Violence, terrorisme et religion
Dans un livre récent sur le lien entre terrorisme et religion, l’auteur américain Sam Harris souligne le fait que les terroristes religieux se réclament souvent du contenu de leurs textes canoniques, qu’ils interprètent de manière littérale. C’est ainsi que la violence religieuse trouve une terre féconde dans trois religions en particulier, le judaïsme, le christianisme et l’islam. Les textes canoniques de ces religions – la Bible et le Coran – contiennent de nombreux passages qui exhortent à la violence. Harris en tire la conclusion qu’il est temps de cesser de considérer comme respectables ceux qui croient à la lettre des textes qui datent d’une autre époque, et que les gens qui se comportent ainsi constituent une menace pour le monde. Son livre s’appelle en conséquence The End of Faith, « La fin de la croyance »1.
Pour prouver que le contenu des textes canoniques est déterminant en ce qui concerne le caractère des religions qui s’en réclament, Harris introduit une comparaison avec le jaïnisme. Cette religion indienne n’a rien dans ses textes canoniques qui pourrait inspirer ses adhérents à commettre des actes de violence par rapport aux non-croyants. C’est la raison pour laquelle, d’après Harris, nous sommes confrontés à des terroristes musulmans plutôt que jaïnas. Il ajoute que l’apparition d’un intégrisme jaïna ne serait une menace pour personne. Mieux, la croissance et la dispersion à grande échelle du jaïnisme partout dans le monde signifieraient une amélioration immense de notre situation2.
Quoi qu’on pense des opinions de Sam Harris3, il semble clair que le jaïnisme se situe très loin des religions qu’on associe à la violence et au terrorisme. C’est pourtant en étudiant le jaïnisme dans son contexte historique que quelques idées me sont venues à l’esprit qui peuvent peut-être contribuer à une meilleure compréhension du terrorisme d’aujourd’hui. Je ne parlerai pourtant pas beaucoup du jaïnisme, cela pour des raisons pratiques. Mes réflexions portent également sur d’autres religions, parmi elles le christianisme antique. Je pars de l’hypothèse que vous, mes lecteurs, êtes plus familiers avec le christianisme qu’avec le jaïnisme et l’Inde ancienne en général. En concentrant votre attention sur des phénomènes que vous connaissez déjà plus ou moins bien, plutôt que d’expliquer beaucoup de choses que vous ne connaissez pas encore, j’espère que mon propos passera plus facilement.
Je propose, pour commencer, d’explorer le lien entre les actes d’aujourd’hui qu’on appelle « terroristes » avec le phénomène du martyre. On utilise effectivement, dans le contexte de l’islam, le terme « martyr » pour désigner celui qui périt dans une guerre sainte (jihad). Il semble évident que les actes entrepris par les « martyrs » contemporains prolongent cette tradition, ou au moins que l’emploi du mot martyr, pour ces actes, le fait. Une partie importante des « martyrs » modernes sont en effet des musulmans. Pour des raisons qui deviendront claires dans un instant, je propose que nous nous concentrions d’abord sur les martyrs chrétiens des premiers siècles de notre ère4.
Les martyrs chrétiens n’étaient pas des guerriers, et leur but avoué n’était pas d’ordre politique. Ils furent pourtant les premiers porteurs de la désignation « martyr » (martus en grec), et leur comportement est tel qu’il permet de nous former une idée de ce qui se passe sous la surface.
L’adoration pour les martyrs était grande parmi les chrétiens de la période suivant les persécutions. Les vies des martyrs restèrent des exemples même quand l’empire romain eut cessé ses persécutions. D’une certaine manière, les martyrs chrétiens avaient eu besoin de cet empire oppressif, sans lequel le martyre, ce sommet de perfection pour les chrétiens de l’époque, n’aurait pas été possible. La réaction des chrétiens les plus motivés à ce changement fut surprenante. La période des martyrs trouve sa continuation, sans rupture, dans la période des ascètes. Sans vouloir exagérer, on peut dire que les ascètes chrétiens continuent les idéaux des martyrs, que les ascètes sont des martyrs sans oppresseur.
Voilà une situation intéressante, qui nous permet d’étudier les martyrs – ou plutôt ceux qui auraient voulu l’être – en les tenant relativement isolés de leur contexte politique habituel. La comparaison avec la procédure des sciences naturelles se présente à l’esprit. Le scientifique cherche à étudier un phénomène dans son laboratoire, où il est isolé des facteurs perturbateurs qui l’accompagnent dans la nature. Une fois de plus, on ne doit pas exagérer la valeur de cette comparaison. Toujours est-il que l’ascète choisit son propre environnement là où le martyr ne peut que souffrir les conditions imposées par les pouvoirs politiques.
Qu’est-ce que l’étude des ascètes chrétiens de la période romaine tardive nous apprend ? Un élément en particulier mérite d’être relevé ici, élément qui revient sans cesse dans les descriptions des pratiques de ces hommes et femmes. Leurs pratiques ascétiques tournent toutes autour de l’immobilité. Les exemples extrêmes sont bien connus. Les stylites se sont acquis une grande réputation en vivant sur une colonne pendant des années ou même des décennies. Mais le même thème se retrouve également parmi d’autres ascètes de cette époque.
Ayant décelé cet élément dans les pratiques des ascètes de l’époque, je propose de remonter dans le temps et de voir si l’on retrouve cet élément parmi les prédécesseurs des ascètes chrétiens, à savoir les martyrs. On n’est pas déçu. J’ai déjà fait remarquer que martyre et ascèse ne sont pas sans connexion historique dans le christianisme de l’empire romain. La vie, pour les chrétiens de la période périlleuse, est une préparation au martyre. Cette préparation consiste en une contrainte maximale. La virginité, la continence dans le mariage, le jeûne et d’autres formes de retenue préparent au martyre. Le martyre lui-même, loin d’être une défaite, est la victoire totale. Les descriptions de martyres ne cessent de souligner comment tel et tel martyr, tout en subissant des tortures incroyablement cruelles, ne cède pas et meurt victorieux, parfois avec un sourire aux lèvres.
On voit facilement le parallélisme entre le martyre et l’ascèse, parallélisme dont les chrétiens eux-mêmes étaient conscients. Dans les deux cas les héros – parce que les martyrs aussi bien que les ascètes sont des héros – souffrent tout ce qui leur arrive sans en être perturbés. Dans les relations sans doute idéalisées qui nous sont parvenues, ces héros se comportent comme s’ils ne s’identifiaient pas avec leur corps. Les douleurs que l’environnement inflige à leur corps ne les touchent pas.
La non-identification avec le corps semble être à la base du comportement du martyr aussi bien que de l’ascète. Il ne s’agit pas là d’une croyance explicite, d’une doctrine clairement formulée. Il est probablement plus correct de parler d’une attitude ou d’une prédisposition. Ce qui nous frappe est que cette attitude ou prédisposition était assez forte pour que les gens adoptent des comportements qui mènent à des souffrances inexprimables, et souvent à leur mort. Et elle ne s’arrête pas là. Cette même attitude ou prédisposition est à la base de certaines positions prises par d’autres chrétiens de l’époque. Contemporain de la période des martyrs, on rencontre les développements de ce qu’on appelle généralement le gnosticisme. Les gnostiques rendent explicite et transforment en dogme ce qui reste implicite pour les autres chrétiens. Ils maintiennent qu’on obtient le salut par le biais de la connaissance de la vraie nature du soi. Le soi est totalement différent du corps, y compris les activités mentales. Le soi est une étincelle divine, au fond identique à Dieu. De nombreux passages dans les évangiles gnostiques montrent que Dieu, et par implication le soi de l’homme, n’agit jamais. La non-identification avec le corps, qui inspire certains chrétiens à chercher le martyre ou l’ascèse, trouve ici une expression théorique des plus élégantes. Il semble que les gnostiques, ou au moins certains d’entre eux, en ont tiré la conséquence suivante : comme c’est la connaissance de la vraie nature du soi qui mène au salut, il n’est pas nécessaire de suivre le chemin du martyre ou de l’ascèse.
Quoi qu’il en soit, ces réflexions suggèrent que le phénomène des martyrs chrétiens des premiers siècles de notre ère fait partie d’un complexe de pratiques et d’idées plus étendu, couvrant non seulement le comportement des martyrs face aux persécutions (réelles ou imaginaires, voire sollicitées), mais également les pratiques des ascètes et la pensée du mouvement gnostique. Ce complexe s’exprime par des voies différentes et parfois incompatibles : le gnosticisme était désapprouvé par les autres chrétiens.
Ce complexe de pratiques et d’idées mérite notre attention pour encore une autre raison. On le retrouve sous une forme reconnaissable mais pourtant très différente dans une toute autre civilisation, celle de l’Inde classique, et c’est ici que mes études du jaïnisme portent leurs fruits. L’Inde classique ne connaît pas le martyre comme idéal religieux. Par contre, l’Inde a toujours eu (et a jusqu’à ce jour) des ascètes, ascètes qui, comme leurs confrères chrétiens, ont une prédilection prononcée pour l’immobilisation du corps et du mental. A côté d’eux il y a des développements de pensée qui soulignent la nature inactive du soi. Ces pratiques et pensées sont enveloppées, pour ainsi dire, d’une vision du monde dans laquelle les actes d’une personne déterminent son avenir (éventuellement dans une vie prochaine) et la suppression des actes permet d’éviter toute renaissance future ; c’est la fameuse doctrine du karma. La suppression des actes, qui constitue l’ascèse, peut être remplacée par la connaissance de la vraie nature du soi qui, comme je l’ai déjà dit, n’agit jamais.
Il n’est pas possible ici de considérer en détails les formes multiples que ces pratiques et idées prennent en Inde tout au long de son histoire. Le peu que j’ai dit à leur sujet nous permet de constater un parallélisme évident et indéniable entre la situation du christianisme débutant et celle de l’Inde classique. Il y a pourtant une différence de taille. La doctrine du karma donne une cohérence à ce complexe d’idées et de pratiques en Inde, cohérence absente du christianisme.
Il est exclu que le christianisme ait emprunté ce complexe à l’Inde ou vice-versa. Une civilisation n’emprunte jamais un schéma très général à une autre civilisation lointaine sans en emprunter en même temps certains détails. Le parallélisme entre le christianisme des premiers siècles et l’Inde classique, quant à lui, ne porte que sur les grandes lignes ; les détails ne correspondent pas du tout. On doit en conclure que les deux civilisations ont développé des pratiques et idées semblables sans qu’elles se soient influencées mutuellement.
Comment cela est-il possible ? Pourquoi des civilisations aussi différentes et séparées l’une de l’autre que l’Europe antique et l’Inde ancienne produiraient-elles des coutumes semblables qui, certainement en ce qui concerne les pratiques, sont clairement mauvaises pour la santé ? La tentation est grande d’y voir l’expression d’une prédisposition que partagent les chrétiens et les indiens des époques sous considération. Cela, à son tour, suggère qu’il s’agit d’une prédisposition qui, au fond, n’est pas culturelle, mais naturelle, innée.
Vous voyez que je m’éloigne, en parlant d’une prédisposition innée, de la tendance générale dans les sciences humaines de déceler plutôt des continuités culturelles. Je ne nie, bien entendu, pas l’existence de continuités de ce genre. Je suis, par exemple, conscient du fait que certains auteurs anciens et modernes assimilent le domaine du martyre à celui du sacrifice. Déjà Origène (fl. 230) et ensuite Prudence (fl. 400) ont fait le parallèle entre le martyre et le sacrifice de l’Ancien Testament, et Guy G. Stroumsa fait de même ces jours-ci5. Je n’exclus pas qu’il existe peut-être une continuité sacrifice – martyre dans le monde antique, mais en postulant la présence d’une prédisposition innée je cherche à introduire un élément totalement différent qui, en interaction avec les traditions culturelles de l’époque, a contribué à la parution du phénomène du martyre6.
Je me rends compte qu’il est très dangereux d’établir une distinction entre des prédispositions culturelles et d’autres qui seraient innées. Même une prédisposition innée, si elle existe, se manifestera toujours sous une forme largement déterminée par la culture ambiante. Les sciences humaines se sont pour cette raison, et à juste titre, montrées très hésitantes, voire sceptiques, vis-à-vis de toute prétention concernant la soi-disant nature de l’homme. Celui qui s’aventure à en discuter risque de tomber dans un guêpier.
En dépit du danger évident j’ai accepté ce défi dans une publication qui est parue il y a quelques années7, et dans laquelle, d’un côté, je rassemble un certain nombre de cas semblables dans d’autres cultures, et de l’autre, j’attire l’attention sur le fait que ce qui se manifeste à travers les phénomènes dont nous parlons actuellement est très proche de ce qui semble être à la base du développement du langage dans l’être humain. Je ne peux pas ici répéter cette analyse ; cela prendrait trop de temps. Le résultat de cette analyse est pourtant important pour notre réflexion. Il est possible que certains comportements et idées humains par ailleurs très divergents soient l’expression d’une prédisposition fondamentale qui est commune à tous. Je répète ma mise en garde contre une interprétation trop simpliste et superficielle de cette hypothèse. On ne trouve pas partout les mêmes comportements et les mêmes idées, et les comportements et idées de ce genre qu’on trouve ne sont pas complètement déterminés par cette prédisposition fondamentale et commune. Il n’empêche qu’il existe des raisons pour croire que les types de comportements et d’idées dont nous discutons ici ne s’expliquent pas exclusivement en termes de contextes sociaux et culturels, qu’ils ont également une dimension naturelle, innée, commune à tous. Il est même possible de donner une caractérisation approximative de ce côté inné : il s’exprime de préférence par une tendance à ne pas s’identifier au corps.
Je me rends compte que je me trouve ainsi en désaccord avec une conviction qui caractérise une grande partie des sciences sociales et qu’on exprime parfois par les mots empruntés à l’anthropologue américain Robert H. Lowie : omnis cultura ex cultura. L’idée est que tout ce qui est culture est indépendant des lois de la biologie et de la psychologie ; la culture ne s’explique que par elle-même, jamais par un recours à d’autres facteurs, tels des prédispositions innées. Cette attitude des sciences sociales fait partie de ce qu’on appelle parfois le SSSM, « Standard Social Science Model ». Ce modèle n’est pas resté sans opposition. Il a été férocement critiqué du côté de la psychologie évolutionniste, par exemple, mais je crois qu’il reste fort dans les sciences sociales, ainsi que dans la recherche historique. Cela veut dire que peu d’historiens qui étudient le développement de la culture sont prêts à envisager qu’ils peuvent se heurter à un trait qui ne soit pas exclusivement culturel mais qui se présente plutôt comme expression d’une prédisposition innée. Pourtant, je suis de l’avis que cela peut arriver ; exclure à l’avance et par principe cette possibilité me semble peu recommandable.
Je m’empresse d’ajouter que le modèle que la psychologie évolutionniste a proposé pour remplacer le SSSM, à savoir celui de la modularité de l’esprit, n’échappe pas à la critique non plus. On peut très bien s’en passer sans pour autant accepter le modèle dominant des sciences sociales8.
Admettons à ce stade que les martyrs du monde moderne sont des martyrs au même titre que les martyrs chrétiens des premiers siècles. Cela n’est pas immédiatement évident, parce que le martyr moderne, souvent d’inspiration politique, a un côté actif qui est moins apparent dans les martyrs chrétiens d’il y a presque deux mille ans. Pourtant, l’empressement à subir n’importe quel destin, de préférence au détriment de son propre corps, pourrait être l’élément commun entre les deux types de martyrs. Cette démonstration de la négligence totale de son propre corps, jusqu’au point de souhaiter sa destruction définitive, mettrait les deux types de martyrs dans le même camp. Une fois cette assimilation des deux admise, et par hypothèse également la proximité de ces suicidaires d’aujourd’hui aux anachorètes pénitents des débuts de la chrétienté, ou aux ascètes indiens qui ont cherché volontairement la mort par la voie d’une immobilisation totale, on peut essayer d’utiliser cette connaissance pour mieux comprendre ce qui se passe. Dans le cas du martyr moderne il y aura les multiples sentiments qui l’amènent à exécuter son acte destructeur, comme peut-être la colère, la frustration, la haine et éventuellement la bigoterie. Il y aura également la détermination à contribuer à la réalisation d’un but politique, comme la destruction d’un état ou la création d’un autre, ou militaire, comme l’expulsion d’une armée hors d’une région. La présence de ce genre de motifs nous fait dire que les martyrs meurent pour des idées. Les réflexions que je viens de vous offrir montreraient que ces martyrs partagent quelques traits essentiels avec d’autres qui ont cherché la mort, mais non pas motivés par la colère, la frustration, la haine ou la bigoterie, ni par l’idéal de la création d’un nouvel état ou l’expulsion d’une armée. Ces autres martyrs et ascètes croyaient poursuivre d’autres buts, tels l’entrée au royaume de Dieu ou la libération du cercle de renaissances. Les martyrs modernes auraient en commun avec eux quelque chose d’autre qu’on a de la peine à définir exactement mais qui s’exprime par une tendance à ne pas s’identifier au corps. Cette tendance (ou ce qu’elle exprime) semble être innée et ne peut donc être écartée.
L’idée selon laquelle les martyrs dont nous craignons les actes meurtriers ne feraient que donner expression à une tendance innée est, à première vue, effrayante. Il faut pourtant se rappeler le fait que pour les chrétiens anciens cette même tendance choisissait d’autres objectifs avec le changement de la situation politico-religieuse. Elle s’exprimait même, pour certains d’entre eux, par la voie de conceptions d’ordre philosophicoreligieux. Cette connaissance – en admettant que c’est une connaissance – ne résout pas les problèmes de l’actualité, ni ne détourne le regard des circonstances sociales, politiques et religieuses qui contribuent à ce phénomène. On peut pourtant espérer qu’elle contribuera, aussi peu que ce soit, à sa compréhension et un jour, qui sait, à sa solution.
Avant de terminer je me tourne pour quelques moments vers un livre récent écrit par le philosophe américain Daniel C. Dennett. Ce livre, Breaking the Spell9, est essentiellement un plaidoyer en faveur de l’étude scientifique, libérée de tout « charme » (spell), de la religion : « It is high time that we subject religion as a global phenomenon to the most intensive multidisciplinary research we can muster, calling on the best minds on the planet. Why ? Because religion is too important for us to remain ignorant about. It affects not just our social, political, and economic conflicts, but the very meanings we find in our lives. For many people, probably a majority of the people on Earth, nothing matters more than religion. For this very reason, it is imperative that we learn as much as we can about it. That, in a nutshell, is the argument of this book »10.
Dennett mentionne le phénomène du terrorisme parmi les justifications du besoin urgent d’une étude approfondie de la religion. Dans une section de son livre il s’insurge contre le « rideau de fumée académique » qui fait obstacle à l’étude scientifique de la religion pour laquelle il plaide. Dans ses propres discussions, il utilise volontiers le concept de mèmes pour expliquer la transmission non génétique qui caractérise la religion et d’autres phénomènes culturels. Cette notion a été introduite il y a une trentaine d’années par le biologiste britannique Richard Dawkins comme unité d’héritage culturel, parallèle au gène, qui est l’unité d’héritage biologique. Maintenant, trente ans plus tard, il n’est toujours pas prouvé que le concept du mème a une valeur scientifique. Tout essai de spécifier clairement ce que c’est exactement a échoué à ce jour. L’analyse de Robert Aunger dans son The Electric Meme (2002) montre que le mème reste un concept bien peu spécifique11.
Mais même s’il s’avère que le concept de mèmes n’a pas de valeur scientifique au sens strict, il demeure utile pour faciliter, voire permettre, une certaine façon de parler. C’est un terme qui permet de parler d’idées (ou de coutumes, ou de mélodies, etc.) qui se propagent d’une personne à une autre, que ce soit d’une génération précédente à la suivante ou transversalement. Cette terminologie a l’avantage d’accentuer leur nature relativement indépendante par rapport à l’individu qui en est le porteur : les mèmes peuvent « poursuivre » leur propre propagation sans se soucier du bien-être de leurs porteurs. Certains mèmes leur portent même préjudice, tout comme le parasite Toxoplasma gondii qui inspire les rats infectés à s’approcher de chats pour ainsi faciliter sa propre propagation.
On comprend que le mème comme concept est très prisé par ceux qui cherchent à comprendre le phénomène « religion » tout en admettant que la religion porte parfois préjudice à son porteur. C’est le cas du livre récent de Dennett, déjà mentionné ; c’est également vrai du livre encore plus récent de l’inventeur du mème, Richard Dawkins, livre qui s’intitule The God Delusion (2006) et qui a été récemment traduit en français sous le titre Pour en finir avec Dieu (2008)12. Ce titre ne laisse pas l’ombre d’un doute quant à l’attitude générale de son auteur vis-à-vis de la religion, ou au moins vis-à-vis de la croyance en Dieu. Dennett et Dawkins mettent en avant que le comportement d’un organisme n’est pas toujours guidé par le bénéfice éventuel qu’il peut en tirer. Le comportement d’un rat infecté par le parasite Toxoplasma gondii n’est pas avantageux pour ce rat ; il l’est d’autant plus pour le parasite. Le comportement d’un homme enrhumé (éternuement, etc.) n’a aucun avantage pour l’homme malade, mais il en a d’autant plus pour le virus responsable du rhume.
Le discours qui utilise le concept du mème a pourtant également un désavantage. Il risque de dévier l’attention du fait que les mèmes (qu’ils existent vraiment ou non) ne peuvent qu’infecter l’être humain si celui-ci (éventuellement déjà affecté par d’autres mèmes) est à même de les recevoir grâce à sa constitution génétique. Les comportements suicidaires de certains « terroristes » d’aujourd’hui sont peut-être des mèmes, tout comme les pratiques ascétiques de certains chrétiens, hindous et autres, ainsi que les idées quant à la nature du soi dans le gnosticisme et l’hindouisme. Il s’agit dans ces cas de mèmes très différents. Pourtant, si l’on accepte les réflexions qui précèdent, tous ces mèmes très variés constituent une seule famille, parce qu’ils peuvent « infecter » l’être humain en raison d’un seul trait, finalement génétique, de ce dernier, à savoir, la prédisposition fondamentale que nous avons repérée et qui s’exprime souvent dans la tendance de ne pas s’identifier au corps. Sans elle, cette famille de mèmes, qui en contient peut-être bien d’autres, ne trouverait pas le terreau fertile où elle prend racine. La seule étude de mèmes ne nous révèle pas forcément quel est l’aspect de l’être humain qui permet son ouverture à un mème spécifique. Elle risque de ne pas nous dire à quelle famille il appartient, et quels sont donc les autres mèmes qui, par le fait de s’ancrer dans le même aspect de la personne, pourraient le remplacer (au moins en théorie). Il semble pour le moins intéressant de savoir (supposant que c’est un savoir) que le martyre politique est susceptible de subir de la compétition du côté de l’ascèse religieuse et de certaines idées d’ordre philosophico-religieux.
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1 Sam Harris, The End of Faith, Religion, Terror, and the Future of Reason, New York & London, W. W. Norton, 2004.
2 Sam Harris, 2004, p. 148.
3 Ses critiques renvoient volontiers à la base de données rassemblée par Robert A. Pape, Dying to Win : The Strategic Logic of Suicide Terrorism, New York, Random House, 2005. Selon ce dernier, « The data show that there is little connection between suicide terrorism and Islamic fundamentalism, or any one of the world’s religions » (Robert A. Pape, 2005, p. 4). Cet auteur ne nie pourtant pas que « [the] effects of religious difference can increase mass support for suicide terrorism » (p. 92, et passim) ; ce soutien s’obtient sans doute d’autant plus facilement que la religion concernée a une base textuelle qui justifie la violence et le martyre. Cette dernière observation vaut même pour les tigres tamouls, dont le martyre a des racines dans la Bhagavadgita (p. 150). La religion des sikhs, d’autre part, se prête moins facilement au recrutement d’attaquants suicidaires : « Although religion was a powerful recruiting tool, the desire for personal salvation is less important in Sikhism than the contribution an individual makes to the perpetuation of the Sikh community on earth. Unlike Islam and some other religions, Sikh martyrs do not look forward to an eternal life in paradise » (pp. 157-158).
4 Glen W. Bowersock, Martyrdom and Rome, Cambridge, Cambridge University Press, 1995, souligne la continuité historique entre les martyrs chrétien et musulman : « There can be little doubt that this concept – and this word (il s’agit du mot arabe shahîd, qui traduit le grec martus) was absorbed directly from Greek during those early centuries of Islam when Christian churches still flourished in Palestine and Greek was still spoken » (Glen W. Bowersock, 1995, p. 19). Il est également de l’avis que le martyre chrétien est un produit de l’empire romain, et non du Moyen Orient sémitique (p. 28).
5 Guy G. Stroumsa, La fin du sacrifice : Les mutations religieuses de l’Antiquité tardive, Paris, Odile Jacob, 2005.
6 Mon collègue lausannois Mondher Kilani effectue – dans une publication récente qui s’intitule Guerre et sacrifice : La violence extrême, Paris, Presses Universitaires de France, 2006 – un rapprochement entre le sacrifice et la violence, cette dernière sous la forme de la guerre en particulier. Il se montre pourtant sceptique quant à la réalité d’une nature humaine (p. 121), et il n’explique donc ni la guerre, ni le sacrifice, ni même la violence en termes d’une ou de plusieurs prédispositions innées. Le recours aux termes de « martyr » ou de « sacrifice » à propos des attentats récents de New York et de Washington trahirait, d’après lui, « plutôt des habitudes langagières encore persistantes d’un système symbolique bien affaibli, mais qui n’en a pas moins laissé quelques ombres derrière lui » (p. 26).
7 Johannes Bronkhorst, « Asceticism, Religion, and Biological Evolution », Method & Theory in the Study of Religion, XIII, 2001, pp. 374-418 ; voir également Johannes Bronkhorst, « L’expression du moi dans les religions de l’Inde », Revue de l’histoire des religions, CCXX (1), 2003, pp. 81-105.
8 Pour une présentation de la position « classique » de la psychologie évolutionniste, y compris une critique du SSSM, voir Jerome H. Barkow & Leda Cosmides, « The Psychological Foundations of Culture », in Jerome H. Barkow, Leda Cosmides & John Tooby (éds.), The Adapted Mind : Evolutionary Psychology and the Generation of Culture, New York – Oxford, Oxford University Press, 1992, pp. 19-136. Pour une critique de cette position, voir David J. Buller, Adapting Minds : Evolutionary Psychology and the Persistent Quest for Human Nature, Cambridge, Massachusetts – London, England, A Bradford Book-MIT Press, 2005.
9 Daniel C. Dennett, Breaking the Spell: Religion as a Natural Phenomenon, London, Allen Lane, 2006.
10 Daniel C. Dennet, 2006, pp. 14-15.
11 Robert Aunger, The Electric Meme : A New Theory of How We Think, New York etc., The Free Press, 2002. Sa définition (pp. 325-26) : « the state of a node in a neuronal network capable of generating a copy of itself in either the same or a different neuronal network, without being destroyed in the process ». La définition de la « Leiden theory of language evolution » est : « the meme [is] a neuroanatomical unit corresponding to a sign in the Saussurean sense, i.e. the neuronal correlate of a meaning along with the neuronal representations of its associated phonological form or grammatical manifestation » (George van Driem, « The language organism : the Leiden theory of language evolution », in James W. Minett & William S.-Y. Wang (éds.), Language Acquisition, Change and Emergency : Essays in Evolutionary Linguistics, City University of Hong Kong Press, 2005) ; en bref, « a meaning is a meme », George van Driem, Languages of the Himalayas : An Ethnolinguistic Handbook of the Greater Himalayan Region, Volume One, Handbook of Oriental Studies, Section Two : India, vol. 10/1, Leiden etc., Brill, 2001, p. 56.
12 Robert Dawkins, The God Delusion, London etc., Bantam Press, 2006 ; Pour en finir avec Dieu, Paris, Robert Laffont, 2008.