheur – tak (≈ tant) celui-ci était grand] (Tchékhov).

En ce qui concerne la place de l’expression anaphorique, la position en tête de phrase est la seule possible avec la relation de justification. « Par sa position, l’adverbe joue le rôle d’une conjonction marquant le lien qui unit logiquement les deux phrases » (Berthelon 1955 : 114). Quand l’expression se déplace vers la fin de l’énoncé, la relation de justification s’efface, en se transformant en relation de résomption qui, quant à elle, n’est pas sensible à la place de l’anaphorique. De ce fait, quand l’anaphorique occupe la position initiale, il n’est pas toujours aisé de distinguer ces deux interprétations. Cf. (67) qui est de ce point de vue ambigu :

(67) Meždu tem cena na neft’ opustilas’ do $21 za barrel’ – tak dëševo ona ne stoila uže dva goda [Entretemps, le prix du pétrole a baissé jusqu’à $21 le baril – (litt.) tak (≈ si) peu cher il n’avait pas coûté depuis deux ans)] (Izvestija, 2001.09.26).

Cet exemple autorise deux lectures – anaphore pure, avec l’accent sur dëševo et où tak reprend uniquement « $21 le baril » (« (aus) si peu cher » voudra dire alors « $21 le baril ») ; et une lecture justificative, avec l’accent sur tak qui reprend tout le contexte gauche, en présentant le fait de coûter $21 le baril comme la conséquence de la baisse du prix importante. La position de tak peut aussi changer dans cet énoncé, mais sa position non-initiale (qui va de paire avec l’accent phrastique sur dëševo) impose une lecture simplement anaphorique :

(68) Meždu tem cena na neft’ opustilas’ do $21 za barrel’ – uže dva goda ona ne stoila tak dëševo [Entretemps, le prix du pétrole a baissé jusqu’à $21 le baril – ça fait déjà deux ans qu’il n’avait pas coûté tak (≈ si) peu cher] – exemple (67) modifié.

En résumant notre analyse des facteurs qui font opter, en emploi détaché, pour l’interprétation anaphorique ou pour l’interprétation justificative, nous pouvons constater que la relation justificative est possible quand l’expression anaphorique :

– se trouve en tête de l’énoncé et peut, de plus, être séparée du terme qu’elle modifie – cf. (66) ;

– est marquée par l’accent phrastique ;

– est résomptive, puisqu’une relation de cause à effet ne peut être instaurée qu’entre deux états de choses.

Le schéma 2 montre que la caractérisation par la conséquence est accessible, avec de petites particularités dues à leurs propriétés sémantiques, à toutes les trois expressions examinées :

Schéma 2

caractérisation par la conséquence
emploi liéemploi détaché (toujours en position initiale)
do takoj stepeni++
do togo+ (sans alternance modale)+
tak++

*

Dans d’autres langues, les marqueurs de degré sont également sensibles au type de relation qui lie leur antécédent au segment où ils apparaissent. Ainsi, en français, à tel point est compatible aussi bien avec l’anaphore pure (69) qu’avec la justification (70), comme l’est do takoj stepeni en russe :

(69) I v to že vremja ved’ on dejstvitel’no, možet byt’, umrët bez Aglai, tak čto, možet byt’, Aglaja nikogda i ne uznaet, čto on ee do takoj stepeni ljubit ! Et en même temps, il n’est pas improbable que, sans Aglaja, il mourra vraiment, de sorte que Aglaja ne saura peut-être jamais qu’il l’aime do takoj stepeni (≈ à tel point)] (Dostoïevski)

(70) Po okončanii manëvrov bednyj moj Almaz, otvedënnyj v konjušnju, totčas lëg, kak tol’ko ego rassedlali, i na drugoj den’ ja ne uznala ego, do takoj stepeni on peremenilsja [A la fin des manœuvres, mon pauvre Almaz, à peine mené dans l’écurie et dessellé, se coucha par terre, et le lendemain je ne le reconnus pas, do takoj stepeni (≈ à tel point) il avait changé] (Durova),

alors que tellement et aussi sont en distribution complémentaire : tellement (à l’instar de tant) apparaît avec la justification, soumis aux mêmes contraintes que nous venons d’énumérer pour le russe ; aussi et autant ne sont compatibles qu’avec la résomption :

(71) J’avais peine à tenir sur mes jambes, tellement /*aussi j’étais fatiguée (Internet)

(72) Je me souviens n’en pas avoir dormi la nuit, tant cet engagement me paraissait solennel (Markevitch)

(73) Elle est très simplement vêtue, elle n’est pas maquillée ni même particulièrement coiffée. Elle est à son naturel, tout simplement. Et je ne l’ai jamais vu aussi  / *tellement belle (Internet).

En italien, così est incompatible avec la justification, alors que tanto accepte les deux configurations :

(74) Non l’ho riconosciuto. Tanto  / *Così era cambiato.

(75) Da una macchina esce una musica che non conosce mentre il sole delle cinque invade Mercer Street, un riflesso caldo sulle vetrine dei negozi e dei bistrot stile francese. Era tanto che non vedeva una luce così  / tanto bella. (Internet).

3.3. Caractérisation par la comparaison

Le troisième type de caractérisation – caractérisation à travers la comparaison – peut être divisé, à la base de critères formels et sémantiques, en deux sous-types20.

3.3.1. L’anaphorique avec la particule ‘že’ : la comparaison d’identité

Dans le premier sous-type d’énoncés à valeur comparative, l’anaphorique apparaît en combinaison avec la particule že ‘d’identité’ (otoždestvlenija) 21et sert donc à instaurer une relation d’identité – quantitative, comme en (76), ou qualitative, comme en (77) – entre deux propriétés :

(76) Togda stojavšij po pravuju storonu (soldat) (…) vzmaxnul bystro rozgami i tak že bystro ix opustil [Alors le soldat qui était à sa droite leva rapidement les verges et les baissa tak že (≈ aussi) rapidement] (Kouprine)

(77) (…) ona imeet takoe že pravo prezirat’ ženu i Lizu, kak te eë nenavidet’ [(…) elle a takoe že (≈ le même) droit de mépriser ma femme et Lisa, que celles-ci ont de la détester] (Tchékhov).

Du fait que le russe utilise le même anaphorique pour exprimer l’identité dans le domaine de la comparaison et dans le domaine de la qualification22, la valeur de l’énoncé dépendra de la nature sémantique de l’élément que l’anaphorique prend dans sa portée, mais aussi, comme nous l’avons déjà suggéré plus haut, de l’étendue de sa portée. Si l’anaphorique se combine avec des éléments graduables, tels que bystro ‘rapidement’ en (76), l’identité établie par l’anaphorique se comprend comme une identité quantitative de degré : deux propriétés mises en relation sont égales. Ce type de comparaison d’égalité est souvent appelé ‘construction équative spécifique’ qu’il faut distinguer de l’équative générique. La différence entre les deux constructions, comme il est bien connu, se fonde sur le type de référence du comparant : dans les génériques, le comparant réfère à une classe d’objets ou de situations23. Cf. le type de référence du comparant en (78) et en (79) :

(78) On xudoj kak skelet [Il est maigre comme un squelette]

(79) On takoj že xudoj, kak skelet, kotoryj my videli v zoologičeskom muzee [Il est takoj že (≈ aussi) maigre que le squelette que nous avons vu au musée zoologique  / Il est maigre comme le squelette…].

La distinction entre les équatives spécifiques et génériques se révèle pertinente pour l’analyse des anaphoriques. Comme le montrent Haspelmath & Buchholz (1998 : 309), les équatives génériques n’admettent pas l’anaphorique dans les langues où le corrélateur supérieur (« parameter marker » dans la terminologie des auteurs) est à l’origine un démonstratif (le russe, l’allemand, le catalan, etc.). Haspelmath & Buchholz (1998 : 311) expliquent cette absence de l’anaphorique par le fait que, « in generic equatives, adjectives always have their normal meaning, unlike in specific equatives24. In a sentence like ‘The horse is (as) fast as an arrow’, we can be sure that the horse is fast, unlike in a sentence like ‘Your horse is as fast as my tortoise’. Thus, the hearer need not be warned a possible specific interpretation, and the parameter marker is not necessary ». Il nous semble que l’absence du corrélateur supérieur dans les équatives génériques s’expliquerait plutôt par leur structure sémantique : dans les comparaisons génériques, il ne s’agit pas d’évaluer le degré d’une propriété commune dont l’existence est présupposée, mais d’attribuer le plus haut degré d’une propriété25. Si l’on reprend les exemples de Haspelmath et Buchholz, dans l’énoncé ‘The horse is (as) fast as an arrow’, la suite [(as) fast as an arrow] constitue, si l’on peut dire, un seul ‘mouvement sémantique’, la fonction de la séquence as/comme/kak GN étant comparable à celle de l’adverbe de degré très (le cheval est très rapide) ou du préfixe hyper- (le cheval est hyperrapide). On peut donc conclure avec Milner (1973 : 39) que, dans une phrase comportant une comparaison à parangon, « l’assertion porte sur l’adjectif (…) et non sur l’égalité », d’où, à notre avis, l’absence du corrélateur supérieur appelé à établir cette égalité26. En revanche, dans l’énoncé ‘Your horse is as fast as my tortoise’, le fait que les deux animaux possèdent la propriété rapide fait partie de la présupposition, et c’est l’égalité des degrés de cette propriété qui est posée27.

Quand l’anaphorique se combine avec les éléments non-graduables, l’anaphorique, comme on l’a vu en (77) ci-dessus, établit une relation d’identité qualitative qui n’est pas, quant à elle, scalaire. Rappelons en outre que si la portée de l’anaphorique s’étend sur tout le GN, qui comprend un adjectif graduable et un nom non-graduable, l’identité sera nécessairement qualitative ; cf. (80) :

(80) V dvadcati šagax ot kostra, na granice dorogi s polem stojal derevjannyi mogil’nyj krest, pokosivšijsja v storonu. Egoruška (…) zametil, čto točno takoj že staryj, pokosivšijsja krest stojal na drugoj storone bol’šoj dorogi [A vingt pas du feu, à la frontière entre la route et le champ, il y avait une croix en bois qui penchait d’un côté. Egoruška (…) remarqua qu’exactement takoj že (≈ la même) vieille croix penchée se trouvait de l’autre côté de la grand-route (Tchékhov),

takoj že établit l’identité des propriétés des deux croix et non pas l’égalité du degré de la propriété « être vieux ». Ceci dit, l’interprétation qualitative reste disponible également quand l’anaphorique se combine avec un terme graduable. En (81), qui offre les deux interprétations, qualitative et quantitative :

(81) Na ètom beregu Krasonjarsk (…), a na tom – gory, napomnivšie mne o Kavkaze, takie že dymčatye i mečtatel’nye [Sur cette rive se trouve Krasnoïarsk, sur l’autre, les montagnes qui me rappelèrent le Caucase, takie že grises et rêveuses] (Tchékhov),

« takie že dymčatye i mečtatel’nye » peut être compris soit comme une identité quantitative (aussi grises et rêveuses), soit comme une identité qualitative (ces montagnes sont les mêmes qu’au Caucase, à savoir grises et rêveuses). Nous pouvons donc observer que l’interprétation quantitative de l’anaphorique est en quelque sorte un effet de sens dû aux propriétés sémantiques du terme modifié, à l’étendue de la portée de l’anaphorique et au type de structure syntaxique.

Cette ambigüité d’interprétation reste disponible en emploi lié, mais uniquement avec la forme courte de l’adjectif. Cf. (82), qui offre les deux lectures (identité qualitative et identité quantitative), et (83), avec seulement la lecture quantitative :

(82) Ona byla takoj že krasivoj i vesëloj, kak desjat’ let nazad [litt. Elle était takoj že (≈ la même) belle et souriante que dix ans en arrière vs Elle était takoj že (≈ aussi) belle et souriante que dix ans en arrière]

(83) Ona byla tak že krasiva i vesela, kak desjat’ let nazad [Elle était tak že (≈ aussi) belle et souriante que dix ans en arrière].

Le test qui permet de distinguer les deux types d’identité est la possibilité d’omettre l’adjectif. Si, en (82), les adjectifs ne font qu’expliciter les propriétés identiques et peuvent donc être omis, comme on le voit en (84) :

(84) Ona byla takoj že, kak desjat’ let nazad [Elle était takoj že (≈ la même) que dix ans en arrière],

en (83), ils constituent le thème de la comparaison, et leur omission rend l’énoncé agrammatical :

(85) *Ona byla tak že, kak desjat’ let nazad [*Elle était tak že (≈ aussi) que dix ans en arrière].

Ce qui rapproche, en revanche, les comparaisons d’identité qualitative de celles d’identité quantitative est leur structure elliptique, propriété qui les distingue des relatives ignorant l’effacement d’éléments communs :

(86) Ona byla takoj že krasivoj i vesëloj, kakoj byla desjat’ let nazad [litt. ‘Elle était takoj že belle et souriante, kakoj (pronom relatif ≈ que) elle était dix ans en arrière’].

*

Pour ce qui est des deux autres expressions – do togo et do takoj stepeni –, employées seulement avec des éléments graduables, la première, qui ne se combine pas avec la particule že en fonction d’intensifieur, n’apparaît jamais dans les constructions équatives, alors que la deuxième est à même de le faire, grâce à la présence dans sa structure de l’adjectif takoj. En affirmant l’identité qualitative du degré (stepen’) de deux propriétés (le degré de la propriété X est le même que le degré de la propriété Y), do takoj stepeni aboutit ainsi, de manière explicite, à une comparaison d’égalité. Cf. (87), pour l’emploi lié, et (88), pour l’emploi détaché de cette expression :

(87) Ubijstva deputata-socialista Matteotti xvatilo, čtoby sprovocirovat’ ser’ëznyj krizis. Sledovatel’no, oppozicija v Italii ne okasalas’ usmirënnoj do takoj že stepeni, kak v Germanii [L’assassinat du député-socialiste Matteotti suffit à provoquer une crise grave. Par conséquent, l’opposition en Italie n’était pas do takoj že stepeni (≈ aussi [litt. au même degré]) domptée qu’en Allemagne] (Zenger)

(88) 34 nesčastnyx kitajca iz imperatorskoj straži kaznili za to, čto oni ne usledili za receptom moroženogo (…) U drevnix grekov do takoj že stepeni cenili inžir : za ego kontrabandnyj vyvoz možno bylo popast’ pod sud za gosudarstvennuju izmenu [34 pauvres Chinois de la garde impériale ont été exécutés parce qu’ils n’avaient pas su garder le secret de la fabrication des glaces. (…) Les Grecs appréciaient do takoj že stepeni (≈ dans la même mesure, tout autant) les figues séchées : la contrebande de ces fruits était considérée comme de la haute trahison] (Internet).

3.3.2. L’anaphorique sans la particule ‘že’ : les comparatives caractérisantes

Dans le deuxième sous-type d’énoncés à valeur comparative, les anaphoriques apparaissent sans la particule že. La valeur de la construction change également. Le but du locuteur n’est plus d’évaluer deux propriétés, en les comparant, mais de caractériser une propriété à travers sa comparaison avec une autre :

(89) Guby eë perekosilis’ tak žalobno, kak u očen’ malen’kix detej, kogda oni načinajut čego-nibud’ pugat’sja [litt. Ses lèvres se contractèrent tak (≈ Ø) plaintivement comme chez les petits enfants quand ils commencent à avoir peur] (Dostoevski).

Notons tout de suite que la différence formelle – la présence vs l’absence de la particule – entre deux sous-types s’estompe quand l’identité est niée : la particule est alors le plus souvent absente ; cf. (90) avec la négation dans la principale :

(90) On sebja bol’še ne čuvstvoval do takoj stepeni / ??do takoj že stepeni odinokim, kak prežde [Il ne se sentait plus do takoj stepeni (litt. ‘au même degré’, ≈ aussi) seul qu’avant]

et (91), avec la négation dans la subordonnée qui exprime alors l’unicité de l’état de choses décrit dans le comparant28 et exclut naturellement l’interprétation en termes d’égalité de degré, en produisant un effet de haut degré (Rivara 1995, Muller 1996) :

(91) Ona smejalas’ tak veselo, kak nikogda v svoej žizni ne smejalas’ [Elle riait tak (≈ Ø) gaiment, comme elle n’avait jamais ri de sa vie].

Le russe ne présente pas de ce point de vue un cas isolé29. Si l’on analyse, comme le veut la tradition grammaticale russe, la particule že en tant que marqueur renforçant l’identité établie par tak (oj), autrement dit, un « emphatic parameter marker » (Haspelmath & Buchholz 1998), son omission dans la principale à la forme négative sera comparable à l’inacceptabilité, dans les mêmes conditions syntaxiques, de la forme ‘emphatique’ allemande genauso (genau ‘exactement’ + so) :

(92) Ich kann so / ??genauso schnell laufen wie mein großer Bruder vs Ich kann nicht so / ??genauso schnell laufen wie mein großer Bruder (exemples de Haspelmath & Buchholz 1998 : 302-303).

Il nous semble toutefois plus justifié, du moins pour le russe, plutôt que de parler de l’incompatibilité des marqueurs d’identité ‘emphatiques’ avec la négation, de supposer que l’absence de la particule že en contexte négatif s’explique par la portée de la négation. Etant donné que la négation ne peut pas porter sur la particule et l’information qu’elle véhicule, l’identité doit être niée en amont : le locuteur nie soit la coréférence de propriété établie par tak (oj) (la négation porte sur l’anaphorique), soit l’existence pour l’objet de la propriété en question (la négation porte sur le prédicat dans son ensemble) 30.

Pour ce qui est de la différence sémantique entre les deux sous-types d’énoncés à valeur comparative – avec et sans particule –, elle peut être décrite à l’aide de la notion de présupposition. Examinons les exemples suivants :

(93) On vypil vino tak že bystro, kak (on vypil) lekarstvo [Il a bu son vin tak že (≈ aussi) rapidement que (il a bu) son remède]

(94) On vypil vino tak bystro, kak p’jut lekarstvo [Il a bu son vin tak (≈ Ø) rapidement comme on boit un remède]

(95) On vypil vino bystro, kak p’jut lekarstvo [Il a bu son vin rapidement, comme on boit un remède]

(96) On vypil vino tak, kak p’jut lekarstvo [Il a bu son vin tak (≈ Ø) comme on boit un remède]

(97) On vypil vino, kak p’jut lekarstvo [Il a bu le vin comme on boit un remède].

En (93), l’anaphorique est suivi de la particule že et se combine avec un terme graduable bystro ‘rapidement’. Nous avons donc une construction équative spécifique qui établit l’égalité du degré de la rapidité avec laquelle il a bu le vin et le degré de la rapidité avec laquelle il avait bu (auparavant) son remède. La comparaison se trouve au centre communicatif de l’énoncé : si l’on suit l’analyse de Bužarovska (2005 : 77), « the speaker asserts a certain degree of likeness between x and y relative to some shared property. The existence of a common property in x and y is presupposed in the equality comparison, while the measured degree of likeness is new ». Observons que cette définition, avec de petites modifications, peut être appliquée à l’identité qualitative où l’anaphorique n’assume plus la fonction quantitative : le locuteur pose l’identité de x et de y relativement à une propriété commune ; l’existence de cette propriété commune chez x et chez y est présupposée, alors que l’identité de cette propriété constitue une nouvelle information. Ainsi, en (80) ci-dessus, le locuteur pose l’identité des deux croix relativement aux propriétés « vieux » et « penché ». Les adjectifs décrivant ces propriétés peuvent être omis après takoj že, comme faisant partie de l’information présupposée. Cette affinité de structure informative des comparaisons d’identité qualitative et quantitative montre de nouveau l’unité profonde de ces deux types de relations, le choix entre lesquelles dépend de la nature du terme associé à l’anaphorique, mais aussi, comme on verra par la suite, de la fonction syntaxique qu’il remplit dans la phrase.

En (97), nous avons une structure comparative qui se prête à l’analyse proposée par Bužarovska 2005 pour les comparaisons similatives31 : « the speaker asserts similarity of the referent x with y by way of comparing some common property whose existence is presupposed in y but is new information in x. Hence, similarity comparison functions as a grounding strategy for x by assessing likeness between x and y ». Dans notre exemple, kak, en saturant la position de circonstant de manière, établit une relation de similitude entre le vin (x) et le remède (y), relativement à la façon de boire. En (96), c’est l’anaphorique qui occupe la position de circonstant : il caractérise, à travers la relation d’identité32 qu’il établit avec la construction comparative, la façon de boire le vin. Le circonstant de manière se trouve ainsi focalisé. En (95), la place syntaxique du circonstant de manière est occupée par l’adverbe bystro ‘rapidement’. La partie de la phrase introduite par kak doit être alors définie comme une apposition explicative de bystro : « rapidement », c’est-à-dire « comme on boit un remède ». Enfin, en (94), la variante qui nous intéresse particulièrement, nous avons à la fois un adverbe de manière bystro et l’anaphorique. Ce dernier ne remplit plus la fonction de constituant, mais se comprend comme le marqueur d’un degré précisé ensuite par le comparant. Quelle serait la structure sémantique des énoncés du type (94), que nous appellerons les ‘comparatives caractérisantes’ ?

Au niveau de la distribution de l’information posée et présupposée, la structure des comparatives caractérisantes correspond à celle des comparaisons non scalaires, mais se distingue de cette dernière par ce qui constitue l’objet de la comparaison. Nous proposons de décrire les comparatives caractérisantes comme suit :

le locuteur établit une relation d’identité de degré chez x et chez y relativement à une propriété commune (dans notre exemple, la rapidité de boire son vin (x) et la rapidité de boire un remède (y) ; un certain degré de la propriété commune est présupposé chez y et constitue une nouvelle information chez x’.

Le focus de la comparaison se déplace donc, dans les comparatives caractérisantes, des référents comparés relativement à une propriété sur les degrés d’une propriété commune. Ce déplacement du focus est le résultat des conditions sémantico-syntaxiques spécifiques dans lesquelles se trouve l’anaphorique. Les comparaisons caractérisantes se révèlent ainsi sémantiquement proches des comparatives équatives spécifiques, qui portent également sur le degré, mais se distinguent de celles-ci par ce qui constitue une nouvelle information : l’identité de degré (pour les équatives) et l’attribution d’un degré (pour les caractérisantes).

Si maintenant nous comparons la structure syntaxique des comparatives caractérisantes, avec celle des équatives spécifiques, nous remarquerons que, à la différence des ces dernières, les comparatives caractérisantes sont compatibles avec les conjonctions de comparaison hypothétique (cf. (51) ci-dessus) 33. Les énoncés du type (95)-(97) sont également incompatibles avec les conjonctions de comparaison hypothétique, mais pour une autre raison. Le comparant dans ces énoncés renvoie à une classe de situations qui peuvent difficilement être présentées comme contrefactuelles, contrainte imposée par l’emploi des conjonctions de comparaison hypothétique, comme le montrent les exemples (95)-(97) transformés et devenus compatibles avec la comparaison hypothétique :

(98) On vypil vino bystro, slovno on pil lekarstvo [Il a bu son vin rapidement, comme s’il buvait un remède] – exemple (95) modifié

(99) On vypil vino tak, slovno on pil lekarstvo [Il a bu son vin tak (≈ Ø), comme s’il buvait un remède] – exemple (96) modifié

(100) On vypil vino, kak on vypil by lekarstvo34 [Il a bu le vin comme il aurait bu un remède] – exemple (97) modifié.

Les comparatives avec l’anaphorique – (94) comme (96) – imposent cependant des contraintes sur la structure syntaxique du comparant : si les énoncés sans anaphoriques, à l’instar des équatives, acceptent l’effacement complet de la partie commune de la comparaison – cf. les transformations de (95)/(98) et de (97)/(100) réunies sous (102) – les variantes avec anaphorique n’acceptent que des effacements partiels : ils ne peuvent jamais toucher le prédicat du comparant qui, de plus, est toujours un verbe à la forme finie. Cf. à cet égard (101) où, dans le comparant, le verbe est au gérondif et où l’anaphorique est inacceptable :

(101) Ona smotrela na nego (*tak) pristal’no, budto starajas’ različit’ ego v dalëkoj perspektive [Elle le regardait (*tak) fixement, comme si elle tentait (gérondif en russe litt. comme si en tenant) de le distinguer de loin] (Bitov)

(102) On vypil vino bystro, kak  / slovno lekarstvo [Il a bu son vin rapidement, comme un remède] ; On vypil vino kak  / slovno lekarstvo [Il a bu son vin comme /, tel35 un remède].

Les comparatives caractérisantes se réalisent donc nécessairement sous forme de phrases complexes, et doivent, de ce point de vue, être mises en parallèle avec les corrélatives relatives et consécutives. Du fait que kak dans les comparatives caractérisantes peut alterner avec les conjonctions de comparaison hypothétique (kak budto, budto, slovno, točno), il serait justifié de le traiter de conjonction, comme l’est čto dans les corrélatives consécutives, et non pas de pronom relatif36.

La deuxième propriété qui distingue les comparatives caractérisantes des comparatives équatives est le caractère facultatif de l’anaphorique dans les caractérisantes. Il peut être omis, sans que l’énoncé devienne agrammatical. La possibilité d’omettre l’anaphorique pousse Čeremisina (1976 : 29, 59) à le considérer comme un « élément sémantique facultatif » appartenant à la structure de surface de la phrase, comme c’est souvent le cas dans les relatives. L’analyse du corpus nous a permis néanmoins de constater que l’omission de l’anaphorique, de même que son introduction dans l’énoncé sont soumises à des règles bien précises.

L’apparition de tak dépend avant tout du type de subordonnée introduite par kak. Cette conjonction apparaît en effet dans cinq types de constructions :

– dans les subordonnées de temps : Ja priedu, kak smogu [J’arriverai kak (≈ dès que) je pourrai] ;

– dans les subordonnées complétives : Ja znaju, kak emu pomoč [Je sais kak (≈ comment) on peut l’aider] ;

– dans les comparatives équatives et similatives ; cf. les exemples ci-dessus.

– dans les comparatives « métadiscursives » 37 (Authier-Revuz 1995), où la comparaison ne concerne pas l’identité de manière, mais la conformité entre la réalité d’un énoncé et ce qui a été dit ou pensé à son propos : Kak ja i ožidala, ty opjat’ provalil èksamen [Kak (≈ Comme) je m’y attendais, tu as de nouveau raté ton examen] ;

– dans les comparatives caractérisantes, en alternance avec les conjonctions de comparaison hypothétique.

Or, tak ne peut apparaître que dans les équatives spécifiques (avec že) et les caractérisantes. Dans les deux cas, la présence de tak constitue le trait formel constitutif de ce type de construction. Mais si, dans les équatives, sa présence est obligatoire pour que l’énoncé soit bien formé, dans les caractérisantes, sa présence est dictée plutôt par les facteurs sémantico-pragmatiques.

Il est possible de séparer les énoncés de comparaison caractérisante en deux groupes, selon la fonction syntaxique assumée par l’anaphorique :

– les énoncés où l’anaphorique occupe seul la place syntaxique qui lui revient en vertu de son statut grammatical : celle de circonstant de manière pour tak, comme en (96) ci-dessus, et celle d’attribut (103) et d’épithète (104) pour takoj :

(103) Ona takaja, kak desjat’ let nazad [litt. Elle est takaja comme il y a dix ans = Elle est telle qu’elle était il y a dix ans]

(104) On sledil za moimi dviženijami s takim straxom, budto ždal, čto čajnik cejčas vzorvëtsja [Il suivait mes mouvements avec takim (≈ Ø) peur, comme s’il s’attendait à ce que la bouilloire explosât à l’instant] (exemple de Čeremisina 1976) ;

– les énoncés où la place syntaxique de l’anaphorique est déjà occupée par un adverbe ou par un adjectif, comme en (94) ci-dessus ou en (105) :

(105) On čuvstvoval sebja takim sčastlivym, slovno tol’ko čto zavoeval pravo na žizn’ [Il se sentait takim (≈Ø) heureux, comme s’il venait d’obtenir le droit de vivre].

Dans le premier groupe d’énoncés, le choix de l’interprétation, en termes de degré ou de manière, dépendra en premier lieu de la fonction syntaxique de l’anaphorique : quand il revêt la fonction d’attribut, l’interprétation en termes de degré n’est pas disponible ; cf. (103) ci-dessus. Si, en revanche, il complète un verbe ou un nom, le choix de l’interprétation dépendra de la sémantique du terme auquel il est associé (propriété graduable vs propriété non-graduable), comme on l’a déjà vu dans les cas de la caractérisation par le renvoi anaphorique et par la conséquence. Ainsi, en (96), tak, qui complète le verbe pit’ ‘boire’, sera interprété comme un adverbe de manière standard, alors qu’en (104), une interprétation quantitative est disponible grâce à la sémantique du nom strax ‘peur’.

Dans le deuxième groupe d’énoncés, l’anaphorique apparaît uniquement avec les termes décrivant des propriétés graduables, en donnant toujours accès à l’interprétation en termes de degré. Nous retrouvons ici deux conditions sine qua non de l’interprétation scalaire de l’anaphorique : la combinaison avec un terme graduable et l’impossibilité, pour l’anaphorique, de remplir sa fonction syntaxique de base.

Malgré la différence de structure syntaxique, les énoncés où l’anaphorique remplit sa fonction syntaxique standard et ceux où il est employé comme marqueur de degré manifestent une certaine similarité quant à la possibilité d’introduire l’anaphorique dans un énoncé comparatif ou, au contraire, de l’omettre. Nous avons déjà suggéré que, dans les comparaisons construites avec l’anaphorique, tel (96), l’anaphorique focalise le circonstant de manière, en occupant sa place syntaxique. Or, la focalisation a une fonction paradigmatisante et permet d’identifier – à l’intérieur d’un paradigme – des propriétés mises en évidence par l’anaphorique. Il s’ensuit que la présence de l’anaphorique dans l’énoncé dépend de la possibilité, d’un côté, de déplacer le focus de la comparaison sur le circonstant de manière et, de l’autre, de présenter le circonstant comme faisant partie d’un paradigme de manières ou de degrés. Ainsi, la structure sémantique de (106) permet d’envisager plusieurs façons de saluer quelqu’un et, par conséquent, d’insérer tak, absent dans la variante d’origine (ce que nous indiquons dans la version russe par les parenthèses rondes) :

(106) (…) on sdelal šag k djade i poklonilsja (tak), kak klanjajutsja markizy v melodramax : vperëd i neskol’ko vbok [Il fit un pas vers son oncle et le salua (takØ), comme saluent les marquis dans les mélodrames : en s’inclinant en avant et un peu de côté] (Tchékhov).

En (107), ce paradigme est déjà mis en place par la relation de substitution (dans la traduction française, de correction) qui porte sur les circonstants de manière :

(107) (…) ona posmotrela na Arkadija ne to čtoby svysoka, a tak, kak zamužnie sëstry smotrjat na očen’ moloden’kix brat’ev [Elle regarda Arkadij non pas avec hauteur, mais tak (≈ Ø) comme des sœurs mariées regardent leurs frères encore trop jeunes] (Tourgenev).

En revanche, en (108), la relation de substitution touche les prédicats, de même que la relation de comparaison qui suit. Du coup, il est difficile de déplacer le focus de la comparaison, et l’insertion de tak s’avère impossible :

(108) Ja ne čital ego, a pil (*tak), kak piut xolodnyj fruktovyj sok v žarkij den’ [Je ne le lisait pas, mais je le buvais (*takØ), comme on boit un jus de fruits froid par une chaude journée].

En (109), la comparaison concerne de nouveaux deux prédicats et même, plus en général, deux situations décrites dans le comparant et le comparé :

(109) Ona perebirala svoju žizn’, kak perebirajut starye pis’ma [Elle feuilletait sa vie comme on feuillette de vielles lettres] (Paoustovski).

Il est peu naturel d’imaginer ici un paradigme de façons de trier sa vie qui serait mis en place par l’introduction de l’anaphorique.

Si, par contre, la comparaison porte sur le circonstant de manière, l’anaphorique est de règle : son omission aboutit à un énoncé agrammatical ; cf. (110)-(111) :

(110) Kak èto byvaet s ljud’mi, (…) sošedšimisja slučaino, my bystro poznakomilis’, i snačala za čaem, potom za vinom uže čuvstvovali sebja tak (≈ *Ø), kak budto byli znakomy celye gody [Comme cela arrive avec les gens qui se rencontrnt par hasard, nous fîmes rapidement connaissance et, d’abord, autour du thé, ensuite en buvant du vin, nous nous sentions tak (≈ Ø), comme si nous nous connaissions pendant des années] (Tchékhov)

(111) Potom ona skazala tak (≈ *Ø), slovno guby eë s trudom otkleivalis’ ot zubov [Ensuite, elle parla tak (≈ Ø), comme si ses lèvres se décollaient avec peine de ses dents] (Nikolaeva).

Nous retrouvons les mêmes conditions d’emploi de l’anaphorique dans les énoncés où il fonctionne comme marqueur de degré ; cf. (112), où la comparaison sert à caractériser le degré de la propriété « fort » focalisé par l’anaphorique :

(112) (…) on napravilsja k limonadnoj budke, gde sidela staraja (…) evrejka, (…) i skazal ej tak gromko, kak budto komandoval polkom (…) [Il s’approcha du kiosque à limonade où était assise une vieille juive (…) et lui parla tak (≈Ø) fort, comme s’il commandait un régiment] (Tchékhov),

et (113), où l’introduction de l’anaphorique rendrait l’énoncé agrammatical : la comparaison porte sur le groupe prédicatif dans son ensemble, et la focalisation du degré de la propriété negromko ‘doucement’ s’avère impossible :

(113) Togda Arxip (*tak) negromko zasmejalsja, slovno kon’ dikij poržal [Alors Arxip rit (*tak) doucement, comme si un cheval sauvage avait henni] (A. Tolstoï).

Notons une seule différence : quand tak est employé en fonction de constituant, il suit le verbe, alors que dans sa fonction de marqueur de degré, il est antéposé au terme qu’il modifie. Mais quelle que soit la fonction de l’anaphorique dans les comparatives, il est toujours marqué par un accent emphatique et constitue le centre informatif de l’énoncé, en annonçant un antécédent appelé à caractériser la propriété mise en évidence par l’anaphorique. Cette information peut toutefois rester en suspens, notamment en l’absence d’un antécédent accessible depuis le co (n) texte immédiat et donner ainsi lieu à un emploi particulier de cet adverbe dont il sera question dans le paragraphe suivant.

Avant de passer à l’analyse de cet emploi, revenons à deux autres expressions scalaires : do takoj stepeni et do togo. Les deux expressions sont relativement rares dans les comparaisons caractérisantes. Les subordonnées sont introduites (le plus souvent, pour do takoj stepeni, et toujours, pour do togo) à l’aide des conjonctions de comparaison hypothétique et jamais par kak. Cf. (114) et (115) :

(114) Ona podnjala menja i prišla v užas : vsë moë telo gorelo, a odežda na plečax byla do togo vlažnoj, slovno javilsja ja iz-pod duša [Elle me souleva et eut peur : tout mon corps était brûlant et mes vêtements sur les épaules étaient do togo (≈ Ø) mouillés comme si je sortais de la douche] (Slipenčuk)

(115) Četyre goda nazad ja byla molodoj, glupoj i naivnoj do takoj stepeni, budto by èto bylo ne četyre, a sto sorok četyre goda nazad [Il y a quatre ans, j’était jeune, bête et naïve do takoj stepeni (≈ Ø), comme si ce n’était pas il y a quatre ans, mais cent quarante-quatre ans] (Volkova).

La distribution des trois expressions dans les comparatives d’identité (avec la particule že) et les comparatives caractérisantes (sans la particule) est illustrée par le schéma 3 :

Schéma 3

caractérisation par la comparaison
comparatives d’identitécomparatives caractérisantes
do takoj stepeni++
do togo+ (comparaison hypothètique)
tak++

4. Un anaphorique sans antécédent ?

Cette dernière partie de notre étude sera consacrée à un emploi de l’anaphorique où il ne semble pas renvoyer à un antécédent. Un emploi en quelque sorte paradoxal, puisque la propriété sémantique fondamentale des anaphoriques est de renvoyer, d’une manière ou d’une autre, à un antécédent. Mais, pour que l’analyse des expressions anaphoriques soit adéquate, il faut distinguer une autonomie sémantique et une autonomie syntaxique de la phrase les comportant. Pour l’emploi anaphorique (au sens strict du terme) de l’adverbe tak, il s’agirait d’autonomie syntaxique, mais de dépendance sémantique : la phrase comportant l’anaphorique n’exige pas de subordonnée, mais pour son interprétation il faut recourir au co (n) texte (v. l’analyse de l’exemple (64) ci-dessus). Pour l’emploi cataphorique de l’adverbe, il s’agirait de la dépendance à la fois syntaxique et sémantique : la principale d’une structure corrélative n’a d’existence – syntaxique ni sémantique – autonome que si elle est accompagnée d’une intonation spécifique appelée en quelque sorte à ‘compenser’ l’absence de la subordonnée. Cependant, avec cette transformation en une phrase indépendante, change également le type d’information véhiculée par tak. Si, par exemple, en (112) ci-dessus, il a pour objectif de placer, à travers la comparaison, le degré attribué sur une échelle sémantique sous-jacente, en emploi autonome, il ne s’agit plus d’une localisation précise, mais de l’orientation vers un des pôles de l’échelle. On peut dire plus : l’absence de la subordonnée identifiant le degré, en combinaison avec la pragmatique de l’énoncé exclamatif en tant qu’accomplissement d’un acte illocutoire expressif, permettent d’inférer le haut degré de la propriété en question Cf. (117)-(118) où tak (oj) entre en concurrence avec kak (oj) ‘comme’ et peut même se trouver, comme ce dernier, en tête de phrase, comme le montre (116) :

(116) Pardon, čto obespokoil vas ! Takaj segodnja pogoda ! I ètot traur tak k licu vam ! [Pardonnez-moi de vous avoir dérangée ! Takaj (≈ Quel) temps il fait aujourd’hui ! Et ce deuil vous sied tak (≈ tellement) !] (Tchékhov)

(117) Ona tak (aja) krasiva (ja) ! [Elle est tak (aja) (≈ si) belle !]  / Kak (aja) ona krasiva (ja) ! [Kak (aja) (≈ Comme) elle est belle !]

(118) On tak rasskazyvaet ! [Il tak (≈ Ø) raconte !]  / Kak (Comme) il raconte !].

Si dans ces exemples, grâce à l’intonation exclamative et l’accent emphatique sur tak, les degrés attribués ou l’évaluation de la manière de « raconter » sont orientés vers le pôle [ +], en (119), prononcé avec un contour intonatif propre aux phrases inachevées et sans accent emphatique sur tak, cette évaluation est orientée vers le pôle [-] :

(119) Ty dumaeš’, ego stoit priglasit’ na konferenciju ? – Da nu !. On vsegda tak vystupaet… [Tu penses que ça vaut la peine de l’inviter à parler ? – Bof ! … Il tak (≈ Ø) parle toujours… (≈ ennuyeux à mourir, de manière à ne rien comprendre, …)].

Kak aussi est compatible tant avec l’orientation positive de l’échelle qu’avec l’orientation négative, à l’instar de comme en français (Pierrard & Léard 2004 : 277). Malgré cette proximité sémantique des exclamatives avec tak et avec kak, elles s’intègrent différemment dans l’argumentation. Dans les exclamatives avec kak, qui constituent une réaction à une situation nouvelle, le locuteur se trouve incapable de définir le degré attribué. « L’exclamation est la mise en scène d’un étonnement » (Muller 1996 : 63). Le locuteur ne peut donc pas utiliser une exclamative avec kak comme argument d’une stratégie justificative. Par contre, dans les exclamatives avec tak, son caractère anaphorique présuppose une suite (signalée souvent par une intonation inachevée) et exprime une nuance de détermination, même si cette détermination est fictive. D’où l’impression que le locuteur est à même de définir le degré en question, ce qui lui donne la possibilité d’intégrer les exclamatives en tak dans une stratégie argumentative. Cf. (120) où l’énoncé contenant tak est introduit par la particule ved’ qui veut dire ‘comme il est bien connu, tout le monde sait’ et sert à appuyer le choix de la revue pour la publication de l’article en question :

(120) Statja (…) imeet razmery obyknovennoj žurnal’noj zametki, i potomu dlja mnogix čitatelej Timirjazeva kažetsja strannym, počemu on ne napečatal eë v « Russkoj mysli » ili v « Russkix vedomostjax », sotrudnikom kotoryx on davno uže sostoit. Ved’ « Russkaja mysl’« i « Russkie vedomosti » tak ljubjat nauku ! [L’essai est aux dimensions d’un article de revue habituel, c’est pourquoi les nombreux lecteurs de Timirjazev trouvent étrange qu’il ne l’ait pas publié dans la Pensée russe ou dans les Nouvelles russes, auxquelles il collabore de longue date. Tout le monde sait (≈ à quel point) la Pensée russe ou les Nouvelles russes aiment tak les sciences !] (Tchékhov).

Le changement d’orientation (positive vs négative) dans les énoncés avec tak (et kak), que nous venons d’évoquer à propos des exemples (116)-(119), ne semble toutefois possible qu’avec des éléments non-graduables : les expressions graduables restent toujours orientées par tak vers le pôle [ +] 38. Si nous admettons que cette orientation soit inhérente aux termes graduables, nous pourrons rendre compte d’un emploi particulier de tak, où il ne régit pas de subordonnée ni ne présuppose aucun antécédent. Ainsi, nous comprenons qu’en (121), malgré l’absence de l’antécédent (c’est en effet la toute première phrase des carnets que Tchékhov avait rédigés lors de son voyage en Sibérie), qu’il s’agit d’un haut degré de froid (et nos connaissances extralinguistiques le confirment) :

(121) Otčego u vas v Sibiri tak xolodno ? [Pourquoi fait-il si froid dans votre Sibérie ?] (Tchékhov).

Ce type d’emploi n’est d’ailleurs pas spécifiquement russe : d’autres langues, par exemple l’allemand, le français ou l’italien, le connaissent également : cf. le début de la Mort à Venise de Thomas Mann où, grâce justement au haut degré signalé par l’anaphorique, nous pouvons deviner de quelle année il s’agit :

(122) Gustav Aschenbach […], hatte an einem Frühlingsnachmittag des Jahres 19., das unserem Kontinent monatelang eine so gefahrdrohende Meine zeigte, […] allein einen weiteren Spaziergang unternommen39.

On peut tout de suite observer que, d’un point de vue intonatif et informatif, l’anaphorique fait un tout avec le terme auquel il est associé40 et ne constitue jamais, dans cet emploi, de centre informatif de l’énoncé. Bien au contraire. Le plus souvent, on trouve tak avec cette valeur dans les incises, comme modifieur de participes, d’adjectifs ou de gérondifs constituant une information de fond par rapport à l’information véhiculée dans la prédication principale.

Ce type d’emploi est propre également à l’adjectif anaphorique takoj. A l’instar de tak, il peut précéder l’élément modifié, comme en (123), ou le suivre, comme en (124) :

(123) V zaključenie neskol’ko slov ob japoncax, igrajuščix takuju vidnuju rol’ v istorii Južnogo Saxalina [Pour conclure, quelques mots sur les Japonais qui jouent un rôle takuju (≈ si) important dans l’histoire de Sakhaline du Sud] (Tchékhov)

(124) Vysokij takoj general vnimatel’no vyslušal načštaba i blagoslovil na vypolnenie zadanija [Un général grand takoj (≈ de très haute taille) écouta attentivement le chef de l’Etat majeur et lui donna la permission d’accomplir la tâche] (Fominyx).

Les constructions avec tak (oj) anté- et postposé ne sont pas toutefois équivalentes, malgré l’existence des exemples comme (125) où elles semblent synonymiques :

(125) Pro mal’čišku : mne on tože ponravilsja. Vzroslyj takoj i takoj rebënok [A propos du petit garçon : il m’a beaucoup plu. Si adulte et (en même temps) si enfant] (Internet).

A part la différence stylistique, notée par les dictionnaires41 – tak (oj) postposé appartient au parler informel –, ces deux constructions présentent la propriété qu’elles modifient de manière différente. Tak (oj) post- posé sert à « souligner, mettre en relief » 42une qualité, autrement dit il indique que l’objet possède la qualité dans sa plénitude, que la propriété est prise dans sa valeur absolue. Par contre, tak (oj) antéposé, plutôt que de mettre en relief une qualité, signale que la propriété possède un certain degré. Un ‘certain’, parce que, à la différence des autres modifieurs lexicalement pleins, tels que dovol’no ‘assez’, očen’ ‘très’, etc., et en l’absence de l’antécédent, l’anaphorique est ‘vide de sens’. Par conséquent, il dit quelque chose comme ‘le degré de la qualité en question est supérieur au degré standard, décrit par l’adjectif ou l’adverbe correspondant employé absolument’. Supérieur, puisque dans le domaine du graduable, nous l’avons vu, tak opère toujours sur une échelle orientée vers le haut degré.

En russe, l’adverbe tak va encore plus loin dans l’évolution de cette acception. En combinaison avec la négation, qui peut, en russe, être rattachée directement au terme nié, il commence à marquer un degré inférieur à la norme43, emploi illustré par (126), qui ouvre l’article sur la privatisation des appartements à Moscou :

(126) Ne tak davno stolica pereživala nastojaščij bum, svjazannyj s privatizaciej žilja [Ne tak (≈ [Il n’y a] pas si) longtemps, la capitale a vécu un vrai boom lié à la privatisation des appartements] (Internet).

Si on essaie d’établir l’échelle d’une propriété, par exemple často ‘souvent’, et d’y situer ces deux marqueurs anaphoriques de degré, cette échelle se présentera comme suit :

Cette hypothèse se trouve d’ailleurs confirmée par l’exemple (127), l’extrait d’un questionnaire sur la dépression, où ne tak často ‘pas très souvent’ figure comme une des variantes de réponse sur la fréquence des accès de panique chez une personne :

(127) Vopros : U menja byvaet vnezapnoe čuvstvo paniki. Otvet : Očen’ často – Dovol’no často – Ne tak často – Sovsem ne byvaet [Question : J’ai des accès subits de panique. Réponse : Très souvent – Assez souvent – Ne tak (≈ pas très) souvent – Pas du tout] (Internet).

L’échelle construite par l’anaphorique est donc comparable à celle mise en place par un modifieur sémantiquement plein, tel que očen’ ‘très’ :

Le fonctionnement des anaphoriques en tant que marqueurs de degré manifeste cependant certaines particularités. Tout d’abord, les anaphoriques, à la différence de la majorité des marqueurs de degré sémantiquement pleins, ne connaissent pas d’emploi autonome. Notamment, ils ne peuvent pas servir, à eux seuls, de réponse à une question :

(128) Elle est gentille ? – it. Molto  / Non molto / *Così  / * Non così ; rus. Očen’  / Ne očen’  / *Tak  / *Ne tak.

De plus, les variantes des expressions anaphoriques – sans et avec la négation – ne sont pas non plus tout à fait symétriques : la variante sans négation ne peut pas être employée comme réponse même accompagné du terme modifié. Une analyse détaillée de leur fonctionnement permettra certainement de trouver d’autres divergences. Mais ce qui est important pour notre propos, c’est que l’anaphorique peut fonctionner comme un ‘simple’ intensifieur, sans avoir besoin d’un antécédent qui saturerait son incomplétude sémantique44.

Pour nous placer dans une perspective plus générale, explicitons les conditions sémantico-syntaxiques qui autorisent le passage de la valeur anaphorique à la valeur scalaire. Ce passage a lieu quand les conditions suivantes sont remplies :

– Le co(n)texte immédiat ne donne pas accès à un antécédent possible pour l’expression anaphorique.

– L’expression anaphorique est associée à un terme graduable auprès duquel elle sature la position d’un marqueur de degré. De ce fait, l’expression anaphorique oriente la gradation dans un seul sens, à savoir vers le haut degré.

– L’anaphorique constitue un tout intonatif et informatif avec le terme modifié. Par conséquent, l’anaphorique doit présenter une séquence phonétique relativement courte (cf., it. così, all. so), il ne peut pas prendre l’accent emphatique qui lui est propre dans son emploi standard et il est inséparable du terme modifié.

– L’anaphorique se place en position préposée, alors que, dans son emploi avec antécédent, sa position peut changer, notamment sous l’effet de sa focalisation ; cf. (60)-(61) ci-dessus, mais aussi, pour le russe, la différence de sens entre tak (oj) post- et antéposés.

L’ensemble de ces conditions permet aux anaphoriques de retrouver leur autonomie sémantique et d’effectuer le passage d’un marqueur anaphorique de degré – qui réfèrent à un antécédent – à un marqueur de degré tout court – qui réfère simplement à une orientation sur l’échelle sous-jacente à la propriété évoquée dans l’énoncé.

5. Conclusion

L’analyse du fonctionnement des expressions anaphoriques dans les structures à valeur scalaire a permis de constater que la notion de scalarité est très productive pour leur description. Notamment, dans le cas du russe où le même anaphorique est employé pour exprimer l’identité qualitative et l’identité quantitative, relations que d’autres langues distinguent lexicalement (que l’on pense au français avec l’opposition tel, même vs aussi), cette notion a rendu possible, en premier lieu, la séparation des emplois où les anaphoriques ne donnent pas accès à une interprétation scalaire de ceux où l’anaphorique peut être interprété en termes d’échelle. Deux conditions, comme nous avons pu le remarquer, sont nécessaires pour accéder à cette dernière interprétation : l’anaphorique

(a) est associé à un terme décrivant une propriété graduable qui met en place une échelle de valeurs associée à cette propriété et (b) ne remplit pas sa fonction syntaxique standard (d’adverbe de manière (pour tak), d’épithète ou d’attribut (pour takoj), de complément (pour do togo et do takoj stepeni). L’anaphorique quantifie alors la propriété en question, en opérant sur le trait de degré et en référant à une position sur l’échelle sous-jacente à cette propriété. Il s’ensuit que la scalarité des anaphoriques en russe, mais aussi dans une grande variété d’autres langues, n’est pas leur propriété sémantique intrinsèque, mais résulte des conditions sémantiques, syntaxiques et pragmatiques dans lesquelles ils apparaissent.

Le fait que les anaphoriques s’emploient dans les comparaisons d’égalité soutient l’idée d’une unité sémantique profonde des opérateurs de comparaison qualitative (une même propriété appliquée à deux objets distincts) et quantitative (deux objets ayant le même degré d’une certaine propriété) : « l’égalité est traitée dans la langue comme une forme d’identité » (Rivara 1995 : 34). Les exemples en sont nombreux : certaines langues, comme le latin, le grec moderne, la majorité des langues slaves, le finnois ou l’allemand, expriment l’identité quantitative par le même type de structure corrélative que l’identité qualitative, avec un corrélateur supérieur dérivant d’un démonstratif ; certaines autres, comme l’anglais avec as, utilisent en fonction de corrélateur inférieur des marqueurs d’identité de degré, qui peuvent aussi assumer la fonction de circonstant de manière. Les comparaisons qualitative et quantitative apparaissent ainsi comme deux aspects d’un même phénomène.

En outre, nous avons pu observer que, dans certains types de contextes, les anaphoriques se rapprochent, sémantiquement et syntaxiquement, des marqueurs de degré sémantiquement pleins : grâce à l’orientation inhérente aux propriétés graduables vers le haut degré, les anaphoriques ne renvoient plus à un antécédent qui caractérise le degré attribué, mais servent simplement à signaler que ce degré ne correspond pas à la norme. L’anaphorique ne renvoie plus à une position sur une échelle, mais réfère à une orientation vers le pôle [ +] de l’échelle, en donnant lieu à une lecture intensive de l’énoncé.

Tout cela montre que les mécanismes sémantiques mis en œuvre par les procédés de l’identification, de la comparaison et de l’intensification, à première vue si différents, sont étroitement liés entre eux et utilisent souvent les mêmes moyens linguistiques.

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1 Précisons que le terme « anaphorique » est employé ici comme générique (équivalent à « endophorique » dans d’autres systèmes terminologiques), qu’il s’agisse d’une anaphore, dans un sens plus restreint, ou d’une cataphore. Sera donc qualifiée d’anaphorique « toute expression référentielle dont l’interprétation sollicite une autre expression référentielle mentionnée dans le discours » (Charolles 2002 : 245).

2 L’absence dans deux volumes réunissant les contributions aux colloques de Brest (2003) et de Limoges (2004) qui avaient pour thème « Intensité, comparaison, degré » d’une étude qui porterait sur les anaphoriques dans des structures scalaires est significative de ce point de vue.

3 Pour la distinction de ces deux types de scalarité, cf. la contribution de Hadermann et al. dans ce volume.

4 Rivara 1990, 1995 utilise le verbe atteindre pour paraphraser la relation d’égalité en aussi (Jean est aussi grand que Pierre = Jean atteint le niveau qu’atteint Pierre, sur l’échelle orientée vers les plus grandes tailles), en l’opposant, dans son système binaire de comparaison, au verbe dépasser qui sert à paraphraser la relation d’inégalité (plus vs moins).

5 Pour l’analyse détaillée des deux expressions, cf. Inkova 2009.

6 Cf. l’étude de S. Adler et de M. Asnes dans ce volume.

7 Notons que la lecture que nous proposons reste disponible en emploi absolu de ce type de verbe ; cf. l’exemple de Mel’čuk (1995 : 328) et son interprétation : « On šël, boltal, vokrug ne smotrel – nu i doboltalsja ‘Il marchait, bavardait, il ne regardait pas autour de lui – et naturellement il subit quelque chose de mauvais à force de trop bavarder’« . Nous ne sommes pas toutefois d’accord avec le quantifieur « trop » appelé apparemment à justifier le caractère indésirable du résultat subi.

8 Cf., par exemple, les types de substantifs qui peuvent servir de limite au déroulement du procès : On rabotal do iznemoženija [Il a travaillé jusqu’à l’épuisement] vs *On rabotal do bolezni [*Il a travaillé jusqu’à la maladie]. Cf., en revanche, avec une valeur temporelle : On rabotal do (svœi/samoj) bolezni [Il a travaillé jusqu’à sa maladie].

9 Cf., pour le russe, Fëdorova 2004 et, pour le français, Berthelon (1955 : 119-125) qui divise les constructions avec la préposition à en trois classes : (a) celles où à introduit une conséquence réelle (« une sorte de délivrance douloureuse la blessait à la faire pleurer ; en vérité, elle avait pleuré »), emploi, selon Berthelon, occasionnel ; (b) celles où à introduit une conséquence possible mais non-réalisée (« Il jurait à faire peur à tous ceux qui l’entendaient ») ; (c) celles où à introduit une conséquence exagérée-impossible (« Le tout d’une couleur à faire évanouir Delacroix »). Cette typologie peut être facilement appliquée aux données du russe, puisque la sémantique de la préposition do est à cheval entre celle de à et celle de jusqu’à en français. Cf. notamment les traductions françaises de (23) et de (32).

10 Remarquons seulement que les dictionnaires le classent, en fonction de ses nombreux emplois dont certains sont figés, sous des rubriques très variées : particule, pronom, conjonction ou interjection. Pour un panorama des discussions sur ce sujet, cf. Zavjazkina 2003.

11 Cette alternance de tak et de takoj est de fraîche date. On trouve encore chez Dostoïevski tak avec la forme longue de l’adjectif : « Vsë èto pokazalos’ tak nevozmožnym, čto dejstvitel’no trudno bylo veru dat’ vsemu ètomu delu » [Tout cela parut tak (≈ si) impossible qu’il était difficile de croire à toute cette affaire].

12 Takoj, en tant qu’adjectif, varie en genre, en nomre et en cas. Dans cet exemple, il est à l’Instrumental sg. masc.

13 A la différence de tel et de tellement en français.

14 Nous reviendrons encore sur ce point en § 3.3.

15 Combinaison impossible en français, mais acceptable dans d’autres langues, par exemple, en italien : così tanto.

16 Procédé méconnu par le français et par l’italien, dont témoignent les difficultés de traduire ce type d’énoncés en ces langues ; cf. la traduction de l’exemple (51) en italien : Ninka si voltò e guardò Čonkin in un modo strano, *così strano come se gli stesse succedendo qualche cosa. Nous reviendrons sur ce point en § 3.3.

17 Il ne s’agit pas uniquement de la forme négative du prédicat, mais aussi d’autres éléments à polarité négative, notamment, de la forme interrogative ; cf. : « (…) kak ja mog byt’ do takoj stepeni grub, slep i podl, čtoby predložit’ tebe den’gi pri takix uslovijax ? » [(…) comment pus-je être do takoj stepeni (≈ tellement) indélicat, aveugle et grossier pour te proposer de l’argent dans ces conditions ?] (Dostoïevski).

18 Ce deuxième emploi de tak n’est pas, de toute évidence, scalaire.

19 Les structures à valeur justificative créées à l’aide des anaphoriques sont sémantiquement très proches des structures construites avec des marqueurs de haut degré, tels que očen’ ‘très’, sliškom ‘trop’, neobyknovenno ‘extraordinairement’, etc. qui attirent aussi l’accent phrastique. Cf. : « Xočetsja draki, už očen’ vsë blagopolučno » [≈ J’ai envie de me battre, (c’est que) tout est trop tranquille] (Meyerhold).

20 Le russe possède encore une construction comparative avec les anaphoriques – la comparaison proportionnelle : « Čem men’še ženščinu my ljubim, tem legče nravimsja my ej » [Čem (≈ Ø) moins nous aimons une femme, tem (≈ Ø) plus nous lui plaisons aisément] (Pouchkine) ou « Čem svobodnee um, tem bogače čelovek » [Čem (≈ Ø) plus l’esprit est libre, tem (≈ Ø) plus l’homme est riche]. Nous ne parlerons pas de cette construction. Pour sa description, cf. Veyrenc 1985.

21 Cette valeur de la particule est à distinguer de sa valeur oppositive (Nikolaeva 1979 : 156) dans les énoncés du type « Odna sestra poxoža na mat’, drugaja že na otca » [L’une des sœurs ressemble à la mère, l’autre že (≈ par contre) ressemble au père].

22 Si le russe ne distingue pas lexicalement l’identité qualitative et quantitative, il a en revanche la possibilité de distinguer l’identité qualitative et l’identité référentielle, à la différence de certaines autres langues, dont le français. Dans l’exemple de Van Peteghem (1997 : 73) « Marie et Jeanne portent la même robe », même sera traduit en russe par takoj že, s’il s’agit d’un objet semblable (identité qualitative), et par (odin i) tot že, s’il s’agit d’un objet unique (identité référentielle). Cf. Inkova 2008.

23 Les « comparaisons à parangon » chez Rivara (1990 : 156), « l’expression de la conformité à une valeur-type » chez Muller (1996 : 120).

24 où, affirment plus loin les auteurs, « adjectives are not given their usual syncategorematic interprétation, but express only their dimension » (314). Affirmation discutable, à notre avis, puisque ce sont les marqueurs de degré (les corrélateurs) qui expriment la ‘dimension’ de la propriété en question, propriété décrite bel et bien par un adjectif. Le fait que l’énoncé « Tu es aussi poli que ton frère » peut parfois signifier « Tu n’es pas poli du tout » montre simplement que les comparatives équatives sont ouvertes à un emploi antiphrastique de l’adjectif (cf. l’emploi antiphrastique d’une équative générique « Elle est aimable comme une porte de prison »), contrairement aux similatives qui n’acceptent pas ce type d’emploi : « Tu écris comme ton frère » vaudra toujours dire « Tu écris » et ne peut pas signifier « Tu ne sais pas écrire ».

25 « Ces comparaisons mettent en jeu intensité et degré. D’une part, le groupe nominal est supposé être représentant stéréotypique du plus haut degré de la propriété exprimée par l’adjectif : dire doux comme un agneau implique de considérer que l’agneau est le parangon de la douceur, le meilleur représentant possible de cette qualité qu’il incarne au plus haut degré. D’autre part, la comparaison elle-même a une valeur intensive : si je dis de Pierre qu’il est malin comme un singe, j’indique par là qu’il est très malin » (Leroy 2004 : 256).

26 Cf. également l’analyse de Muller (1996 : 120-121) qui observe que « la valeur-type tient lieu de quantifieur (…) métaphorique ».

27 Ces degrés restent toutefois non spécifiés, même si l’on devine facilement que le cheval n’est pas d’une rapidité exceptionnelle (à moins que le locuteur ne possède une tortue de course, interprétation qui reste disponible, bien qu’invraisemblable).

28 L’unicité du comparant peut être exprimée également par des particules, adjectifs ou adverbes restrictifs ; cf. (91) modifié : Ona smejalas’ tak veselo, kak mogut smejat’sja tol’ko (adv.) deti [Elle riait tak (≈ Ø) gaiment, comme seuls (adj.) les enfants peuvent rire].

29 Pour les données typologiques concernant ce point, cf. Haspelmath & Buchholz 1998.

30 Cf. l’hypothèse sémantico-pragmatique proposée pour aussi en contexte négatif par Hadermann et al. dans ce volume.

31 La distinction entre les constructions équative et similative se fonde le plus souvent sur la propriété scalaire des termes mis en relation : les équatives sont scalaires, les similatives ne le sont pas (cf. Haspelmath & Buchholz 1998, Huddleston & Pullum 2002, Bužarovska 2005). Il est toutefois bien connu que les deux constructions sont aptes à indiquer le haut degré. Il est donc légitime de s’interroger sur le bien-fondé de cette distinction, ainsi que de l’association des termes graduable et scalaire employés souvent comme des synonymes (cf., par exemple, Rivara 1990, 1995). Pour la typologie de la scalarité, ainsi que sur les relations entre gradation et scalarité, cf. les contributions de P. Hadermann et al. et de S. Leroy dans ce volume.

32 Nous utilisons le terme identité pour la relation établie par l’anaphorique et le terme similitude pour la relation établie par les conjonctions comparatives sans l’anaphorique : dans ce dernier cas, comme le montrent Pierrard & Léard 2004 pour comme en français, il ne s’agit le plus souvent que d’« une identité approximative ou analogique ».

33 Les comparaisons équatives en soi ne sont pas incompatibles avec la différence des plans modaux du comparant et du comparé. Elles acceptent en effet, dans le comparant, la protase d’une période hypothétique, mais celle-ci doit être introduite par le corrélateur inférieur kak, en combinaison avec la conjonction hypothétique esli ‘si’. Le russe arrive donc à distinguer on pil vino tak že bystro, kak esli by on pil lekarstvo (équative) et On pil vino tak bystro, kak esli by  / kak budto on pil lekarstvo (caractérisante), les deux admettant un anaphorique. Ce qui n’est pas le cas en français où l’on doit choisir entre Il a bu son vin aussi rapidement que s’il buvait un remède (équative) et Il a bu son vin Ø rapidement, comme s’il buvait un remède (≈ caractérisante). Nous rencontrons ce problème de traduction également en (105) et (112) ci-dessous où l’on pourrait traduire la construction comparative par une équative, mais où alors cette distinction se perdrait ; cf. les variantes de leur traduction proposées sous (105) et (112) et celles avec aussi : Il se sentait takim (≈ aussi) heureux que s’il venait d’obtenir le droit de vivre ; Il s’approcha du kiosque à limonade où était assise une vieille juive (…) et lui parla tak (≈ aussi) fort que s’il commandait un régiment.

34 Les similatives, où la comparaison touche les référents et non pas les propriétés, subissent une transformation différente.

35 Cf., pour l’emploi de tel dans les comparaisons, la contribution de S. Leroy dans ce volume.

36 Kak pronom relatif et kak conjonction seraient donc des allomorphes. Nous n’approfondirons pas ici l’analyse syntaxique des structures corrélatives en russe. Pour la discussion du statut grammatical du corrélateur inférieur en français, cf. Allaire 1977, Lehmann 1988, Milner 1978, Muller 1996, Van Peteghem 1995 et 2000.

37 Le terme russe est « vvodno-prisoedinitel’nye » (Čeremisina 1976).

38 Cette propriété découle de la nature des échelles sémantiques par lesquelles on peut représenter les qualités/propriétés graduables : elles sont « fondamentalement des continuums orientés vers le « haut » (vers le « plus »), c’est-à-dire vers un degré plus élevé de la propriété dont il s’agit » (Rivara 1995 : 26 ; cf. également Rivara 1990 : 81sq.). Ceci explique la valeur intensive des adverbes de degré dans les exclamatives, propriété souvent évoquée dans les études sur le sujet.

39 rus. Gustav Aschenbach […], v tëplyj vesennij večer 19… goda – goda, kotoryj v tečenii dolgix mesjacev tak grozno vziral na naš kontinent, – vyšel […] (Tr. De N. Man)  / fr. Gustav Aschenbach […] avait, par un après-midi de printemps de cette année 19. qui, depuis des mois durant, montra à notre continent un air si menaçant, quitté sa demeure… (Tr. de A. Nesme et E. Costadura)  / it. Un pomeriggio di primavera dell’anno 19., che durante vari mesi apparve così minaccioso per le sorti del nostro continente, Gustav Aschenbach, […] [Tr. di E. Castellani].

40 Ceci explique d’ailleurs pourquoi les autres expressions, notamment do takoj stepeni qui constitue une séquence phonétique assez longue, ne peuvent pas être utilisées de cette façon.

41 Cf., par exemple, Slovar’ russkogo jazyka v 4-x tomax (MAS)  / Pod. red. A.Evgen’evoj. Moskva, Russkij jazyk, 19812.

42 Ibid, s.v. takoj.

43 Au contraire de son emploi avec antécédent, où, comme nous l’avons montré en § 3.3.2., il nie l’identité de deux propriétés.

44 Cf. avec fr. si, marqueur de degré, qui n’est en principe ni anaphorique, ni cataphorique, mais fonctionne comme corrélateur supérieur.