Pathos dans le théâtre grec
Personne n’en doute plus aujourd’hui : le théâtre grec ancien était une affaire éminemment émotionnelle1. Ce qui fut présenté sur scène à la vue et à l’ouïe du public par les performances, les discours et les chants des chœurs et des protagonistes, c’étaient des émotions intenses, et les spectateurs éprouvaient, à leur tour, des émotions intenses non seulement suscitées, mais encore modelées par les émotions déployées devant eux. Et si le rapport étroit entre rituel et théâtre domine aujourd’hui le débat des savants, notamment d’observance anthropologique et comparatiste2, c’est précisément grâce au fait que la grande amplitude des émotions caractérise non seulement le théâtre des sociétés anciennes ou archaïques, mais aussi une partie importante de leurs rituels.
Laissant de côté ici ce problème plus large ainsi que la question particulière discutée depuis longtemps par les historiens de la religion grecque, à savoir, si le théâtre grec est issu lui-même du culte, et dans quelle mesure il garde une relation fondamentale avec la vénération du dieu Dionysos, je me bornerai au cours de l’investigation suivante à une lecture de textes dramatiques grecs et à une analyse exclusive3 de l’emploi du terme pathos (ou pathè, pathea, au pluriel) dans ce matériel poétique. Cette analyse aura pour but de montrer de quelle manière ce terme est lié à des aspects émotionnels et violents – ou bien à d’autres aspects –, de cerner son champ sémantique et de mettre à jour ses différentes acceptions. Or, le mot pathos n’est pas employé indifféremment dans tous les genres du théâtre grec ancien : il s’avère plutôt un terme tragique par excellence. Même dans les comédies et dans le drame satyrique, l’occurrence du mot pathos consiste régulièrement en une allusion au langage tragique qu’il sert à parodier. En effet dans les tragédies, ce terme apparaît comme marque distinctive de l’action tragique (surtout mythique, mais aussi historique), comme signe de sa spécificité, si ce n’est comme synonyme de son essence. Déjà à première vue il semble évident qu’il se réfère à la thématique tragique centrale, les violences exercées sur les figures tragiques individuelles et collectives, ou bien exécutées par elles, ainsi que les émotions violentes qui y sont associées, qui les précèdent, les accompagnent ou en résultent.
I. La Poétique d’Aristote
Il n’est donc pas étonnant qu’Aristote, dans sa Poétique, range le pathos, à côté de la péripétie et de la reconnaissance (anagnorisis), parmi les trois parties constitutives (merè) du mythos tragique (chap. 11, 1452b) : et il définit le pathos4 ici comme « une action qui fait périr ou souffrir »5. De ce point de vue, selon Aristote (chap. 24, 1459b), il n’y a pas de différence entre l’épopée, surtout l’Iliade homérique, et la tragédie, sauf que les pathèmata6 tragiques comportent aussi le chant et le spectacle (melopoiia, opsis), et non seulement la pensée passant par la parole (dianoia, lexis). Or le philosophe attribue à celle-ci – privilégiée par lui à coup sûr (chap. 19, 1456a7) –, hormis les fonctions rationnelles, telles que la démonstration et la réfutation, la faculté de procurer (paraskeuazein) des pathè8. Et il mentionne ici, à titre d’exemple, phobos et eleos, la crainte9 et la pitié, c’est-à-dire précisément les émotions qui figurent déjà – désignées ici non pas comme pathè, mais comme pathèmata – au chapitre 6 de la Poétique, au centre de sa fameuse définition de la tragédie et de sa katharsis réceptive.
On s’aperçoit donc, cette fois-ci non sans surprise, que pathos, dans la Poétique d’Aristote, peut comporter deux significations très différentes, soit le sens d’un événement ‘pathétique’, c’est-à-dire un fait ou une action (pragma, praxis) extérieurs, soit le sens d’une émotion ‘pathétique’ engendrée par lui (ce qui est d’ailleurs vrai aussi pour le mot pathèma). L’impression s’impose qu’Aristote semble avoir tendance à faire fondre, dans le même terme pathos, la violence physiquement active aussi bien que la violence psychique, passive ou passionnée, disons-le de façon plus générale : une réalité objective et une réalité subjective, l’une d’entre elles la cause et l’autre l’effet. En fait, ce ne sont que les contextes différents qui permettent à Aristote de distinguer ces deux significations. Et l’on se rend compte que cette entreprise aristotélicienne témoigne du fait qu’Aristote, au IVe siècle avant notre ère, ne dispose pas encore d’un synonyme grec pour un substantif signifiant uniquement ‘émotion’10. Il s’agit donc ici d’un moment de transition historique entre pathos comme synonyme d’action ou d’événement de violence provoquant des souffrances, d’un côté, et pathos comme synonyme exclusif d’émotion violente ou de passion, de l’autre. Précisément, cette dernière acception sémantique l’emportera historiquement et gardera sa valeur plutôt psychique et non factuelle jusqu’à l’emploi de cette terminologie dans les langues modernes11.
II. Genre tragique et tradition homérique
La question se pose si les deux significations de pathos dont la différence nous est si familière se retrouvent aussi dans les textes tragiques auxquels Aristote se réfère et si ces significations distinctes dépendent, comme chez lui, du contexte, ou bien si, au contraire, un mélange entre les deux, sinon un véto à leur différentiation stricte, se rencontre dans les tragédies. Avant de poursuivre cette question, de façon systématique, il faut se rendre compte, d’abord, que le substantif pathos, dans notre tradition textuelle, n’est pas attesté avant le Ve siècle et semble être une invention du plus ancien des trois grands tragiques, Eschyle. Pathos est dérivé de pathein, l’infinitif aoriste du verbe paschein, verbe employé chez Homère uniquement dans un sens négatif et sémantiquement passif, à savoir : « supporter », « souffrir », « subir une expérience ou une impression douloureuse, un malheur ». Les modèles emblématiques de cette expérience sont présentés par les deux héros principaux des deux épopées homériques, par Achille qui se caractérise lui-même par les douleurs (algea) qu’il a continuellement souffert (pathon, Il. 9, 321), et par Ulysse qui, dès le début de l’Odyssée, est introduit, de façon programmatique, comme « celui qui a souffert beaucoup de douleurs » (polla d’ho… pathen algea, Od. 1, 4).
Dans les limites de cet emploi verbal homérique, pathos pourra consister effectivement en une telle expérience émotionnelle accompagnant un malheur ou résultant de lui, et c’est précisément une des significations attribuées à ce nom par les auteurs tragiques qui restent par là dans le cadre sémantique fixé par l’emploi homérique de paschein et pathein. Or chez eux, cet emploi n’est pas le seul. S’il est vrai que le nouveau terme pathos, employé dans presque chacune des tragédies transmises en entier, a été forgé pour le genre tragique, il permet aux auteurs tragiques de désigner par lui non seulement une émotion douloureuse violente, mais sa cause ou son effet objectif également – un événement douloureux, un malheur – et de lier par ce double emploi du terme cette cause ou cet effet objectif de façon intrinsèque à son effet ou à sa cause subjective, donc la souffrance. En d’autres mots, par la création de ce mot pathos à double sens, les tragiques proposent une base pour la réflexion sur le rapport spécifique de ces deux significations que même Aristote n’arrivera à distinguer que par le contexte de ses différents énoncés philosophiques.
Ce qui frappe, alors, c’est que les auteurs tragiques, tout en ajoutant un deuxième sens, un sens factuel, au mot tragique pathos, ne se bornent pas à cet ajout dans leur emploi du verbe paschein12. Ici, au contraire, ils passent à une exploration sémantique beaucoup plus large et différemment audacieuse en utilisant ce verbe dans une multitude de sens, le sens positif inclus ainsi que le sens actif de faire, donc le contraire de souffrir ou de subir.
III. Eschyle
Cela dit, l’emploi de pathos fait ressortir, comme j’essayerai de montrer maintenant, non seulement les similitudes entre Eschyle, Sophocle et Euripide, mais aussi et surtout leurs différences significatives13. Chez Eschyle, pathos et son pluriel, pathè ou pathea, signifie très souvent la mort et surtout le meurtre, d’abord des individus, comme celui de Cassandre, prévu par la prophétesse elle-même (Ag. 1137), ou celui d’Agamemnon (Ch. 516), objet d’un rite ultérieur ordonné par sa meurtrière Clytemnestre angoissée, ou encore celui d’Egisthe et de Clytemnestre, dont les corps sont présentés comme un spectacle par leur fier meurtrier Oreste lui-même (Ch. 976), ou celui des deux fils d’Œdipe mourant devant Thèbes d’un meurtre réciproque (Sept 850), mais aussi la mort violente d’ensembles collectifs, tels que ceux qui sont vaincus par les Grecs, les Perses (Pers. 254 passim) ou les Troyens (Ag. 1210), et encore les Grecs victorieux également exposés à la mort pendant leur retour sur la mer (Ag. 669).
Or pour d’autres individus, notamment les survivants de ces morts, pathos ou pathè signifient justement ce qui est produit par les morts elles-mêmes, à savoir des souffrances vitales : le chœur des Perses rend un hommage pieux (sebôn) aux pathea d’Atossa (Pers. 945), veuve du roi perse Darius et mère du général perse vaincu, Xerxès ; le chœur des captives troyennes dans les Choéphores semble annoncer de façon furtive qu’un pathos pour Oreste va surgir (littéralement : « fleurir ») de ses meurtres également (Ch. 1009). D’autre part, indépendamment d’un acte meurtrier, Prométhée entreprend de prédire à Io, traquée par un malheur délirant et insupportable créé par Zeus, des pathè supplémentaires (Pr. 703). Cette récurrence du pathos touche aussi des collectivités chorales, comme les Danaïdes fuyant des mariages de contrainte (Suppl. 111), ou les Erinyes, les déesses vindicatives qui souffrent sérieusement du meurtre de Clytemnestre par son propre fils (Eum. 145).
Le pathos et les pathè désignent donc plus spécialement, chez Eschyle, la mort et le meurtre ou bien leurs effets sur ceux qui y sont impliquésLa règle semble définie par le rapport consécutif de l’action (drama, Ag. 533) suivie par la souffrance de l’agent protagoniste et de ses proches (cf. Ch. 1016). Mais si, dans le cas des Danaïdes et de la malheureuse Io, la violence exercée sur des jeunes filles par une volonté sexuelle mâle – humaine ou divine –, repoussée et fuie par elles, est caractérisée par les mêmes termes, cette violence devient implicitement l’analogue d’une menace de meurtre. D’autre part, il est frappant que les dieux n’entretiennent généralement, dans les tragédies d’Eschyle, que des relations assez rares avec les pathea des humains : Zeus est la seule divinité qui en envoie, et cela uniquement dans le cas d’Io – tourmentée, mais non pas tuée par lui. Les Erinyes, au contraire, sont les seules divinités qui en éprouvent elles-mêmes et sont capables de pitié pour une mère tuée par son fils. L’accent mélodramatique, amplificateur et répétitif que ces déesses terribles et malheureuses mettent sur leur état de « souffrir, souffrir une souffrance [ou un malheur] » (epathomen…, epathomen pathos, Eum. 143-145) deviendra d’ailleurs plus tard emblématique pour beaucoup de mortels dans les tragédies notamment d’Euripide ; et aussi l’Electre de Sophocle s’en inspire encore.
Les humains, quant à eux, semblent presque définis, dans les tragédies d’Eschyle, par les pathea qu’ils exécutent ou éprouvent, comme dans le cas modèle des Erinyes. Et leurs réactions vis-à-vis de ces malheurs se restreignent, s’ils ne consistent pas en d’autres pathea commis, à des actions rituelles et surtout à des plaintes qui, par anticipation ou venant après coup, font preuve d’impuissance, quoique non dépourvue de charme, par les cadences mélodieuses elles-mêmes qui se font entendre, telles que notamment les Danaïdes les chantent de façon suggestive dès qu’elles entrent en scène (Suppl. 111-116) :
τοιαῦτα πάθεα μέλεα θρεομένα λέγω,
λιγέα βαρέα δακρυοπετῆ,
ἰή, ἰή,
ίηλέμοισιν ἐμπρεπῆ
ζῶσα γόοις με τιμῶ.
Tels sont les douloureux malheurs (pathea) que disent mes cris aigus,
mes sanglots sourds, mes torrents de larmes,
hélas, hélas,
ces clameurs qui conviennent aux chants funèbres,
vivante, je m’honore moi-même par des plaintes14.
A cette condition d’existence – plus particulièrement féminine – définie par les pathea, le chœur des vieillards oppose dans la première pièce de l’Orestie, l’Agamemnon, son fameux anathème qui semble justifier le pathos par le mathos, donc par la leçon qui en résulte (Ag. 174-178) :
Ζῆνα δέ τις προφρόνως ἐπινίκια κλάζων
τεῦξεται φρενῶν τὸ πᾶν –
τὸν φρονεῖν βροτοὺς ὁδώ –
σαντα, τῷ πάθει μάθος
θέντα κυίως ἔχειν.
Qui, de toute sa pensée, crie la victoire de Zeus,
il trouvera la pensée, en totalité,
de celui qui a ouvert aux mortels le penser,
posant qu’ils tiendraient principalement
leur savoir par la souffrance15.
Or, cette affirmation théologique du pathos comme condition de réflexion et de savoir est récusée radicalement dans l’action dramatique qui suit cette entrée en scène de ces hommes qui furent trop vieux pour participer en personne à la guerre de Troie. Le savoir associé à la souffrance ne vient précisément pas après coup, mais est plutôt la part des femmes qui la prévoient, soit celle qui va exécuter elle-même le pathos – meurtre, Clytemnestre (Ag. 893), soit celle qui le subira, la prophétesse Cassandre. Les pathè apportent en fait non pas le savoir, mais la mort répétitive ainsi que les plaintes et souffrances qui lui sont associées (Ag. 1176) ; ils font surgir d’autres pathè, d’autres meurtres et douleurs ayant lieu dans la pièce suivante de la trilogie (Ch. 1009). L’espoir qui attribue à Zeus la garantie d’un savoir comme récompense à la souffrance s’avère plus que vain, au moins pour les protagonistes tragiques. Le seul savoir semble être celui acquis par des divinités archaïques, les Erinyes qui d’ailleurs s’en plaignent vivement : dans la dernière pièce de la trilogie, elles sont forcées de devenir les Bienveillantes, car les dieux plus jeunes font jouer un penser qui n’est rien moins qu’une consolation intellectuelle : ce savoir est manifestement pourvu par une démagogie rhétorique et par une pseudo-logique justifiées par rien d’autre que par la violence hégémonique de leur récent pouvoir divin. Cette violence se réfère, de façon sarcastique, précisément à ce même Zeus victorieux, imploré vainement – comme prétendu garant du savoir par la souffrance – par les vieillards de la première pièce de la trilogie. A la fin, il ne reste aux juges d’Athènes qu’à sanctionner cette violence, par leur vote muet auquel devra s’associer la voix décisive de la déesse éponyme de la ville, la fille sans mère du père Zeus, Athéna. En effet, le savoir désolé qui en résulte, le savoir des divinités vaincues, n’est pas moins voué à l’impuissance que leurs souffrances mélodieuses. Et par cette qualité de pathè qui leur sont propres, les Erinyes divines ne se distinguent d’aucune manière, dans le théâtre d’Eschyle, des mortels, mais deviennent plutôt leurs prototypes mémorables.
IV. Sophocle
Sophocle, quant à lui, s’en tient principalement à ce prototype et, plus généralement, au pathos comme l’effet d’un autre pathos tragique sur les survivants. La mort violente elle-même est assez rarement désignée dans ses tragédies par ce terme. Les pathea collectifs, en l’occurrence ceux des Grecs mourant devant Troie, ne figurent que dans un pronostic formulé par le chœur des guerriers grecs stationnant pendant leur passage à Troie dans l’île de Lemnos à la recherche de l’arc de Philoctète (Phil. 854). Si pathos apparaît comme synonyme de la mort, ce n’est qu’une seule fois pour désigner un meurtre accompli (celui de Laios, Œd. roi 732), et deux fois pour un suicide effectué ou anticipé (celui d’Hémon, rapporté dans Antigone, Ant. 1316 ; et celui d’Ajax, annoncé par lui-même, Aj. 836). Une autre fois, les pathea désignent, de façon isolée, la mort comme punition souhaitée, à savoir dans l’invocation par laquelle Electre, retournant la phraséologie répétitive du pathos pathein des Erinyes d’Eschyle, conjure « le grand dieu de l’Olympe », à savoir Zeus, pour qu’il fasse « souffrir des souffrances [ou malheurs] pénibles » (poinima pathea pathein) aux meurtriers de son père (El. 210). Mais dans une multitude de cas, pathos ou pathea désignent d’autres malheurs et douleurs qui n’ont qu’un rapport très indirect avec la mort ou le meurtre – ou bien qui n’ont même pas de rapport à la mort violente du tout. Il semble donc que chez Sophocle, le pathos féminin des Danaïdes eschyléennes et de la malheureuse Io du Prométhée sert comme modèle décisif, et cela uniquement pour des protagonistes tragiques individuels, féminins autant que masculins.
Or, ce pathos apparaît très souvent comme une chose plutôt imprécise, telle que dans le cas de Déjanire, l’épouse d’Héraclès dans les Trachiniennes qui associe ses habituels pathea lamentables à la condition féminine en général (Trach. 153), ou bien même comme une chose indéfiniment embarrassante, telle que dans le cas de Neoptolème qui, confronté au récalcitrant Philoctète, décrit son pathos spécifiquement situé qui n’a rien d’une douleur violente (Phil. 899). D’autre part, quand pathos adopte une signification très précise, sa valorisation est également située et relative, soit décrivant des situations en deçà de la norme – Héraclès esclave d’Omphale (Trach. 256) ou bien maltraité par son hôte (Trach. 261) –, soit décrivant une situation inacceptable pour un individu particulier, surtout dans le cas d’Antigone qui ne supporte pas que son frère reste sans enterrement (Ant. 541). Cet accent sur la fonction situative de l’emploi du terme se manifeste même au cas où un pathos, tel que la folie d’Ajax, peut effectivement, par sa qualité violente, être comparée à la mort (Aj. 215) ; ou quand le chœur de l’Œdipe à Colone résume le destin de Jocaste par les pathè fameux, mais laissés imprécis, qu’elle a subis du fait des hommes de sa famille (Œd. Col. 1078). Œdipe lui-même considère le danger de s’avérer meurtrier de Laios comme un pathos qu’il lui faut fuir à tout prix (Œd. roi 840). Plus tard, cette fuite ayant échoué, il apparaîtra en revanche au chœur comme une incarnation du pathos lui-même (Œd. roi 1297) ; et il déplorera, sans les nommer explicitement, les pathè qui le caractérisent et qui seraient en fait accomplis par Apollon (Œd. roi 1331), à l’exception de l’aveuglement qu’il s’est infligé lui-même à l’instant. Dans un parallélisme implicite, l’inceste et l’aveuglement ne méritent donc pas moins le synonyme pathos que le meurtre du père. Involontaire ou non, ces pathea forment dans Œdipe Roi un tout elliptique qui désigne l’identité d’un individu particulier, Œdipe. Une unité analogue et correspondante est formée par les pathea elliptiques de Jocaste dans l’Œdipe à Colone qui consistent en fait dans l’exposition de son nouveau-né par son mari, le meurtre de celui-ci par le fils et le mariage incestueux qui le suit, mais auxquels s’ajouteront encore d’autres malheurs dont la mort réciproque des fils de ce mariage qui va bientôt survenir.
Il semble bien que Sophocle présuppose la règle fondamentale illustrée dans l’œuvre d’Eschyle : pathos et action sont liés, un pathos peut consister dans une action, peut l’accompagner ou la suivre comme son résultat, créant une chaîne de malheurs et de souffrances à peine terminable. Ceci apparaît comme une chose convenue dont personne ne parle sur la scène sophocléenne. Inversement, pathos et savoir n’entretiennent aucun rapport, ni explicite ni même implicite, dans les tragédies de Sophocle, comme s’il partait délibérément du résultat de l’Orestie d’Eschyle. Et chez Sophocle, les dieux sont aussi peu associés aux pathea mortels que chez le tragique plus ancien. Si Electre souhaite les pathea d’Egisthe et de Clytemnestre par l’action de Zeus, c’est son frère qui devra s’en occuper lui-même, utilisant un tas de ruses et assisté par la vigilance de sa sœur. Si Œdipe tient Apollon responsable de ses pathea (comme le dieu l’était en effet de l’ordre meurtrier adressé à Oreste), il s’efforce de se réserver un pathos qui n’appartient qu’à sa propre volonté humaine, la mutilation de ses yeux.
Or généralement, chez Sophocle, les mortels individuels sont bien plus responsables de leur pathea que les dieux. Et si la responsabilité est incertaine, les pathea relèvent d’un destin imprécis : ils arrivent toujours inéluctablement, soit dans le passé, soit dans le présent, soit dans l’avenir. Au cas où ils ne sont pas encore arrivés, les hommes les souhaitent (pour les ennemis) ou les craignent (pour eux-mêmes). L’espoir de les éviter et l’effort de s’enquérir après coup ou d’avance de leur qualité particulière par des questions précises (Œd. roi 732 ; Œd. Col. 604) est inutile et vain, seraient-ils sanctionnés déjà par des prophéties ou non. Quand ils se sont produits, ils ne créent que rarement la pitié et les pleurs (Trach. 855), mais plutôt l’effroi sans issue.
Cela signifie que Sophocle confère à pathos et pathea presqu’une qualité autonome et une généralité abstraite. En effet, après avoir décrit en détail les douleurs et les actes violents concrets, les protagonistes ou les chœurs résument quelquefois ces descriptions de façon systématique par la formule démonstrative « ce pathos » ou « ces pathea », « de tels pathea » (Ant. 1316 ; Œd. roi 732 ; 1331). D’autre part, les pathea ne sont pas seulement décrits, arrêtés et généralisés, mais aussi figés et exposés à la vue, ils sont effectivement désignés – et en plus parfois physiquement présentés – comme spectacle : dans les tragédies de Sophocle, on trouve souvent une indication de la contemplation visuelle du pathos ou des pathè (cf. Trach. 1269 ; Aj. 260). Pour Ajax, l’Erinye est plus particulièrement la spectatrice des pathè mortels en général (Aj. 836), et ce n’est pas elle qui est responsable des pathè d’Ajax, mais ce sont des êtres humains particuliers, les Atrides, qui l’ont privé de sa supériorité ; c’est justement par le spectacle de son suicide que le héros espère conférer aux déesses vindicatives ce savoir (mathein, Aj. 837). Et pour le chœur d’Œdipe-Roi, le spectacle abrupt et brutal de l’apparition du roi qui vient de se crever les yeux est effectivement le pathos le plus abominable, délirant et insupportable (Œd. roi 1297-1306) :
ὦ δεινὸν ἰδεῖν πάθος ἀνθρώποις,
ὦ δεινὸτατον πάντων ὅσ’ ἐγὼ
προσέκυρσ’ ἤδη. τίς σ’, ὦ τλῆμον,
προσέβη μανία ; τίς ὁ πηδήσας
μείζονα δαίμων τῶν μηκίστων
πρὸς σῆι δυσδαίμονι μοίραι ;
φεῦ φεῦ δύστην’, ἀλλ’ οὐδ’ ἐσιδεῖν
δύναμαί σ’, έθέλων πόλλ’ ἀνερέσθαι,
πολλὰ πυθέσθαι, πολλὰ δ’ ἀθρῆσαι.
τοίαν φρίκην πaρέχεις μοι.
O passion effroyable à voir pour des hommes !
O chose la plus effroyable de toutes celles
Que j’ai moi-même approchées jusqu’à cette heure ! Quel délire,
Pauvre homme, a fondu sur toi ? Quel est le dieu
Qui, d’un bond prodigieux, plus loin que tous les bonds,
A rejoint ton destin d’infortune ?
O tristesse ! Malheureux ! Mais je ne peux même pas
Te regarder, quand j’aimerais tant
M’enquérir, apprendre, voir,
Tel est le frisson que tu me donnes !16
Le pathos d’Œdipe aveuglé – malheur et souffrance autant que passion –, le spectacle du roi apparaissant sur scène avec un masque sanglant, est sans aucun doute le point culminant du pathos sophocléen. Ce pathos est exposé à la vue, même au désir de le regarder, et est néanmoins insupportable à voir. Il ne permet pas d’exprimer directement la pitié, il ne suscite que l’effroi, le frisson, la frayeur, et il réduit toutes les tentatives d’enquête, tous les espoirs d’un savoir par la souffrance à zéro. Voir la destruction de la vue, c’est ce qui s’avère le pathos le plus effroyable, donc apparemment plus effroyable qu’un meurtre, un pathos visible signifiant un tragique ultime que ni les spectateurs sur scène ni ceux au théâtre ne sauront surmonter par une sage leçon supplémentaire.
V. Euripide
Dans l’œuvre du plus jeune des trois grands tragiques, le pathétique du pathos atteint finalement son comble. Si le terme ne manque dans aucune des sept tragédies respectives aussi bien d’Eschyle que de Sophocle transmises en entier, il figure dans la grande majorité des dix-sept tragédies complètes d’Euripide qui nous sont parvenues, depuis Médée jusqu’aux Bacchantes (le substantif n’est absent que dans trois d’entre elles, Alceste, Iphigénie en Tauride et Les Héraclides). La tendance, présente déjà chez Eschyle et plus évidente encore chez Sophocle, d’élargir l’emploi du terme à d’autres sujets que la mort se poursuit. Chez Euripide, pathos, tout en désignant très rarement la mort violente elle-même, est utilisé certaines fois pour l’action meurtrière, ou bien, plus précisément, pour le fait de devenir un meurtrier et pour la stigmatisation lamentable qui s’ensuit : selon le chœur des jeunes filles de l’Argolide, dans Electre, auquel le frère et la sœur couverts du sang maternel se présentent immédiatement après l’assassinat, le matricide est le plus effroyable des malheurs ou douleurs (deinotaton patheôn, El. 1226). De façon analogue, le chœur des femmes mycéniennes, dans Oreste, estime le fils matricide un malheureux (meleos, Or. 839), précisément parce qu’il a tué la mère en échange des souffrances létales du père (patrôôn patheôn amoiban, Or. 843) ; et la tentative d’assassinat d’Hélène – les « malheurs meurtriers » (phoniôn patheôn, Or. 1455) – dont l’esclave phrygien sera plus tard dans ce drame le témoin, n’apparaît que comme la conséquence de ce premier pas d’Oreste sur le chemin de sa propre existence malheureuse d’assassin.
Pathos et meleos se correspondent en effet très souvent chez Euripide, tout en évoquant, de façon sonore, le chant, melos, par lequel ils sont déplorés tous les deux : dans l’Héracles furieux, Amphitryon, le pauvre père (mais non pas procréateur) du héros, combine deux formules, attribuées par Eschyle aux Erinyes respectivement aux Danaïdes, pour décrire, par la terminologie récurrente du pathein ainsi que par les assonances funestes des pathea aux melea – utilisés par Euripide dans bien d’autres tragédies encore (Hipp. 830 ; Tr. 1117 ; Phén. 1734 ; Hél. 173) –, le résultat douloureux des meurtres de la femme et des enfants d’Héraclès par le héros glorieux que l’épouse de Zeus, Héra, a transformé en tueur délirant (Hér. fur. 1180) :
ἐπάθομεν πάθεα μέλεα πρὸς θεῶν.
Nous souffrons des souffrances malheureuses par les dieux17.
Une qualité synthétique au plus haut degré est ici conférée aux pathea : ils incluent non seulement les souffrances et malheurs des assassinés ainsi que des assassins, mais aussi l’expérience malheureuse et douloureuse des survivants, de sorte que par les pathea, ils sont tous réunis dans une communauté solidaire de souffrants malheureux à peine discernables. Iphigénie d’autre part, sur le point de se faire sacrifier à Aulis pour assurer le départ de la flotte grecque pour Troie, considère le destin funeste comme la définition de la condition humaine en général, et n’oublie pas d’ajouter qu’elle prévoit « de grands malheurs et de grandes douleurs » (megala pathea, megala d’achea, Iph. Aul. 1334) pour les Grecs tous ensemble, souffrances en fait rendues incontournables par le sacrifice d’Iphigénie lui-même auquel elle donne son consentement. Mais c’est uniquement Hélène et non pas les dieux qu’elle en tient responsable ; tandis qu’au moment où la guerre de Troie sera accomplie, le chœur des Troyennes déclare Ménélas, le premier mari d’Hélène, seul coupable de l’ensemble des malheurs douloureux (melea pathea, Tr. 1117) des Grecs ainsi que des Troyens. En revanche Pélée, le père d’Achille, revendique, dans sa plainte, la mort de son fils et de son petit-fils Neoptolème comme des pathea qui lui sont en fait réservés, lui, le misérable (schetlios, Andr. 1179) survivant, sans tenir compte d’une responsabilité divine ou humaine quelconque. C’est vrai aussi pour Thésée, dans Hippolyte, dont la première réaction au suicide de sa femme est une lamentation désespérée au centre de laquelle figurent ses propres melea pathè suscités par cette mort de Phèdre, sa bien-aimée (Hipp. 830). Et c’est d’autant plus vrai pour les mères des Sept contre Thèbes, dans les Suppliantes d’Euripide, qui font part de la leçon qu’elles viennent d’apprendre : le plus grand pathos des mères, c’est la mort de leurs fils (Suppl. 791), et surtout la vue de leurs cadavres (Suppl. 1121-1122). Mais ce n’est que plus tard, quand elles seront privées de ce dernier pathos visuel magnifique et terrible, réclamé désespérément par elles tout au long de la pièce, que leur expérience tragique atteindra effectivement son point culminant.
Cette qualité extrême et extrêmement douloureuse qui est attribuée dans les tragédies euripidiennes notamment aux pathea des survivants, incluant ceux des assassins, explique pourquoi ces douleurs peuvent même surpasser le pathos physique majeur, la mort, de sorte que l’on s’attendrait que la mort puisse sembler préférable à une durée plus longue d’un tel pathos éprouvé très intensément. Or les protagonistes tragiques d’Euripide ne tirent jamais cette conséquence. Comme dans le cas des mères des Sept contre Thèbes, la poursuite, sinon le renforcement du pathos vital peuvent même être souhaités vivement, si c’était une jouissance : pour ces femmes, ce pathos désiré devient dans leur imagination une expérience sensuelle et presque érotique. Le cas opposé est présenté par Hippolyte, le fameux contempteur de l’amour sexuel. En fait, si Hippolyte qui, à la fin de la tragédie, souffre trop de sa douleur physique (pathos, Hipp. 1386) pour ne pas désirer son terme définitif, la mort, cela est présenté plutôt comme un phénomène presque médical et pas du tout comme un échange contre les douleurs psychiques insupportables d’un survivant, et d’autant moins d’un amant passionné.
Créuse, d’autre part, l’épouse du roi d’Athènes dans l’Ion, qui n’est pas la survivante d’un meurtre mais la victime d’un viol divin et qui souffre terriblement de l’introduction du prétendu bâtard de son mari dans son foyer, pourrait, d’après les suppositions du chœur de ses servantes, choisir le suicide et donc calmer ses souffrances psychiques et politiques par des souffrances physiques définitives (pathesi pathea, Ion 1066). Mais elle choisit plutôt l’assouvissement de ses doléances matrimoniales et royales par une tentative de meurtre – précisément une autre façon de combattre les pathea par les pathea : heureusement, ce meurtre échoue, car son objet, le prétendu bâtard, est en réalité son propre fils et celui du dieu Apollon.
L’infanticide réelle, Médée, en revanche, présente sur la scène euripidienne l’exemple insolite d’une femme presqu’indépendante d’une intervention des dieux qui est néanmoins menée aux pathea extrêmes par son amour même, plus précisément : par la déception de cet amour. Le chœur des femmes de Corinthe qui sympathise avec elle sans disposer du pouvoir politique nécessaire pour l’aider, tout en « voyant » clairement son malheur, le délaissement par son mari Jason pour un deuxième mariage ambitieux, applique à son cas la formule tragique la plus fameuse de l’interprétation du pathos, l’appel au superlatif des pathea (Méd. 655-658) :
σὲ γὰρ oὐ πόλις, oὐ φίλων τις
ᾤκτισεν παθοῦσαν
δεινότατον παθέων.
Quant à toi, ni la ville, ni un de tes amis ou parents
ne t’a prise en pitié, toi qui as souffert
la plus terrible des souffrances [ou malheurs]18.
Il faut se rappeler que cette formule plus particulièrement pathétique, deinotaton patheôn, désigne d’habitude, dans la tradition tragique, le meurtre ainsi que les douleurs des survivants. Ici, par contre, la formule n’est appelée à décrire rien d’autre que l’effet exercé sur la femme par la trahison du mari. A cause de cela Médée, selon la conviction des femmes solidaires, « souffre la plus effroyable des souffrances [ou malheurs] » (pathousa deinotaton patheôn, Méd. 657-658), et ceci d’autant plus qu’elle se retrouve seule dans son chagrin, sans disposer de la solidarité d’un cadre social auxiliaire fournie par une société urbaine ou par des parents et amis qui normalement la prendraient en pitié. Mais ce que, par cette argumentation, le chœur passe sous silence ici, c’est le fait que Médée, follement amoureuse de Jason, a justement perdu il y a longtemps ce cadre solidaire en devenant délibérément non seulement la traîtresse de son père et de sa ville natale, mais encore la meurtrière de son frère.
L’amour froissé et rejeté est un pathos insupportable (Hipp. 677) également pour une autre héroïne célèbre du théâtre euripidien, Phèdre. Mais sa façon d’en tirer les conséquences diffère considérablement de celle de Médée. Elle choisit le suicide, tout en étant capable de le transformer en ruse meurtrière qui devient effectivement fatale à l’objet de sa passion amoureuse, son beau-fils Hippolyte, et la fait devenir l’instrument d’un infanticide indirect. Le mari délaissé par excellence, Ménélas, en revanche, ne songe jamais au meurtre de sa très-aimée Hélène, mais engage, au contraire, ses propres « souffrances [ou malheurs] tout à fait pénibles » (polypona de polypona pathea, Or. 1500) pour la récupérer – les souffrances et malheurs des guerriers de deux armées adversaires et celles de leurs proches donc incluses de plein gré. Mais en général, l’impression s’impose que ce sont plus particulièrement les protagonistes féminins d’Euripide qui ont tendance à considérer l’absence de la sexualité comme le pathos le plus pénible. Ce n’est que par la mort de leurs fils que les mères des Sept devant Thèbes comprennent qu’il existe un pathos plus grave que le sort d’une femme sans mariage (Suppl. 791). Seule la belle Hélène ne souffre point d’un manque d’expérience érotique. D’ailleurs, elle est tout à fait consciente que ce n’est que par elle que les pathea et avec eux les pleurs et deuils de la ville de Troie sont survenus (Hél. 365-366) – tout comme ceux de sa propre mère suicidée (Hél. 684) :
… ἄχεα τ’ ἄχεσι,
δάκρυα δάκρυσι ἔλαβε πάθεα.
… Elle (Troie) a reçu la souffrance,
Deuil de deuils, pleurs de pleurs19.
Mais malgré ce jugement exact, quoiqu’incomplet, elle revendique quand même les plus déplorables pathea spécialement pour elle et se met à chanter, dès le début de la pièce, avec l’aide implorée des Sirènes, ses propres douleurs et malheurs créés par ceux des morts (pathesi pathea, melesi melea, Hél. 173), ce qui ne peut que scandaliser le chœur des captives grecques en Egypte qui lui rappelle avec insistance que ses propres pathea, qu’elle prend tellement en pitié, ne sont point les plus insupportables de toutes (Hél. 1163). Un choc encore plus considérable sera réservé aux survivants du fou carnage dionysiaque à Thèbes, quand le dieu Dionysos lui-même apprend froidement aux survivants, à la mère infanticide et à son père, que ce carnage s’explique du fait qu’il a trop souffert par leur refus de la vénération qui lui était dûe (epaschon deina pros hymôn, Bacch. 1377). Or, il faut se souvenir que le dieu avait utilisé auparavant précisément le terme pathea pour un sophisme linguistique qui devient en effet fatal à Penthée voué par Dionysos à la mort par les mains de sa mère : car le dieu invita le jeune roi à se mettre en route pour des deina pathè (Bacch. 971), jouant ainsi avec la possibilité d’un sens positif et actif de ces termes, comme si les pathè terribles n’étaient pas les souffrances mortifères qui l’attendent lui-même, mais des actions glorieuses.
Comme déjà de façon de plus en plus évidente chez les tragiques plus anciens, les pathea, chez Euripide, dépendent toujours d’un perspectivisme particulier et ne mènent ni au savoir intellectuel ni à une consolation, mais à d’autres pathea, d’autres malheurs, pleurs et douleurs. L’entreprise de compréhension, la recherche des raisons de ces souffrances, est vaine. Des conjectures conventionnelles sont régulièrement dévalorisées et peuvent toujours être surpassées par des causes de pathea insoupçonnés, plus pénibles ou plus exécrables encore : Phèdre n’est pas, comme le chœur des femmes de Trézène le suppose parmi d’autres possibilités, malade à cause de pathea liés au deuil de son époux héroïque (Hipp. 159), mais parce qu’elle s’est éprise de son beau-fils – et ceci selon la volonté despotique d’Aphrodite, afin que Phèdre serve d’instrument de vengeance pour la déesse de l’amour, dépréciée par ce jeune homme chaste. De façon générale, comme chez les deux autres tragiques, les pathea des protagonistes d’Euripide sont toujours des cas spéciaux, la plupart du temps inattendus, et néanmoins des variations d’un modèle universel d’action et d’émotion violentes. Par conséquent, la tentative de comparer son propre pathos à celui d’un autre s’impose, mais conduit néanmoins dans une impasse, si ces pathea ne sont pas réellement et intrinsèquement liés, comme dans le cas d’Ion et de Créuse, inconscients presque trop longtemps d’être fils et mère (Ion 359 ; cf. 1378).
Bref, c’est le pathos interminable qui définit, sur la scène euripidienne, l’existence humaine, nullement protégée ou instruite par les dieux, mais plutôt hantée et persécutée par eux : cette idée est exprimée en fait par Electre au début de l’Oreste (Or. 2), avec une référence à un modèle homérique bien connu, Tantale. Comme pour le cas modèle d’Œdipe dans les Phéniciennes d’Euripide (Phén. 1734), les pathea melea de l’être humain ne finissent jamais ; aussi longtemps qu’il vit encore, il en reste toujours d’autres. Notamment le pathos du survivant ne peut pas être effacé, mais continue à produire les larmes et les plaintes – ainsi se résume le triste savoir des protagonistes d’Euripide, en l’occurrence celui de la malheureuse reine de Troie, Hécube (Héc. 589), au point que le chœur des autres captives troyennes se dispense même de l’effort d’assouvir les pathea précédents de sa reine (Héc. 104), parce qu’il lui apporte le message d’autres souffrances et malheurs encore plus pénibles et traumatiques, car imprévues et inimaginables, qui demandent des efforts réactifs et actifs nouveaux.
Il s’ensuit que pathos et pathea, chez Euripide, figurent moins comme des termes de description systématique ou bien comme des objets de révélation visuelle et d’un spectacle plus particulièrement impressionnant – ce qui est souligné encore par le cas des mères des Sept devant Thèbes qui sont précisément privées du spectacle-pathos qu’elles désirent –, mais plutôt comme des phénomènes récurrents acoustiques et mélodramatiques : les pathea sont là pour être articulés, commémorés, chantés, pleurés, donc destinés à être entendus avec un plaisir amer empathique, plutôt qu’à être découverts et réellement soumis à la vision avec un effroi qui coupe la parole, comme chez Sophocle. A l’instar d’Eschyle, Euripide joue à maintes reprises avec la double (ou même triple) sémantique de melea (dérivé soit de melos, soit de meleos) associé aux pathea : comme adjectif substantifié, au pluriel neutre de meleos, melea signifie « choses malheureuses », comme pluriel du nom melos il signifie « membres », et notamment, au sens figuré, « chants » ou « cadences musicales ». Par là, le pathos et les pathea, en tant que melea polyvalents par définition20, résistent à une fonction théologique ou philosophique, mais gagnent une qualité poétique supplémentaire : la poésie tragique d’Euripide s’honore ainsi elle-même en tant que musique pathétique – comme si un pas de plus suffisait pour arriver à l’art pour l’art et à l’autonomie esthétique du pathos entonné interminablement.
VI. Conclusion
Quel est le résultat de ces lectures exhaustives de toutes les occurrences du terme pathos dans les pièces transmises en entier des trois grands auteurs tragiques ? Peut-être suffit-il ici de dire que ces poètes se rendent parfaitement compte des divergences sémantiques entre le pathos qui est un événement extérieur et le pathos qui est un phénomène émotionnel. Or, ce qu’ils semblent essayer de démontrer par leur emploi générique de ce mot à double tranchant – emploi si divers, et si semblable chez chacun des trois –, par leur exploration de ses implications expressives, c’est que les différentes valeurs et accentuations de pathos appartiennent à un perspectivisme à chaque fois situé de façon spécifique, mais aussi à une universalité anthropologique et culturellement comparable. Un pathos-événement s’avère être aussi bien une réalité subjective qu’une réalité objective, et un pathos-émotion n’est pas moins une expérience physique que psychique. L’un peut être à la base de l’autre et même se mélanger à lui ou encore s’y dissoudre. Le vertige hallucinant, lui-même tant intellectuel qu’émotionnel, créé sur la scène du théâtre grec par cette prééminence, dans les textes des tragédies, du pathos visuel et sonore, humain autant que divin, ne semble en fait pas manquer de ressemblance à la particularité enivrante de l’expérience dionysiaque21, rituelle ou non, – même si la performance cultuelle des pathea de Dionysos ne fut pas, comme certains savants modernes l’ont imaginé, à l’origine du genre tragique22.
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1 Fait reconnu seulement depuis l’ouvrage-pionnier de William B. Stanford, Greek Tragedy and the Emotions. An Introductory Study, London et al., Routledge, 1983.
2 Cf. plus récemment Eric Csapo, Margaret C. Miller (éds.), The Origins of Theater in Ancient Greece and Beyond. From Ritual to Drama, Cambridge, University Press, 2007, et l’étude critique de l’auteur : Renate Schlesier, « Der göttliche Sohn einer menschlichen Mutter. Aspekte des Dionysos in der griechischen Tragödie », in Anton Bierl, Rebecca Lämmle, Katharina Wesselmann (éds.), Literatur und Religion 1. Wege zu einer mythisch-rituellen Poetik bei den Griechen, Berlin, New York, de Gruyter, 2007, pp. 303-334.
3 Une telle étude manquait jusqu’ici ; Jacqueline de Romilly, L’évolution du pathétique d’Eschyle à Euripide, Paris, Les Belles Lettres, 1980, n’est pas une investigation de ce vocabulaire.
4 Pathos traduit par « l’événement pathétique », in Aristote, Poétique, éd. Joseph Hardy, Paris, Les Belles Lettres, 19798 [1932] (= H), ou par « effet violent », in Aristote, La Poétique, éd. Roselyne Dupont-Roc, Jean Lallot, Paris, Seuil, 1980 (= DRL). La traduction « suffering », p. ex. par Stephen Halliwell, in The ‘Poetics’ of Aristotle. Translation and Commentary, London, Duckworth, 1987, me semble beaucoup moins justifiable. Voir aussi infra, n. 10.
5 Traduction de Hardy, o.c. (n. 4), de πά.θος δ᾿ ἐστὶ πρᾶξις φθαρτικὴ ἢ ὀδυνηρά. Cf. la traduction « causant destruction ou douleur » : Dupont-Roc/Lallot, o.c. (n. 4).
6 H : « coups de malheur » ; DRL : « scènes violentes ».
7 Aristote définit ici la διάνοια (« pensée ») par τό τε ἀποδεικνύναι καὶ τὸ λύειν καὶ τὸ πάθη παρασκευάζειν, οἷον ἔλεον ἢ φόβον ἢ ὀργὴν καὶ ὅσα τοιαῦτα. Traduction H : « démontrer, réfuter, émouvoir les passions comme la pitié, la crainte, la colère et toutes les passions de ce genre » ; DRL : « produire des émotions violentes comme la pitié, la frayeur, la colère et autres de ce genre ».
8 H : « émouvoir les passions » ; DRL : « produire des émotions violentes ».
9 Ou bien la frayeur : DRL.
10 Ce fait passe inaperçu chez les auteurs qui ont tendance à traduire le terme pathos chez Aristote généralement par « émotion », comme p. ex. Stanford, o.c. (n. 1) ; d’autre part, pathos, dans la Poétique aristotélicienne, dépasse largement le sens « souffrance », fait ignoré encore p. ex. par Andreas Zierl, Affekte in der Tragödie. Orestie, Oidipus Tyrannos und die Poetik des Aristoteles, Berlin, Akademie Verlag, 1994, et David Konstan, The Emotions of the Ancient Greeks. Studies in Aristotle and Classical Literature, Toronto et al., University of Toronto Press, 2006. Voir supra, n. 4. Cf. au sujet de ce problème, lié aussi à celui de la ‘catharsis’ tragique, Renate Schlesier, « Lust durch Leid : Aristoteles’ Tragödientheorie und die Mysterien. Eine interpretationsgeschichtliche Studie », in Walter Eder (éd.), Die athenische Demokratie im 4. Jahrhundert v. Chr. : Vollendung oder Verfall einer Verfassungsform ?, Stuttgart, Steiner, 1995, pp. 389-415.
11 Pour pathos dans l’époque moderne cf. plus récemment p. ex. Rainer Dachselt, Pathos. Tradition und Aktualität einer vergessenen Kategorie der Poetik, Heidelberg, Winter, 2003 ; Kathrin Busch, Iris Därmann (éds.), ‘pathos’. Konturen eines kulturwissenschaftlichen Grundbegriffs, Bielefeld, transcript, 2007.
12 Je me réserve de poursuivre l’analyse de cet emploi (pas traité ici) dans une étude ultérieure (tout comme l’emploi de pathos et de paschein dans les comédies et les drames satyriques)
13 L’étude qui suit va traiter toutes les occurrences du nom pathos dans toutes les pièces des trois tragiques transmises en entier ; les fragments ne seront pas pris en considération.
14 Texte et traduction d’après Eschyle, Tome I, Paris, Les Belles Lettres, 19536, éd. Paul Mazon – Le vers 115 se réfère au chant rituel désigné traditionellement par le terme ialemos.
15 Texte et traduction : Jean Bollack, Agamemnon 1, deuxième partie, Lille, Presses Universitaires, 1981 (Cahiers de philologie 7), pp. 198-199 ; cf. le commentaire, pp. 223-228.
16 Traduction : Jean et Mayotte Bollack, in Sophocle, Œdipe roi, Paris, Editions de Minuit, 1985, p. 78. Cf. le commentaire in Jean Bollack, L’Œdipe roi de Sophocle. Le texte et ses interprétations, Tome IV, Lille, Presses Universitaires, 1990 (Cahiers de philologie 13b), pp. 896-900.
17 Traduction de l’auteur.
18 Traduction de l’auteur.
19 Traduction : Jean et Mayotte Bollack, Euripide, Hélène, Paris, Editions de Minuit, 1997, p. 29.
20 Euripide semble se servir de ce fait notamment, de façon emblématique, dans la parodos de l’Hélène, au vers 173 : pathesi pathea, melesi melea, « souffrances/malheurs par souffrances/malheurs, chants par chants [ou bien : choses malheureuses] ».
21 Cf. à ce sujet, dans un contexte plus large : Renate Schlesier, « L’extase dionysiaque et l’histoire des religions », Savoirs et clinique, VIII : Extase et littérature, 2007, pp. 181-188.
22 Je tiens à remercier tout particulièrement Philippe Borgeaud – qui m’a encouragée à traiter ce sujet au colloque organisé par lui dans le cadre du Centre Interfacultaire en Sciences Affectives à l’Université de Genève en mai 2007 – ainsi que les autres interlocuteurs à cette occasion. Un séjour à l’Institute for Advanced Study à Princeton au cours des premiers mois de 2007 m’a permis de trouver le temps de recherche nécessaire à la préparation de cette communication.