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Constructions équatives, similatives, exclamatives et interprétations scalaires

Pascale HADERMANN

Michel PIERRARD

Dan VAN RAEMDONCK

Valerie WIELEMANS1

Le terme « scalaire » réfère communément à une échelle de grandeurs, de degrés, c’est-à-dire à une série, une suite continue ou progressive de niveaux constituant une hiérarchie dans un domaine donné. De plus, la notion d’échelle est souvent appréhendée de façon sérielle, et elle sera en conséquence considérée comme étant orientée. Le concept de scalarité semble ainsi particulièrement apte à subsumer des phénomènes relevant de domaines variés, allant de la quantification et de la gradation, à la comparaison ou à l’intensification. Une représentation scalaire sous-tendrait donc les manifestations discursives spécifiques dans l’ensemble de ces contextes et induirait en conséquence un traitement unitaire d’une large gamme de structures à première vue fort divergentes, en français mais aussi dans une grande variété d’autres langues.

La présente contribution veut plus modestement évaluer, à partir des données du français, en quelle mesure la scalarité propose une caractérisation pertinente permettant d’opérer une distinction entre les deux types de structures qui, dans de nombreuses langues d’Europe en particulier2, sont associés à la comparaison d’égalité : les constructions équatives et similatives (cf. Haspelmath & Buchholz 1998). L’étude des tours et de leurs marqueurs nous amènera également à élargir la problématique au fonctionnement de certains énoncés exclamatifs en si et en comme.

1. Egalité scalaire et non scalaire ?

Les constructions équatives et similatives en français sont respectivement illustrées par les exemples (1a) et (2a), auxquels sont jointes les paraphrases de Haspelmath & Buchholz (1998 : 278). Celles-ci visent à expliciter au niveau sémantique la base commune et les différences entre les deux tours :

(1a) Robert est aussi grand que Maria.

[~ ± Robert is tall to the same extent as Maria]

(2a) Il chante comme un rossignol.

[~ ± He sings in the same way as a nightingale]

1.1. Les paraphrases des exemples 1a et 2a, ainsi que certains commentaires dans des études récentes concernant la différence entre ces deux types de constructions et leurs marqueurs respectifs, pourraient laisser penser que c’est précisément la propriété scalaire qui permet de discriminer entre tours équatifs et tours similatifs :

– « equatives express equal extent, similatives express equal manner » (Haspelmath & Buchholz 1998 : 278) ;

– « Scalar comparison involves grading, while non-scalar comparison is concerned with identity and likeness » (Huddleston et al. 2002 in Buzarovska 2005).

– « Equivalence acts as a framework domain that subsumes both equality and similarity. The difference between these two concepts depends on the presence of a quantifying or non-quantifying identity operator in the semantic representation of comparative as- and like-clauses » (Buzarovska 2005 : 75)

Les équatives exprimeraient en quelque sorte une égalité scalaire, liée aux notions de quantité, de quantification ou de gradation, tandis que les similatives proposeraient une égalité non scalaire, rattachée au non quantitatif, à la manière, à la similarité.

Cependant, un examen rapide du fonctionnement des deux types de marqueurs impliqués en (1a) et (2a) (aus) si… (que) et comme) révèle qu’ils peuvent tous les deux en français indiquer le haut degré et donc marquer une forme de gradation :

(1b) Il est si grand !

(2b) Comme il chante bien !

La lecture scalaire de comme dans (2b) est soulignée par Rys (2006) : « (…) comme renvoie à une réalité gradable, et est donc de nature intrinsèquement scalaire. C’est pourquoi son emploi dans des constructions exclamatives entraîne automatiquement l’idée de degré, (…) » (2006 : 223). Faut-il dès lors conclure que les notions de scalarité et de (haut) degré ne se recouvrent pas puisque les marqueurs équatifs ‘scalaires’ et les marqueurs similatifs ‘non scalaires’ peuvent marquer ce dernier ? Ou, au contraire, la scalarité ne séparerait-elle pas aussi radicalement qu’on le prétend les équatives et les similatives puisque leurs marqueurs respectifs marquent le haut degré dans un autre type de constructions, les exclamatives ? 3

1.2. L’étude du rôle de la scalarité dans les deux constructions exige donc une définition plus resserrée du concept. Les travaux dans le domaine caractérisent communément la scalarité comme une opération d’envisagement, au moyen de marqueurs linguistiques, de propriétés ou d’états sur une échelle quantitative ou qualitative (pour un aperçu des définitions, cf. Hadermann, Pierrard & Van Raemdonck 2007) :

a) l’opération d’envisagement vise d’abord au positionnement de ces propriétés ou états sur l’échelle, ce qui impliquera aussi une relation d’ordre (cf. aussi Tovena 2007). Ce positionnement sera relatif (il y aura envisagement de l’écart entre deux propriétés/ états : il est plus fort que moi ; il est fort comme un turc) ou absolu (un(e) seul(e) des deux états/ propriétés est actualisé(e) : il est le plus fort). De manière intermédiaire, l’opération peut enfin concerner l’envisagement du rapport de proportionnalité entre deux propriétés/ états (plus il s’entraîne, plus il gagne) ;

b) dans certains cas, l’opération d’envisagement se limitera simplement à marquer une orientation (cf. Bat Zeev 2007) vers le haut ou le bas degré (comme elle mange beaucoup/ peu ! ; elle mange énormément/ presque rien).

Une observation plus fine des lectures scalaires requerra donc de distinguer deux niveaux de scalarité, un niveau plus indéterminé qui se limite à une orientation vers le haut ou le bas degré (dorénavant scalB) comme dans (1b) et (2b), et un niveau plus spécifié qui précise un positionnement sur une échelle (soit scalA), ainsi que dans le cas de (1a).

1.3. Les observations précédentes impliquent aussi qu’il faut éviter de confondre le marquage de la scalarité et celui de la quantification4. En effet, s’il est vrai que certains marqueurs scalaires ((au) tant, plus et moins) peuvent occuper une position de quantificateur (3a), ce n’est certainement pas le cas de tous (3b) :

(3a) Beaucoup/ autant/ plus/ moins de gens n’étaient pas prévus à ce concert.

(3b) *(aus) si de gens n’étaient pas prévus à ce concert.

D’autre part, certains marqueurs scalaires se combinent sans difficulté avec un quantifiant (4a), alors qu’une telle combinaison est impossible pour d’autres (4b) :

(4a) Il a mangé aussi peu que Pierre/ Il a si peu dormi !

(4b) *Il a mangé autant peu que Pierre/ *Il a tant peu dormi !

Dans les exemples (4b), les propriétés quantifiantes du marqueur scalaire proviennent du fait que ce dernier est en réalité une forme synthétique combinant un élément scalaire et un quantifiant :

(5a) Il a mangé autant [= aussi beaucoup] que Pierre.

(5b) Il a tant [= si beaucoup] dormi !

Cette combinaison du degré et de la quantité n’est pas occasionnelle. C’est une caractéristique typologique de nombreuses langues européennes que d’avoir « special words incorporating both the notion of quantity and the marking of the parameter » (Hapelmath & Buchholz 1998 : 298). Les notions de quantification et de scalarité se touchent donc et se recouvrent même partiellement (5a-b).

Dès lors, puisqu’il n’y a ni séparation complète, ni recouvrement total des propriétés [ + degré] et [ + quantifiant], il convient d’agencer plus précisément le marquage de la quantité aux deux types de scalarité répertoriés ci-dessus, en attribuant les traits [ + quant] et [-quant] aux divers marqueurs étudiés. Ainsi, pour scalA, le trait [± quant] permettra de spécifier la différence aussi/ autant (1a-5a) et, pour scalB, celle entre si/ tant (1b-5b) :

(1a) Robert est aussi grand que Maria.

(1b) Il est si grand !

(5a) Il a mangé autant que Pierre.

(5b) Il a tant dormi !

Pour les marqueurs des exemples (1a-b) et (5a-b), la combinaison des traits scalaires et quantifiant sera représentée schématiquement de la façon suivante :

La scalarité ainsi délimitée et affinée devrait permettre de caractériser plus spécifiquement le fonctionnement des diverses constructions – équatives, similatives et exclamatives – introduites par les marqueurs (aus) si et comme. Pour ce faire, nous procéderons en trois étapes : (a) décrire d’abord les lectures scalaires des diverses constructions afin de spécifier le type de scalarité convoqué ; (b) déterminer ensuite la manière dont ces lectures scalaires sont générées dans les diverses constructions ; (c) caractériser enfin plus finement le rôle des marqueurs si, aussi que et comme.

2. La scalarité dans les constructions en (aus)si… (que) et en comme

La description du fonctionnement des constructions en (aus)si (que) et en comme vise à identifier les diverses lectures scalaires dans chacun de ces tours.

2.1. Interprétations scalaires dans les constructions en si

Les observations ci-dessous concerneront successivement l’interprétation des constructions (1a) comprenant aussi que (ou si +) et des tours (1b), qui contiennent uniquement si.

2.1.1. Si +

Aussique indique habituellement la position relative des comparandes5 sur une échelle scalaire (fonction scalA). Les comparandes dont on pose l’équivalence sur l’échelle scalaire, seront des arguments (6a), des « adverbiaux » (6b) ou des prédicat (ion) s (6c-d) :

(6a) Il dépense de l’argent aussi vite que sa femme.

(6b) Il a couru aujourd’hui aussi vite qu’hier.

(6c) Il dépense l’argent aussi vite qu’elle le gagne.

(6d) Il dépense l’argent aussi vite qu’elle le lui permet.

Dans des contextes spécifiques, la construction peut pourtant être orientée vers une lecture moins définie qui se limite à marquer l’orientation (fonction scalB). Ainsi, lorsqu’il n’y a pas d’étalon exprimé, si + en arrive, par défaut de pôle d’équivalence, à exprimer pragmatiquement une orientation vers le haut degré :

(7a) Elle est ressortie, toujours aussi pâle, bien que sa joue droite porte la marque rouge de cinq doigts.

(7b) Pourquoi cette prose est-elle de bout en bout, sans présenter de qualités formelles bien apparentes, à la fois aussi intensément vivante et aussi intimement « personnalisée » ?

Le maintien de l’interprétation comparative est lié, d’après Milner (1978 : 366-369), à la capacité, grâce aux informations disponibles (à travers le contexte ou la connaissance du monde), de disjoindre référentiellement le comparé et l’étalon. Lorsque ceux-ci ne peuvent être disjoints, l’interprétation s’oriente alors vers le haut degré :

(8a) Jeanne est ressortie toujours aussi pâle (qu’elle était)6.

=> interprétation intensive

(8b) Après Jeanne, Nicole est ressortie aussi pâle (que Jeanne était).

=> interprétation comparative.

2.1.2. Si

Si n’envisage pas un positionnement sur l’échelle mais une orientation vers le haut degré. C’est un marqueur scalB. Par ailleurs, il ne marque pas la quantification mais l’intensité [-quant], ce qui explique la différence d’interprétation avec très, qui est par contre [ + quant] :

(9a) Notre prof est très/ si correct.

(9b) Il avance très/ si lentement.

La différence entre les deux morphèmes par rapport au trait [±quant] explique pourquoi certains « adjectifs affectifs ‘valorisants’ » (9c), « dévalorisants » ou des « adjectifs affectifs exprimant l’intensité de l’étonnement du locuteur » (9d) paraissent incompatibles avec très mais se combinent bien avec si ou comme exclamatif (cf. aussi Bacha 2000 : 235-250) :

(9c) *Cette histoire est très délicieuse.

(9c’) Cette histoire est si délicieuse  / Comme cette histoire est délicieuse !

(9d) *C’est très odieux  / stupéfiant.

(9d’) C’est si odieux/ stupéfiant, ce qui est arrivé  / Comme c’est odieux  / stupéfiant !

Très exprime l’orientation vers le haut de l’échelle, mais a une valeur quantifiante ‘objective’ (cf. aussi Milner 1978 ; Rivara 1990) ; il se combine donc mal avec des adjectifs/ adverbes qui indiquent déjà par leur sémantisme cette valeur (9e).

(9e) Cette maison est ??très/ si immense ; son refus de dialoguer est ??très/ si total.

(9f) Il est très/ *si exactement douze heures.

De son côté, si exprime aussi une orientation vers le haut degré, mais a une valeur non quantifiante, intensive, qui lui permet de ‘subjectiviser’ ce type d’adjectfs/ d’adverbes, et donc de rendre l’énoncé acceptable. Par contre, si ne fonctionne pas dans l’expression du haut degré quantitatif ‘objectif ‘ (9f).

2.2 Interprétations scalaires dans les constructions en comme

Nous discuterons successivement les interprétations des tours 2a (comme1) et 2b (comme2).

2.2.1. Comme1

Comme indique ici la manière et est donc normalement [- scal] :

(10a) Il ment comme il respire.

(10b) Il a dépensé l’argent comme je le lui ai conseillé.

Il ne produit alors aucune valeur de degré, mais est l’expression d’une ‘manière partagée’. Dans le prolongement de cette valeur ‘qualitative’, il faut relever d’autres interprétations proches : le comme de conformité, où la ‘manière partagée’ devient une vague conformité entre prédications (10c : « ainsi que »/ « de même (que) »), ou encore le comme additif, avec deux comparandes partageant le même prédicat (10d) :

(10c) Comme les amateurs de vin parlent en millésimes, les Anglais mesurent la valeur de leur jeunesse universitaire aux performances des équipages.

(10d) Jean comme Paul a les yeux bleus.

Que comme1 ne participe pas en soi à l’expression du degré est illustré par sa capacité à comparer un comparé et un étalon qui s’opposent par leurs propriétés, ce que l’égalité ou l’inégalité sont incapables de faire (Muller 1996 : 248) :

(11a) Il est intelligent comme son frère ne l’est pas.

(11b) *Il est aussi/ plus/ moins intelligent que son frère ne l’est pas.

Certains contextes, toutefois, peuvent orienter comme1 vers une lecture scalaire :

a) Lorsque la conformité entre les prédicats comparés induit une interprétation quantitative, le marqueur devient alors l’expression de scalA et suggère une égalité quantitative (=autant) :

(12a) Il mange comme tu bois.

(= il mange autant que tu bois).

b) Dans d’autres configurations, comme1 peut également générer une interprétation de type scalB. C’est le cas lorsque l’étalon apparaît comme un parangon par rapport au repère de la comparaison (12b, c : valeur prototypique/ stéréotypique), ou encore lorsque le repère est une qualité dont on présuppose que l’étalon la possède (ou ne la possède pas) à un haut degré par essence (12d : valeur contextuelle) :

(12b) Il est fort comme un turc.

(12c) Il chante comme un rossignol.

(12d) Il est courageux comme ton cousin.

C’est également une interprétation scalB qui est induite dans (11a) de l’absence de qualité partagée ou de conformité entre le comparé et l’étalon, de sorte que le degré de la qualité attribuée au comparé n’est plus limité.

2.2.2. Comme2

La transformation de l’étalon en parangon ouvrait déjà la voie à une interprétation de type scalB (cf. exemples (12b-c). Ce sera d’autant plus le cas lorsque tout contexte d’étalonnage du prédicat repère disparaît7. Logiquement, comme2 induit dans de tels cas une orientation sur une échelle et exprime donc un effet de sens scalB :

(13a) Comme c’est beau !  / Comme tu travailles !  / Comme tu travailles bien !

(13b) Comme tu dis des bêtises aujourd’hui !

L’orientation de l’échelle peut être positive ou négative, et comme2 peut se combiner avec un quantifiant :

(13c) Comme il mange bien/ beaucoup/ mal/ peu !

Relevons qu’il n’a plus ici la valeur d’une proforme de manière, puisqu’il ne peut plus en français moderne fonctionner en interrogative, ni pour questionner sur la manière, ni d’ailleurs sur la quantité :

(13d) Comment (*comme) sont-ils partis ?

(13e) Combien (*comme) sont partis ?

Nous pouvons donc résumer les différentes interprétations scalaires des constructions examinées de la manière suivante :

3. L’engendrement des valeurs scalaires

Les divers tours en (aus) si et en comme, les constructions similatives, équatives ou exclamatives permettent donc des lectures scalaires. Ces interprétations scalaires sont toutefois non seulement de type différent (cf. scalA vs scalB), elles sont en outre générées de manière différente. Considérons plus précisément comment les diverses constructions en arrivent à exprimer la scalarité.

3.1. Différents types d’effets scalaires

Le survol de la description des interprétations scalaires des tours en (aus) si et comme permet de distinguer, du point de vue syntaxo-discursif, deux manières d’attribuer une lecture scalaire.

a) La lecture scalaire est inhérente à la construction. Elle sera le produit direct d’une des composantes de celle-ci, plus spécifiquement d’un marqueur spécifique :

– l’interprétation scalA de si + dans les énoncés (6) est liée aux propriétés du marqueur équatif de la construction :

(14a) Paul est grand et tu l’es aussi > tu es aussi grand que Paul.

– l’interprétation scalB de si dans les énoncés (9) est également liée aux propriétés du marqueur de degré de la construction :

(14b) Tu travailles vite > Tu travailles si vite !

b) La lecture scalaire peut aussi être non inhérente à la construction. Elle sera le produit d’une interaction avec le contexte syntaxo-discursif. Une propriété particulière d’un constituant de l’énoncé pourra la déclencher. Ainsi, l’absence d’un composant indispensable de l’énoncé ou au contraire la présence d’un composant à valeur spécifique peut engendrer une telle lecture scalaire :

– l’effet scalB de si + dans (7a-b) est produit par l’impossibilité d’identifier, sur la base de l’information disponible, un étalon conceptuellement disjoint du comparé ;

– les lectures scalA et scalB de comme1 dans (12a-d) sont liées quant à elles aux types de prédicats des comparandes ou aux propriétés des étalons ;

– enfin, l’interprétation scalB de comme2 est l’expression de la disparition de tout contexte d’étalonnage du prédicat repère (13a-b).

Quel est à présent l’impact de ces différentes interprétations scalaires et de leur mode d’engendrement sur le fonctionnement des différentes constructions comparatives ou exclamatives, ainsi que sur celui de leurs marqueurs respectifs ?

3.2 Scalarité et comparaison

Plusieurs types de constructions mettent en évidence le rapport entre un comparé et un étalon (15a-b ; 16a-b) et permettent par ailleurs une interprétation scalaire (6a-d ; 12a-c) :

(15a) Paul est aussi fort que son frère.

(15b) Paul court aussi vite que son frère.

(16a) Paul est fort comme son frère.

(16b) Paul court vite comme son frère.

Leur manière de marquer la comparaison et d’inférer des lectures scalaires les différencient toutefois nettement.

3.2.1. Comparatives en aussi… que

L’énoncé (15a) signifie que “Paul est fort à un certain degré, égal à celui de son frère”. Si y marque une orientation vers le haut degré et au (tre)que borne l’orientation en positionnant la qualité sur l’échelle au même degré que ‘l’autre’. Plusieurs observations corroborent cette analyse :

a) La scalarité trouve bien sa source dans l’opérateur si + : celui-ci n’est pas combinable avec d’autres indices du haut degré (15c) ou de positionnement au sommet de l’échelle (15d) :

(15c) *Paul est aussi {très, trop} fort que son frère.

(15d) *Lors du concours d’éloquence, Paul était aussi le plus brillant que son frère il y a quelques années.

b) L’opérateur scalaire si ‘complété’ établit en outre une gradation relative de deux éléments sur l’échelle de propriété adjectivale/ adverbiale. Cette opération, qui implique en réalité deux composantes (aussi et que) et un double mouvement (indication d’un certain degré et d’une identité de positionnement sur l’échelle avec un deuxième comparande), est le fruit d’un processus de grammaticalisation complexe. Ce qui dans une langue comme le français, a été grammaticalisé à travers l’histoire de la structuration et de la restructuration des systèmes, est explicité d’une manière remarquable dans des créoles à base française des Seychelles (Haspelmath & Buchholz 1997 : 284) :

(17) I ris meme degre ki nu.

[Il est aussi riche que nous]

Effectivement, en résumant l’évolution diachronique du marqueur équatifs en français (et en faisant abstraction d’une série de phénomènes de réanalyse de structures ou de marqueurs et de réorganisation de systèmes), on peut relever les types de fonctionnement suivants (cf. Pierrard 2002 et déjà Muller 1996) :

– jusqu’à la fin du moyen français, la comparaison d’égalité était marquée par la structure si/ tant X comme (exemples tirés de Jonas 1971) :

(18a) Et por ce ne le di je mie,

Se j’avoie si bele amie,

Con vos avez, sire conpainz ! (Yvain ; Jonas 1971 : 100)

(18b) Or vos pri que vos nos dioiz por quoi nos ne trovons tant d’aventures come nos solions. (Queste ; ibid. : 101)

Si nous séparons l’apport du marqueur du repère (MRep) et celui du marqueur de l’étalon (MEtal) dans l’élaboration de la construction de l’ancien français, leur rôle sera décrit de la manière suivante :

MRep si/ tant : il assure le marquage de l’orientation de degré ;

MEtal com : il pose une similarité de degré pour l’étalon (cf. le néerlandais zoals).

– dès le moyen français, une autre structure se développe : au (tre) si/autant X que, où le rôle des deux marqueurs change :

(19a) J’ai une aussi belle amie que vous.

(19b) Vous ferez autant d’expériences que vous voudrez.

MRep aussi : il concentre à présent l’orientation de degré ET l’annonce du même degré chez un autre comparande ;

MEtal que : le deuxième élément se limite à introduire l’étalon avec lequel on pose l’égalité sur une échelle, ce qui permet l’alignement sur les systèmes de la comparaison de supériorité/ d’infériorité (plus/ moins/ aussi beau que).

c) La scalarité inhérente à la construction (15a-b) est par ailleurs, d’un point de vue communicatif, au centre de l’énoncé : pragmatiquement parlant en effet, « the speaker asserts a certain degree of likeness between x and y relative to some shared property. The existence of a common property in x and y is presupposed in the equality comparison, while the measured degree of likeness is new » (Buzarovska 2005 : 77). D’une certaine manière, on peut affirmer que la nouvelle structuration de l’opérateur scalaire met en évidence le focus communicatif de la construction. En concentrant l’information concernant « the measured degree of likeness » sur MRep – l’opérateur scalaire rend l’équativité du repère saillante et réduit MEtal à une marque de dépendance (que), qui sert à délimiter l’étalon auquel la mesure s’applique.

3.2.2. Comparatives en comme

L’énoncé (16a) signifie que « Paul est fort d’une manière comparable à ce que son frère est ». Comme y marque la similarité d’une qualité attribuée au comparé et à l’étalon.

a) Le marqueur comme n’indique pas par lui-même une orientation ou un degré sur une échelle (16c). Ceci est confirmé par le fait qu’il est combinable avec des indices du haut ou du bas degré (16d) et de positionnement sur l’échelle (16e) :

(16c) Il mange comme Paul, un yaourt par jour (= peu)/ trois steaks par repas (= beaucoup).

(16d) Paul est très/ trop fort comme son frère.

(16e) Lors du concours d’éloquence, Paul était le plus brillant, comme son frère il y a quelques années.

Lorsque l’énoncé en comme induit malgré tout une interprétation scalaire, c’est le type de prédicat comparé (16f) dans le cas de l’interprétation scalA ou la valeur de parangon de l’étalon (16g) dans le cas de scalB, qui oriente vers une lecture scalaire et définit l’orientation de celle-ci :

(16f) Il a bu comme tu as bu [ + quant].

(16g) Il est fort comme un Turc (haut degré)/ généreux comme un Ecossais (bas degré).

b) Le caractère non inhérent de la valeur scalaire est souligné par le fait que, d’un point de vue communicatif, la scalarité est secondaire puisque c’est la similarité du comparé et de l’étalon qui est au centre de l’énoncé : pragmatiquement parlant en effet, « the speaker asserts similarity of the referent x with y by way of comparing some common property whose existence is presupposed in y but is new information in x. Hence, similarity comparison functions as a grounding strategy for x by assessing likeness between x and y » (Buzarovska 2005 : 77). C’est donc de manière tout à fait conséquente que le marqueur similatif est purement un MEtal, qui oriente l’attention sur l’étalon, tandis que le repère reste non marqué.

c) La saillance de l’étalon et le renvoi au second plan du repère est une caractéristique centrale qui explique la genèse de toute une série de tours en comme1, qui exploitent la saillance du rapport comparé/ étalon. C’est une fois encore une tendance générale qui caractérise l’ensemble des langues d’Europe (cf. Hapelmath & Buchholz 1998 : 319-324).

– ainsi, le renvoi au second plan du repère favorise l’émergence de tours exprimant une simple conformité. Ici, le repère devient totalement implicite (10c ; les ‘similes’ chez Hapelmath & Buchholz 1998 : 319) et ce qui est asserté est simplement la conformité du comparé et de l’étalon :

(10c) Comme les amateurs de vin parlent en millésimes, les Anglais mesurent la valeur de leur jeunesse universitaire aux performances des équipages.

– une autre conséquence du centrage sur la similarité avec l’étalon et non pas sur la gradation du repère est la possibilité de centrer le focus communicatif sur la « new information in x » (cf (16a) : Paul est fort ; (16b) : Paul court vite), dont le sens est déterminé au moyen de la similarité avec l’étalon, en position additionnelle (= de même y) et induisant une lecture non scalaire, un type de fonctionnement qui est impossible dans le cas des équatifs (15a’-b’) :

(16a’) Paul, comme son frère, est fort.

(16b’) Paul, comme son frère, court vite.

(15a’) *Paul que son frère est aussi fort

(15b’) *Paul que son frère court aussi vite.

– La saillance de l’étalon au détriment du repère explique enfin le développement du marqueur similatif dans toute une série de tours non comparatifs, tels les phrases ‘illocutives’ (20a) et les ‘énoncés exprimant un rôle’ (20b) :

(20a) Comme les scientifiques l’ont prédit, le réchauffement de l’atmosphère fait fondre les glaciers.

(20b) Il travaille comme ingénieur.

La différence entre les tours similatifs et équatifs ne réside donc pas dans l’expression ou non d’une lecture scalaire mais bien dans la manière de générer une telle interprétation scalaire et, en conséquence, dans l’information rendu saillante par la construction comparative.

3.3. Scalarité et exclamation

Une manière différente d’exprimer la scalarité distingue également les deux types de constructions exclamatives :

3.3.1. Exclamatives en si

Nous confrontons le marqueur si des exclamatives au fonctionnement du si + des comparatives :

(1a) Robert est aussi grand que Maria.

(1b) Il est si grand !

Dans le cas de l’énoncé (1a), si oriente la propriété invoquée vers le haut degré mais cette orientation est bornée par les éléments au (tre)que, qui la positionnent sur l’échelle à un même degré que ‘l’autre’ (cf. § 3.2.1.). Lorsque l’étalon disparaît et avec lui les éléments de bornage dans l’opérateur (suppression du MEtal que et réduction du MRep aussi), plus rien ne limite le haut degré (1b : = « il est fort à un degré non borné »)

Le focus communicatif des comparatives en si + était centré sur la gradation du repère. De même, les tours exclamatifs en si feront porter le focus communicatif exclusivement sur l’intensité de l’adjectif ou de l’adverbe. Comme la modalité intensive attribuée se cantonne à un niveau intra-propositionnel, la construction exclamative en si se combine parfaitement avec des énoncés ayant des modes d’énonciation de type divers :

(21a) Est-ce qu’il est vraiment si fort ?

(21b) Il m’a dit qu’il se sentait vraiment si fort.

(21c) Alors qu’il était si fort une stupide chute a hypothéqué ses chances de victoire.

3.3.2. Exclamatives en comme

Comparons à présent le marqueur comme des exclamatives au fonctionnement de comme dans les comparatives :

(2a) Paul chante comme un rossignol.

(2a’) Il chante comme ma sœur.

(2b) Comme il chante bien !

L’énoncé (2a’) signifie que « Paul chante d’une manière comparable à ce que ma sœur chante ». Comme y marque la similarité entre comparé et étalon en les comparant du point de vue de la qualité évoquée. Il n’indique en principe pas d’orientation ou de degré sur une échelle. Toutefois, dans certains types de constructions (2a), l’exploitation de la valeur – stéréotypique ou contextuelle – de l’étalon permettait de produire des interprétations scalaires non inhérentes, donc discursives. A fortiori, la suppression pure et simple de l’étalon dans les constructions exclamatives ouvre la portée du marqueur, qui orientait le comparé vers l’étalon. Le marqueur attribuera dès lors la qualité en question au comparé à un niveau, au propre comme au figuré, ‘incomparable’. Ceci permet d’inférer une interprétation de haut degré d’attribution de la qualité impliquée au comparé :

(2a) Paul chante comme un rossignol.

[Paul est comme (= comparable à) un rossignol du point de vue du chant]

(2b) Comme il chante bien !

[Paul est comme (= comparable à) rien du point de vue du chant]

Du point de vue communicatif, rappelons que ce n’était pas la gradation de la propriété, mais bien la similarité des deux comparandes dans leur rapport à la propriété invoquée, qui était rendue saillante dans les comparatives en comme. Etant donné l’absence de tout étalon dans la construction exclamative, c’est avec une intensité sans borne que le thème (comparé sans étalon) se voit attribuer la propriété en question. Que c’est bien de l’intensité du prédicat rapporté au thème qu’il s’agit ici, sera démontré par le type de réaction qu’infèrent ces énoncés en comme :

(22a) Comme il boit, Jean !  / Oui, c’est un vrai alcoolique.

(22b) Comme vous avez de grands yeux, mère grand !  / C’est pour mieux te voir, ma petite fille.

(22c) Comme il est fort, Jean !  / Oui, c’est un véritable athlète.

Le fait que comme infère une intensité appliquée à la proposition entière explique aussi la place de comme avant le sujet (contrairement à si). Par ailleurs, il découle de ce fonctionnement que, contrairement une fois de plus à si, comme exclamatif ne se combine pas avec des énoncés de modalités différentes :

(23a) *Est-ce que vraiment comme il est fort ?  / *Comme il n’est pas fort !

(23b) *Il m’a dit que comme il se sentait fort/ ? Il m’a dit comme il se sentait fort.

(23c) *Alors que comme il était fort, une bête chute a hypothéqué ses chances de victoire.

Les seules possibilités de variation propositionnelle semblent résider dans l’emploi de comme avec des tours ‘exclamatifs indirects’, qui fonctionnent sur le modèle des ‘interrogatives indirectes’.

(23d) C’est fou comme il ment !

4. Fonctionnement des marqueurs équatifs et similatifs

Dans le fonctionnement spécifique des constructions équatives, similatives et exclamatives, les différents marqueurs jouent de toute évidence un rôle décisif. Des caractéristiques essentielles à prendre en considération ici sont le caractère composé (aussi que) ou simple (si, comme) du marqueur ainsi que sa portée (repère : aussi, si ; étalon : que, comme ; prédication : comme).

4.1. Les MRep si et si +

Si est un opérateur de scalarité (scalB) portant sur un adjectif ou un adverbe. Quelle est alors la fonction des éléments complémentaires dans si + qui permettent à l’ensemble composé d’exprimer une valeur scalA équative ? La valeur scalA est le produit de l’adjonction de deux éléments complémentaires, également indispensables : le préfixe aus- et le MEtal que.

4.1.1. La complémentarité du préfixe et du MEtal

Si marque une orientation vers le haut degré et aus- (autre) annonce un degré égal chez un autre comparande. Toutefois, le suffixe ne suffit pas pour garantir une lecture équative.

En l’absence d’étalon exprimé (et du MEtal que), aussi n’exprime plus l’équativité à cause de l’absence de bornage au moyen d’un étalon, mais oriente pragmatiquement à nouveau vers le haut degré (24a, reprenant 7a) :

(24a) Elle est ressortie, toujours aussi pâle, bien que sa joue droite porte la marque rouge de cinq doigts.

(24b) Elle était aussi pâle que lorsque je l’avais quittée/ * Elle était si pâle que lorsque je l’avais quittée.

(24c) Elle était si pâle que j’avais appelé l’ambulance.

D’autre part, le préfixe semble tout aussi indispensable car l’absence de aus- rend également une interprétation équative impossible (24b) et tend à orienter vers une lecture consécutive (24c). Pour le fonctionnement de l’opérateur équatif, les deux composantes sont donc pleinement complémentaires : le MRep renforcé assure le positionnement sur l’échelle et le MEtal que introduit l’étalon bornant la comparaison8.

4.1.2. L’absence du préfixe aus- et l’égalité non assertée

Il y a un cas toutefois où la complémentarité des deux éléments assurant la valeur équative ne s’impose pas : c’est le cas des énoncés équatifs négatifs ou interrogatifs9 :

(25a) Cet exercice n’est pas si difficile qu’on le croit.

(25b) On ne l’achète pas si facilement.

(25c) Est-il vraiment si mauvais que ça ?

Comment l’expliquer ? Un premier constat : le phénomène ne se limite pas au français, mais se retrouve dans de nombreuses langues : « Interestingly the older nonemphatic parameter marker often survives in negative equative constructions » (Haspelmath & Buchholz 1998 : 302). En outre, l’impact de la négation sur d’autres structures linguistiques dépasse le domaine de la comparaison (cf. indéfinis et polarité négative ; les déterminants indéfinis, partitifs et la négation). Examinons de plus près les trois énoncés suivants :

(26a) Paul est aussi intelligent que son frère.

(26b) Paul n’est pas si intelligent que son frère.

(26c) Paul n’est pas aussi intelligent que son frère.

(26a) pourrait être paraphrasé par / Paul est intelligent à un degré égal à son frère/. Il y a assertion d’un degré égal d’intelligence chez Paul et son frère ; l’équativité est au centre de l’énoncé et elle peut être contestée dans les deux sens de l’échelle (26a’ : mais non, il est nettement plus intelligent que son frère/ 26a” : mais enfin, il est nettement moins intelligent que son frère). (26b) sera paraphrasé par / Paul n’a pas le degré d’intelligence de son frère/ dans la mesure où l’énoncé exprime de manière non ambiguë que Paul n’atteint pas le degré d’intelligence que son frère a (cf. implication univoque = il est moins intelligent/ *il est plus intelligent). Si nous n’avons pas le marqueur si + ici, c’est tout simplement parce que ce n’est pas l’équativité qui est au centre de l’énonciation mais plutôt la non-atteinte du niveau de l’étalon. Bref il n’est plus question dans cet énoncé d’égalité et tout logiquement, l’élément soulignant l’identité avec l’autre ne s’impose plus.

Dans ce contexte, c’est (26c) qui apparaît effectivement comme moins pertinent dans la majorité des contextes dans la mesure où il centre l’énonciation sur la négation de l’équativité : / Paul est intelligent à un degré non égal à son frère /. Pragmatiquement donc, cet énoncé ne pose que la non-équativité (ou non-égalité de degré), et permet dès lors des implications dans des sens divers (Paul n’est pas aussi intelligent 10 que son frère, il est plus intelligent que lui).

4.1.3. Equatives génériques et marque d’égalité

« Generic equatives are often formally different from specific equatives in European languages. The most typical situation in SAE languages is that the demonstrative-based parameter marker of specific equatives is lacking or is optional in generic equatives » (Haspelmath & Buchholz 1998 : 309). Ce cas est illustré par les exemples du catalan (27a-b) et du néerlandais (27c-d). Dans les équatives générique (27b-d) de ces deux langues, le MRep est effectivement absent :

(27a) Ma sòrre es tan polida coma tu.

(27b) Es paure coma un rat de glèisa.

(27c) Paul is zo groot als zijn zuster.

(27d) Hij is sterk als een beer.

Ce fonctionnement spécifique illustre bien le jeu en français des deux marqueurs MRep et MEtal. Si nous reprenons en traduction les deux exemples catalans :

(27e) Ma sœur est aussi jolie que toi.

(27f) Il est pauvre comme un rat d’église.

nous constatons que, dans (27b/ 27f), l’énoncé n’exprime pas un positionnement sur l’échelle (/égalité sur l’échelle de la pauvreté/) mais pose une orientation vers le haut degré, liée au caractère de parangon de l’étalon (/il ressemble à un rat d’église, question pauvreté/). En conséquence, en français, l’élément marquant l’égalité ne passe pas vers le repère, mais reste lié à MEtal, comme dans les similatives.

4.2. Le MEtal comme

Dans la plupart des langues d’Europe, le marqueur des similatives « is based originally on a manner relative pronoun » (Haspelmath & Buchholz 1998 : 315). Cette valeur originelle de proforme de manière déterminera le fonctionnement du marqueur :

comme occupe souvent une place argumentale (de manière/ quantité) vide auprès des deux prédicats (V ou Copule + Adj) dans les similatives (cf. 10a-b). Dans d’autres emplois, c’est une proforme co-saturante (2a : ‘de manière similaire’) ;

– même en exclamative, comme a maintenu quelques emplois révélant ses origines d’adverbe de manière (exemples de Bacha 2000) :

(28a) Comme vous y allez !

(28b) Comme vous le traitez !

Son comportement dans les exclamatives indirectes (23d) révèle un certain parallélisme avec le comportement des proformes en emploi interrogatif direct et indirect (23d’) :

(23d) C’est fou comme il ment ! (Comme il ment !)

(23d’) Je me demande qui ment. (Qui ment ?)

(23d”) *C’est fou il fait si chaud. (Il fait si chaud !)

– Le fonctionnement de comme avec la négation est également remarquable dans la mesure où il concentre en un seul fonctionnement syntaxo-sémantique ce que l’équatif répartit sur l’alternance aussi/ si :

(29)   Paul n’est pas intelligent comme son frère.

(29a) Paul et son frère ne sont pas intelligents.

[A = /– intelligence/ comme B = /– intelligence/]

(29b) Paul n’a pas la même forme d’intelligence que son frère.

[A = / + intelligence/ et B = / + intelligence/ mais /– comme/]

(29c) Paul n’est pas intelligent et son frère l’est.

[A = /– intelligence/ comme B = / + intelligence/].

Dans la lecture (29a), la négation porte sur chacune des prédications ; dans l’interprétation (29b), la négation porte sur le marqueur de similarité ; dans (29c) enfin, la négation porte uniquement sur une des prédications placées dans un rapport de similarité. Notons que les interprétations (29b-c) rejoignent les effets de sens obtenus dans (26b-c) avec si ou aussi, mais sans inférence scalaire directe.

5. Conclusions

L’étude du fonctionnement des marqueurs si, si + et comme dans les constructions équatives, similatives et exclamatives, montre qu’en français moderne, la propriété scalaire, qui ne doit pas être confondue avec la quantification, joue un rôle bien plus complexe qu’initialement attendu dans la distinction entre les diverses constructions.

La description des différentes interprétations a mis en évidence qu’il est indispensable de distinguer non seulement diverses valeurs scalaires (scalA et scalB) mais aussi divers effets scalaires, qu’il est possible d’engendrer dans les constructions au moyen de contextes syntaxo-discursifs adéquats. En conséquence, les lectures scalaires dans les constructions examinées seront le produit non seulement de divers types de scalarité mais également de divers modes d’attribution de celle-ci :

ConstructionType de scalaritéMode d’attribution
Si++scalA+inhérent
+scalB-inhérent
Si+scalB+inhérent
Comme1-scal +scalA/B+inhérent -inhérent
Comme2+scalB-inhérent

Constructions équatives, similatives, exclamatives et interprétations scalaires

En fin de compte, la scalarité ne sépare-t-elle pas aussi (ou si) radicalement qu’on le prétend les constructions équatives et similatives ? Notre étude tend à montrer en effet que la propriété ne sépare pas en soi les deux constructions. Celles-ci se distinguent néanmoins par la manière dont elles instrumentalisent la scalarité :

– Dans le cas des équatives, l’importance de leur lien inhérent avec la scalarité à travers le marqueur si se combine avec un impact syntaxo-discursif, qui permet de moduler l’expression des différentes lectures scalaires. Le marqueur composé si + limite la portée du si de haut degré qu’on retrouve dans les exclamatives, et pourra ainsi exprimer un positionnement scalaire dans la comparaison d’égalité.

– Pour ce qui concerne les similatives, les lectures scalaires ne sont nullement inhérentes aux composantes de la construction, et en particulier au marqueur comme. Elles sont essentiellement obtenues par des effets discursifs : la similarité entre prédicats quantifiants (Il bois comme Paul), entre le comparé et un étalon générique (Il chante comme un rossignol), l’emploi d’un parangon (Il est fort comme un turc). Parfois aussi, c’est simplement l’interprétation contextuelle de l’énoncé (elle est belle comme la sœur de Jean) qui permet une interprétation scalaire. Dans le prolongement de ce fonctionnement, l’absence de tout étalon ouvre la portée du marqueur, qui orientait le comparé vers l’étalon. L’ouverture de la portée du marqueur permet d’intensifier le comparé par rapport à la qualité impliquée (comme il est fort), inférant de cette manière une lecture exclamative.

Références bibliographiques

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1 Les auteurs sont cités par ordre alphabétique. Cette contribution s’inscrit dans le cadre d’une recherche financée par le FWO.

2 Haspelmath & Buchholz parlent d’un véritable « European Sprachbund characterized by a substantial set of common features, which can be called ‘Standard Average European’ » (1998 : 278).

3 Le rôle de la scalarité dans les exclamatives a été largement souligné : « Exclamatives introduce a conventional scalar implicature to the effect that the proposition they denote lies at the extreme end of some contextually given scale » (Zanuttini & Portner 2003 : 47. Cf. aussi Rys 2006 : 220).

4 La quantification est généralement entendue comme l’attribution de la quantité à un phénomène mesurable ou comptable ou la déclaration de cette quantité (trois livres ; beaucoup d’eau).

5 Nous distinguons dans la comparaison à la suite de Haspelmath & Buchholz 1998 : 279 le comparé, le repère (paramètre) de la comparaison, l’étalon de comparaison, le marqueur du repère (ou MRep) et le marqueur de l’étalon (ou MEtal).

6 La non-disjonction référentielle du comparé et de l’étalon déclenche dans d’autres constructions aussi une lecture intensive :

(a) Distraite comme elle est, elle a oublié le jour de mon anniversaire (= elle est très distraite).

7 Cette « incomplétude », produite par l’absence d’étalon, serait à la base de ce que Rys (2006 : 220) appelle l’effet d’instabilité de l’assertion, généré par le morphème indéfini comme, et qui est propre aux exclamatives.

8 Pour une caractérisation plus détaillée du MRep que, voir Pierrard 2008.

9 La complémentarité ne s’impose pas mais est malgré tout souvent présente :

(a) D’autres supposent que le témoignage de Micheline, tel que rapporté par Arno et Serge Klarsfeld, n’est pas aussi spontané que cela. (Le Monde, 1998).

Il s’agit donc d’une zone d’instabilité variationnelle dans le système et il faut donc expliquer pourquoi il y a ici cette résistance au MRep si +.

10 Aussi sera alors souvent marqué par un accent emphatique.