Book Title

Scalarité et corrélation

Syntaxe et sémantique des corrélatives comparatives en espagnol

Cristina SÁNCHEZ LÓPEZ

1. Introduction1

Les comparatives corrélatives sont des structures complexes composées de deux propositions qui ont la particularité de comporter chacune un comparatif d’inégalité. Il s’établit donc entre elles une relation sémantique de proportionnalité : la quantité ou degré exprimé dans une proposition augmente ou diminue au fur et à mesure qu’augmente ou diminue la quantité ou degré exprimé dans l’autre. Dans des langues comme le français ou l’anglais, ces constructions sont formées par la simple présence des comparatifs d’inégalité, comme on le voit en (1) :

(1) a. The more books I read, the more I understand

b. Plus je lis de livres, plus je comprends

En espagnol, par contre, le modèle syntaxique des exemples de (1) n’est pas productif2 : les comparatifs d’inégalité sont précédés, respectivement, par le quantifieur relatif cuanto ‘combien’ et le démonstratif de quantité tanto ‘autant’3. Deux ordres de propositions sont possibles : la proposition introduite par cuanto peut précéder, comme dans (2a), ou suivre, comme dans (2b) celle qui contient tanto. Ce dernier terme est normalement omis dans la langue courante.

(2) a. Cuantos más libros leo, (tanto) más comprendo combien plus de livres je lis, (autant) plus je comprends4

b. (Tanto) más comprendo cuantos más libros leo (autant) plus je comprends, combien plus de livres je lis

Du point de vue sémantique, ces constructions ont une relation évidente avec le concept de scalarité. La relation sémantique de proportionnalité peut être conçue comme une relation entre deux échelles : au fur et à mesure qu’augmente ou diminue la quantité ou degré de l’une, augmente ou diminue la quantité ou degré de l’autre. Du point de vue syntaxique, un des principaux problèmes posés par ces constructions concerne les limites entre parataxe et hypotaxe. L’absence de marqueurs explicites de subordination dans les constructions de (1) ainsi que les différences notables par rapport aux schémas formels et interprétatifs d’autres phrases complexes ont conduit certains linguistes à se demander si la relation syntaxique reliant les deux propositions était de subordination ou de coordination, question sur laquelle personne ne se met accord. Des auteurs comme Fillmore 1986, McCawley 1988 et Culicover et Jackendoff 1999 et 2005 les analysent comme des constructions idiosyncrasiques aussi bien du point de vue syntaxique que sémantique, avec les propriétés qui ne découlent pas de principes grammaticaux prédictibles, puisque leur syntaxe est propre à la parataxe mais leur sémantique est propre à la subordination. D’autres comme den Dikken 2005, Borsley 2004 et Abeillé et Borsley 2006 soutiennent qu’elles sont calquées sur des patrons syntaxiques productifs et que leurs propriétés ne sont pas idiosyncrasiques mais prédictibles à partir de principes plus généraux.

L’étude de ces constructions en espagnol présente des arguments théoriques et empiriques favorables à ce second point de vue. Les corrélations comparatives de l’espagnol sont différentes de celles de l’anglais et du français dans le sens où elles combinent deux corrélatifs différents : le démonstratif tanto et le relatif cuanto. Cette particularité leur permet d’expliciter la relation syntaxique entre les propositions corrélées. Dans cette étude nous proposerons qu’il s’agit de constructions à subordination. Notre hypothèse est que les corrélations comparatives de proportionnalité en espagnol résultent de la combinaison de deux structures de comparaison : d’un côté, une comparaison d’égalité, introduite par tanto, qui sélectionne la proposition de cuanto en tant que coda comparative ou deuxième terme de la comparaison ; d’autre part les comparaisons de supériorité (ou d’infériorité) respectives, introduites par más ‘plus’ (ou menos ‘moins’). Cette analyse permet d’expliquer en quoi les propriétés formelles spécifiques à ces phrases suivent des modèles généraux, productifs dans d’autres constructions d’intensité. Elle permet en même temps de dériver, comme nous le verrons, l’interprétation sémantique de proportionnalité dans l’augmentation ou la diminution sur une échelle de mesure.

Notre étude s’organisera comme suit. Nous commencerons par décrire les propriétés formelles des corrélations comparatives et nous proposerons une analyse syntaxique détaillée. Nous nous pencherons en particulier sur la nature de la relation syntaxique reliant les deux propositions (cf. § 2.1.), sur les propriétés de la proposition introduite par cuanto (§ 2.2.), sur la fonction de cuanto et tanto (cf. § 2.3.), sur la place des adverbes comparatifs d’inégalité (cf. § 2.4.) et sur les deux ordres possibles des propositions (cf. § 2.5.). Nous approfondirons ensuite les aspects sémantiques dans le but d’expliquer, à partir de l’analyse syntaxique proposée, l’interprétation proportionnelle (§ 3.1.), la propriété de la contiguïté temporelle (§ 3.2.) et la relation implicative (cf. § 3.3.) des structures en question.

2. Analyse des corrélations comparatives de proportionnalité

2.1. Hypotaxe ou parataxe ?

Il est fondamental de déterminer le type de relation syntaxique existant entre deux propositions en corrélation pour pouvoir les analyser. Dans les lignes qui suivent nous proposerons quelques arguments pour étayer l’idée que la proposition introduite par cuanto est subordonnée à celle qui contient tanto. L’argument le plus évident est que cette proposition est introduite par un pronom relatif, élément de nature intrinsèquement subordinative. Cependant, cette différence formelle entre les deux propositions en espagnol, qui n’existe ni en français ni en anglais, n’a pas empêché certains auteurs de remettre en cause leur nature hypotaxique5.

Parmi les preuves qui démontrent qu’il s’agit d’une relation de subordination, signalerons les plus importantes :

a) Sélection modale. En espagnol, le mode subjonctif du verbe caractérise des propositions subordonnées6. Comme on peut le voir en (3a), les verbes des deux parties de la corrélation comparative peuvent être à l’indicatif, mais si on compare (3a) avec (3b), on verra qu’alors que le verbe de la proposition introduite par cuanto peut être au subjonctif, cela n’est pas possible pour le verbe de l’autre proposition qui sera obligatoirement à l’indicatif. Lorsque la construction corrélative est subordonnée à un prédicat qui sélectionne le mode subjonctif, comme en (3c), le subjonctif induit n’apparaît jamais dans la proposition introduite par cuanto.

(3) a. Cuantos más libros leo, tanto más comprendo combien plus de livres je lis, autant plus je comprends

b. Cuantos más libros {leo/lea}, tanto más {comprendo/combien plus de livres je {lis/lise}, autant plus je {comprends/*comprenda} comprenne}

c. Es posible que cuantos más libros {leo/*lea}, más {*comprendo/comprenda}

Il est possible que combien plus de livres je {lis/lise}, autant plus je{comprends/comprenne}

b) Possibilité d’avoir un verbe à une forme impersonnelle. La mauvaise formation de (4a) montre que les corrélations comparatives ne peuvent pas mettre en relation des propositions ayant un verbe à une forme non personnelle. Cependant la partie de la corrélation qui contient (tanto) más peut, elle, avoir un verbe à une forme non personnelle, à condition qu’il dépende d’un prédicat qui le requiert ou le permet. Elle peut ainsi avoir un verbe à l’infinitif (4b) ou au gérondif (4c). En revanche, la partie de la corrélation introduite par cuanto ne peut avoir de verbe à l’infinitif ni au gérondif dans aucun des cas précédents. Ce comportement différent des deux parties de la corrélation amène à penser que la proposition avec cuanto est une subordonnée et dépend donc de l’autre partie de la corrélation, qui est, quant à elle, la principale. S’il s’agissait d’une structure à coordination, on s’attendrait à ce que les deux verbes apparaissent au même temps verbal, ce qui n’est pas le cas.

(4) a. *Cuanto más trabajar, más ganar

combien plus travailler, plus gagner

b. Es deseable ganar más cuanto más {se trabaja/*trabajar}

Il est souhaitable de gagner plus combien plus {on travaille/*travailler}

c. Ganando más cuanto más {trabajaba/*trabajando}, esperaba seguir ascendiendo en su empresa

En gagnant plus combien plus {il travaillait/*travaillant}, il espérait continuer à avoir de l’avancement dans son entreprise

c) Extraction d’un interrogatif. Les exemples en (5b) et (5d) montrent qu’on ne peut pas extraire de syntagme interrogatif de la proposition introduite par cuanto, quel que soit l’ordre des propositions. L’extraction est possible, néanmoins, de la proposition introduite par tanto, comme on peut voir en (5a) et (5c). Cette asymétrie prouve la différence de statut hiérarchique des deux parties de la corrélation7, mais elle offre aussi un argument direct pour ne pas considérer qu’elles sont coordonnées, car, si elles l’étaient il serait impossible d’extraire un élément quelconque de n’importe lequel des deux termes de la coordination8.

(5) a. Dime de quiéni [[cuanto más lo conoces] menos te fías hi]

Dis-moi en qui [[combien plus tu le connais] moins tu as confiance hi]

b. *Dime a quiéni [[cuanto más conoces hi] menos te fías de él]

Dis-moi qui [[combien plus tu connais hi] moins tu as confiance en lui]

c. Dime de quiéni [te fías hi menos [cuanto más lo conoces]]

Dis-moi en qui [tu as le moins confiance hi [combien plus tu le connais]]

d. *Dime a quiéni [te fías de él menos [cuanto más conoces hi]]

Dis-moi qui [tu as le moins confiance en lui [combien plus tu connais hi]]

d) Possibilité d’interroger les corrélatifs. Seul tanto peut être objet d’une question et par conséquent être remplacé par l’interrogatif cuánto (cf. la différence d’acceptabilité de (6a) et de (6b)) ; et seul tanto peut servir de réponse à une question, comme le montre (6c). La corrélation en (6d), bien qu’elle soit correcte grammaticalement, s’avère inadéquate comme réponse :

(6) a. ¿Cuánto más ganas cuantos más años de antigüedad tienes ?

Combien de plus tu gagnes combien plus d’années d’ancienneté tu as ?

b. *¿Cuántos más años de antigüedad tienes tanto más ganas ?9

Combien plus d’années d’ancienneté tu as, autant de plus tu gagnes ?

c. ¿Cuántos años de antigüedad tienes ? Tantos más cuanto más viejo soy

Combien d’années ancienneté as-tu ? D’autant plus que je suis plus vieux

d. ¿Cuántos años de antigüedad tienes ? #Cuantos más tengo, más viejo soy

Combien d’ancienneté as-tu ? combien plus j’en ai, plus je suis vieux

Toutes ces données montrent donc que, dans les corrélations comparatives de proportionnalité, la proposition introduite par cuanto est subordonnée à celle introduite par tanto. Mais il est beaucoup plus compliqué de déterminer de quel type de subordonnée il s’agit. Selon notre hypothèse, les corrélatives comparatives de proportionnalité sont le résultat de la combinaison de deux constructions syntaxiques indépendantes : d’une part, les constructions comparatives corrélatives d’égalité comprenant la structure tanto… cuanto… ; et des propositions contentant un comparatif d’inégalité, de l’autre. Par conséquent, nous partirons de l’idée que les corrélations comparatives de proportionnalité sont un sous-type des corrélations avec tanto… cuanto, dont elles diffèrent principalement par le fait qu’elles comportent des comparatifs d’inégalité dans chaque proposition. Cette structure complexe est, comme on le verra, à l’origine des différences entre les corrélatives ‘simples’ avec tanto… cuanto et les corrélations comparatives de proportionnalité, ainsi que de l’interprétation particulière de ces dernières. De ce fait, avant de décrire le fonctionnement des corrélations comparatives proportionnelles, il nous faut d’abord définir celui des corrélatives ‘simples’ avec tanto… cuanto.

2.2. La corrélation tanto… cuanto…

Dans ce paragraphe, nous allons démontrer que les corrélations avec tanto… cuanto sont des structures comparatives d’égalité, dans lesquelles la proposition introduite par cuanto est une proposition subordonnée relative sans antécédent dont la fonction est celle de second terme de la comparaison ou coda comparative, sélectionnée par le noyau d’intensité tanto.

Les grammaires de l’espagnol considèrent cuanto comme un quantificateur relatif (cf. Brucart 1999 : § 7.5.5.). En tant que tel, il introduit des subordonnées restrictives ou spécificatrices, jamais explicatives. On peut l’employer sans antécédent, comme en (7), ou avec un antécédent contenant le démonstratif tanto, comme en (8) :

(7) a. Desprecian cuanto ignoran

On méprise combien (=tout ce qu’) on ignore

b. Tengo cuantos amigos necesito

J’ai combien d’amis (=autant d’amis que) je nécessite

(8) a. Porque tanto no te amé cuanto agora te aborrezco (Gil Polo ; RAE 1931 : § 423ª)

Parce que je ne t’ai pas autant aimé combien (=que) maintenant je te déteste

b. Se olvidó de tantos compromisos cuantos había anunciado (Brucart, 1999 : § 7.5.5.)

Il a oublié autant de rendez-vous combien (=que ceux qu’) il avait annoncés

c. Encargaremos tantos cubiertos cuantos comensales asistirán a la cena (Sánchez López 1999 : § 16.2.4.)

Nous commanderons autant de couverts combien (=que de) convives assisteront au dîner

(9) a. El muchacho resultó tan10 inteligente cuan audaz nos había parecido

Le jeune s’est avéré autant (=aussi) intelligent combien (=qu’) il nous avait paru audacieux

b. Acabaré rogando a Dios (…) que tan larga vida os dé cuan corta os dio la persona (J. De Arce de Olárola, c.1550 ; CORDE)

J’en finirai par demander à Dieu (…) qu’il vous donne une vie d’autant plus longue combien (=qu’) il vous a fait petit

c. El mesmo Dios se queja que cuan cerca tienen las palabras deshonestas en su boca tan lejos tienen dél sus corazones (J. De Pineda, 1589 ; CORDE).

Le même Dieu se plaint que combien plus proches sont les gros mots de leur bouche, autant plus loin de lui sont leurs cœurs

Les propositions introduites par cuanto des exemples précédents ont été analysées comme des propositions subordonnées relatives dont l’antécédent est tanto (cf. Brucart 1999). Cependant, ces constructions possèdent certaines propriétés spécifiques11 qui les séparent des propositions subordonnées relatives fonctionnant comme des modificateurs ou des compléments du nom.

a) Contrairement aux autres propositions subordonnées relatives, on ne peut pas supprimer celles qui sont introduites par cuanto sans que le résultat ne soit agrammatical. Cette particularité est due à la présence dans la principale de tanto. Comparons les exemples de (10a, b) avec ceux de (10c, d) :

(10) a. Hemos leído tantos libros *(cuantos encontramos)

Nous avons lu autant de livres *(combien nous avons trouvée)

b. Es tan inteligente *(cuan audaz nos había parecido)

Il est aussi intelligent (combien il nous avait paru audacieux)

c. Hemos visto a los chicos (con quienes hablabais ayer)

Nous avons vu les garçons (avec qui vous parliez hier)

d. No quería pasar por ese lugar (donde se amontonan los vagabundos).

Il ne voulait pas passer par cet endroit (où s’entassent les clochards)

b) Cuanto est un quantificateur relatif mais il n’admet pas d’autres corrélateurs que tanto et así (cf. (17) ci-dessous). La mauvaise formation des exemples de (11a) pourrait être due au fait que les démonstratifs et les articles sont des déterminants définis sans valeur quantitative, et cette dernière est indispensable à l’antécédent de cuanto ; cependant, nous avons besoin d’une autre explication, car d’autres quantificateurs – qu’ils soient existentiels, imprécis ou numéraux – ne peuvent pas servir de corrélateurs supérieurs pour cuanto ; cf. l’agrammaticalité de (11b) :

(11) a. *Se olvidó de {aquellos/los} compromisos cuantos había anunciado

Il a oublié {ces/les} obligations combien (=tous ces qu’) il avait annoncés

b. *Se olvidó de {algunos/muchos/tres} compromisos cuantos había anunciado

Il a oublié {quelques/beaucoup d’/trois} obligations combien (=tous ces qu’) il avait annoncé

Les exemples de la corrélation tan… cuan sont également inacceptables si, au lieu de tan, on utilise un autre élément d’intensité ; cf. (12) :

(12) a. *El muchacho resultó {muy/bastante/poco} inteligente cuan listo nos había parecido

Le jeune s’est avéré {très/assez/ peu) intelligent combien il nous avait paru malin

b. Te amé *{mucho/bastante/un poco} cuanto ahora te aborrezco Je t’ai aimé {beaucoup/assez/un peu} combien maintenant je te hais)

On pourrait objecter que le quantificateur todo peut, lui aussi, être antécédent de cuanto, dans des phrases comme Desprecia todo cuanto ignora [Il méprise tout ce qu’il ignore]. Pourtant il s’agit d’un faux antécédent : si c’en était un, il aurait pu avoir une fonction syntaxique différente de celle du pronom relatif. La séquence est en effet bizarre (*Desprecia todo con cuanto no está de acuerdo [Il méprise tout ce avec COMBIEN (=quoi) il n’est pas d’accord]), ce qui est dû aussi à une compatibilité réduite de cuanto avec les prépositions (v. ci-dessous). Comme l’observe Martínez 1994 : 48, todo est un pléonasme, un « simple adjectif redondant », adjacent au relatif, et peut être supprimé.

c) Contrairement aux subordonnées introduites par d’autres pronoms relatifs, celles introduites par cuanto ne peuvent pas être régies par un groupe nominal sans déterminant.

(13) a. *Tenía () amigos cuantos pudiese desear

Il avait () amis combien (=autant qu’) il pouvait en vouloir

b. Tenía () amigos que le ayudarían en cualquier circunstancia

Il avait () amis qui l’aideraient en toute circonstance

d) Il existe des restrictions sur la présence d’une préposition devant cuanto. Martínez García 1987 et Brucart 1999 observent que ce dernier, contrairement à d’autres pronoms relatifs, ne peut pas être précédé d’une préposition, ce qui réduit de façon significative les fonctions syntaxiques de cuanto : il peut être sujet, complément d’objet direct non prépositionnel ou attribut. Cf. les différents degrés d’acceptabilité des exemples réunis sous (14) :

(14) a. Volvió a asumir tantos compromisos cuantos había olvidado

Il a de nouveau assumé autant d’obligations combien il avait oubliée

b. *Volvió a asumir tantos compromisos de cuantos se acordaba

Il a de nouveau assumé autant d’obligations de combien il se rappelait

c. *Guardé tantos paquetes a cuantos tú habías puesto una cinta.

J’ai rangé autant de paquets à combien (=auxquels) tu avais mis un ruban

e) Enfin, cuanto n’introduit que des propositions relatives déterminatives, pas les explicatives. D’après Brucart 1999 : 506, les explicatives expriment des incidences, ce qui empêcherait la corrélation avec l’antécédent et entraînerait la mauvaise formation des phases suivantes :

(15) a. *Los invasores, cuantos entraron en la aldea, estaban rendidos

Les envahisseurs, combien (=tous ceux qui) entrèrent dans le village, étaient épuisés

b. *Tantos invasores, cuantos entraron en la aldea, estaban rendidos.

Autant d’envahisseurs, combien (=tous ceux qui) entrèrent dans le village, étaient épuisés

Ces propriétés de cuanto nous obligent à remettre en question l’analyse selon laquelle, dans les corrélatives, des propositions contenant cuanto sont des subordonnées relatives canoniques. Il s’agit, pour nous, de subordonnées relatives sans antécédent qui fonctionnent comme les termes d’une structure comparative d’égalité. Cette analyse s’appuie sur deux piliers : la relation particulière qui s’établit entre les deux éléments en corrélation et les propriétés que ces constructions partagent avec les comparatives d’inégalité.

Comme nous l’avons déjà fait remarquer, seul tanto, contrairement à d’autres quantificateurs, peut servir d’antécédent de cuanto. La nature démonstrative de tanto, qui le distingue d’autres quantificateurs, en est la cause. Si l’on considère qu’un élément déictique n’a pas de valeur fixe préétablie, que celle-ci ne reste pas constante mais varie avec chaque acte d’énonciation (cf. Eguren 1999 : § 14.1), tanto trouve parfaitement sa place dans cette catégorie sémantique et peut être considéré comme un démonstratif de quantité12. Il définit sa valeur quantitative en renvoyant à un antécédent qui peut être un quantificateur indéfini ou un numéral, comme on peut le voir en (16) :

(16) a. Trajeron muchas sillas, aunque yo no había pedido tantas

Ils avaient apporté beaucoup de chaises alors que je n’en avais pas demandé autant

b. Julia se tomó dos helados y Blanca otros tantos

Julia a mangé deux glaces et Blanca autant d’autres

Le fait que dans les comparatives tanto puisse être remplacé par le déictique de manière así ‘ainsi’, prouve indirectement que tanto est un élément déictique, comme on le voit dans les exemples suivants13  :

(17) a. Así le aborrecían cuanto ahora le codician (Herrera, 1601 ; CORDE)

Ainsi ils le détestaient combien maintenant ils le désiraient

b. Fue la respuesta muy notable, así de sentenciosa y grave cuanto aguda (Mend. ; apud Cuervo CDRLC s.v. cuanto).

La réponse fut remarquable, ainsi (=aussi) pompeuse et grave combien (=qu’) elle était incisive.

Ainsi, il faut donc que tanto entre en corrélation avec cuanto pour saturer son incomplétude sémantique. De façon similaire, cuanto n’est en aucun cas possible sans la présence de tanto14, même s’il y a dans la phrase d’autres éléments qui expriment la quantité, comme nous l’avons déjà vu. Ce qui suggère que la relation entre ces deux éléments est plus complexe que celle qui existe entre un pronom relatif et son antécédent15.

Nous proposons de considérer la corrélation avec tanto et cuanto comme une structure comparative d’égalité dont tanto introduit le premier terme de la comparaison et cuanto introduit le seconde terme ou code comparative. Cette analyse nous permet de regarder la relation de dépendance mutuelle entre tanto… cuanto d’un autre point de vue. Il existe de nombreuses analyses récentes qui considèrent les structures comparatives d’inégalité comme une expansion d’un noyau d’intensité qui prend les termes de comparaison pour des compléments obligatoires16. Elles ont un point commun, celui de défendre que les noyaux d’intensité más, menos ont deux compléments obligatoires : l’un est la base de comparaison qui correspond au syntagme qu’ils précèdent immédiatement, l’autre est la coda ou terme de comparaison, qui correspond au groupe syntaxique introduit par que/de. La relation de solidarité qui existe entre les comparatifs d’inégalité et la coda de comparaison équivaut à celle qui existe entre un noyau et le complément obligatoire qu’il sélectionne. Si l’on étend cette analyse à la comparaison d’égalité, tan (to) sera un noyau de degré qui prend deux compléments obligatoires : la base de comparaison et la coda ou deuxième terme de la comparaison, introduite par cuanto/como. La relation de dépendance mutuelle n’empêche pas l’existence d’une relation de hiérarchie, c’est-à-dire de subordination, entre les deux, puisque le premier est l’élément qui sélectionne ou requiert le second.

L’application de cette analyse aux corrélations avec tanto… cuanto a l’avantage d’expliquer certains faits. D’abord, le fait que cuanto puisse alterner avec la conjonction como (qui introduit normalement la coda dans les comparatives d’égalité), lorsque sa fonction est nucléaire (c’est-à-dire quand il n’est pas immédiatement suivi d’un adjectif ou d’un substantif) comme dans les exemples suivants :

(18) a. Es tan grande {cuan/como} parecía

Il est aussi grand (COMBIEN/comme) il en avait l’air

b. Lee tantos libros {cuantos/como} puede comprar

Il lit autant de livres (COMBIEN/comme) il peut en acheter.

Comme l’a démontré Cano 1995, à l’origine, le terme de la comparaison d’égalité pouvait être introduit aussi bien par como que par cuanto. Cependant, como a réussi à s’imposer pour remplacer cuanto. D’après Cano, cette substitution avait commencé dans les constructions de nature intensive, usage qui avait dû être antérieur à l’usage quantitatif proprement dit, puisqu’on conserve des héritiers directs du schéma original tanto… cuanto pour comparer des quantités, mais pas de tanto… como. En espagnol actuel, seul como est possible dans les usages adverbiaux, comme en (19a), ou quand le terme de comparaison n’est pas une proposition mais un syntagme, comme en (19b)17 :

(19) a. La casa estaba tan desordenada {*cuanto/como} quedó al marcharnos

La maison était aussi en désordre {combien/comme} elle était restée quand nous sommes partis

b. María está tan alta {*cuanto/como} Ana

Maria est aussi grande {combien/comme} Anna

De plus, comme le signale Sáez 1999 : 1133, les propositions introduites par cuanto peuvent être remplacées par d’autres subordonnées relatives sans antécédent, notamment par celles qui sont introduites par les pronoms relatifs formés de <article + que>, même si, dans ce cas-là, la présence de la conjonction como est indispensable : Compré tantos vasos {cuantos/como los que} me habías dicho [J’ai acheté autant de verres {combien/comme ceux que} tu m’avais dit].

Cela peut expliquer, en plus, le problème bizarre des prépositions. Comme on le voyait plus haut, contrairement à d’autres pronoms relatifs, cuanto ne peut pas être précédé d’une préposition. Le contraste de (20a) et de (20b) n’a pas d’explication facile ni satisfaisante, si l’on suppose que la proposition introduite par cuanto est une simple proposition déterminative qui a une fonction de modificateur ou de complément du nom. Cependant cette explication devient particulièrement cohérente, si on considère la proposition introduite par cuanto comme une coda comparative, puisque aucune subordonnée relative ayant cette fonction n’admet de préposition, comme on le voit en (21) :

(20) a. Lee todos los libros de los que le hablan bien

Il lit tous les livres desquels on lui parle bien

b. *Lee tantos libros de cuantos le hablan bien

Il lit autant de livres de combien on lui parle bien

(21) a. Tiene más amigos de los que puede ver

Il a plus d’amis que ceux qu’il peut voir

b. *Tiene más amigos de con los que puede salir

Il a plus d’amis qu’avec ceux qu’il peut sortir.

Quelle que soit la raison qui explique cette restriction, le fait qu’elle se manifeste de façon similaire dans les codas comparatives d’inégalité et dans les propositions introduites par cuanto confirme qu’on peut considérer ces dernières comme des termes de la comparaison d’égalité18.

Ainsi, on peut donc analyser les corrélations avec tanto… cuanto comme des structures comparatives d’égalité qui ont pour caractéristique le fait que le noyau comparatif tanto a comme second terme de comparaison une subordonnée relative introduite par cuanto. Cette dernière ne remplit donc plus une simple fonction de complément du nom, mais fonctionne comme coda de comparaison, ce qui explique ses différences par rapport à d’autres subordonnées relatives.

2.3. Les corrélations <cuanto {más/menos}… tanto {más/menos}>.

Dans le paragraphe précédent, nous avons défini la construction corrélative de base tanto… cuanto comme une structure comparative d’égalité, dans laquelle la proposition subordonnée relative introduite par cuanto constitue une coda de comparaison sélectionnée par le noyau d’intensité tanto. C’est la valeur de base de cette construction, valeur à laquelle il faudra ajouter les valeurs des deux comparatifs d’inégalité présents dans les deux parties de la construction. Quelle serait la valeur globale de la structure cuanto {más/menos}… tanto {más/menos} ?19 Pour répondre à cette question, examinons les exemples suivants :

(22) a. Tanto te amé cuanto te aborrezco ahora

Je t’ai autant aimée combien je te déteste maintenant

b. Tanto más te amaré cuanto más te aborrezca ahora

Je t’aimerai d’autant plus combien plus je te déteste maintenant.

En (22a), les quantificateurs tanto et cuanto établissent l’égalité de degré des propriétés décrites par les verbes amar et aborrecer. En (22b), tanto et cuanto établissent également l’égalité de degré des verbes respectifs, mais, cette fois, ces verbes sont déjà modifiés par l’adverbe de supériorité más. Il faut donc poser la question dans les termes suivants : quelle est la fonction des corrélatifs tanto et cuánto par rapport aux comparatifs d’inégalité más et más ? Dans ce qui suit, nous nous appliquerons à montrer que tanto et cuanto sont les modificateurs de leurs comparatifs d’inégalité respectifs ; plus exactement, leur fonction est celle de différentiel dans la structure comparative.

Les comparatifs d’inégalité más et menos peuvent, en effet, être eux-mêmes modifiés. Dans les structures comparatives, ce modificateur qui, en général, les précède et qu’on appelle « différentiel », exprime la distance qui sépare les deux termes comparés par rapport à la propriété en question. De ce fait, n’importe quelle structure comparative peut se composer des éléments suivants : un adverbe de degré comparatif (más/menos), la qualité ou la quantité comparée (l’élément modifié par le comparatif), un terme de comparaison ou coda comparative (introduite par que/de) et, éventuellement, un différentiel qui mesure l’intervalle qui sépare les degrés comparés ; cf. :

(23) Mucho      mas                alto              que sus hermanos

Beaucoup         plus               grand            que ses freres

différentiel      noyau            propriété     terme de comparaison

                         comparatif    comparée    ou coda

Le différentiel doit être un quantificateur : un adverbe, quand le comparatif modifie un adjectif ou un adverbe, ou qu’il est lui-même un adverbe (cf. (24a) ; un déterminant, lorsque le comparatif s’applique à un substantif (cf. (24b)20) ; un syntagme de mesure, lorsque le comparé est une propriété ou objet mesurables (cf. (24c) :

(24) a. Es bastante más {alto/tarde} de lo que pensábamos

Il est passablement plus {haut/tard} que ce que nous pensions

b. Recogió muchas menos firmas de las que había previsto

Il a rassemblé beaucoup moins de signatures que celles qu’il avait prévu

c. La alfombra es diez centímetros más larga que el pasillo

Le tapis est dix centimètres plus long que le couloir.

Le différentiel peut être également un quantificateur interrogatif ou exclamatif :

(25) a. ¿Cuánto más te aborrezco ahora ?

{Mucho/poco/bastante… } Combien de plus je te déteste maintenant ? {beaucoup/peu/ assez… }

b. ¡Cuánto más te aborrezco ahora !

Combien plus je te hais maintenant !

Comme nous l’avons déjà suggéré, les corrélatifs tanto et cuanto peuvent être analysés comme les respectives différentiels des phrases comparatives d’inégalité dont les noyaux sont más/menos. Et, du fait que les corrélateurs établissent une relation d’égalité, la différence de degré exprimée par le comparatif d’inégalité dans une proposition correspond à celle exprimée par le comparatifs d’inégalité dans l’autre.

Cette analyse prévoit que les comparatifs d’inégalité ne pourront pas être modifiés par d’autres différentiels, puisque cette fonction est déjà remplie par les corrélatifs. Cette prévision se confirme en effet par l’inacceptabilité de (26)21 :

(26) Cuanto (*dos kilómetros) más lejos esté la gasolinera, tanto (*mucho tiempo) más tendremos que caminar

Plus (deux kilomètres) la station service sera, plus (beaucoup de temps) nous devrons marcher

En plus d’un noyau comparatif et différentiel, les comparaisons d’inégalité doivent avoir un terme de comparaison ou coda. Si dans chacune des propositions en corrélation apparaît une vraie structure comparative d’inégalité, on pourrait s’attendre à ce que les codas respectives puissent également être présentes. En effet, même si cela n’est pas courant, il est possible que le deuxième terme de la comparaison d’inégalité soit exprimé, dans une proposition ou dans les deux :

(27) a. Cuanto es Dios mayor que el hombre, tanto son mayores todas sus grandezas y perfecciones que las del hombre (Granada ; apud Cuevo, DCRLC, s.v. cuanto).

Combien Dieu est plus grand que l’homme, d’autant sont plus grandes ses grandeurs et ses perfections que celles de l’homme

b. Cuanto más grande es una casa, más difícil es venderla que alquilarla

Combien une maison est plus grande, autant il est plus difficile la vendre que la louer.

En (27a), par exemple, la proposition principale comporte une comparaison qui se compose du comparatif mayores, le deuxième terme que las del hombre et le différentiel tanto ; la subordonnée contient, elle aussi, le comparatif mayor, le deuxième terme de comparaison que el hombre et le différentiel cuanto. La relation corrélative s’établit entre les différentiels respectifs, de sorte que la valeur de l’un dépend de la valeur de l’autre.

Cependant, les cas où le terme de comparaison n’est pas exprimé sont de loin les plus fréquents. Il est donc possible que les comparaisons d’inégalité respectives prennent comme terme ou coda une valeur non spécifiée, par rapport à laquelle on avance vers le haut ou vers le bas de l’échelle, suivant qu’il s’agisse de comparaisons de supériorité ou d’infériorité. Peu importe en effet la valeur exacte de chacun de ces points de départ, ce qui est au centre communicatif de l’énoncé, c’est une variation proportionnelle pour les deux comparés. Pour revenir à l’exemple qui ouvrait cette section : Tanto más te amaré cuanto más te aborrezca ahora, (Je t’aimerai d’autant plus que je te déteste maintenant), dans les deux phrases on pose deux degrés non spécifiés de aimer et de détester ; chaque variation de degré de la propriété détester (c’est le sens de cuanto) sera équivalente à la variation de degré de aimer (c’est le sens de tanto).

Ainsi, les corrélatives comparatives partent du même modèle syntaxique que les corrélations d’égalité avec tanto… cuanto mais lorsqu’on inclut deux comparatifs d’inégalité, les quantificateurs n’ont pas une seule valeur quantitative mais sont respectivement associés à deux échelles de valeurs possibles, de sorte que l’on fait correspondre à chacun des degrés d’une échelle chacun des degrés de l’autre. La corrélation comparative de proportionnalité est ainsi une structure doublement comparative, puisque chacune des deux propositions contient une structure comparative d’inégalité dont les différentiels respectifs établissent une comparaison d’égalité.

L’analyse proposée permet d’expliquer pourquoi il est possible d’omettre le corrélatif tanto dans les corrélations avec cuanto más… (tanto) más, quel que soit l’ordre des propositions, alors qu’il est indispensable dans les corrélations tanto… cuanto, cf. (28a) et (28b) :

(28) a. Cuantos más comensales asistan a la cena, (tantas) más sillas necesitaremos

Combien plus de convives assisteront au dîner, (autant) plus de chaises il nous faudra.

b. Necesitaremos *(tantas) sillas cuantos comensales asistan a la cena.

Il nous faudra (autant) des chaises combien de convives assisteront au dîner.

Si tanto est facultatif dans le premier cas et obligatoire dans l’autre, c’est parce que dans chaque construction, il a une fonction syntaxique différente. En (28b) c’est le seul quantificateur du nom sillas, s’il était omis, rien ne permettrait d’interpréter le groupe nominal comme une expression quantifiée. Par contre, en (28a) l’absence de tanto n’empêche pas que más sillas soit obligatoirement interprété comme une expression quantifiée, grâce à la présence du comparatif más. La distance qui sépare les deux éléments comparés sur une échelle pourra devenir explicite à l’aide d’un différentiel, mais pourra aussi rester implicite. Dans une comparaison sans différentiel, comme dans Ana tiene más amigas que yo, [Anne a plus d’amies que moi] on comprend qu’Anne a une certaine quantité d’amies que je n’ai pas. Pour la même raison, en (28a) même si tanto n’apparaît pas, on peut déduire de la structure syntaxique qu’il existe une certaine quantité de chaises de plus et que cette quantité sera identique à celle qui est exprimée par cuanto.

2.4. L’ordre des mots dans les propositions en corrélation

L’ordre des mots dans la principale et la subordonnée est un des rares aspects où les corrélations comparatives de proportionnalité ont subi le plus de modifications au fil des siècles. C’est pourquoi, même si cette étude n’a pas de vocation diachronique, nous avons cru nécessaire d’analyser les étapes de l’évolution syntaxique des corrélatives de proportionnalité. Cet aperçu historique nous permettra de rendre compte des particularités de ce type de structures dans la langue d’aujourd’hui.

2.4.1. Ordre des mots dans la subordonnée : la place de más/menos et l’inversion du sujet

Comme il est bien connu, dans les comparatives de proportionnalité, le relatif cuanto en fonction de différentiel attire obligatoirement tout le syntagme de degré qu’il modifie22. Cf. la différence d’acceptabilité de (29a) et de (29b).

(29) a. Cuanto más nos acercábamos al monte, más densa se hacía la niebla

Combien plus nous nous approchions de la montagne, plus le brouillard se faisait dense

b. *Cuanto nos acercábamos más al monte, más densa se hacía la niebla

Combien nous nous approchions plus de la montagne, plus se faisait dense le brouillard

Ce comportement de cuanto dans les corrélations comparatives est significative, puisque d’autres structures comparatives n’imposent pas cette contrainte (cf. dans certaines interrogatives : ¿Cuánto mide la alfombra más que el pasillo ? [Combien le tapis mesure-t-il de plus que le couloir ?] ou dans des constructions topicalisées comme ¡Tres metros medía la alfombra más que el pasillo ! [Trois mètres mesurait le tapis de plus que le couloir !]. D’un autre côté, la situation de l’espagnol actuel est différente de celle de l’espagnol ancien où la règle d’attraction n’a pas de caractère obligatoire. Cf. (30a) et (30b).

(30) a. … quanto más de bien et de hondra ayades tanto mayor conta podremos fazer de vos (Anónimo, 1337 ; CORDE)

Combien plus de bien et d’honneur vous ayez autant plus nous pourrons compter sur vous

b. Tanto más se escudriñan [las faltas en las obras impresas], cuanto es mayor la fama del que las compuso (Cervantes ; CORDE)

D’autant plus on les scrute [les fautes dans les œuvres imprimées], combien est plus grande la notoriété de celui qui les a composées

En espagnol ancien, cuanto dans les comparatives corrélatives se comportait donc de la même façon que dans d’autres constructions comparatives. Ces exemples permettent également d’observer qu’il existe une sorte de dépendance entre l’attraction du comparatif d’inégalité et l’inversion du sujet. Il est connu que cette inversion est propre aux exclamations et aux interrogations, directes et indirectes, mais n’est pas obligatoire dans les subordonnées relatives. Cependant, en espagnol actuel, l’ordre sujet – verbe est obligatoirement inversé dans les corrélations comparatives, comme le montrent (31a) et (31b). En espagnol ancien, si cuanto apparaissait séparé du comparatif d’inégalité, le sujet pouvait – et le faisait fréquemment – précéder le verbe, comme en (31c) :

(31) a. *Cuanto más limpia la vajilla esté, más brillará

Combien plus propre la vaisselle sera, plus elle brillera

b. Cuanto más limpia esté la vajilla, más brillará

Combien plus propre sera la vaisselle, plus elle brillera

c. Ca tanto es el Rey e el su estado más onrado quanto los suyos son mas onrrados e mas abondados (Anónimo, 1348 ; CORDE)

Car autant est le roi et son état plus bienveillant combien plus les siens sont honorables et bienveillants

On s’attendrait à l’ordre sujet – verbe en espagnol actuel, puisque ni dans les propositions subordonnées relatives ni dans les comparatives il n’y a d’inversion obligatoire. Pourquoi y a-t-il donc une inversion et pourquoi n’était-elle pas obligatoire en espagnol ancien ? La réponse se trouve dans la position du comparatif d’inégalité, dont l’antéposition – obligatoire en espagnol actuel, optionnel en espagnol ancien – déclenche l’inversion obligatoire entre le sujet et le verbe. Ceci suggère, croyons-nous, que le déplacement de la séquence cuanto {más/menos} à la première position de la proposition est plus complexe que celle provoquée par la simple attraction du syntagme de degré par cuanto, puisque ce dernier n’expliquerait pas par lui-même l’effet d’inversion.

Pour rendre compte de ces faits, nous partirons de l’existence d’autres constructions avec des relatifs où l’on observe des effets similaires. Comme l’ont démontré Bosque et Brucart 1991, les comparatifs d’inégalité peuvent se trouver en position prééminente dans les propositions subordonnées relatives qui font partie de phrases superlatives, comme (32).

(32) a. El coche que más me gusta

La voiture qui plus me plaît [La voiture qui me plaît le plus]

b. Cuando mejor se encontraba el enfermo

Quand mieux se sent le malade [Quand le malade se sentait le mieux]

D’après Bosque et Brucart 1991, le mouvement du comparatif se produit pour des raisons de domaine : il se situerait dans une position prééminente à partir de laquelle il marquerait son domaine syntactico-sémantique, comme une façon d’indiquer que toute la construction est interprétée comme un superlatif. Une proposition subordonnée relative dispose de propriété de référence qui permet d’individualiser une entité qui occupe l’extrémité d’une échelle de la propriété ou de la quantité en question. Cette interprétation exige que le comparatif d’inégalité prenne dans sa portée toute la proposition, ce qu’il peut faire de manière implicite, comme dans El que me gusta más [Celui qui me plaît le plus] ou de manière explicite, grâce à l’antéposition du comparatif más, comme dans El que más me gusta [Celui qui plus me plaît] ou El más que me gusta [Le plus qui me plaît], ce dernier cas étant plus propre du parler des Canaries et de certaines variétés américaines. D’après les auteurs mentionnés, le comparatif s’unirait dans de tels cas aux projections du Syntagme Flex ou Syntagme Comp. Si nous suivons l’hypothèse du dédoublement du Syntagme-Comp en plusieurs catégories fonctionnelles (cf. Rizzi 1997), nous pouvons supposer que le comparatif se déplace au Syntagme Focus, car ce sont les éléments déplacés à cette position qui déclenchent en espagnol l’inversion obligatoire entre le sujet et le verbe. Dans les corrélations de proportionnalité, le constituant syntaxique formé par le relatif cuanto et du comparatif d’inégalité se déplace en deux phases : d’abord, il se déplace dans la position disponible, dans les propositions subordonnées relatives pour les comparatifs – probablement le Syntagme Focus –, ce qui déclencherait l’inversion sujet-verbe ; après, il se déplace dans la position propre aux relatifs – le Syntagme-Force.

Les différences les plus importantes qui opposent les corrélations comparatives de proportionnalité en espagnol ancien et espagnol actuel, à savoir celles qui ont à voir avec l’ordre des mots dans la proposition introduite par cuanto, découlent des différentes possibilités syntaxiques du relatif cuanto. En espagnol ancien, celui-ci pouvait sortir de la phrase comparative dont il faisait partie, introduire à lui seul la proposition et, par conséquent, apparaître détaché du comparatif d’inégalité qu’il modifiait. En espagnol actuel, cette possibilité a disparu et le relatif attire toute la proposition dont il fait partie. La phrase se déplace ainsi pour occuper une position de focus, la même que celle qui est occupée par les comparatifs más/menos dans les syntagmes superlatifs. Ce comportement est cohérent avec celui d’autres quantificateurs – exclamatifs et interrogatifs – qui, en espagnol ancien, pouvaient être détachés de l’élément qu’ils modifiaient, mais ce n’est plus le cas en espagnol actuel. Cette différence entre l’espagnol ancien et l’espagnol moderne se manifeste au niveau de la position du sujet dans la subordonnée.

2.4.2. L’ordre des mots dans la proposition principale

Le syntagme qui contient tanto {más/menos} peut apparaître à la place qui correspond à sa fonction syntaxique, comme en (33a), ou bien introduire la proposition dans une position de focus, comme en (33b) :

(33) a. Te amaré tanto más cuanto más te aborrezca ahora

Je t’aimerai d’autant plus combien plus je te déteste maintenant

b. Tanto más te amaré cuanto más te aborrezca ahora

D’autant plus je t’aimerai combien plus je te hais maintenant.

En (33b), il semble qu’il s’agisse de l’antéposition optionnelle d’un quantificateur à une position de focus, et ceci indépendamment de l’ordre des propositions. Mais en aucun cas, la séparation du démonstratif et du comparatif n’est possible en espagnol d’aujourd’hui. En revanche, la séparation de tanto du comparatif était possible et fréquente en espagnol ancien :

(34) a. Ca en quanto ella de meior linaie fuere tanto sera el mas onrado (Siete partidas, 1491 ; CORDE)

Car plus elle sera de meilleur lignage, autant il sera plus honorable

b. Tu clemencia, tanto mostrará más su bien crecido,  / Cuanto es más su dolencia (Luis de León, c.1558-1580 ; CORDE)

Ta clémence d’autant montrera plus sa grande importante combien est plus sa douleur.

Ce comportement caractérise non seulement le démonstratif de quantité tanto ou le relatif cuanto (v. ci-dessus) en espagnol ancien, mais aussi tous les autres quantificateurs23, qui pouvaient être séparés de l’élément qu’ils quantifiaient et occuper une position initiale dans la proposition. Cf. les exemples réunis sous (35) :

(35) a. E tanto era grande la cueua do el [Polifemo] moraua que mucho ganado cabié dentro (Villena ; Octavio de Toledo et Sánchez López 2009)

Et tant était grande la grotte où il [Polyphème] habitait que beaucoup de bétail pouvait se tenir à l’intérieur

b. Vio que entrellos > el castiello mucho avie grant plaça (Cid, 595 ; CORDE)

Il vit qu’entre eux et le château beaucoup il y avait de grande place.

En espagnol moderne, les quantificateurs ont perdu cette propriété. Il en résulte que dans les corrélations comparatives tanto {más/menos} dans la principale, et cuanto {más/menos} dans la subordonnée, doivent obligatoirement être des éléments contigus. La consolidation du groupe cuanto {más/menos} entraîne par ailleurs, comme nous l’avons vu, l’inversion obligatoire du sujet.

2.5. La place de la proposition subordonnée

Les comparatives de proportionnalité admettent aussi bien l’ordre principale-subordonnée que subordonnée-principale :

(36) a. [O-Cu cuanto {más/menos}……] [O (tanto) {más/menos}… …]

b. [O … (tanto) {más/menos}… …] [O-Cu cuanto {más/menos}… …]

(37) a. Cuantos más comensales asistan a la cena, tantas más sillas se necesitarán

Combien plus de convives assisteront au dîner, autant plus de chaises nous nécessiterons

b. Se necesitarán tantas más sillas cuantos más comensales asistan a la cena

Nous aurons besoin d’autant plus de chaises combien plus de convives y aura à assister au dîner.

Les travaux classiques sur des corrélations en latin et dans d’autres langues indœuropéennes, par exemple ceux de Minard 1936 et Haudry 1973, appellent l’ordre de (36a), c’est-à-dire avec antéposition de la subordonnée, « diptyque normal », et l’ordre de (36b) avec la subordonnée postposée « diptyque inverse », et ils ont probablement raison dans la mesure où l’ordre subordonnée-principale peut être associé au statut « connu » ou « donné » de la subordonnée. Néanmoins, bien que la structure informative joue un rôle déterminant pour choisir entre les deux ordres possibles, elle ne peut pas répondre à la question que nous considérons comme la plus importante : pourquoi les deux ordres sont possibles pour les corrélations de proportionnalité, mais pas pour d’autres corrélations comparatives.

En effet, ni les comparatives d’égalité, ni les comparatives d’inégalité, ni les consécutives intensives avec tan (to)… que ‘autant… que’ n’admettent que la proposition subordonnée précède la proposition principale :

(38) a. *De lo que creía, Pedro es más alto

Que je ne croyais Pierre est plus grand

b. *Cuantas cartas hemos enviado, tantas respuestas recibiremos

Combien lettres nous avons envoyées, autant réponses nous recevrons

c. *Que todo el mundo se marchó corriendo, llovía tanto

Que tout le monde est parti en courant, il pleuvait tant

Si les corrélations comparatives de proportionnalité sont un sous-type des structures comparatives, on s’attendrait à ce que la subordonnée ne puisse pas s’antéposer à la proposition principale, or ce n’est pas le cas. Notons également que l’ordre subordonnée – principale va de pair avec la position initiale de tanto {más/menos}, alors qu’il pouvait occuper la place propre à sa fonction syntaxique avec l’antéposition de la principale ; cf. de ce point de vue (39) et (40).

(39) a. Tendrás tantos más amigos cuanto mejor persona seas

Tu auras d’autant plus d’amis combien meilleure personne tu seras

b. b. Tantos más amigos tendrás cuanto mejor persona seas

D’autant plus d’amis tu auras combien meilleure personne tu seras

(40) a. Cuanto mejor persona seas, tantos más amigos tendrás

Combien meilleure personne tu seras, autant plus d’amis tu auras

b. *Cuanto mejor persona seas, tendrás tantos más amigos

Combien meilleure personne tu seras, tu auras autant plus d’amis

Ces données suggèrent qu’il existe une dépendance entre l’antéposition de la subordonnée et celle du corrélatif tanto {más/menos}. Nous supposons que l’ordre dans (36a) soit le résultat du mouvement des expressions quantifiées tanto más et cuanto más à une position de domaine24. Comme nous le verrons dans le paragraphe suivant, les deux expressions quantifiées s’interprètent selon une relation de domaine qui ne se produit pas dans d’autres propositions comparatives ou subordonnées de conséquence intensives.

3. Sémantique des corrélations comparatives de proportionnalité

3.1. La proportionnalité

La propriété sémantique la plus importante des corrélations comparatives proportionnelles consiste à exprimer un parallélisme d’augmentation ou de diminution de deux degrés d’intensité ou de quantité. Dans ce paragraphe nous essaierons de montrer que cette propriété sémantique découle de l’analyse syntaxique proposée ci-dessus. Nous nous inspirons dans notre étude de l’analyse de Doetjes, Neeleman et van de Koot 1998 pour qui les expressions d’intensité (más ‘plus’, menos ‘moins’, tan ‘aussi’) sont des quantificateurs existentiels qui saturent la position disponible dans les prédicats graduables. La sémantique des expressions d’intensité comparatives comprend, de plus, un point de repère et un contenu idiosyncrasique qui consiste à opérer une orientation sur une échelle de mesure à partir de ce point de repère. Le comparatif d’égalité (tan, tanto ‘aussi’) indique un point sur l’échelle, le comparatif de supériorité (más ‘plus’) indique une orientation vers le haut et un parcours de l’échelle à partir d’un point de référence vers le degré maximum. Le comparatif d’infériorité (menos ‘moins’) indique une orientation vers le bas, et, par conséquence, un parcours de l’échelle à partir d’un point de référence vers le degré minimum. Les expressions d’intensité comparatives effectuent donc trois opérations sémantiques. Elles introduisent d’abord un point de repère dans l’ensemble – c’est-à-dire une échelle de valeurs ordonnées – auquel elles s’appliquent, ensuite elles partagent l’échelle à partir de ce point et, enfin elles appliquent une quantification existentielle. Le sens des expressions comparatives sera celui des schémas suivants (Doetjes, Neeleman et van de Koot, 1998) :

(41) a. more famous : Ǝp [p∈ up (pref, famous)]

b. less famous : Ǝp [p∈ Down (pref, famous)]

c. so famous : Ǝp [p∈ At (pref, famous)].

Une comparaison d’inégalité indique donc un intervalle sur une échelle à partir du point fixé par le terme de comparaison. Le degré exprimé par le comparatif appartient à cet intervalle, sans pour autant que l’emplacement exact sur l’échelle soit spécifié. C’est la fonction du différentiel des comparatives d’inégalité que de situer le degré, comme le montre la différence entre (42a) et (42b) :

(42) a. más alta (‘plus haute’)

Ǝp [p∈ Up (pref, alta)]

b. tres centímetros más alta (‘trois centimètres plus haute’)

Ǝp [p∈ Δ(tres centímetros, Up (pref, alta)],

où Δ représente une fonction qui sélectionne tous les points sur l’intervalle défini par le modificateur. Lorsque le différentiel est tanto, la valeur globale de la construction se compose de la comparaison de supériorité et de celle d’égalité :

(43) tanto más alta (‘d’autant plus haute’)

Ǝp [p∈ At (pref 2, up (pref1, alta)].

Selon celle analyse, tanto más alta indique un point sur l’échelle de hauteur qui est au-dessus du point de repère pref1 et coïncide avec un second point de repère (pref2). La valeur de pref1 est donnée par le terme de la comparaison de supériorité (introduite en espagnol par que ou de) et celui de pref2 est donné par le terme de la comparaison d’égalité (introduit en espagnol par cuanto ou como). Comme nous l’avons observé ci-dessus, dans les comparatives de proportionnalité, les deux termes de comparaison peuvent être exprimés (voir les exemples de (27), même s’il est plus fréquent que le pref1 ne le soit pas et dans ce cas, pref1 correspond au degré standard de la propriété en question (cf. Kennedy 1997, Sánchez López 2006). Quant au pref2, il est exprimé par le terme de comparaison cuanto ; par conséquent, pour compléter l’analyse sémantique, il faut savoir ce que cuanto apporte au sens de l’expression.

Nous avons proposé ci-dessus de considérer la phrase avec cuanto une phrase relative libre dont la fonction est d’être le seconde terme de la comparaison. Il n’y a pas d’accord sur la valeur quantitative de ce type de phrases relatives25. Nous proposerons ici qu’elles ont les propriétés sémantiques des phrases définies avec la valeur quantitative d’un quantifieur universel. Comme elles, et contrairement aux indéfinis, les phrases relatives avec cuanto sont incompatibles avec les prédicats existentiels :

(44) a. Había {muchas/algunas/*todas las/*las} mujeres

Il y avait {beaucoup de/quelques/toutes les/les} femmes

b. *Había cuantas mujeres hablaban de política

Il y avait toutes les femmes qui parlaient sur la politique.

Le fait même que cuanto puisse se combiner avec todo (comme dans todo cuanto sabe ‘tout ce qu’il sait’) est un argument indirect pour ne pas considérer cuanto comme un quantifieur indéfini ou non universel, car aucun d’eux ne peut se combiner avec todo (cf. la mauvaise formation de *todos muchos libros ‘tous beaucoup livres’, *toda alguna vez ‘toute quelque fois’)26. Enfin, la possibilité d’établir une relation anaphorique avec tanto est une propriété qu’ont les phrases nominales définies ou quantifiées par un quantifieur universel, lesquelles peuvent référer à une expression nominale précédente. Au contraire, les phrases nominales avec des quantifieurs indéfinis ne possèdent pas cette valeur anaphorique.

Nous pouvons conclure donc que cuanto a, en espagnol, les propriétés d’un quantifieur universel et équivaut à ‘tout ce que’. La symbolisation (45) correspondrait à un quantificateur universel qui indique tous les points qui appartiennent à l’intervalle d’une échelle qui soit au dessus de más :

(45) cuanto más alta (‘combien plus haute’)

∀p [p∈ Δ(up (pref1, alta)].

L’expression cuanto más alta indique donc tous les points possibles sur une échelle à partir du point de repère pref1. L’interprétation d’une construction qui contiendrait les deux expressions quantifiées (43) et (45) dépendra de la relation du domaine établie entre les deux quantificateurs. Le domaine du quantificateur universel est plus grand que celui du quantificateur existentiel. Toute construction qui réunirait les deux quantificateurs serait alors interprétée comme suit :

(46) Cuanto más alta… tanto más atractiva…

Combien plus grande … d’autant plus séduisante

∀p [p∈ Δ(up (pref1, alta)], Ǝp [p∈ At (pref 2, Up (pref1, atractiva)].

En d’autres termes, la corrélation en (46) indique que pour tout degré d’une propriété qui appartient à l’intervalle d’une échelle au-dessus d’un certain point de repère, il existe un degré identique d’une autre propriété qui appartient à l’intervalle d’une autre échelle au-dessus d’un certain point de référence. On exprime par conséquent une relation entre tous les degrés d’un intervalle d’une échelle et tous les degrés d’un intervalle sur une autre échelle. Ceci explique la possibilité de placer la subordonnée devant la proposition principale, si le quantifieur tanto más est aussi placé en position initiale dans la phrase qui l’accueille, en rendant explicite la relation de domaine entre les deux expressions quantifiées.

Pour ce qui est de l’interprétation de proportionnalité dans l’augmentation ou la diminution de degré ou de quantité qui caractérise ce type de construction, nous croyons qu’elle dérive de la combinaison de trois facteurs. Le premier, et le plus important, est le fait que cuanto établit une relation anaphorique avec tanto qui garantit que sa valeur quantitative soit la même que celle du démonstratif tanto. Le second est lié au fait que cette valeur de cuanto ne correspond pas à un seul point sur une échelle, mais à tous les points d’une échelle croissante (más) ou décroissante (menos). Le résultat de la relation entre quantificateurs formalisée en (46) n’est donc qu’un ensemble de paires <x, y> où x et y sont des points sur les échelles respectives, cet ensemble de paires étant ordonné comme suit :

(47) <xn, yn >, <xn + 1, yn + 1 >, <xn + 2, yn + 2>, <xn + 3, yn + 3>…

D’autre part, chaque paire possible formée d’un point sur une échelle et d’un autre point sur l’autre échelle, est interprétée comme une alternative par rapport à toutes les autres paires possibles. La relation entre chaque paire et toutes leurs alternatives est une relation d’augmentation ou de diminution. Cette relation n’existe pas dans les corrélations ‘simples’ tanto… cuanto parce qu’elles expriment simplement l’égalité entre un point sur une échelle et un point sur une autre sans poser d’alternative à ces degrés/quantités.

3.2. La propriété sémantique de la contiguïté temporelle

Les corrélations comparatives possèdent une autre propriété sémantique que l’on peut appeler « contiguïté temporelle »27. Cette propriété veut que l’augmentation ou la diminution des degrés se fasse non seulement proportionnellement sur les échelles respectives associées aux deux propositions, mais que cette augmentation ou cette diminution se produise aussi sur un intervalle de temps où les deux événements ont lieu. Autrement dit, les corrélations comparatives peuvent, mais pas obligatoirement, exprimer que l’augmentation ou la diminution des deux degrés, n’est pas seulement proportionnelle ou parallèle, mais aussi simultanée. Ainsi, dans une proposition comme Cuanto más leo, más aprendo (Combien plus je lis, d’autant plus j’apprends), les procès ‘plus lire’ et ‘plus comprendre’ progressent simultanément.

La réinterprétation d’éléments quantitatifs dans des temporelles et vice versa n’est pas rare. Par exemple la locution a medida que ‘à mesure que’ ou ‘au fur et à mesure que’ peut avoir en espagnol le même sens temporel de simultanéité que mientras ‘pendant’, et l’expression temporelle por momentos littéralement ‘par moments’ est utilisée avec un sens emphatique comme équivalent de más (Se enfurecía por momentos [Il se fâchait par moments] veut dire Se enfurecía más y más [Il se fâchait de plus en plus]). Cette proximité sémantique va au-delà de ces exemples et se manifeste également dans l’interaction des quantificateurs qui indique une progression dans le temps ; ainsi, dans Cada artículo es más difícil [Chaque article est plus difficile], on se réfère au précédent et par conséquent on établit un ordre à la fois temporel et d’intensité croissante. Les corrélations comparatives de proportionnalité sont, à notre avis, un cas de ce type de réinterprétation.

La contiguïté temporelle dans les corrélations de proportionnalité se manifeste formellement de deux manières en espagnol. La première concerne les formes verbales qui apparaissent le plus souvent dans les corrélations. Comme on peut le voir en (48), les formes verbales d’aspect imperfectif, comme le présent ou l’imparfait, sont préférées aux formes d’aspect perfectif (le passé simple ou le passé composé). Cette contrainte est due probablement au faut que ces dernières sont incompatibles avec une lecture progressive.

(48) a. Cuanto más la {mira/miraba}, más se {enamora/enamoraba} de ella

Combien plus il la {regarde/regardait}, plus il {est/était} amoureux d’elle

b.?*Cuanto más la {miró/ha mirado}, más se {enamoró/ha enamorado} de ella

Combien plus il la {regarda/a regardée), plus il {tomba/est tombé} amoureux d’elle

La contiguïté temporelle a comme deuxième conséquence la possibilité de remplacer le relatif cuanto par la conjonction temporelle mientras ‘pendant’, qui introduit habituellement des propositions subordonnées de simultanéité temporelle. La grammaire normative déconseille cette substitution, mais son utilisation est ancienne, puisqu’elle est attestée depuis le XIVe siècle28, et elle est assez répandue dans la langue courante, aussi bien en espagnol d’Espagne qu’en espagnol d’Amérique.

(49) a. Mientras más delgado aparece su cuerpo, más engrosan sus labios (Telva, 3/1998, Espagne ; CREA).

Alors que son corps apparaît de plus en plus mince, ses lèvres deviennent plus grosses

b. Una sociedad y un gobierno serán más viables y eficientes mientras más problemas se resuelvan (F. Martín, 1994, Méxique ; CREA)

Une société et un gouvernement seront plus viables et efficients quand ils résoudront plus de problèmes

Dans ces exemples, le locuteur, en employant mientras à la place de cuanto considère la simultanéité des événements comme prioritaire, ou au moins aussi importante que la proportionnalité dans l’augmentation ou la diminution des deux degrés ou des deux quantités. Ce type d’énoncés confirme, comme il nous semble, l’idée que les corrélations comparatives expriment des relations ordonnées et orientées entre les degrés qui définissent des intervalles sur les échelles respectives. Si on établissait uniquement deux relations entre paires de degrés de deux échelles, comme le proposent McCawley 1988 et Beck 1997, on ne respecterait pas une relation de proportionnalité dans l’augmentation ou la diminution, et, par conséquent, la propriété de la contiguïté temporelle ne serait pas respectée naturellement.

3.3. Les corrélations comparatives et les propositions subordonnées conditionnelles

Une des propriétés sémantiques traditionnellement associées aux corrélations comparatives proportionnelles est la relation d’implication logique qui s’établit entre les deux propositions en corrélation, propriété qui les rapproche des conditionnelles (McCawley 1988, Beck 199729). En effet, la sémantique de ces constructions ressemble à celle des conditionnelles dans la mesure où il est possible de reconstruire, pour les comparatives corrélatives, une relation d’implication unidirectionnelle si P au grade gQ au grade g’. Cette lecture implicative ajoute au contenu sémantique des comparatives de proportionnalité un élément que ne possèdent pas les comparatives d’égalité.

A l’origine de cette lecture implicative est, à notre avis, la sémantique d’alternatives qui caractérise les comparatives de proportionnalité. Comme nous l’avons suggéré dans le paragraphe précédent, le contenu propositionnel des corrélations comparatives de proportionnalité renferme une série d’alternatives, à savoir l’ensemble des valeurs qui se trouvent dans l’intervalle des échelles mises en place par les deux comparatifs d’inégalité. Ce mécanisme sémantique est comparable à celui déclenché par les conditionnelles qui décrivent une situation hypothétique ayant une conséquence, et elles impliquent une situation hypothétique de signe opposé dont la conséquence est également de signe opposé.

(50) a. Si llueve, voy al cine → Si no llueve, no voy al cine

S’il pleut je vais au cinéma → S’il ne pleut pas, je ne vais pas au cinéma

b. Aunque llueva voy al cine → Si llueve, voy al cine & Si no llueve, voy al cine

Je vais au cinéma même s’il pleut → S’il pleut, je vais au cinéma et s’il ne pleut pas, je vais au cinéma

La série d’alternatives mise en place par les corrélations comparatives de proportionnalité est illustrée par (51) :

(51) Cuanto más llueva, más tiempo me quedaré en casa

Plus il pleuvra, plus longtemps je resterai `al maison

→ S’il pleut peu, j’y resterai peu de temps

→ S’il pleut pas mal j’y resterai pas mal de temps

→ S’il pleut beaucoup, j’y resterai beaucoup de temps.

La relation implicative de cause à effet et la sémantique d’alternatives sont les deux propriétés qui distinguent donc nettement les corrélations comparatives des simples constructions comparatives et les rapproche d’autres subordonnées circonstancielles. Même si de telles similitudes sémantiques ne permettent pas d’analyser les corrélations comparatives comme des subordonnées conditionnelles proprement dites, elles montrent bien la difficulté à situer ces constructions dans le tableau général de la subordination. Leurs propriétés formelles correspondent à des structures comparatives complexes, alors que leur sémantique est très proche de celles des subordonnées circonstancielles.

4. Conclusion

La description proposée dans cette étude pour les corrélations comparatives de proportionnalité voit en celles-ci des structures doublement comparatives : la comparaison d’égalité exprimée par tanto… cuanto porte sur les comparaisons d’inégalité établies par más ou menos dans chacune des deux parties de l’énoncé. Les corrélateurs tanto… cuanto remplissent par rapport aux comparatifs más ou menos une fonction de différenciel.

Cette double structure comparative n’est pas sans conséquence sur les propriétés formelles et sémantiques de ces énoncés, propriétés qui les distinguent aussi bien des comparatives ‘simples’ que des subordonnées circonstancielles et est à l’origine de la difficulté de définir le statut syntaxique des corrélatives de proportionnalité30.

Références bibliographiques

Abeillé A. et R. Borsley (2006), « La syntaxe des corrélatives comparatives en anglais et en français », Faits de Langue, 28, pp. 21-33

Alcina J. et J.M. Blecua (1975), Gramática española, Barcelona, Ariel [200111]

Beck S. (1997), « On the semantics of comparative conditionals », Linguistics and Philosophy nº 20, pp. 229-271

Bech G. (1964), « The German Je-Clauses », Lingua, 13, pp. 49-61

Bello A. (1854), Gramática de la lengua castellana, Tenerife, Cabildo Insular de Tenerife, 1981

Bianchi V. (2000), « Some issues in the syntax of relative determiners », in : A. Alexiadou (ed.), The syntax of relative clauses, Philadelphia, John Benjamins, pp. 53-81

Borsley R. D. (2004), « An Approach to English Comparative Correlatives », dans S. Müller (ed.) Proceedings of the HPSG04 Conference, Center for Computational Linguistics, Katholieke Universiteit Leuven, CLSI Publications, http://clsi-publications.stanford.edu

Bosque I. et V. Demonte (dirs.) (1999), Gramática descriptiva de la lengua española, Madrid, RAE/Espasa Calpe

Bosque I. et J.Mª Brucart (1991), « QP raising in Spanish superlatives », ms

Brucart J.Mª (1999), « La estructura del sintagma nominal : las oraciones de relativo », in : I. Bosque et V. Demonte (dirs.), t. I, pp. 395-522

Brucart J.Mª (2003), « Adición, sustracción y comparación : un análisis composicional de las construcciones aditivo-sustractivas en español », in : F. Sánchez Miret (ed.), Actas del XXIII Congreso Internacional de Lingüística y Filología Románica, Salamanca, 24-30 de septiembre de 2001, Max Niemeyer, Tubinga, pp. 11-60

Camus B. (2006), « Avance de cuantificadores en español medieval », ms Universidad de Castilla-La Mancha

Cano R. (1995), Sintaxis histórica de la comparación en español. La historia de ‘como’, Sevilla, Universidad de Sevilla

Chomsky N. (1973), « Condiciones sobre las transformaciones », in : Ensayos sobre forma e interpretación, Madrid, Cátedra, 1982, pp. 95-185

Chomsky N. (2001), « Beyond explanatory adequacy », in : A. Belletti (ed.), Structures and beyond : The Cartography of Syntactic Structures, Oxford University Press, Oxford, pp. 104-130

Cooper R. (1983), Quantification and syntactic theory, Dordrecht, Kluwer

CORDE : Corpus de Referencia del español, en ligne www.rae.es (Consulté entre janvier-octobre de 2006)

Corver N. (1997), « The internal syntax of the Dutch extended adjectival projection », Natural language and linguistic theory, 15, pp. 289-368

CREA : Corpus de Referencia del Español Actual, en ligne [http://www.rae.es], consulté janvier-octobre, 2006

Cuervo R. J. (1854-1995), Diccionario de construcción y régimen de la lengua castellana, Bogotá, Instituto Caro y Cuervo

Culicover P. W. et R. Jackendoff (1999), « The View from the Periphery : The English Comparative Correlative », Linguistic Inquiry, 30 : 4, pp. 543-571

Culicover P.W. et R. Jackendoff (2005), Simpler Syntax, Oxford, Oxford U. Press

Den Dikken M. (2005), « Comparative correlatives comparatively », Linguistic Inquiry 36 : 4, pp. 497-532

Doetjes J., A. Neeleman et H.van de Koot (1998), « Degree expressions and the autonomy of syntax », University College of London working papers in linguistics, 10, pp. 232-367

Donati C. (1997), « Comparative clauses as free relatives : A raising analysis », Probus 9, pp. 145-166

Eguren L. (1999), « Pronombres y adverbios demostrativos. Las relaciones deícticas », in : I. Bosque et V. Demonte (eds.), vol. 1, pp. 929-971

Espinosa Elorza R. Mª (2002), « Cuanto/mientras/contra más… mejor. Reflexiones sobre la historia de las correlaciones proporcionales », in : MªT. Echenique et J. Sánchez (eds.), Actas del V congreso internacional de historia de la lengua española. Vol. I, Madrid, Gredos, pp. 609-619

Fernández Ramírez S. (1987), Gramática española. 3.2. El pronombre, ed. par J. Polo, Madrid, Arco Libros

Fillmore Ch. J. (1986), « Varieties of Conditional Sentences », in : Marshall F. (ed.), Proceedings of the Third Eastern States Conference on Linguistics, University of Pittsburg, Pittsburg (Pennsylvania), pp. 163-182

Foley W. et R. Van Valin (1984) Functional syntax and universal grammar, Cambridge, Cambridge University Press

Gutiérrez Rexach J. (2003), La semántica de los indefinidos, Madrid, Visor Libros

Gutiérrez Rexach J. (2008), « Correlativization and degree Quantification in Spanish », ms The Ohio State University

Haiman J. et S. Thompson (1984), « Constraint on the distribution of NP clauses », Berkeley Linguistic Society 10, pp. 104-151

Haudry J. (1973), « Parataxe, hypotaxe et corrélation dans la phrase latine », Bulletin de la Société de Linguistique de Paris LXVIII 1, pp. 147-186

Jacobson P. (1995), « On quantificational force of English free relatives », in : E. Bach et alii. (eds.), Quantification in natural language, Dordrecht, Kluwer, pp. 451-486

Kennedy C. (1997), Projecting the adjective : The syntax and semantics of gradability and comparison, thèse de doctorat, Universidad de California, Santa Cruz

Knowles J. (1978), « The Spanish correlative of comparison and sentence recursion », Lingua 46, pp. 205-223

Lehmann Ch. (1989), « Latin subordination in typological perspective », in : G. Calboli (ed.) Subordination and other topics in latin. Proceedings of the Third Colloquium on latin linguistics, John Benjamins, Amsterdam, pp. 153-179

Martínez J.A. (1985), « Oraciones consecutivas y comparativas », Lecciones del I y II curso de Lingüística Funcional (1983-1984), Oviedo, Universidad de Oviedo, pp. 141-151

Martínez J. A. (1994), La oración compuesta y compleja, Madrid, Arco Libros

Martínez García H. (1987), « La relativa relatividad de /cuanto/ », In memoriam Inmaculada Corrales, vol. I, Estudios Lingüísticos, Tenerife, Universidad de La Laguna, pp. 309-318

Minard A. (1936), La subordination dans la prose védique, thèse de doctorat, Université de Paris

McCawley J. (1988), « The comparative conditional construction in English, German and Chinese », in : S. Axmaker, A. Jaisser et H. Singmaster (eds.), Proceedings of the 14th Annual Meeting of the Berkeley Linguistics Society, Berkeley, Universidad de California  / Beerkeley Linguistic Society, pp. 176-187

Morón Pastor A. (2004), La frase de grado compleja con adjetivos en español, tesis doctoral, Universidad Autónoma de Madrid

Octavio de Toledo A. et C. Sánchez López (2009), « Cuantificadores interrogativos y exclamativos », in : C. Company (dir.), Sintaxis histórica de la lengua española, México, Fondo de cultura económica/UNAM, cap. 10

Real Academia Española (1931), Gramática de la lengua española, Madrid, Espasa-Calpe

Ridruejo E. (1995), « Sobre el estatuto gramatical de como, cuando, donde, cuanto », in : T. Blesa, M.A. Martín Zorraquino (eds.), Homenaje a Félix Monge. Estudios de lingüística hispánica, Madrid, Gredos, pp. 387-402

Rizzi L. (1997), « The fine structure of the left periphery », in : L. Haegeman (ed.), Elements of grammar, Kluwer, Berkeley, pp. 281-337

Ross J. R. (1967), Infinite syntax, Norwood, NJ, Ablex, 1986

Sáez L. (1997), « Cuantificadores y sintagmas de medida », in : N. Català y M. Bargalló (eds.), Proceedings of the IV Colloquium on generative grammar, Tarragona, Universidad Rovira y Virgili, pp. 162-186

Sáez L. (1999), « Los cuantificadores : Las construcciones comparativas y superlativas », in : I. Bosque et V. Demonte (eds.), vol. I, pp. 1129-1189

Sánchez López C. (1999), « Los cuantificadores : sus clases. Las estructuras cuantificativas », in : I. Bosque et V. Demonte (eds.), vol. I, pp. 1025-1127

Sánchez López C. (2006), El grado de adjetivos y adverbios, Madrid, Arco Libros

Van Oirsow R. (1987), The syntax of coordination, Londres, Croom Helm

Verdonk R. A. (1996), « El cual, quien, cuyo y cuanto, ¿cuatro relativos en vías de desaparición ? », in : A. Alonso, L. Castro, B. Gutiérrez et J.A. Pascual (eds.) Actas del III Congreso Internacional de Historia de la lengua española, Madrid, Arco Libros, v. I, pp. 597-609

Wiltschko M. (1998), « Free relatives as indefinites », in : Proceedings of WCCFL, 17, pp. 700-712

____________

1 Cette étude a été réalisée dans le cadre des projets EDU 2008-01268 et HUM-2960/ CAM.

2 Il n’est pas non plus adopté dans la langue parlée ou peu soignée qui préfère toujours les constructions où la différence entre les deux propositions est formellement marquée. Il existe ainsi des variantes familières ou populaires dans lesquelles cuanto est remplacé par les prépositions a ‘à’, entre ‘entre’, contra ‘contre’ ou la conjonction mientras ‘pendant que’, mais on ne peut jamais l’omettre. L’espagnol fait donc partie de ces langues qui se caractérisent par la présence systématique de corrélatives différenciées (cf. Haudry 1973) et il est, par conséquence, plus similaire au latin qu’au français.

3 Nous décrirons les propriétés sémantiques de tanto en § 2.2.

4 Nous avons opté pour une traduction littérale des exemples en espagnol.

5 Knowles 1978, par exemple, suppose qu’il existe, dans les corrélations avec tanto… cuanto, une relation spéciale entre les propositions qui n’est ni paratactique, ni hypotaxique. On connaît les difficultés à délimiter l’hypotaxe et la parataxe spécialement lorsqu’il s’agit de subordonnées circonstancielles. Considérant que ces difficultés sont insurmontables, certains auteurs ont même nié l’existence des deux seules sortes de relations inter-propositionnelles et ont assumé que celles-ci constituent plutôt un continuum ayant de nombreuses possibilités intermédiaires entre les deux extrêmes. C’est le point de vue majoritaire dans les études typologiques à orientation fonctionnaliste (Foley et van Valin 1984, Haiman et Thompson 1984, Lehmann 1989). Celles de ces études qui ont tenu compte des structures corrélatives les situent à une distance intermédiaire entre coordination et subordination. Par exemple Lehmann 1989 utilise la propriété de downgrading hierarchical pour mesurer l’intégration des constituants ; cette propriété situe à une égale distance entre coordination et subordination ce que l’auteur appelle « diptyque corrélatif » dont font partie les constructions que nous étudions ici. Notre point de départ est très différent. Même s’il est vrai que les deux parties de la corrélation sont interdépendantes, de sorte que l’une exige la présence de l’autre, on peut expliquer cette dépendance mutuelle en terme de noyau-complément, comme nous essaierons de le prouver plus loin, ce qui justifie et explique l’existence d’une relation hiérarchique entre les deux parties de la corrélation.

6 Le subjonctif ne peut apparaître dans des propositions non subordonnées que si le verbe est précédé d’un adverbe de désir ou de probabilité (cf. Quizás llueva hoy ‘Peut-être il pleuve aujourd’hui’ *Llueva hoy ‘Pleuve aujourd’hui’).

7 Depuis Ross 1967, on sait que les propositions subordonnées relatives sont des îles pour l’extraction d’éléments. L’explication formelle de cette généralisation a été formulée de différentes manières dans la grammaire générative : depuis la « Condition sur les syntagmes nominaux complexes », submergée dans le Principe de sous-jacence par Chomsky 1973, à la « Condition d’impénétrabilité de la phase » appliquée dans le programme minimaliste à toute dérivation (Chomsky 2001).

8 Cf. Ross 1967 et Van Oirsow 1987.

9 Ecartons la lecture d’interrogation totale, c’est-à-dire avec cuanto non interrogatif, possible de toute façon.

10 Devant un adjectif, un adverbe ou une phrase avec préposition, les quantifieurs deviennent les formes apocopées tan et cuan.

11 Cf. Martínez García 1987, Ridruejo 1995 et Verdonk 1996.

12 Cf. Bello 1854 : § 338.

13 Les deux formes peuvent constituer l’expression tanto así, qui, accompagnée d’un geste, montre de façon ostensible une quantité ou grandeur de manière similaire à ce que font les autres démonstratifs (este ‘ceci’, aquel ‘cela’) ou des adverbes déictiques de lieu (aquí ‘ici’, allí ‘là’). De plus, la coapparition de así tan (to)… cuan (to) ‘ainsi autant… combien’, n’a pas été étrangère à la langue ancienne, comme dans les exemples suivants :

(i) Y así tan grande fue el servicio cuan provechoso fue al que lo recibió (Abril, a. 1577 ; CORDE) [Et si ainsi le service fut aussi grand que profitable à celui qui l’avait reçu]

(ii) El encarecimiento paradojo (…) es uno de los mayores excesos del pensar, y así tan primoroso cuan dificultoso (B.Gracián, 1642-1648 ; CORDE) [Le renchérissement paradoxal (…) est un des plus grands excès du fait de penser, aussi soigneux que difficile]

14 Ce n’est pas le cas pour les corrélations de proportionnalité. Nous reviendrons sur cette question en § 2.3.

15 Martínez García 1987 affirmait que ce n’était pas une relation de subordination mais de dépendance réciproque. Ce que cet auteur n’expliquait pas, c’était en quoi consiste exactement cette dépendance et quel est le modèle syntaxique sous-jacent.

16 Cf. par exemple Kennedy 1997, Corver 1997, Doetjes, Neeleman et Van de Koot 1998 ; pour l’espagnol, v., à titre indicatif, Brucart 2003, Morón Pastor 2004 et Sánchez López 2006.

17 Le processus historique qui consiste à remplacer le relatif cuanto qui introduit le deuxième terme de comparaison en corrélation avec tanto ne peut être séparé de celui qui a conduit à remplacer cuánto interrogatif et exclamatif par cómo pour interroger ou pondérer le degré d’adjectifs, de verbes ou d’adverbes. Comme dans le cas des comparatives, dans les interrogatives et les exclamatives cómo a repris les valeurs d’intensité ou gradateurs de cuánto et l’a remplacé dans l’usage, au moins dans certaines variétés d’espagnol, entre autres, l’espagnol d’Espagne. Généralement on ne demande donc pas ¿Cuán alto es ? [Combien il est grand ?] mais ¿Cómo de alto es ?. Cette évolution a été étudiée en détail dans Octavio de Toledo et Sánchez López 2009.

18 Pour Donati 1997, les subordonnées comparatives qui apparaissent dans les codas comparatives sont des subordonnées relatives libres. Elles se distinguent des subordonnées relatives avec antécédent par deux aspects qui sont liés entre eux : premièrement, la nature du pronom relatif, qui, dans les subordonnées relatives libres n’est pas un opérateur mais un élément du type ‘déterminant’ ; deuxièmement, la projection qui contient une relative libre, contrairement à celle qui contient une relative avec antécédent, est défective puisqu’il lui manque la projection du SD le plus élevé. Si l’on suit l’analyse de Bianchi 2000, on pourrait supposer que les subordonnées relatives libres sont la projection d’un pronom relatif comportant un déterminant et ont, d’après Bello, submergé l’antécédent. S’il en était ainsi, le fait que le pronom relatif soit précédé d’une préposition serait incompatible avec la nature nominale définie exigible pour un élément qui doit conserver l’apparence d’un déterminant. Ceci expliquerait que la restriction sur l’usage prépositionnel n’affecterait pas seulement les subordonnées relatives qui sont des codas comparatives, mais toutes les relatives libres. L’agrammaticalité des séquences *En quien tú confías tanto está aquí [En qui tu as tant confiance est ici], *De lo que te escondes te perseguirá donde vayas [Ce de quoi tu te caches te poursuivra où que tu ailles] semble confirmer ce type d’analyse.

19 Dans cette construction, les formes apocopées tan et cuan n’apparaissent pas.

20 Lorsque l’élément comparé est un substantif, les quantificateurs mucho ‘beaucoup’, poco ‘peu’ et bastante ‘assez’ peuvent apparaître séparés du nom, c’est pourquoi on peut les trouver dans les deux structures suivantes : muchas sillas más/muchas más sillas [beaucoup de chaises de plus/beaucoup plus de chaises]. Une telle alternance, étudiée par Sáez 1997 et Brucart 2003, n’existe pas dans les constructions qui nous intéressent ; seul l’ordre cuantas más sillas [combien plus de chaises] est possible. Nous ne nous arrêterons pas ici sur cette question, signalons tout simplement que le comportement de cuanto pronom relatif soit l’inverse de celui de cuánto interrogatif et exclamatif qui attire toujours le nom : ¿Cuántas sillas más ? [Combien de chaises plus ?] /*¿Cuántas más sillas ? [Combien plus de chaises].

21 L’incompatibilité des corrélations comparatives avec les syntagmes de mesure a déjà été observée par Beck (1997 : 233) et Den Dikken (2005 : 514) pour l’anglais : The (*three inches) taller a person gets, the (*four pounds) heavier he gets [Plus une personne grandit (de trois pouces) elle pèse d’autant (quatre livres de) plus]. Les deux auteurs attribuent cependant cette incompatibilité au fait que les comparatifs qui apparaissent dans cette construction ne sont pas de vrais comparatifs. Pour nous, au contraire, il s’agit de vrais comparatifs d’inégalité dont les différentiels respectifs sont tanto et cuanto.

22 C’est un cas d’« attraction » ou pied piping (cf. Ross 1967).

23 Cf. Camus 2006.

24 Gutiérrez Rexach 2008 propose quelques arguments en faveur du mouvement de la proposition subordonnée jusqu’à une position de domaine, qu’il considère, comme nous le ferons, de « sentential scope ».

25 Elles ont été considerées comme quantifieurs universels (Cooper 1983 : 96), comme quantifieurs indéfinies (Wiltschko 1998), comme expressions nominales définies (Jacobson 1995), et aussi comme tous les trois en même temps (Gutiérrez-Rexach 2003 : 449-483). Quant à la valeur de cuanto, les grammaires de l’espagnol ne se mettent pas non plus d’accord : Fernández Ramírez (1987 : 248-251) considère qu’il est un « pronom généralisateur », c’est-à-dire un quantifieur universel, et ce point de vue est défendu aussi par Sánchez López (1999 : 1053-1055), mais Brucart (1999 : 506-508) affirme qu’il est un « quantifieur imprécis », c’est-à-dire un indéfini.

26 La séquence todocuanto, néanmoins, pourrait indiquer que la phrase avec cuanto est une phrase définie similaire à celles avec l’article défini ; dans ce cas, il faudrait dire qu’elle acquiert sa valeur de quantifieur universel par un processus sémantique qui opère systématiquement dans les phrases définies, comme l’a proposé Jacobson 1995. Nous laisserons ouvert ce point, car le point central par notre analyse est le fait que cuanto n’est pas indéfini.

27 Beck (1997 : 240) y fait référence à propos d’exemples de l’allemand donnés dans Bech 1964 et suppose qu’il s’agisse d’un cas de présupposition sur un certain laps de temps. A notre connaissance, cette propriété n’a pas été prise en considération dans d’autres études sur les corrélations comparatives dans d’autres langues.

28 Cf. Espinosa Elorza 2002.

29 Cette analyse n’a pas été faite pour l’espagnol, mais une affinité avec les conditionnelles n’est pas passée inaperçue. Ainsi, Alcina y Blecua (1975 : 1102) affirment : « Lorsque la proposition introduite par cuanto est au subjonctif, elle acquiert une nuance de conditionnalité » (la traduction est de nous). De même, la Gramática de la RAE note à propos des corrélations comparatives : « Lorsqu’on juge l’intensité d’un mot ou d’une proposition en fonction de la proportionnalité appliquée dans une autre circonstance, il peut arriver qu’il se produise entre les deux énoncés une relation logique de causalité » (RAE 1928 : 430, traduction est de nous).

30 Je remercie les éditeurs, très spécialement Olga Inkova, ainsi que les participants au Colloque International “La scalarité dans tous ses aspects” (Université de Gand, 15-16 décembre 2008) pour leurs observations et leur aide dans la rédaction de cet article.