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Vers une typologie des opérateurs additifs scalaires

Volker GAST

Université d’Anvers

Johan VAN DER AUWERA

Université d’Anvers

Cet article est le résultat d’une visite de Volker Gast au Center for Grammar, Cognition and Typology de l’Université d’Anvers, pendant l’été 2007. Gast remercie la Fondation Alexander-von-Humboldt et le Conseil de Recherche de l’Université d’Anvers. Van der Auwera est reconnaissant envers le gouvernement fédéral belge (Programme ‘Pôles d’attraction interuniversitaire’ P6/44). Nous tenons également à remercier Holger Diessel, Nick Evans, Florian Haas, Martin Haspelmath, Daniel Hole, Mikhail Kissine, Ekkehard König, Pascale Hadermann, Adrian Simpson, Denis Creissels, et le public qui a assisté aux présentations aux universités de Melbourne, Jena, Gand, Berne et Berlin (Freie Universität) pour leurs commentaires et suggestions précieux. Les imprécisions qui restent relèvent de notre responsabilité.

1. Introduction

Le terme « opérateur additif scalaire » (OAS, en abrégé) est utilisé ici pour désigner des éléments comme l’anglais even, l’espagnol aun, l’allemand sogar et le français même. Ces différents éléments sont illustrés sous les points (1) à (4) ci-dessous, à partir d’une phrase empruntée à la Bible (Luc 8, 25)1 :

(1) Anglais (New International Version)

Who is this ? He commands even the winds and the water, and they obey him.

(2) Espagnol (La Biblia al día)

¿Quién es éste, que manda aun a los vientos y al agua, y le obedecen ?

(3) Allemand (Einheitsübersetzung)

Was ist das für ein Mensch, dass sogar die Winde und das Wasser seinem Befehl gehorchen ?

(4) Français (Bible du Semeur)

Voyez : il commande même aux vents et aux vagues, et il s’en fait obéir !

Alors que le comportement sémantique et distributionnel de certains opérateurs additifs scalaires spécifiques – en particulier l’anglais even et l’allemand sogar – est plutôt bien étudié2, notre connaissance des systèmes et limites de variation interlinguistique reste, dans ce domaine, plutôt limitée. Les publications pertinentes les plus importantes sont, probablement, celles de König 1991, Rullmann 1997 et Giannakidou 2007. Le présent article met en évidence une typologie des OAS basée sur la sémantique, afin de justifier certaines généralisations portant sur la distribution d’opérateurs additifs scalaires individuels et sur la constitution de systèmes entiers basés sur de tels opérateurs. La discussion prend cours dans la Section 2, par la fourniture d’un cadre sémantique d’analyse des opérateurs additifs scalaires censé répondre aux besoins d’une étude interlinguistique. La Section 3 établit les principaux paramètres de variation en ce qui concerne la distribution des opérateurs additifs scalaires et distingue cinq types d’opérateurs fondamentaux. La Section 4 présente deux types d’expressions supplémentaires issues du domaine des opérateurs additifs (« négateurs scalaires » et « opérateurs additifs généraux »). La Section 5 présente quelques généralisations basées sur la typologie suggérée dans cet article et la Section 6, enfin, comprend quelques remarques finales.

2. Signification des opérateurs additifs scalaires

2.1. Une analyse « conservatrice » de even

En dépit des nombreuses publications sur le sujet (voir note 2), il n’existe aucune analyse communément acceptée du terme anglais even ou d’autres opérateurs additifs scalaires. L’analyse « conservatrice » (prônée, notamment, par Fauconnier 1975b, Karttunen & Karttunen 1977, Karttunen & Peters 1979 et Rooth 1985) considère even comme un opérateur qui ajoute à la présupposition existentielle (ou « implicature conventionnelle », voir Karttunen & Peters 1979) de also une composante d’interprétation scalaire : la proposition concernée est la moins probable parmi toute une série de propositions alternatives. Prenons l’exemple (5) :

(5) Even [the Pope]F congratulated Fred.

Selon l’analyse « faible probabilité », la phrase reprise dans l’exemple (5) signifie que (i) ‘le Pape a félicité Fred’ (assertion), (ii) ‘le Pape n’est pas le seul à avoir félicité Fred’ (présupposition existentielle  / implicature conventionnelle, comme pour also), et (iii) ‘le Pape a félicité Fred’ est la plus improbable de toute une série de propositions alternatives de type ‘x a félicité Fred’, x étant remplacé par une valeur contextuellement saillante (« présupposition  / implicature scalaire »). Les phrases qui en résultent peuvent être réparties sur une échelle comme indiqué en (6) ci-dessous, avec un accroissement (supposé) de la probabilité de la base vers le sommet :

Cette analyse se heurte à deux problèmes dont il a largement été question ailleurs. Nous nous limiterons donc à un bref résumé (voir König 1991 : 68-76 et Rullmann 1997 : 44-48 pour des aperçus) : (i) even n’interagit pas toujours avec des échelles de probabilité (Section 2.2) et (ii) il n’exige pas toujours des valeurs maximales (Section 2.3).

2.2. Echelles sémantiques : probabilité et remarquabilité

Le premier problème est que l’hypothèse selon lequel even interagit toujours avec des échelles de probabilité est contredite par des exemples spécifiques de even où la probabilité semble ne pas jouer un rôle (voir Jacobs 1983 : 128-131 sur l’allemand sogar, König 1991 : 71 et Rullmann 1997 : 45 sur l’anglais even) :

(7) The party’s going to be deadly. All the biggest bores are coming, even Spiro. (Kay 1990 : 80)

Comme le souligne Kay (1990 : 81 [Note 21]), “Spiro peut-être le personnage le plus ennuyeux, mais n’est pas nécessairement celui qui est le moins susceptible de venir à la soirée” (traduit par nous-mêmes). En ce qui concerne la structuration dimensionnelle d’échelles interagissant avec des particules de focalisation scalaires, Jacobs 1983 conclut que

le choix de paramètres de structuration des échelles pertinentes dépend, dans une large mesure, du contexte, et que supposer un critère spécifique dans le cadre de la représentation sémantique d’un type de particule de focalisation quelconque serait inadéquat. (Jacobs 1983 : 131, traduit par nous-mêmes)

Kay 1990 avance un argument similaire et propose d’interpréter even en fonction de deux « modèles scalaires » (à deux dimensions ou plus), ce qui peut impliquer plusieurs types de classification des relations. Anscombre & Ducrot 1983 considèrent que la notion pertinente est la « force argumentative ». Rullmann (1997 : 6) précise, sur ce plan, que « la littérature n’a pas résolu de manière satisfaisante le problème fondamental de la nature des échelles et je ne tenterai pas de le résoudre ici » (traduit par nous-mêmes). Nous nous en abstiendrons également, mais nous pensons que le problème en question exige une solution pragmatique, et non purement sémantique3.

Nous supposerons, sur la base d’un concept très présent dans certaines analyses de even4, que les échelles associées à even sont structurées par une notion de « remarquabilité ». Lesdites échelles ne peuvent bien entendu être définies qu’en fonction des croyances de l’énonciateur et de l’allocutaire, des hypothèses de l’énonciateur sur les croyances de l’allocutaire, etc. Elles ont, en d’autres termes, le statut de « présupposition pragmatique » (voir Stalnaker 1974, Karttunen 1974, van der Auwera 1979, etc.)5. La question de savoir comment la notion de « remarquabilité » pourrait être contenue dans un modèle d’interprétation sémantique ou pragmatique explicite ne sera pas abordée de façon plus détaillée. Nous pensons en effet qu’elle est, intuitivement, assez claire pour constituer une base adéquate pour une étude interlinguistique.

2.3. Sur les valeurs seuils

Un deuxième problème fondamental lié à l’analyse « traditionnelle » de even explicitée ci-dessus concerne l’hypothèse selon laquelle la focalisation d’une phrase avec l’élément even occupe toujours, sur les échelles, une position extrême (Karttunen & Karttunen 1977, Karttunen & Peters 1979, Rooth 1985). Certains exemples, comme celui en (8) ci-dessous, montrent clairement que cette hypothèse est erronée. Il est évident que sur une échelle de Horn de la forme <tous, la plupart, quelques>, le quantificateur la plupart n’est pas l’élément le plus élevé. Néanmoins, il convient comme focalisation de even (voir Kay 1990 : 89-90, Rullmann 1997 : 45 pour des arguments et exemples similaires) :

(8) If some or even most of them do not respond, how can we know whether the answers that we have got are representative ? [BNC CMF]

Ce problème de « non maximalité » peut être traité de deux manières différentes. Nous pourrions, tout d’abord, partir de l’hypothèse que les échelles avec lesquelles even interagit sont préalablement limitées à une série de valeurs données. Cela voudrait dire, dans le cas de l’exemple (8), que la valeur all n’est même pas prise en considération. Une telle restriction contextuelle serait parfaitement compatible avec l’hypothèse selon laquelle les échelles interagissant avec even sont essentiellement pragmatiques, autrement dit définies par le contexte.

Une deuxième façon de traiter le problème lié aux valeurs de focalisation « non maximales » a été suggérée par Jacobs 1983. Jacobs part du postulat que les échelles interagissant avec even spécifient toujours une certaine « valeur seuil », un point d’une échelle au-delà duquel les propositions sont « remarquables ». Dans une telle analyse, even indique simplement que la valeur de focalisation disponible – à savoir, dans l’exemple (8), la plupart – excède la valeur seuil pertinente. Autrement dit, « [e]ven indique que la proposition exprimée dépasse les attentes » (Zeevat 2004 : 96, traduit par nous-mêmes ; voir aussi Fraser 1971 : 152, Kay 1990 : 89-90 pour des points de vue similaires). La valeur seuil est, bien entendu, déterminée une fois de plus par le contexte. L’analyse de Jacobs repose donc tout autant sur les informations contextuelles que les analyses dans lesquelles les alternatives de focalisation sont a priori limitées à un éventail donné6.

Dans notre analyse de even, nous utiliserons l’idée de « valeurs seuils » proposée par Jacobs. Cette idée nous semble, intuitivement, plus plausible que les analyses selon lesquelles even interagit toujours avec la valeur la plus élevée sur une échelle (contextuellement restreinte). L’exemple (9) montre que sous l’angle de l’organisation du discours, even n’insiste pas principalement sur la position d’une proposition à une extrémité d’une échelle, mais plutôt sur sa position par rapport à une valeur de référence définie par le contexte (soit, en l’occurrence, ‘dix à quinze pour-cent’) :

(9) … you’ve got to bear in mind that there was money attached to that, and if his figures are out, and your bonus effort could be increased by ten to fifteen or even twenty percent … [British National Corpus GXV]

2.4. Résumé

En résumé, nous illustrerons notre analyse de even en utilisant la proposition exprimée dans les exemples (1)-(4) ci-dessus. L’échelle associée à cette proposition est représentée dans le Diagramme 1.

Diagramme 1 : Echelle associée à Même les vents lui obéissent

Les propositions sont ordonnées par la relation « plus remarquable que ». Cette relation doit être interprétée sur la base d’un contexte spécifique, mais aussi des hypothèses et croyances de l’énonciateur et de l’allocutaire. Dans le contexte donné, la proposition a. est la plus remarquable et la proposition d. la moins remarquable. La ligne discontinue signale la « valeur seuil ». L’expression située juste en dessous de la valeur seuil sera baptisée « proposition seuil », autrement dit la proposition (considérée comme) évidente (à savoir, en l’occurrence, ‘Ses enfants lui obéissent’). La limite supérieure de la colonne ombrée désigne l’assertion (‘Les vents lui obéissent’) et la colonne ombrée elle-même comprend la proposition soutenue, ainsi que toutes les propositions situées plus bas sur l’échelle (moins remarquables). La phrase Even the winds obey him est donc interprétée comme suit : (i) elle soutient que ‘les vents lui obéissent’ est vrai, (ii) elle déclenche la présupposition pragmatique selon laquelle l’énonciateur pense que sa proposition occupe, sur l’échelle de remarquabilité, une position plus élevée que la proposition seuil (présupposition scalaire) et (iii) elle présuppose qu’il existe une valeur de focalisation différente du focus de even (les vents) pour laquelle la proposition ouverte ‘x lui obéi (ssen) t’est exacte.

3. Une typologie sémantique des opérateurs additifs scalaires

Après avoir fourni dans la section précédente une caractérisation sémantique d’opérateurs additifs scalaires, nous pouvons distinguer plusieurs sous-types, autrement dit élaborer une typologie pour le domaine d’investigation. Nous distinguerons deux paramètres fondamentaux : (i) la position d’une proposition avec even sur l’échelle pertinente (Section 3.1), et (ii) la polarité de la phrase (Section 3.2).

3.1. Opérateurs-ascendants et opérateurs-descendants

Renversement d’échelle et opérateurs additifs scalaires

Selon la description fournie dans la Section 2, les opérateurs additifs scalaires caractérisent la proposition qui, d’après la phrase hôte desdits opérateurs, est « (plus) remarquable (que prévu) ». La phrase Even the winds obey him, par exemple, est considérée comme dépassant les attentes de l’allocutaire par rapport à la question ‘Qui lui obéit ? ‘ et convient donc lorsque la proposition ‘Ses enfants lui obéissent’ (« proposition seuil ») est mise en doute. Par opposition, even serait inacceptable si seul le chien obéissait au référent de he (voir (10)). L’échelle qui sous-tend cet exemple est reprise dans l’exemple (11) :

Il est bien connu que les échelles d’inférence, de probabilité, de remarquabilité, etc. sont inversées, dans certaines circonstances spécifiques (voir Fauconnier 1975a, b, 1978), et plus particulièrement dans des contextes « d’inférence descendante » (Ladusaw 1979) ou « non véridiques » (voir Montague 1969, Zwarts 1995, Giannakidou 1997)7. Lorsque les propositions pertinentes sont niées ou enchâssées sous un autre opérateur créant un « contexte de polarité négative » (un « déclencheur de terme de polarité négative »), l’échelle représentée dans l’exemple (11) est évidemment inversée. Dans la réponse de B dans l’exemple (12), even est donc acceptable. L’échelle correspondante – inversée par rapport à celle de l’exemple (11), si l’ordre des valeurs de focalisation (‘vents’, ‘enfants’, ‘chiens’) est maintenu – est repris dans (13) (il faut noter que la réponse négative de B [No !] définit ‘His children do not obey him’ comme proposition seuil) :

Même convient donc surtout pour la proposition qui, dans chaque cas, est la plus remarquable, qu’il s’agisse d’un contexte à inférence ascendante ou descendante ((11) a et (13) c, respectivement). Il y a d’autres opérateurs additifs scalaires qui se comportent différemment en la matière8. L’allemand sogar, par exemple, ne couvre pas le même éventail de contextes que l’anglais even et ne peut, dans des contextes comme ceux de l’exemple (12), être considéré comme une traduction équivalente à l’anglais even. Dans une phrase négative, sogar est grammaticalement incorrect. Il faut utiliser einmal (après nicht) ou auch nur (avec d’autres négateurs) :

(14) a. Nicht    einmal    seine    Hunde    gehorchen    ihm.

            pas        même      ses       chiens      obéissent      lui

‘Même ses chiens ne lui obéissent pas.’

b. Nie                haben    auch nur  seine    Hunde    ihm gehorcht.

Jamais              ont         même    ses           chiens     lui   obéi

‘Même ses chiens ne lui ont jamais obéi.’

c. *Nie               haben    sogar     seine      Hunde     ihm gehorcht.

Jamais              ont         même    ses          chiens      lui   obéi

‘Même ses chiens ne lui ont jamais obéi.’

Les trois opérateurs allemands sogar, auch nur et einmal sont, en d’autres termes, distributionnellement plus limités que l’anglais even. Pour cerner ces différences distributionnelles, une solution consiste à considérer les différents opérateurs comme présentant un contenu lexical différent. Alors que l’anglais even est un marqueur général de « remarquabilité », la langue allemande dispose d’opérateurs plus spécifiques. Sogar désigne des valeurs « remarquablement élevées ». Auch nur et einmal, par contre, indiquent des valeurs « remarquablement basses ». Einmal est par ailleurs distributionnellement limité à une position située juste derrière le négateur de proposition nicht.

Deux types d’opérateurs

Examinons à présent comment rendre les caractérisations « remarquablement élevée » et « remarquablement basse » plus explicites. Il convient à cet effet de tenir compte de la portée des opérateurs additifs scalaires. En allemand, les relations de portée dépendent (essentiellement) de l’ordre linéaire des éléments dans la syntaxe sous-jacente (soit, globalement, de l’ordre dans les propositions subordonnées avec syntagmes nominaux indéfinis  / existentiels). Les relations de portée de l’exemple (14) b ci-dessus peuvent, par conséquent, être représentées comme indiqué dans l’exemple (15) :

(15) nie [auch nur [sein Hund hat ihm gehorcht]]

‘Jamais [même [son chien lui a obéi]]’

La proposition dans la portée de auch nur (‘son chien lui a obéi’) est, dans des contextes à inférence ascendante, située à l’extrémité inférieure de l’échelle de remarquabilité (voir (11)). Comme la proposition fait partie de la portée d’un déclencheur de terme de polarité négative (en l’occurrence, le négateur nie ‘jamais’), cette proposition (qui, initialement, n’était pas remarquable) devient particulièrement remarquable (voir (13)). L’opérateur allemand auch nur désigne, par conséquent, deux choses : (i) il caractérise la proposition dans sa portée, considérée séparément, comme une valeur « de faible remarquabilité » (‘ses chiens lui obéissent’) ; et (ii) il indique que cette proposition (et l’opérateur lui-même) se situe (nt) dans la portée d’un déclencheur de terme de polarité, ce qui mène à une assertion d’ensemble particulièrement remarquable en raison du renversement d’échelle (‘ses chiens ne lui ont jamais obéi’). Ce type de contexte est représenté dans (16) :

Sogar diffère de auch nur dans la mesure où il indique toujours une « remarquabilité élevée » de la « proposition interne », autrement dit de la proposition dans sa portée. Bien entendu, cela ne signifie pas que sogar n’est pas légitimé dans la portée des déclencheurs de termes de polarité négative, notamment dans des phrases conditionnelles où auch nur et sogar peuvent être utilisés, avec des implications différentes. Examinons la paire minimale dans l’exemple (17) :

(17) a. Wenn    ihr    auch    nur                eine   Minute    schlaft,    bekommt

            si            vous aussi   seulement    une    minute    dormez    aurez

            ihr          Probleme.

            vous       problèmes.

‘Si vous dormez ne serait-ce qu’une minute, vous aurez des problèmes’

b. Wenn            ihr    sogar   bei                der    Arbeit       schlaft,    vergesse

            si            vous même  à                    le      travail       dormez    oublie

            ich    mich.

            je    moi

‘Si vous dormez même au travail, je perdrai mon sang froid.’

Dans l’exemple (17) a, auch nur caractérise la proposition « interne » ‘Vous dormez une minute’ comme une valeur relativement faible. La proposition « plus élevée » (exprimée au niveau de l’énoncé) est, elle, particulièrement forte car un déclencheur de terme de polarité négative intervient et provoque un renversement d’échelle (l’opérateur conditionnel wenn ‘si’). (17) b, par contre, caractérise simplement la proposition interne comme une valeur « élevée ». Il en résulte une assertion qui, dans l’ensemble, est plutôt « non remarquable », mais cette assertion ne fait pas partie de la signification de sogar dans la mesure où, contrairement à auch nur, sogar n’est sensible qu’aux informations comprises dans sa portée. Cette différence est illustrée dans le Tableau 1 :

sogarauch nur
proposition interneélevéefaible
proposition supérieure(indifférent)élevée

Tableau 1 : Sogar et auch nur : remarquabilité des propositions « interne » et « supérieure »

Il faut noter que sogar (et son quasi-équivalent selbst) peuvent, dans des circonstances spécifiques, prévaloir sur la négation, comme dans l’exemple (18) :

(18) Sogar/selbst    Einstein    würde    das    nicht    verstehen.

        même                 Einstein    aux        cela   pas       comprendre

‘Même Einstein ne comprendrait pas cela.’

Dans de tels cas, sogar et selbst sont aussi combinés avec la proposition la plus remarquable. Einstein ne comprendrait pas cela est, en effet, plus remarquable que, disons, Mon voisin ne comprendrait pas cela. Ce type de configuration est représenté dans (19) :

Opérateurs-ascendants et opérateurs-descendants

La distinction entre « remarquablement élevée » et « remarquablement faible » peut à présent être reformulée en utilisant le concept de « valeurs seuils » de Jacobs (1983). Nous distinguerons deux types d’opérateurs additifs scalaires, en fonction du degré de remarquabilité associé à la proposition située dans la portée de l’opérateur (la proposition « interne » ; cf. première rangée du Tableau 1). Certains éléments comme l’allemand sogar seront appelés « Opérateurs-ascendants » parce qu’ils indiquent que la « proposition interne » est située plus haut que la valeur seuil. Certains opérateurs comme l’allemand auch nur, par contre, seront baptisés « Opérateurs-descendants » parce qu’ils sont utilisés lorsque la « proposition interne » est située sous la valeur seuil (bien que la proposition supérieure soit particulièrement remarquable, à cause d’un renversement d’échelle provoqué par l’intervention d’un déclencheur de terme de polarité négative). Les opérateurs-descendants sont, de manière générale, des termes de polarité négative. Les opérateurs-ascendants, par contre, ne sont pas nécessairement des termes de polarité positive. L’utilisation des termes « ascendant » et « descendant » est illustrée dans les exemples de (20) :

(20) a. Les vents lui obéissent.    ascendant

b. Ses enfants lui obéissent.    proposition seuil

c. Ses chiens lui obéissent.           descendant

Selon l’analyse esquissée ci-dessus, l’anglais even est simplement plus général que l’allemand auch nur et einmal. Il désigne en effet la « remarquabilité », sans préciser si la valeur en question est « remarquablement élevée » ou « remarquablement faible ». Il convient de mentionner que ce point de vue est certainement sujet à discussion. Il a été précisé plus spécifiquement que even désignait invariablement une « remarquabilité élevée » et n’indiquait jamais une « faible remarquabilité ». Dans les cas où even apparaît dans des contextes à inférence descendante, on suppose parfois qu’il prévaut sur le déclencheur de terme de polarité négative (« théorie de la portée » ; voir par exemple Karttunen & Peters 1979, Kay 1990, Wilkinson 1996, Guerzoni 2004). D’autres auteurs – à commencer par Rooth (1985) – ont affirmé qu’even est ambigu entre une « version à terme de polarité négative » et une « version à terme de polarité positive », ce qui lui vaut deux significations lexicales différentes (« théorie du terme de polarité négative » voir Rullmann 1997, 2003 ; Herburger 2000, 2003 ; Giannakidou 2007, entre autres). Nous ne souhaitons pas prendre position par rapport à cette question d’un point de vue théorique, mais il nous semble que l’hypothèse de polysémie (ou d’imprécision) lexicale constitue une meilleure base pour une étude interlinguistique que la « théorie de la portée ». Néanmoins, contrairement à becaucoup de défenseurs de la « théorie du terme de polarité négative », nous postulerons que l’anglais even et les termes comparables issus d’autres langues sont vagues plutôt que polysémiques. En d’autres termes, il n’existe qu’un OAS even, qui peut déclencher des interprétations différentes en fonction du contexte.

Résumé

Compte tenu des considérations faites jusqu’ici, nous pouvons distinguer trois types d’opérateurs additifs scalaires : (i) opérateurs « universels » de remarquabilité comme l’anglais even ; (ii) opérateurs-ascendants comme l’allemand sogar ; et (iii) opérateurs-descendants comme auch nur. Cette première distinction est représentée dans le Diagramme 2.

Diagramme 2 : Types majeurs d’OAS

3.2. Sous-classification des opérateurs-descendants : présence contre absence de négation

Comme il a été souligné, les opérateurs-descendants (allemands) auch nur et einmal sont distributionnellement limités à des contextes à inférence descendante. La différence est que einmal n’est utilisé qu’après le négateur de proposition nicht9, alors que auch nur convient dans un contexte de polarité positive ou négative (bien qu’il semble exclu dans les cas où einmal peut être utilisé, à cause, probablement, d’un effet de blocage). Cette différence fournit un deuxième paramètre de variation qui permet de sous-classifier les opérateurs-descendants, à savoir la présence ou l’absence de négation de phrase. Auch nur et einmal sont tous deux des opérateurs-descendants, mais ils se distinguent des éléments négatifs par leurs limitations distributionnelles (voir Giannakidou 2007 pour une classification similaire d’OAS grecs)10. Les opérateurs de type auch nur seront dénommés « opérateurs-descendants neutres » et les éléments de type einmal seront baptisés « opérateurs-descendants négatifs ».

La question se pose de savoir si le troisième type possible – un opérateur-descendant« positif » ou, peut-être mieux, « non négatif » – est également attesté. Il semble bien que de tels éléments existent. En ce qui concerne la particule grecque esto, Giannakidou (2007 : 43) souligne qu’« il s’agit d’un terme de polarité curieux – qui fonctionne mal dans des phrases positives ou négatives » (voir (21) a + b), tandis qu’il « fonctionne mieux dans des environnements de polarité qui ne sont pas négatifs, mais sont non véridiques … comme des questions, des impératifs, des subjonctifs, une protase de phrases conditionnelles, avec des verbes modaux » (traduit par nous-mêmes) (voir la phrase conditionnelle de l’exemple (21) c) :

(21) a. Esto ne peut être utilisé dans des contextes à inférence ascendante/véridiques

           ?I Maria    efaje             esto       to    pagoto.

           la Maria    mangea       même    la    crème glacée

‘Marie a même mangé la crème glacée.’

b. Esto ne peut être utilisé avec une négation de phrase

?I Maria    dhen    efaje          esto        to    pagoto.

la Maria    pas       mangea    même     la    crème glacée

‘Marie n’a même pas mangé la crème glacée.’

c. Esto peut être utilisé dans des phrases conditionnelles

An    diavasis    esto    ke    mia    selida    ap’    afto    to    vivlio,

si      lis              même aussi une  page      dans ce       le     livre

kati                    tha      mathis

quelque chose futur apprends

‘Même si tu lis une page de ce livre, tu apprendras quelque chose.’

(Giannakidou 2007 : 43, 66)

Il semble que la langue hongroise comporte un autre élément qui convient comme opérateur-descendant et qui est utilisé uniquement dans des contextes non négatifs. Selon Abrusán 2007, la particule hongroise akár « ne peut apparaître dans une phrase minimale avec négation … Néanmoins, elle peut apparaître dans des contextes à inférence descendante autres que celles qui comprennent une négation d’un constituant appartenant à la même proposition (« négation de phrase ») et dans des questions » (Abrusán 2007 : 4 ; traduit par nous-mêmes). Les exemples (22) l’illustrent :

(22) Hongrois (Abrusán 2007 : 4)

a. Akàr ne peut être utilisé avec une négation de phrase

*Péter         nem    üdvözölheti    akàr    Marit    sem.

Pierre          pas      peut saluer    même Marie    non plus

‘Pierre ne peut même pas saluer Marie.’

b. Akár avec une négation externe

Nem     igaz,    hogy    Péter    akár    (csak)            egy   példát    is

pas        vrai,   que       Pierre   même (seulement) un,  exercice aussi

megoldott.

a résolu

‘Il n’est pas vrai que Pierre a résolu ne fut-ce qu’un exercice.’

c. Akár dans des phrases conditionnelles

Ha    akàr        (csak)               egy     ember         is          megszólal,

si       même    (seulement)    une    personne    aussi    parle,

‘Si même une personne dit un mot, je ferai évacuer la salle.’

Les opérateurs-descendants étant sous-classifiés sur la base de leur distribution par rapport aux éléments négatifs, nous pouvons distinguer trois types d’opérateurs-descendants : (i) « les opérateurs-descendants neutres » comme l’allemand auch nur, (ii) « les opérateurs-descendants négatifs », utilisés dans la portée d’une négation de phrase (l’allemand [nicht] einmal), et (iii) « les opérateurs descendants non négatifs », qui ne sont pas utilisés dans la portée de la négation (de phrase) (le hongrois akár). Notre typologie des OAS peut désormais être étendue comme l’indique le Diagramme 3.

4. Négateurs scalaires et opérateurs additifs généraux

Même si la typologie fournie dans la Section 3 rend compte d’un nombre important de variations interlinguistiques dans le codage d’opérateurs additifs scalaires, deux types d’expressions supplémentaires doivent être pris en considération. Tout d’abord, nous pouvons distinguer deux types d’opérateurs scalaires associés à une négation, mais de manière différente. Bon nombre de langues (en particulier celles d’Europe de l’Est et d’Europe du Sud-Est) possèdent des opérateurs qui, en plus d’être légitimés dans des contextes négatifs, déclenchent eux-mêmes une négation de proposition. Pour comprendre la différence entre ces deux types d’effets sémantiques, comparons l’allemand einmal avec le grec oute11. A première vue, ces éléments sont très similaires (voir aussi Giannakidou 2007 : 43). Examinons l’exemple grec (23) et sa traduction allemande, reprise dans l’exemple (24) :

(23) Grec moderne

I   Maria            dhen        efaje        oute               (kan)        to    pagoto.

la Marie            pas           mangea   pas même    (même)    la    crème glacée

‘Marie n’a même pas mangé la crème glacée.’

(Giannakidou 2007 : 43)

(24) Allemand

Maria    hat    nicht    einmal    das    Eis                     gegessen.

Marie    a        pas       même      la      crème glacée    mangé

‘Marie n’a même pas mangé la crème glacée.’

Il existe néanmoins une différence fondamentale entre le grec oute et l’allemand einmal : oute peut, à la différence d’einmal, déclencher lui-même une négation de proposition s’il occupe la position syntaxique adéquate. Ce fait est illustré dans (25) (le négateur de proposition dhen est facultatif). Si einmal est interprété comme un OAS, la phrase allemande correspondante n’a aucun sens (par contre, elle a un sens si einmal est interprété comme un quantificateur d’événement au sens de ‘une seule fois, à une seule occasion’).

(25) Oute                  (kan)         ti    Maria    (dhen)    proskalese    o    pritanis.

pas même    (même)    la    Marie    (pas)       invita             le   doyen

‘Le doyen n’a même pas invité Marie’ (Giannakidou 2007 : 58)

(26) Einmal    hat    der    Dekan    Maria    eingeladen.

une fois           a         le      doyen     Marie    invité

‘Le doyen a invité Marie une (seule) fois.’

(et non pas : ‘Le doyen n’a même pas invité Marie’).

Comme le souligne également Giannakidou 2007, les occurrences de oute dans la portée de la négation (voir (23) ci-dessus) ne sont possibles que parce que la langue grecque a l’accord négatif. La particule grecque oute et les autres éléments similaires correspondent donc à la combinaison du négateur allemand nicht et de l’OAS (négatif) einmal, plutôt qu’au seul einmal. Contrairement à la seule particule einmal, ils intègrent un morphème négatif et un OAS. Ils ne peuvent donc pas être considérés comme un type d’OAS spécifique, mais sont des opérateurs « porte-manteau » comprenant un (type spécifique d’) OAS. Ces éléments seront baptisés « négateurs scalaires » (NSc), afin de les distinguer des « simples » opérateurs-descendants négatifs.

Le deuxième type d’expression supplémentaire à prendre en considération peut être illustré par des exemples en latin (et) et grec ancien (kai) (voir les exemples (27) et (28), respectivement). Ces opérateurs additifs sont utilisés dans des contextes scalaires et non scalaires. Autrement dit, ils neutralisent les fonctions de even et d’also, peut-être en interaction avec des indices prosodiques (des lectures scalaires ont peut-être été associées à un accent de focalisation emphatique). Nous appellerons ces opérateurs « opérateurs additifs généraux ».

(27) Latin

Fas       est    et           ab    hoste        doceri.

juste    est    même    de    ennemi    apprendre

‘Il est juste d’apprendre, même d’un ennemi.’

[Ovide, Métamorphoses IV, 428]

(28) Grec ancien12

potapos    estin    houtos    hoti    kai          hoi    anemoi    kai    hē

qui             est       celui        que     même    les     vents        et      la

thalassa    autō     hypakouousin

mer            lui        obéissent

‘Qui est-il donc, que même les vents et la mer lui obéissent ?’

[Mt. 8, 27]

Les opérateurs additifs généraux et les négateurs scalaires ne seront pas examinés en détail, faute de place. Ils seront néanmoins pertinents pour l’examen de systèmes d’opérateurs additifs complets, que nous aborderons dans la Section 5.

5. Quelques généralisations : systèmes d’opérateurs additifs attestés et non attestés

5.1. Représentation de systèmes d’expressions additifs

Modèle et carte sémantique

Un des objectifs principaux de cet article est de montrer que les types d’« opérateurs additifs scalaires » distingués dans notre typologie ne constituent pas un ensemble non structuré de termes, mais une famille d’expressions, avec des relations claires entre les membres. Les deux paramètres « position par rapport à la valeur seuil » et « présence contre absence de négation » nous ont permis de distinguer cinq types d’OAS, avec trois nœuds terminaux et deux nœuds intermédiaires. Nous avons également inclus dans l’étude deux types d’expressions supplémentaires : les « négateurs scalaires » et les « opérateurs additifs généraux ». Les négateurs scalaires et autres opérateurs-descendants négatifs sont, dans les langues étudiés (quarante langues européennes et une douzaine de langues non européennes), distribués de façon complémentaire (les négateurs scalaires étant limités aux langues à accord négatif et les opérateurs additifs généraux aux langues germaniques) et par conséquent, ces deux types d’expressions seront classés dans la catégorie des « opérateurs-descendants négatifs ». Nous inclurons également dans l’aperçu suivant des opérateurs additifs non scalaires (OANS) comme also. Notre typologie est résumée dans le Tableau 2 :

opérateur additif général
OANSOAS universel
ascendantdescendant
négatifnon négatif

Tableau 2 : Systèmes d’opérateurs additifs

Le Tableau 2 est organisé de telle sorte que, sur le plan de la distribution, les colonnes ressemblent davantage aux colonnes voisines qu’aux colonnes non contiguës. Cela signifie que si une expression donnée est utilisée pour couvrir deux fonctions non contiguës, elle sera également utilisée pour couvrir les fonctions intermédiaires. Le Tableau 2 fournit autrement dit un modèle général des applications « forme vers fonction » possibles et impossibles, à savoir une carte sémantique (voir Haspelmath 1997, van der Auwera & Plungian 1998, notamment), comme cela est représenté dans le Diagramme 4 :

Diagramme 4 : Opérateurs additifs : une carte sémantique

Quelques langues européennes

Pour illustrer la manière dont le Tableau 2 doit être interprété, examinons quelques exemples propres aux langues européennes. Le système d’expressions additives anglais est représenté dans le Tableau 3. La partie supérieure correspond à la typologie fournie dans le Tableau 2 ci-dessus et la partie inférieure inclut – sous la forme d’une image inversée – les opérateurs pertinents de la langue anglaise. On retrouve l’opérateur additif non scalaire also, l’OAS universel even et l’opérateur-descendant général so much as :

opérateur additif général
OANSOAS universel
ascendantdescendant
négatifnon négatif
alsoso much as
even

Tableau 3 : Système anglais d’opérateurs additifs

On trouve des systèmes similaires dans d’autres langues d’Europe occidentale comme le français, le gaëlique irlandais, le gallois, le mannois et le breton. Le système français est représenté dans le Tableau 4 :

opérateur additif général
OANSOAS universel
ascendantdescendant
négatifnon négatif
aussine serait/fût-ce que
même

Tableau 4 : Système français d’opérateurs additifs

L’espagnol diffère de l’anglais dans la mesure où il comprend des opérateurs-ascendants (hasta, incluso) et un négateur scalaire (ni). Son système d’opérateurs additifs est représenté dans le Tableau 5.

opérateur additif général
OANSOAS universel
ascendantdescendant
négatifnon négatif
tambienhastaniaunque sea
siquiera
aun

Tableau 5 : Système espagnol d’opérateurs additifs

Le système qui caractérise les langues germaniques peut être représenté comme indiqué dans le Tableau 6, soit celui de la langue allemande. Ce tableau comprend un opérateur-ascendant (sogar), un opérateur-descendant négatif spécifique (einmal) et un opérateur-descendant négatif neutre (auch nur).

opérateur additif général
OANSOAS universel
ascendantdescendant
négatifnon négatif
auchsogareinmal
auch nur

Tableau 6 : Système allemand d’opérateurs additifs

On peut distinguer essentiellement deux types de langues slaves, selon qu’elles possèdent un OAS universel (comme le russe [daže], le polonais [nawet] et le bulgare [dori]) ou n’en disposent pas (comme le tchèque, le slovaque, le slovène, le serbo-croato-bosniaque). Les systèmes russe et tchèque sont illustrés dans le Tableau 7 :

opérateur additif général
OANSOAS universel
ascendantdescendant
négatifnon négatif
russe
toženi
daže
i
tchèque
takéani
dokonce
i jen
i

Tableau 7 : Systèmes des langues russe et tchèque

L’opérateur tchèque dokonce est utilisé à la fois comme un opérateur-ascendant et un opérateur-descendant négatif, mais pas comme un opérateur-descendant non négatif. Il peut être utilisé à l’extérieur et dans la portée d’une négation de proposition, comme illustré dans l’exemple (29), mais pas dans la portée d’un déclencheur de terme de polarité négative autre que la négation de phrase (voir (31)) :

(29) Tchèque

La négation apparaît dans la portée de dokonce

Dokonce    tady    není                ani                voda      k   napití.

même         là         il n’y a pas    pas même    d’eau    à    boire

‘Il n’y a même pas d’eau à boire.’

(30) Dokonce apparaît dans la portée de la négation

Není        tady    dokonce    ani                voda    k      napití.

est pas     là        même        pas même    eau      à      boire

‘Il n’y a même pas d’eau à boire.’ (V. Elšik, p.c.)

(31) #O  tom,    co        oni    dělají    potají,         je     odporné

de            ce        que      ils      font      en secret    est    honteux

dokonce            mluvit.

même                parler

‘Il est mêmeDESCENDANT honteux de parler de ce qu’ils font en secret.’ (V. Elšik, p.c.)

L’exemple (31) suggère que ‘parler de ces choses’ est au-dessus de la valeur seuil, et non en dessous. Comme cela contredit notre connaissance du monde, la phrase pose problème, même si, sur le plan syntaxique, elle est bien formée. (31) serait possible s’il était question d’une valeur encore plus faible que ‘parler de’ (exemple : Il est déjà honteux de penser à ces choses. Il est donc inconcevable d’en parler).

Les opérateurs comme dokonce sont responsables du fait que dans notre carte sémantique, les opérateurs-descendants négatifs sont plus proches des opérateurs-ascendants que des opérateurs non négatifs. De tels opérateurs sont également attestés dans d’autres langues comme le serbo-croato-bosniaque (čak) et le japonais (voir ci-dessous).

Un aperçu sur quelques langues non européennes

Nous avons, jusqu’à présent, illustré notre typologie en utilisant exclusivement des données de langues européennes. Même si la présente étude n’a pas pour objet de fournir une investigation interlinguistique plus détaillée, les langues non européennes pour lesquelles il existe des données pertinentes semblent confirmer notre typologie. On trouve des opérateurs additifs scalaires universels dans diverses langues originaires de toutes les parties du globe, et notamment dans des langues africaines comme le swahili (hata), le songhay de Tombouctou (wala, voir Heath 1999 : 236-7) et le hausa (ko : [dà :], voir Abraham 1962 : 529-530) :

(32) Hausa

ko : (dà :) comme opérateur-ascendant

ko : (dà :)    su :    suŋ    kàrai

même          ils       3pl    perdent courage

‘Même eux ont perdu courage.’

(33) ko : dà : comme opérateur-descendant négatif

bà      za̟i          ba :         sù       ko : dà :    kwabò         ba

pas    futur    donne    leur    même       un penny    pas

‘Il ne leur donnera même pas un penny.’

(34) ko : dà : comme opérateur-descendant non négatif

dà aŋ           ga        mùtùn      ko : dà :    dà    takàrda :    à    hannu :

si impers    voient homme    même    avec    journal      à    main

‘S’ils voient qui que ce soit tenant ne fût-ce qu’un journal dans la main, …’

Les systèmes plus différenciés apparaissent également comme répandus et se retrouvent notamment dans certaines langues méso-américaines (voir Tableau 8). Remarquons qu’il existe une forte influence due au contact avec la langue espagnole. De nombreuses langues ont, par exemple, emprunté (l’opérateur-ascendant) hasta. L’élément nion du nahuatl de Tetelcingo est également un emprunt espagnol (< ni un ‘même pas un’) et le maske l’otomí de Mezquital est dérivé de cette même langue (mas que signifie littéralement ‘plus que’), même s’il a acquis une fonction différente (essentiellement concessive).

ascendantdescendant
négatifnon négatif
nahuatl de Tetelcingoastanion(mɔs) sa
zapotèque de Mitlaluxhnikla-tis
otomí de Mezquitalastamaskemaske hønsε
zoque de Copainaláhastaha’n=aNa ?

Tableau 8 : Quelques opérateurs additifs scalaires des langues mésoaméricaines

Des exemples issus du zapotèque de Mitla se trouvent sous (35) à (37) :

(35) luxh comme opérateur-ascendant

Chu-cha    dee    ni       rnibee                        beh    con    nis

qui-que      le       qui    donne des ordres    vent    et      eau

luxh        rusoobreni    xtiidxni ?

même    obéissent        sa parole

‘Qui est-il donc, que même les vents et la mer lui obéissent ?’

[Mathieu 8, 27]

(36) nikla comme opérateur-descendant négatif

luxh          rut               rahk-di      rukuaduuni,    nikla              kon

et alors    personne    peut-pas    attacher            pas même    avec

‘et personne ne pouvait plus le lier, même avec une chaîne.’

kadengiib.

chaîne en fer

[Marc 5, 3]

(37) -tis comme opérateur-descendant

palga                                  sahk    kanä-tis                    roʔ      xhahbni,

si (cela se passe ainsi)    peut    tenter-seulement    côté    ses vêtements

siakä

je serai guérie

‘Si seulement je touche son vêtement, je serai guérie.’

[Mathieu 9, 21]

Les langues d’Asie de l’Est et du Sud-Est sont bien connues pour leurs systèmes d’opérateurs de focalisation complexes (voir par exemple Hole 2004, 2008 sur le chinois mandarin et le vietnamien). Un cas particulièrement intéressant est fourni par le japonais (voir Nakanishi 2006), qui utilise mo ou demo comme opérateur-ascendants et dake-demo (litt. ‘seulement-même’) comme opérateur-descendant non négatif :

(38) -(de)mo comme opérateur-ascendant

Saru-(de)mo    ki-kara       otiru.

singe-même     arbre-du    tombe

‘Même le singe tombe de l’arbre.’

(39) -dake-demo comme opérateur-descendant non négatif

John-ga                         hon-o                          is-satu

Jean-nominatif          livre-accusatif       un-classificateur

– dake-demo                yonda-to-wa              odoroita.

– seulement-même    lire-que-top               était surpris

‘J’étais surpris que Jean lise ne fût-ce qu’un seul livre.’

Comme en tchèque, c’est l’opérateur-ascendant (-[de]mo) et non l’opérateur-descendant non négatif (dake-demo) qui est utilisé en négation :

(40) a. John-wa    hon A-(de)mo    yom-ana-katta.

Jean-topic            livre A-même     lire-pas-passé

‘Jean n’a même pas lu le livre A.’

b. *John-wa          hon A-dake-demo                yom-ana-katta.

Jean-topic            livre A-seulement-même    lire-pas-pass

‘Jean n’a même pas lu le livre A.’

Il est curieux de constater que les opérateurs-descendants négatifs apparaissent comme sémantiquement plus proches des opérateurs-ascendants que des opérateurs non négatifs. D’autres études interlinguistiques devront montrer si cette généralisation est stable sur le plan interlinguistique et, si c’est le cas, fournir une explication.

6. Conclusions

La typologie proposée dans le présent article est suffisamment générale pour couvrir un nombre considérable de variations interlinguistiques, sans pour autant être trop générale et donc vide de sens. Nous avons, à partir du travail interlinguistique de König 1991 et Giannakidou 2007, classé les opérateurs additifs scalaires selon la position de la proposition concernée par rapport à une « valeur seuil » (ascendant, descendant). les operateurs-descendants ont, en outre, été subdivisés en deux groupes avec, d’un côté, les opérateurs-descendants limités à des contextes non négatifs et de l’autre, les opérateurs-descendants pouvant apparaître uniquement dans des contextes négatifs. Cette typologie fondamentale donne naissance à cinq types dans la mesure où les nœuds intermédiaires constituent, eux aussi, des types à part entière. En plus, une classe d’« opérateurs additifs généraux » plus générale sur le plan sémantique a été identifiée et des éléments négatifs à implication scalaire (« négateurs scalaires ») ont été pris en considération.

Notre typologie des opérateurs additifs – ainsi que la carte sémantique qui en résulte – établit des prédictions sur les types d’opérateurs et de systèmes possibles et impossibles. Nous nous sommes focalisés jusqu’ici sur les langues européennes, mais si on jette un coup d’œil sur d’autres langues, il semble que la typologie présente un champ d’applicabilité étendu, voire universel. Nous laissons aux études ultérieures le soin de déterminer exactement la portée et la fiabilité exactes de notre typologie. Cette portée et cette fiabilité devront être déterminées sur la base d’une étude interlinguistique plus détaillée et d’un échantillon plus vaste de langues non apparentées, à la fois du point de vue génétique et aréal.

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1 Extrait de http://www.bibleserver.com.

2 Voir par exemple Horn 1969, Fraser 1971, Anderson 1972, Altmann 1976, Fauconnier 1976, Ducrot 1980, Anscombre & Ducrot 1983, Jacobs 1983, Kay 1990, König 1981a, 1981b, 1991, Wilkinson 1996, Rullmann 1997, 2003 et Schwarz 2005, pour ne citer que quelques publications pertinentes.

3 Il faut noter que la question relative au mode de définition des échelles a également été abordée dans la littérature sur les opérateurs restrictifs comme l’anglais only et l’allemand nur. Horn 1969 considère que only interagit avec des ‘échelles de degrés’ définies par le contexte. Löbner 1990 suppose que nur interagit avec des échelles d’informativité et que les phrases avec nur représentent l’assertion la plus faible parmi toute une série d’alternatives possibles (voir également von Stechow 1991). La notion d’« informativité » est une fois de plus définie sur la base du contexte, et non en termes d’inférences sémantiques. L’approche de Löbner est donc, elle aussi, fondamentalement pragmatique.

4 Voir Anderson (1972 : 893), Jacobs (1983 : 144), ainsi que Fraser (1971 : 152). Selon ce dernier, even indique que les attentes de l’allocutaire sont dépassées, ce qui est parfaitement compatible avec la notion de « remarquabilité ».

5 « P présuppose Q de façon pragmatique si, chaque fois que l’expression de P est acceptable sur le plan de la conversation, l’énonciateur de P suppose Q et pense que son public le suppose également » (Stalnaker 1974 : 200 ; traduit par nous-mêmes).

6 Une troisième façon de traiter ce problème a été suggérée par Schwenter 2003, selon lequel certains opérateurs additifs scalaires dénotent invariablement des points d’extrémité scalaire (p. ex. l’espagnol hasta), à l’inverse d’autres particules (p. ex. incluso). Ce raisonnement est intéressant, mais nous ne le suivrons pas dans le présent article. L’argument de Schwenter repose sur des intuitions subtiles qui, à nos yeux, seraient trop instables pour servir de base à une étude interlinguistique.

7 Il faut noter que les termes « inférence descendante » (Ladusaw 1979) et « non véridique » (Zwarts 1995, Giannakidou 1997) ne sont pas synonymes, mais couvrent, dans une large mesure, des types de contextes qui se chevauchent.

8 Voir König 1991, 1981a, b, Vandeweghe 1981, von Stechow 1991, Rullmann 1997, 2003, van der Wouden 1997, Hoeksema & Rullmann 1997, 2001, Schwarz 2005, Giannakidou 2007, entre autres.

9 Il faut noter que la limitation distributionnelle de einmal à un contexte unique (juste après le négateur de proposition nicht) a amené certains auteurs à analyser nicht einmal en tant que terme lexical unique (exemple : König 1991 : 80 ; voir aussi Schwarz 2005 : 126, note 1).

10 Il faut noter que Giannakidou 2007 adopte pour critères des présuppositions et non la polarité de la proposition.

11 Pour une discussion portant sur des éléments similaires propres aux langues ibéro-romanes, voir Vallduví 1994 sur le catalan et l’espagnol et Herburger 2003 sur l’espagnol.

12 Source : http://www.greekbible.com.