Book Title

Violence et émotions en Égypte ancienne

Françoise LABRIQUE

Université de Cologne

A l’helléniste qui s’intéresse aux émotions entourant l’exercice de la violence, s’imposent d’emblée plusieurs œuvres littéraires majeures. Au cœur de l’Iliade figure la fatale colère d’Achille contre Agamemnon, qui entraîna la mort massive de guerriers achéens et leur ignominieux abandon aux charognards, et eut aussi pour conséquences son deuil déchirant à la perte de Patrocle ainsi que l’âpreté de sa vengeance. Qu’il s’agisse des Imprécations d’Archiloque, des pleurs éperdus des Troyennes, ou encore de la haine meurtrière d’Electre, la littérature grecque a chanté sans réserve les tempêtes des âmes meurtries par les conflits.

La problématique s’annonce dans un premier temps plus déroutante pour l’égyptologue, qui brasse une production textuelle généralement plus formaliste et moins intimiste. Les textes égyptiens anciens évoquent certes volontiers une riche gamme d’émotions, mais le ton en est plus mesuré, le regard apparemment plus extérieur à l’âme et le contexte souvent étranger à la violence. La recherche s’avère cependant digne d’intérêt, comme nous le verrons.

Laissons de côté les chants d’amour et même les œuvres dans lesquelles des plaintes évoquent le deuil, le désespoir, la résignation, parfois teintés d’ironie, devant la mort ou une situation sociale ou politique perturbée et déprimante, comme dans la littérature narrative des Moyen et Nouvel Empire. Notre enquête portera sur l’extériorisation de trois émotions suscitées par la violence : la peur, la colère, la joie. Les sources que nous consulterons se constitueront principalement de narrations classiques et d’inscriptions couvrant les parois des temples égyptiens des époques grecque et romaine.

I. La Peur

1.1. Peur tragique du « je » ?

Brutalement plongé dans la tourmente politique qui agite la cour à la mort du roi Amenemhat Ier et prélude à l’avènement de Sésostris Ier, Sinouhé perd la tête et s’enfuit en exil. L’intensité de sa peur est rendue par la description de manifestations physiques : (Sinouhé R 26-27, début du 2e millénaire av. n. è.) : « Mon cœur se troubla, j’en restai les bras ballants, un tremblement s’était abattu sur tous mes membres ». En d’autres termes, Sinouhé perd le contrôle de soi.

Dans sa déroute, le héros n’arrive pas à traverser la campagne du Delta sans se laisser surprendre : (Sinouhé R 34-36) : « Je rencontrai un homme qui se tenait sur mon chemin. Il me salua avec déférence, moi qui avais peur de lui1 ». Comme l’illustre ce trait, dans ce récit çà et là teinté d’ironie, le narrateur porte rétrospectivement sur lui-même un regard légèrement narquois, qui dédramatise sa situation.

1.2. Peur des ennemis

Dans la littérature monumentale, pas question de dédramatiser la peur. Ainsi, dans la légende d’une scène d’offrande conservée sur le propylône de Khonsou à Karnak (ép. Ptolémée III), le dieu Harprê s’adresse au roi : « Je te donne une bravoure victorieuse et une férocité qui sème l’épouvante chez tes adversaires2 ». Il s’agit en l’occurrence de ce qu’éprouvent les ennemis face au roi ou au dieu. Ce lieu commun traverse les textes officiels et les siècles. Il s’associe régulièrement à la réaction attendue des sujets égyptiens. Voici par exemple en quels termes Sinouhé décrit le roi : « (B 54 :) C’en est un qui paralyse les mains au point que ses ennemis ne peuvent se ranger en ordre de bataille. (B 6364 :) Les Barbares fuient devant lui comme devant la puissance de la grande déesse-uraeus… (B 65-66 :) C’est (aussi) un être plein de charme, d’une grande douceur, qui a conquis par l’amour, au point que les gens de sa ville l’aiment plus qu’eux-mêmes ». La terreur infligée aux ennemis a pour pendant l’amour que le roi ou le dieu inspirent à leurs sujets, selon une longue tradition rhétorique définissant les effets du pouvoir royal sur la population.

1.3. Qu’en est-il du roi ou du dieu en guerre ?

Selon Sinouhé (B 58-59), le roi combattant a « le cœur ferme à la vue de la horde ». En principe, dans l’ardeur de la bataille, le roi ou le dieu sont inaccessibles à l’effroi. Le texte d’une scène d’offrande du pectoral sur le propylône ptolémaïque de Khonsou à Karnak nous en fournit un exemple clair parmi tant d’autres : le roi y est qualifié de « Vaillant dans le carnage, impavide, au pas décidé, d’une force écrasante – quand il a pénétré dans le champ de bataille, il est pareil à Montou en personne – … »3.

Il partage cette allure héroïque avec le dieu bénéficiaire Montou, « Taureau impavide, destructeur aux cornes acérées, Merty, très valeureux, qui frappe ses adversaires, dont l’attaque est fulgurante, aux bras vaillants… »4.

Mais si le roi et le dieu combattants sont impavides, c’est qu’ils sont dûment protégés, précaution qui alimente leur courage et attise leur détermination. Le pectoral offert est une amulette protectrice, « le pectoral-wḏȝ5 : c’est en vérité le collier de ta Majesté, qui protège ton corps le jour de la mêlée »6.

La règle du do ut des est assurée par la réponse que la parèdre de Montou, fait au roi : « Oui, je t’accorde que le pectoral de Rê assure ta sécurité et que les amulettes d’Horus protègent ton corps »7.

En réaction à l’offrande du pectoral, la magie de la déesse rend le roi invulnérable. Comme bien l’on pense, le guerrier ignore d’autant plus aisément la peur qu’il est hors d’atteinte.

II. La colère de la lionne, la fureur du taureau ou de la panthère

Le rapport entre violence et colère s’observe particulièrement dans deux contextes : celui de la colère féminine et celui de la colère masculine.

2.1. La colère féminine de la déesse-lionne dangereuse

Deux mythes nous sont connus, qui mettent en scène une déesse-lionne furieuse et sanguinaire : le mythe de Sekhmet et celui de Tefnout. La raison immédiate de ce courroux reste obscure et s’explique par l’analyse du mythe en perspective cosmologique. Dans son ire, Sekhmet crache le feu et tire des flèches semeuses d’épidémies ; la pestilence qu’elle répand est annuelle. C’est à l’épouvante qu’elle sème qu’est comparé l’affolement des étrangers devant le roi guerrier, dans Sinouhé B 4445. A partir du Nouvel Empire, ses crises de fureur sont rattachées au mythe de l’anéantissement de l’humanité8. Pour sa part, Tefnout enragée s’éloigne annuellement en Nubie, où elle propage la terreur. Son absence pèse sur le cœur de son père Atoum et celui-ci ne peut créer ni maintenir la création tant qu’il est déprimé, aussi envoie-t-il Chou, frère et époux de la vagabonde, en compagnie du babouin Thot dans le Sud avec mission de la ramener. Cette tâche ne peut être menée à bien qu’à condition d’apaiser la féroce carnassière. Sekhmet et Tefnout sont trop puissantes pour être contraintes. Il faut les rasséréner, les amener au compromis en les persuadant par des promesses attrayantes9.

La hargne de ces irascibles divinités féminines traduirait dans le mythe ce qui est ressenti par les hommes comme un déséquilibre cyclique du climat égyptien, tel le poids des chaleurs caniculaires précédant la venue de la crue. Leur apaisement correspond à un retour à la norme des phénomènes et constitue un objectif important des rituels accomplis dans tous les temples du pays. Les variations de leurs humeurs conditionnent le dynamisme du temps10.

Toute déesse irritée peut devenir une Sekhmet ou une Tefnout. Une fois rassérénée, elle est une Hathor ou une Maât au service du démiurge solaire, selon la théologie héliopolitaine.

Sur le propylône de Montou 24b, Râttaouy est « Supérieure à Thèbes, Sekhmet qui consume le monstre, qui lance ses flèches au temps de sa fureur (m ȝt n fnḏ=s), dont les messagers ne peuvent être repoussés ». « Au temps de sa fureur » montre à l’évidence que cette émotion ne domine pas la déesse en permanence. Les flèches et les messagers de Sekhmet sont des manifestations saisonnières de maladies et épidémies. Dans la scène du Propylône de Montou 7 a, le roi apaise Mout en jouant du sistre : « j’écarte pour toi ta fureur (sš=ἰ n=ṯ fnḏ=ṯ), j’exorcise ton ire impressionnante (rw=ἰ qnd=ṯ wr), j’apaise ton ka après l’explosion de colère (sḥtp=ἰ kȝ=ṯ m-ḫt nšny), de sorte que ta face étincelle sans plus enrager (tḥn ḥr=ṯ n ẖpt=f) et que Haute et Basse Egypte soient indemnes (bȝq šm῾ mḥw) ».

Ce transport léonin et féminin doit être calmé par les mêmes moyens dans les deux cas mythiques : de la musique, de la danse, du gibier rôti, de la bière, des fleurs parfumées. Les dieux égyptiens fonctionnent dans un système compensatoire, dont les humains cherchent à assurer l’équilibre. Une déesse fulminante implique un déséquilibre cosmologique, une crise naturelle inhérente à tout contexte dynamique ; l’excès de chaleur existe dans la nature, la fièvre, la mort, la disparition, la pénurie d’eau, l’éclipse régulière de la lumière ; la pacification (provisoire) de la déesse implique le retour (provisoire) à un rapport des éléments qui soit harmonieux, du moins supportable et souhaité par les humains. Exorcisée par l’ivresse, les offrandes sanglantes, la frénésie des percussions, la déesse ne perd pas sa puissance destructrice mais la canalise au service de l’ordre cosmique : « Mout,… dont le feu est puissant contre ses ennemis (i.e. les ennemis de son père) pour vaincre la nuit »11.

Dès lors, on comprendra que la déesse apaisée puisse être interprétée comme une forme de Maât, déesse de l’ordre cosmique, uræus protecteur au front du dieu-roi, comme l’illustre le discours de Mout sur le propylône de Khonsou : « Je t’accorde que Maât étincelle sur ton front, de sorte qu’elle vomisse du feu contre tes adversaires »12.

Cette Maât-uræus peut à tout moment sortir de ses gonds et se déchaîner. Qu’elle s’éloigne du dieu solaire et tout se dégrade parce qu’il n’est plus à même de maintenir la création ; la déesse est alors dangereuse, le démiurge s’étiole, le monde se déstabilise.

La présence de la déesse-fauve auprès d’Atoum, par exemple, garantit le retour quotidien du soleil à la vie après sa plongée nocturne dans le monde des morts, ce qu’illustre une paroi peinte de la tombe saïte de Bénaty à Bahariya, représentant la barque du soleil couchant ; la déesse léontocéphale y joue du sistre devant Rêhorakhty ; derrière elle, le Babouin Thot tend l’œil-oudjat, symbole de la reconstitution et du retour, surmonté de la plume de Maât13 :

L’emportement de la déesse va de pair avec son absence, son éloignement du dieu créateur et la démission de ce dernier. Que la vagabonde revienne et s’attache au dieu, celui-ci se redynamise. Dans le cas présent, cette redynamisation a lieu le soir, avant même le passage dans l’empire des morts : le soleil décline ainsi en emportant l’instrument qui signifie son retour14.

2.2. Colères masculines du combattant et de l’outragé, volontiers comparées à la fureur du taureau ou de la panthère

2.2.1. Le combattant. Qu’en est-il du roi ou du dieu en guerre ? Sont-ils des émules du bouillant Achille ?

Sinouhé (R 56-57) nous décrit l’attitude du roi sur le champ de bataille : « C’en est un qui assouvit sa colère et défonce les fronts ». Le modèle du combattant efficace est Montou, taureau aux yeux rougis par la rage, encornant ses adversaires : « Montou-Rê, seigneur de Thèbes,… le très digne, le furieux (qnd), le dieu aux yeux rubescents, qui massacre ses ennemis »15.

La victime abattue est occasionnellement traitée de colérique. Dans « Le braillard est dans l’abattoir, le coléreux (nšny) est dans la boucherie »16, elle a la forme de l’hippopotame, et la colère correspond dans ce cas à un trait de son comportement. En effet, sous l’empire de la rage, ce pachyderme piétine le sol et il lui faut peu de temps pour endommager les cultures17.

Mais dans l’ensemble les textes égyptiens restent réservés quand il s’agit de décrire l’emportement. Le héros présenté comme un paradigme se caractérise généralement par la maîtrise de soi. Rien de comparable à la colère ou aux larmes d’un Achille extraverti hurlant vengeance.

2.2.2. L’outragé

Dans le monde divin, Seth a le plus souvent mauvaise presse : c’est un violent, un perturbateur assoiffé de pouvoir, qui a assassiné son frère aîné Osiris pour usurper le trône. Mais malgré le parti pris de la majorité des sources en faveur de sa victime et du fils de ce dernier, Horus, il trouve un soutien et non des moindres en la personne du dieu solaire, arbitre suprême de la justice. Il en va ainsi clairement dans le Jugement d’Horus et de Seth (Pap. Chester-Beatty I), d’époque ramesside. D’après une enquête récente menée par Alexandra von Lieven, les lieux de culte de Seth ont eu vraisemblablement leur propre version du mythe, selon laquelle Seth a tué Osiris parce qu’il était outragé. Osiris a lésé Seth en commettant l’adultère avec Nephthys, ce qui excuse voire légitime au moins partiellement son meurtre et qui rend de l’objectivité à l’attitude pro-séthienne du dieu solaire18. Seth aurait donc tué dans un transport de rage, parce qu’il était cocu. Mais pourquoi la version dominante accorde-t-elle si peu d’importance à cet argument ? La société égyptienne témoignerait-elle d’indulgence vis-à-vis de l’adultère ? Certes non. Il n’en est pas moins vrai que la violence meurtrière de Seth à l’encontre de l’amant de sa femme appelle la compréhension mais non l’admiration.

L’homme modèle opère en effet une distanciation entre soi et le tort qui lui est infligé, il tait ses réactions intimes et s’en remet au jugement de la collectivité. Le pap. Westcar (1,20-4,17), par exemple, nous raconte comment Oubaoné réagit quand il apprend que sa femme a un amant. Cet expert en magie recourt à un envoûtement pour s’emparer des coupables. Cependant rien n’est dit sur ses émotions et il s’en remet avec retenue au roi pour le traitement final de son affaire.

Or, dans une situation comparable, Seth a pratiqué la vendetta sans passer par le tribunal. Serait-ce là ce qui le disgracie ?

Un récit d’époque ramesside (pap. d’Orbiney 3, 5-4,3) met en scène deux frères dans une aventure mouvementée qui les mène du monde paysan au trône royal, l’aîné Anubis traitant son cadet Bata en fils. Il nous montre comment Bata est trahi par son épouse. Celle-ci fomente sa mort à plusieurs reprises. Pourtant il n’est aucunement question des réactions émotives du héros maltraité, qui reste mesuré et s’en remet à la cour (19,1 sqq) du soin de juger la traîtresse. Bata s’emporte réellement une seule fois, lorsqu’il est en butte aux avances que lui fait sa belle-sœur : « il devient alors comme un léopard qui entre en rage ». Mais il maîtrise sa colère et somme la dévergondée de réintégrer les rails.

Anubis, lui aussi, « entre en rage comme un léopard » (5,5). Mais il se distingue du cadet, qui reste digne même devant les trahisons répétées de sa propre épouse. En effet, berné par sa femme, il se croit trahi par Bata et, au lieu d’en appeler au jugement de la collectivité, il cherche à se venger, commettant ainsi une injustice. Il faut l’intervention de Rê en personne pour empêcher le meurtre fratricide. Bata s’en va en reprochant à son frère d’avoir réagi sans penser au passé, qui plaide en faveur de son innocence (8,2). Demeuré seul, Anubis entre en période de deuil : « il avait les mains posées sur la tête et était barbouillé de poussière. Arrivé à la maison, il tua sa femme, la jeta aux chiens, puis il s’assit, se lamentant sur son frère cadet » (8,9-9). Précisons qu’Anubis se distingue de Seth tueur d’Osiris : s’il exécute sa femme, c’est après avoir entendu Bata en présence du juge Rê.

Dans cette narration qui met en scène deux frères obtenant le trône tour à tour, la logique de la primogéniture voudrait que la couronne passe d’abord à l’aîné. Or il n’en est pas ainsi : Bata est le premier à accéder à la royauté et c’est à sa mort qu’Anubis lui succède. Au centre du récit, par un retournement de situation, lorsqu’Anubis se rend dans le Val du Pin et reconstitue péniblement le corps de Bata, d’aîné au rôle paternel, il glisse dans la position de fils assumant le rituel funèbre de son père19. Si cette inversion dans la relation de parenté s’explique par l’exercice de la fonction funéraire, il reste à entendre pourquoi Anubis s’est provisoirement disqualifié comme roi au profit de Bata. L’analyse des émotions en contexte de violence, mise en valeur par le colloque, permet de proposer une justification : nos deux héros se mettent en colère le même jour, successivement. Mais Bata arrive à se maîtriser et, dans la mesure où il laisse à sa belle-sœur une chance de revenir dans le droit chemin, veille ainsi au maintien de l’ordre social. Anubis en revanche se laisse dominer par sa rage et par une injuste réaction trouble ce même ordre. La comparaison des deux comportements fait reconnaître dans l’incapacité d’Anubis à se dominer et donc dans son immaturité la raison probable de sa disqualification royale. Sa déchéance est néanmoins provisoire : Anubis répare ses torts par son activité dans le Val du Pin, se requalifie ainsi pour la génération suivante et devient roi à la fin.

Dans une autre narration mythique ramesside, conservée par le Pap. Chester-Beatty I, Horus est lui aussi dominé par la rage du léopard (9,8-9) et l’objet en est le comportement de sa mère Isis dans une des péripéties du combat qui l’oppose à Seth pour l’obtention de l’héritage royal. Prise de compassion pour son frère utérin Seth, elle l’avait libéré de l’arme qu’elle avait dardée sur lui. Indigné, Horus lui coupe la tête. Ce faisant, Horus ne commet cependant pas un matricide, car Isis ne meurt pas, elle est simplement acéphale20. Par cette décapitation, pour laquelle il sera puni par ailleurs, Horus oblige sa mère à changer de tête et ainsi de fonction. Horus est arrivé à l’âge adulte et n’a plus besoin de mère. Il a des préoccupations d’ordre sexuel et c’est une déesse-amante qu’il lui faut désormais. Isis devient donc une Hathor21. L’explosion émotionnelle de colère traduit ici une réalité d’ordre cosmique, une crise de croissance inhérente à la destinée du dieu-roi. Au service de cette destinée, les autres, en particulier les prototypes féminins, sont des comparses utiles, dépourvus d’existence pour soi.

La scène d’offrande du pectoral-amulette évoquée plus haut nous permet de confirmer que l’idéal du héros guerrier se situe dans la capacité à contrôler ses propres débordements. Montou, bénéficiaire du rite qui vise à assurer son triomphe sur le champ de bataille, garantit au roi un cœur bien accroché : « Oui, je t’accorde que ton cœur-ib demeure impavide22 et que ton cœur-haty reste inébranlable »23.

Ce « cœur demeurant à sa place » se réfère vraisemblablement à la maîtrise des émotions qui gravitent autour du champ de bataille : la peur et la colère. Le vrai héros égyptien ne se laisse pas dépasser par ses pulsions, il tend à l’équilibre et recherche le sang-froid.

III. La joie

3.1. La joie de la tuerie

Voici celle qu’éprouve le roi, selon Sinouhé (B 60-61) : « C’est sa joie que de fondre sur le champ de bataille ». Certains dieux se spécialisent dans cette euphorie meurtrière : Porte d’Evergète (pl. 2 B, 7) : « Redoutez Khonsou, le scribe énergique, qui compte comme propriété les victimes [annuelles, les…] son cœur est satisfait quand il a vu leur carnage (ḥtp ἰb=fmȝȝ.n=f῾ ḏ=sn) ; ? Ce qu’il a massacré est [ ] pour ? Les Errants24 sur son ordre25 ».

Mais à quoi exactement est due cette joie et qui est celui qui l’éprouve ? S’agit-il de la frénésie du combat, telle celle qui est reconnue à Arès et au combattant en pleine action dans les traditions grecque et romaine, en laquelle le guerrier oublie sa peur, éprouve un sentiment d’invulnérabilité, et reste, comme l’Horace survivant vainqueur des trois Curiaces, dangereux après l’exploit, à moins d’être dûment purifié avant de réintégrer l’espace social ordinaire ?

Lorsque sur le propylône de Khonsou à Karnak « Horus, son fils, refoule ceux qui se sont soulevés contre lui26 et réjouit son cœur aux dépens de ses adversaires27 », le cœur réjoui est celui d’Osiris, le bénéficiaire, et non Horus, l’agent de l’action. La joie résulte donc de la réussite de l’action (les ennemis sont vaincus) et non de l’ivresse du combat.

Sur le propylône de Montou, les inscriptions des scènes de mise à mort illustrent le même topos. Le roi tue l’âne en disant : « Je suis ton fils Horus, ô Osiris triomphant. J’ai frappé le monstre et pris possession de ta fonction, ô vénérable, car je suis ton héritier28 ». Sokar-Osiris lui répond : « j’exulte (ḥ῾=ἰ) de ce que tu frappes le couard et te donne la fonction de mon fils Horus sur son trône devant les vivants29«. Quand le roi tue le serpent, il dit au dieu : « que ton cœur se réjouisse (ἰb=k ȝw) : le serpent-nἰk est dans ton abattoir, les Enfants de la Déchéance ne sont plus30 ». Dans chaque cas, l’émotion est celle du dieu pour lequel le massacre est accompli et se justifie par la réinstauration de l’ordre perturbé. Les victimes sont tuées parce qu’elles sont coupables. « Je t’accorde que tes rebelles soient massacrés31 pour les dommages qu’ils causent32 », dit Khonsou-Rê au roi tueur du serpent.

Une expression particulière se détache en contexte impliquant le recours à la violence : l’héritier du trône est dit maître de la joie ȝwt-ἰb. Il en va ainsi de Khonsou, héritier du dieu-souverain Amon à Karnak, porteur de l’épiclèse « Horus possesseur de la joie »33.

Cette pure joie, qui peut être associée à la mise à mort d’un ennemi, est en réalité celle du triomphe au tribunal et de la légitimation, qui s’obtiennent au détriment de la partie déboutée, comme le montrent les exemples suivants :

1. Porte d’Evergète pl. 28,15-16 (Urk. VIII 80 e), le roi offre une amulette au dieu Ptah, qui lui répond : « je t’accorde d’hériter du Double Pays en souverain de la joie (m ḥqȝ ȝwt-ἰb), tandis que les Neuf Arcs (=les pays étrangers) sont réunis sous tes sandales ; je te donne le Mekes (=document d’héritage) de l’orbe de la terre, les (quatre) piliers du ciel figurant dans ton acte de propriété ».

2. Porte d’Evergète pl. 41,6-10 (Urk. VIII, 99 f), le roi commente un rite de confirmation thébaine du pouvoir royal : « (6) Tom cœur est gonflé de joie (ἰb=k ȝw), tes Trente (juges) sont en liesse (m ḥʽʽ wt), le collège (des assesseurs) de ta Majesté a le cœur gonflé de joie (m ȝwt-ἰb), quant aux Baou vivants, ils se sont oint la tête et au cou se sont attaché des guirlandes34, (7) tandis que tu sors de tom procès, ta cause triomphant au détriment de celle de tes adversaires : il est placé sur l’échafaud qui lui est destiné, – pas question qu’il en réchappe –, [2 C] pour lui (?) à jamais ; (8) ce n’est que justice, ce qu’a décidé ta Majesté, (à savoir) placer Horus sur le trône de son père : en lui donnant la Belle couronne de Haute Egypte pour l’associer à sa Couronne Rouge, tu as uni les Deux Parts sur sa tête ; (9) quant à ceux qui sont sous le ventre de Nout (=déesse du ciel) et sur le dos de Geb (=dieu de la terre), il en est le seigneur selon ton décret, et le cœur d’Osiris (Onnophris) se réjouit (nḏm ἰb) (10) que son héritier soit en situation de roi inégalable » Le dieu Khonsou intervient en l’occurrence sur deux plans : il triomphe en héritier du trône de son père Amon ; d’autre part il agit en juge et fait triompher Horus, héritier du trône d’Osiris.

Cette joie est celle de la légitimation de l’héritage royal, qui passe nécessairement par le triomphe juridique sur une partie adverse, sanctionné par la collectivité au tribunal, sur le modèle mythique de l’accession au trône d’Horus au détriment de son rival Seth : Porte d’Evergète pl. 22,14 (Urk. VIII, 83 i) : « Tant que Khonsou sort de son procès et que l’officier de Justice est en joie (m ȝwt-ἰb)35, il est le Ba-Composé prééminent à Benenet, dont la Maât est attachée à son cou après que lui fut accordée la légitimation (mȝ῾-ḫrw) aux côtés du Seigneur Universel en présence de la cour d’arbitrage ».

Conclusion

Trois émotions en contexte de violence ont été examinées dans les textes littéraires classiques et dans une petite sélection de scènes d’offrandes de temples d’époque tardive. Leur analyse montre que l’idéal humain défini par la culture égyptienne ancienne est celui d’un être qui contrôle sévèrement ses pulsions et canalise sa violence au service de la collectivité. Nous sommes loin des héros épiques grecs dont les passions extrêmes influent sur le cours des événements. La peur n’est théoriquement vraiment ressentie que par les ennemis. La colère des déesses lionnes est l’expression mythique d’une réalité phénoménale saisonnière et un rituel complexe a été conçu pour l’exorciser régulièrement. La colère de l’homme ou du dieu outragé n’est positive que si celui qui la ressent s’en remet au jugement de la collectivité : le rejet de la vendetta en Egypte remonte à une tradition bien plus ancienne que celui qu’illustrera le Grec Eschyle dans l’Orestie. La joie associée au combat est étrangère à l’ivresse du carnage d’Arès et de ses émules achéens : ce n’est pas le roi ou le dieu tueur qui l’éprouve mais le bénéficiaire de l’action à la vue des résultats positifs du combat.

____________

1 Autre possibilité, adoptée par Elke Blumenthal, dans Elke Blumenthal et alii, Weisheitstexte, Mythen und Epen, Gütersloh, Gütersloher Verlag, 1995 (Texte aus der Umwelt des Alten Testaments III), p. 890 : « Er grüßte mich ehrerbietig, denn er fürchtete sich ».

2 Pierre Clère, Porte d’Evergète, Le Caire, Institut Français d’Archéologie Orientale, 1961 (MIFAO 84), pl. 24,17 (=Urk VIII, 82 g) : dἰ=ἰ n=k qn nḫt ḥsȝ-šn‘m ḫftyw=k

3 Pierre Clère, Porte d’Evergète, pl. 7, 5 (=Urk VIII, 68 g) : qn m sk mn-ἰb smn ṯbwt tqr pḥty hb.n=f pry sn.sw r Mnṯ m ḏt=f…

4 Pierre Clère, Porte d’Evergète, pl. 7, 15 (= Urk VIII, 68 h) : kȝ mn-ἰb sἰȝṯy spd ῾bwy Mrty wr pḥty ḥw ḫftyw=f wsr ȝt qn gbȝty

5 Erhart Graefe, « König und Gott als Garanten der Zukunft », in Wolfhart Westendorf, Aspekte der spätägyptischen Religion, Wiesbaden, Harrassowitz, 1979 (GOF 9), p. 73 et notes 1-2 : wḏȝ a le sens général d’‘amulette’, le pectoral étant une forme d’amulette parmi d’autres.

6 Pierre Clère, Porte d’Evergète, pl. 7, 8 (= Urk VIII, 68 d) : wḏȝ ἰsk ἰrt-ḫḫ n ḥm=k sȝw ḏt=k hrw-dmḏ

7 Pierre Clère, Porte d’Evergète, pl. 7, 20 (=Urk VIII, 68 f), discours de Râttaouy : dἰ.n (=ἰ) n=k wḏȝ n R῾ ḥr ἰrt sȝ=k sȝw n Ḥr ḥr ḫw ḏt=k

8 Wolfgang Helck, Wolfhart Westendorf (éds.), Lexikon der Agyptologie V, Wiesbaden, Harrassowitz, 1984, coll. 325-326.

9 Voir par ex. Jean-Claude Goyon, Le rituel du sḥtp Sḫmt au changement de cycle annuel, Le Caire, Institut Français d’Archéologie Orientale, Bibliothèque d’Etudes 141, 2006.

10 Lexikon der Agyptologie VI (1986), pp. 296-304.

11 Edité par Sydney Aufrère, Le propylône d’Amon-Rê-Montou à Karnak-Nord, Le Caire, Institut Français d’Archéologie Orientale, 2000 (MIFAO 117), p. 137 § 152 c. Scène 7a (jouer du sistre).

12 Pierre Clère, Porte d’Evergète, pl. 15, 17 (Urk VIII 57g) : dἰ=ἰ n=k Mȝ῾t psḏ m ḥȝt=k nsr=s r ḫftyw=k

13 Ahmed Fakhry, Baḥria Oasis I, Cairo, Government Press, 1942, p. 75, fig. 34.

14 Philippe Derchain, « Perpetuum mobile », in Paul Naster et alii (éds.), Miscellanea in honorem J. Vergote, OLP VI/VII, 1976, pp. 153-161.

15 Sydney Aufrère, Le propylône d’Amon-Rê-Montou, MIFAO 117, p. 390 § 256 c. Scène 24b (mise à mort de l’hippopotame).

16 Ibid. p. 388 § 256 a.

17 Françoise Labrique, « ‘Transpercer l’âne’ à Edfou », in Jan Quaegebeur, Ritual and Sacrifice in the Ancient Near East, Leuven, Peeters, 1993 (OLA 55), p. 184.

18 Alexandra von Lieven, « Seth ist im Recht, Osiris ist im Unrecht ! Sethkultorte und ihre Version des Osiris-Mythos », ZÄS CXXXIII, 2006, pp. 141-150.

19 Sur ce retournement, voir Françoise Labrique, « La transmission de la royauté égyptienne, dans le De Iside, le Jugement d’Horus et Seth et le Conte des Deux Frères », in Michel Fartzoff et alii (éds.), Pouvoir des hommes, signes des dieux dans le monde antique, Paris, PUF, 2002, pp. 9-26.

20 Sur les diverses versions de cet épisode : Dimitri Meeks, Mythes et légendes du Delta, Le Caire, Institut Français d’Archéologie Orientale, 2006 (MIFAO 125), § 26, pp. 260-262 ; Quand un dieu est décapité, il ne meurt pas nécessairement, mais devient absent ou invisible ; le retour de la tête implique généralement le retour à la visibilité et l’accès à un statut corporel nouveau, dans un nouveau cycle : Dimitri Meeks, Christine Favard-Meeks, La Vie quotidienne des dieux égyptiens, Paris, 1993, pp. 41-42 ; voir aussi Dimitri Meeks, Mythes et légendes du Delta, p. 98, n. 270.

21 Michèle Broze, Les Aventures d’Horus et Seth, Leuven, Peeters, 1996 (OLA 76), pp. 235-236.

22 Litt. : « reste ferme en sa place ». Cf. Edfou VIII 48, 9 ; Urk VIII 181 e ; comparer avec Chelouit I 18, 5 ; un cœur « qui n’est pas à sa place » est possédé par des puissances ennemies des règles : Dimitri Meeks, « Notion de ‘dieu’ et structure du panthéon dans l’Egypte ancienne », Revue de l’histoire des religions, CCV-4, 1988, pp. 436-437. Tant les décisions du roi que son organe physique sont inébranlables.

23 Litt. : « Que ton cœur-ḥȝty repose en sa juste place ». Pierre Clère, Porte d’Evergète, pl. 7, 16 (Urk VIII 68e) : dἰ.n (=ἰ) n=k ἰb=k mn ḥr st=fḥȝty=k ḥtp ḥr mkt=f

24 Ev. pl. 66, 12.

25 Eberhard Otto, Gott und Mensch, 1964, pp. 142-143. Sur la férocité et la brutalité foudroyante de l’attaque de Khonsou, voir Georges Posener, « Philologie et archéologie égyptiennes : résumé des cours de 1964-1965 (et) de 1965-1966 », dans Annuaire du Collège de France, 65e et 66e années, 1965-1966, p. 342 et 1966-1967, p. 339 ; Jan Quaegebeur, « Les appellations grecques des temples de Karnak », Misc. Vergote (=OLP VI/VII), 1975/1976, p. 471 ; comparer avec Esna 163,14-15 (Esna V, 288).

26 Cf. Opet 121, en dessous du lit d’Osiris : « ton fils Horus renverse tes adversaires ».

27 Pierre Clère, Porte d’Evergète pl. 33, 12 (=Urk. VIII, 72 heures). Le texte correspond à la scène d’Opet 118-121 (voir vol. II, pl. 4) (salle du Nord, paroi Nord) : Osiris nu est couché sur un lit en forme de lion ; de part et d’autre, sur des socles, se dressent Isis (au chevet) et Nephthys (au pied) ; derrière Nephthys, debout sur un troisième socle, Horus tient le dieu Seth par les oreilles pour l’abattre de sa massue. Voir aussi François-René Herbin, « La renaissance d’Osiris au temple d’Opet », RdE LIV, 2003, pp. 101-102.

28 Sydney Aufrère, Propylône d’Amon-Rê-Montou 14b, (a).

29 Sydney Aufrère, Propylône d’Amon-Rê-Montou 14b, (d).

30 Sydney Aufrère, Propylône d’Amon-Rê-Montou 9a, (a).

31 Wb IV 37, 2 ; Cf. Ev. pl. 12, 6, 14 et 18 (mise à mort de l’oryx) ; lecture sἰpy : Edfou I 77,14 et 16 (oryx) ; III 138, 10 ; VI 117,14 ; 180, 6 (mise à mort du serpent) ; P. Bremner-Rhind 30, 4.

32 Pierre Clère, Porte d’Evergète pl. 11, 14 (=Urk. VIII, 66e).

33 e.g. Pierre Clère, Porte d’Evergète pl. 39, 9.

34 Philippe Derchain, « La justice à la porte d’Evergète », im Dieter Kurth, 3, Agyptologische Tempeltagung, Wiesbaden, Harrassowitz, 1995 (AAT 33,1), p. 7 : les magistrats se parent de guirlandes comme lors de l’intronisation d’Horus (Pap. Chester Beatty I, 16, 6-7) ; Arno Egberts, « Substanz und Symbolik. Uberlegungen zur Darstellung und Verwendung des Halskragens im Tempel von Edfu », in Horst Beinlich et alii, 5. Agyptologische Tempeltagung, Würzburg, 23.-26. September 1999, Wiesbaden, Harrassowitz, 2002 (AAT 33,3), p. 75 : « le rituel des oiseaux sacrés, à Karnak, est intégré dans la fête de Thot du 19e Thot. Le thème central de la fête de Thot est la justification du dieu Horus contre son adversaire Seth. Le collier de feuilles (pl. 29) est dès lors aussi considéré comme une guirlande de justification ».

35 Il s’agit d’une joie liée au triomphe au procès de légitimation : voir par exemple Edfou I 263, 5-13 ; dans Edfou VI 64,7, où cette joie résulte du triomphe sur l’hippopotame.