Le vol, le viol et l’amour
La confusion des sentiments dans la bhakti krishnaïte
Cet article traite des émotions dans l’hindouisme sectaire médiéval, et également moderne, dans la mesure où la bhakti, ce grand courant idéologique qui réorganisa le système traditionnel des valeurs brahmaniques en Inde du Nord entre le XIVe et le XVIe siècle, finit par produire, dans les grandes lignes, l’hindouisme d’aujourd’hui. Les poèmes (pad) dont il y sera question font toujours partie du culte dans les temples du Braj, et la dynamique de la vie rituelle établie à cette époque reste un phénomène observable dans l’Inde moderne. Nous nous proposons, tout d’abord, d’explorer en quoi la bhakti krishnaïte peut être intéressante pour une approche interdisciplinaire des émotions. Puis, nous nous interrogerons sur les différents aspects de la violence dans ce contexte, tant au niveau du mythe et des textes que du rituel. Le caractère, à première vue paradoxal, de cette présence au sein d’une idéologie qui prône l’amour comme la voie suprême vers le divin, ne peut être éclairé que si ces phénomènes sont mis en correspondance, en tenant compte aussi bien des interprétations théologiques que des modes affectifs globalement mis en œuvre dans l’approche dévotionnelle.
Le propre de la bhakti, c’est de mettre les émotions au service du salut. La bhakti (mot traduit généralement par « religion de dévotion ») préconise, pour atteindre le but suprême qui, en Inde, est toujours la libération du cycle des réincarnations, de cultiver en soi l’amour du Divin, amour qui peut prendre toutes les nuances de la palette des amours humaines. Pour expliciter cette démarche, il serait sans doute utile de la mettre en rapport avec les enseignements de la Bhagavad-gītā, texte reconnu comme fondamental par tous les grands courants visnuites.
La leçon essentielle de la Bhagavad-gītā, c’est l’action désintéressée. Pour atteindre le salut sans se laisser dissiper par les obligations que la vie quotidienne lui impose, l’homme se doit de vivre dans une sorte d’exil intérieur. Il se doit d’accomplir les devoirs que sa condition lui impose, veiller au bien-être de sa famille et respecter sa fonction sociale, sans pour autant s’identifier à ces buts à court terme, sans s’investir ni désirer le fruit de ses actes. Pour aider Arjūna dans cet exercice difficile, Kṛṣṇa lui révèle sa nature véritable d’Absolu incarné, tout-puissant, omniscient et omnipotent. C’est, en effet, la connaissance de la nature du Divin qui doit aider l’homme à garder son esprit inconstant fixé sur celui-ci, dans une méditation intérieure permanente. Chaque acte dans ce monde doit être dédié au Divin. Ainsi, purifié du désir et de la motivation égoïste, chaque acte est transformé en sacrifice intérieur1.
C’est, certes, un chemin ardu, car la connaissance du Divin et la maîtrise du yoga ne sont pas données à tous. Et c’est sur ce point que la bhakti introduit un élément nouveau, élément qui va entièrement transformer l’expérience religieuse. Le propre de la bhakti, en particulier la bhakti krishnaïte (la plus « sentimentale »), c’est d’instrumentaliser les émotions dans une perspective de salut. Le constat qui est à la base de cette transformation, c’est que pour arriver à cet état de concentration extrême et permanente, le sentiment est une voie bien plus naturelle, et donc plus fiable, que l’effort intellectuel. L’esprit d’une femme amoureuse est tout naturellement fixé sur son bien-aimé, de même celui d’une mère sur son enfant : la difficulté serait de les en détacher. Dès lors, la stratégie de la bhakti va consister à cultiver ces sentiments si humains, en les orientant vers le seul objet qui en soit vraiment digne : Kṛṣṇa, la personne divine.
Il faut dire que le terme de « bhakti » (de la racine -bhaj « participer à, faire partie de, aimer, adorer ») n’est pas absent de la Bhagavad-gītā. La dimension affective n’y est pourtant pas encore véritablement développée. La bhakti y est pratiquement synonyme de « yoga » : le composé bhakti-yoga y est fréquent et fait ainsi partie de la discipline mentale préconisée par Krishna. L’aspect proprement affectif de l’amour de Dieu reste abstrait et peut-être même, d’une certaine manière, paradoxal : au chant 11, Arjūna est terrifié par la vision de la forme cosmique de Kṛṣṇa, que celui-ci lui fait voir, à sa propre demande. La connaissance ultime peut difficilement trouver des correspondances avec le registre des émotions humaines.
Comment cette importance cruciale des émotions se manifeste-t-elle en pratique ? Les sectes krishnaïtes s’accordent à identifier plusieurs modes émotionnels, que le dévot est susceptible de cultiver en lui-même, en fonction de ses goûts et dispositions naturelles, ou en fonction de son appartenance sectaire. En effet, les différentes sectes privilégient l’une ou l’autre de ces attitudes, en excluant parfois complètement les autres. Ces modes sont les suivants :
– mādhurya bhāva/gopī bhāva : l’amour sensuel que porte une femme à son amant (en l’occurrence, celui des bouvières du Braj pour Kṛṣṇa) ;
– vātsalay bhāva : l’amour parental envers Kṛṣṇa-enfant ;
– viraha : l’amour dans la séparation (l’état des bouvières après le départ définitif de Kṛṣṇa) ;
– sākhā bhāva : le sentiment d’amitié et de camaraderie qui lie Kṛṣṇa à ses compagnons vachers ;
– dāsya bhāva/vinaya bhāva : le sentiment de dévouement et de soumission totale qui lie un serviteur à son maître2.
Cette typologie dévotionnelle une fois établie, tous les éléments qui constituent la vie rituelle et religieuse en général sont orientés par la recherche du sentiment. De ce point de vue, on peut dire que tous les moyens sont bons : dans le but de produire, nourrir et affiner l’émotion, la bhakti krishnaïte met en œuvre des stratagèmes d’une complexité et d’une subtilité psychologique tout à fait remarquables, en particulier dans la poésie qui en est l’expression, comme nous allons le découvrir. Deux choses sont à noter :
1) La recherche du sentiment passe par l’identification à des personnages du mythe (parents, amis, amantes de Kṛṣṇa). Le dāsya bhāva est un cas à part, puisqu’il naît du sentiment de soumission complète à l’absolu tout-puissant, en dehors de toute référence mythique. Il occupe la dernière place dans notre typologie : l’ordre de celle-ci reflète la popularité des modes émotionnels en question parmi les sectes krishnaïtes et les dévots en général, qui n’ont souvent pas d’attaches sectaires.
2) Il est évident que dans cette stratégie d’émulation, ce sont les rôles féminins qui dominent. C’est, d’une certaine façon, normal, puisque la tradition indienne assigne ce territoire au sexe féminin. Dans le couple indien, selon la formule de M. Biardeau, l’amour est le devoir des femmes3. Ce passage plus ou moins obligé par la féminité est réfléchi par la pensée théologique qui postule que dans le paradis krishnaïte, le goloka, Kṛṣṇa est l’unique personnage masculin, entouré par les âmes des dévots qui sont ici ses compagnes4.
En d’autres termes, le lien consubstantiel qui, dans la tradition hindoue, lie les âmes individuelles (ātman) à l’Absolu (brahman), s’exprime, dans la bhakti krishnaïte, dans toutes les nuances de l’amour, amour que les fidèles s’attachent à cultiver en eux-mêmes, amour dont la divinité, d’une certaine manière, se nourrit, et qu’elle renvoie, sous forme de grâce, au monde des hommes. La dynamique de la bhakti krishnaïte tient toute entière dans ce perpétuel mouvement de flux et de reflux entre les vases communicants que sont Krsna et ses dévots.
C’est cette vision particulière des émotions, conçues comme des substances fluides, ou des ondes en perpétuelle mouvance de par leur propre énergie, qui est sans doute reflétée dans les structures linguistiques des langues indiennes. En sanskrit, comme en hindi moderne, la manière la plus courante d’exprimer que le sujet X éprouve un sentiment quelconque envers l’objet Y, c’est de dire « à X (forme dative) – envers Y – tel sentiment – existe/vient ». Le verbe s’accorde en genre avec le nom de l’émotion qui est le véritable sujet de la phrase.
Mais où pourrait-on imaginer de la violence dans un tel univers ? Comment la violence pourrait-elle bien s’articuler et quelle signification pourrait-elle bien avoir dans le contexte aussi sentimental qu’esthétisé de la bhakti krishnaïte ? Certains épisodes du mythe peuvent pourtant fournir certaines clés.
Quelques mots, tout d’abord, sur le mythe krishnaïte lui-même. Du point de vue narratif il apparaît extrêmement hétérogène. Le personnage de Krsna ayant évolué, au fil des siècles, d’un héros épique vers l’absolu incarné, le récit mythologique s’est lui-même étoffé de strates successives, incorporant des épisodes de registres si différents que la trame d’ensemble paraît complètement éclatée. Dans les textes sanskrits (Viṣṇu Purāṇa, Harivaṃśa Purāṇa et Bhāgavata Purāṇa), Viṣṇu s’incarne en la personne de Kṛṣṇa pour chasser du trône de Mathura le démon usurpateur Kāṃsa et restaurer ainsi le dharma, l’ordre cosmique. Averti, Kāṃsa tue tous les enfants de sa sœur Devakī et de son gendre Vasudeva, qu’il tient enfermés sous bonne garde. Miraculeusement, la nuit de la naissance de Kṛṣṇa, les gardes s’assoupissent, les serrures s’ouvrent, et Vasudeva parvient à déposer le nouveau-né au Gokul, dans la famille de Nanda, chef d’un campement de bouviers. Nanda et son épouse Yaśodā seront, dès lors, les parents adoptifs de Kṛṣṇa, qui passera chez eux une enfance et une adolescence idylliques. Plus tard, il les quittera définitivement pour s’acquitter de son devoir vis-à-vis du dharma, tuer Kāṃsa, participer à la guerre du Mahābhārata aux côtés des frères Pāṇḍava, y prononcer la Bhagavad-gītā et finir sa vie de prince, après bien d’autres épisodes guerriers, à Dvaraka, au Gujarat.
De son côté, la bhakti krishnaïte – dont l’idiome de prédilection est non pas le sanskrit, mais la langue braj, dialecte vernaculaire du vieil hindi, parlé dans la région du même nom – s’intéresse presque exclusivement à l’interlude pastoral de l’enfance et de l’adolescence divines. Elle l’enrichit de mille épisodes nouveaux qui font la part belle au charme dévastateur de Kṛṣṇa et à l’amour qu’il suscite chez ses parents, ses amis, et surtout dans les cœurs des jeunes bouvières du Braj, avec qui il danse, par une certaine nuit d’automne, la fameuse rās-līlā, la danse érotique de la pleine lune. Les poètes de la bhakti évoquent ces épisodes non pas dans un récit continu de type pouranique, mais dans des textes courts et chantés qui, sans vraiment raconter l’histoire que l’auditoire connaît déjà dans les détails, en offrent une vision fragmentaire et souvent subjective. En d’autre termes (et c’est particulièrement vrai pour un poète comme Sūrdās), chaque poème est un fragment du mythe raconté par un témoin direct, qui est donc lui-même un personnage mythique.
Parmi ces épisodes, certains possèdent un caractère ouvertement violent. L’usurpateur Kāṃsa envoie périodiquement des cohortes de démons, censés annihiler le Dieu encore enfant. Ils n’y parviennent évidemment pas, mais les batailles sont tout à fait grandioses, du moins dans les textes sanskrits. Dans la poésie médiévale, toutefois, cet aspect épique est mis en sourdine. Pour illustrer cette différence de traitement, nous proposons en parallèle l’épisode du meurtre de Pūtanā – une ogresse à la solde de Kāṃsa qui, sous prétexte de donner le sein au bébé Kṛṣṇa, veut l’empoisonner – tel qu’il est raconté dans le Bhāgavata Purāṇa et dans un poème, tiré du Sūrsāgar, l’œuvre majeure de Sūrdās5. Voici la version pouranique :
Le monstre, prenant alors le petit dans ses bras, lui présenta ses énormes seins, gonflés d’un suc empoisonné ; et, comme le Bienheureux, saisi de colère, les pressait fortement des deux mains, et qu’il en exprimait avec le lait les souffles vitaux eux-mêmes :
« Lâche-moi, lâche-moi, c’est assez », dit-elle sous l’étreinte qui étouffait en elle toute vie ; et, roulant les yeux, agitant sans relâche les pieds et les bras, le corps couvert de sueur, elle éclata en sanglots.
A ses cris sonores et violents, la terre fut ébranlée avec les montagnes, et le ciel avec les planètes ; l’enfer et les dix régions en retentirent, et les hommes tombèrent à terre comme s’ils eussent entendu les éclats de la foudre.
Alors, le sein meurtri, hors d’haleine, la bouche béante et les cheveux épars, la Rākchasî, étendant les pieds et les bras et reprenant sa forme naturelle, s’affaissa sur le sol du Parc, ô roi, comme Vritra frappé par la foudre.
Et, en tombant, son corps broya les arbres sur un espace de trois gavyûtis, ô roi. Ce fut un grand et merveilleux spectacle :
Des crocs de la longueur d’un manche de charrue hérissaient sa gueule ; ses narines s’ouvraient comme deux cavernes au flanc de la montagne ; ses seins faisaient saillie comme deux blocs de pierre ; elle était horrible à voir avec ses cheveux roux en désordre ;
Ses yeux avaient la profondeur d’un bienheureux obscur ; ses hanches formidables se dressaient comme des bancs de sable ; ses bras, ses cuisses et ses pieds s’allongeaient comme des levées massives et son ventre était creux comme un étang à sec.
Un frisson de terreur saisit, à la vue de ce cadavre, les bergers et les bergères, dont le monstre avait déjà ébranlé par ses cris, le cœur, les oreilles et la tête.
Sur sa poitrine cependant le petit jouait avec insouciance… (10.6. 10-18)6.
Voici celle du pad 671 du Sūrsāgar7 :
Regardez quelle chose étrange s’est produite !
Une femme est venue en cachant sa fourberie sous une belle allure – quelle indécence !
Elle a pris Kānhaiya8 des bras de Yaśodā, elle l’a serré avec empressement contre elle.
Alors son corps est devenu long9 d’un yojan10, Śyâm11 y est resté accroché !
Bienheureux, le Seigneur Nanda, bienheureuse son épouse !
Dans chaque maison, on a appris cette nouvelle – Śyām de Sūr s’est sauvé (en restant) sur (sa) poitrine !
Un autre exemple nous est fourni par l’épisode du « châtiment du serpent noir » (kāliyadaman), traité dans le chapitre 10.16 du Bhāgavata Purāṇa et dans les pad 1135 à 1208 du Sūrsūgar.
Ce serpent était un démon, empoisonnant les eaux d’un des bassins de la Yamuna. Pour l’utiliser dans sa lutte contre Kṛṣṇa, Kāṃsa demande aux villageois du Gokul de lui apporter une brassée des lotus particulièrement splendides, poussant précisément dans ce bassin. La suite des événements est fragmentée en plusieurs sections, chacune comportant sa motivation propre, ce qui permet d’occulter le motif central épique : le châtiment du maléfique démon. Ainsi, si Kṛṣṇa s’approche de la Yamuna, ce n’est pas pour tuer Kāṃsa, mais c’est parce qu’il est absorbé par un jeu de balle (absent dans la version du Bhāgavata Purāṇa) avec ses compagnons vachers (pad 1150-1152). S’il y plonge, c’est pour aller y chercher (en rechignant !) le ballon que son compagnon Śrīdāmā a laissé tombé par inadvertance (pad 1153-1158), et ainsi de suite. La bataille proprement dite est traitée dans deux pad seulement – 1163 et 1192. En fin de compte, Kṛṣṇa aura vaincu le serpent noir presque par hasard, par jeu. La préoccupation véritable du poète, comme dans l’épisode de Pūtanā, ce sont les émotions des brajvāsī, les habitants mythiques du Braj, et en premier lieu, l’inquiétude de Nanda et de Yaśodā.
Nous voyons donc comment, encadrés de la sorte dans la perspective de la bhakti, ces épisodes épiques, traditionnellement violents, perdent de leur mordant, perdent, à vrai dire, leur esprit et leur signification de départ et deviennent prétexte à autre chose. Alors, s’il faut chercher une violence propre à la bhakti krishnaïte, il faut sans doute aller voir du côté des épisodes tardifs, ceux qui sont à peine esquissés ou ne figurent pas du tout dans les purāṇa.
Or, dans toute une série d’épisodes, Kṛṣṇa apparait comme voleur. Ces vols sont accompagnés d’actes de violence, qui plus est, de violence gratuite. Trois principaux épisodes s’imposent : le vol du beurre, (makhan- corī), l’impôt en lait caillé (dān-līlā), le vol des vêtements (cīr-haran). L’épisode le plus connu (et de loin le plus populaire) est celui du vol du beurre12. Le Viṣṇu et le Harivaṃśa Purāṇa ne le mentionnent pas, le Bhāgavata Purāṇa y fait une brève allusion et ce n’est que dans la poésie médiévale qu’il gagne de l’ampleur (du moins, dans les sources textuelles, car la tradition sculpturale13 témoigne de sa présence bien avant cela).
Voici l’épisode, raconté brièvement : Kṛṣṇa enfant a un appétit insatiable pour le beurre et le lait. Il entre discrètement dans les maisons, déniche les pots, dévore ce qu’il peut, distribue à la ronde (à ses compagnons, ou même aux singes selon le Bhāgavata Purāṇa) et casse toute la vaisselle avant de prendre la fuite. Dénoncé par les bouvières, il nie toute culpabilité. Le deuxième épisode, la dān-līlā, « l’impôt » en lait caillé, vient peu après le vol du beurre. Kṛṣṇa, entre l’enfance et l’adolescence, traque les bouvières (les gopī), en route vers le marché où elles vont vendre leur lait. Il leur tend des embuscades dans les sentiers étroits du Braj, et il leur extorque un impôt de lait caillé et de beurre, mais peut-être aussi d’autre chose, comme le laissent entendre les pad que nous allons examiner. Ce faisant, il casse de nouveau les pots, mais déchire aussi les bijoux et les vêtements des bouvières. Cet épisode est inconnu dans les textes sanskrits. Le troisième, le vol des vêtements (cīr-haran), raconte comment Kṛṣṇa vola les vêtements des gopī pendant que celles-ci prenaient un bain dans la Yamuna et les obligea à s’exposer nues devant lui, avant de leur rendre leur bien, dans un acte de harcèlement sexuel flagrant. Cet épisode est décrit dans le Bhāgavata Purāṇa, mais pas dans les textes plus anciens.
Si nous avons choisi l’épisode de l’impôt, c’est qu’il est central par rapport aux deux autres et les relie en quelque sorte : il contient, sous leur forme la plus explicite, tous les fils d’Ariane qui permettent de reconnaître dans ces trois épisodes le même schéma narratif, le même fondement théologique.
Le poème qui suit (Sūrsāgar 2097) est typique du genre. C’est une bouvière qui parle, fait important, car l’auditoire est invité à s’identifier par empathie à elle :
Depuis quand es-tu donc devenu collecteur d’impôts ?
Tu as brisé mon pot, tu as déchiré mon collier, je te reconnais bien là !
Si ce n’était par respect pour le digne Nanda, je t’aurais montré de quel bois je me chauffe !
Tu as bien vite oublié le jour où Dame Yaśodā t’a attaché14 !
Jusqu’à présent, j’ai supporté avec patience tes turpitudes, alors que toi, tu penses que j’ai peur !
Sūr (dit :) Śyām, si le seigneur (Nanda) a vent de tout cela, tu n’arriveras pas à tes fins.
Quelques mots sur la signification de cet appétit divin et débridé pour le beurre. Les portraits du voleur de beurre (poétiques, figuratifs, photographiques) sont toujours attendrissants pour les hindous, mais il y a un symbolisme sous-jacent qu’on ne saurait ignorer. Le beurre, c’est, d’une certaine façon, la quintessence du lait, et le lait, la quintessence de la vache. La vache elle-même incarne tout ce qu’il y a de plus pur, de plus sacré et de plus élevé dans la culture et la société hindoue. Kṛṣṇa vient dérober le trésor caché des bouvières, leur essence intime, leur cœur, leur amour. Pourquoi l’acte du vol ? Parce que cet amour, c’est le lien fondamental qui lie l’âme à l’absolu. Il n’appartient donc pas aux hommes d’en disposer. Kṛṣṇa ne fait que prendre ce qui était déjà à lui. Dans le mythe, il nie d’ailleurs toujours avoir commis quelque méfait que ce soit, même quand il est pris « la main dans le sac ».
Mais, pour en revenir à l’épisode de l’impôt, son chantage ne se limite pas aux produits laitiers. Voici le poème 2084 du Sūrsāgar et c’est de nouveau une gopī qui parle :
Kānha, sois gentil, sois gentil !
Ce n’est pas bien de ta part de t’en prendre à mon corps !
Tu t’es emparé du beurre, il n’y a pas de mal à ça, mais maintenant ton humeur a changé.
Tu demandes un autre impôt, qu’est-ce que cette nouvelle lubie ?
Tu as cassé mon collier, déchiré mon sari, tu me bouscules sans cesser de me haranguer !
Dans quel état m’as-tu mis, moi qui croyais que tu n’en voulais qu’à mon lait caillé !
Nous sommes de ton village, est-ce une raison pour nous harceler ainsi ?
O, Seigneur de Sūrdās, tu es devenu quelqu’un d’autre.
Les exigences de Kṛṣṇa évoluent donc : il ne demande plus seulement les biens des bouvières, il veut leur corps. Le terme original du deuxième vers est aṅga-dān, « don des membres du corps ». Dans un autre pad (2087), il est aussi question de yauvan-dān (« don des seins ») et dans le pad 2089, la bouvière demande expressément à Kṛṣṇa d’enlever les mains de sa poitrine.
Les seins féminins font partie de la même série associative que le lait et l’amour ; en eux, l’amour maternel et l’amour érotique se rejoignent. Cet épisode annonce non seulement le vol des vêtements, mais aussi la rās-līlā, la danse érotique de la pleine lune, qui est le point culminant de la vie de Kṛṣṇa au Braj. Ce qui frappe pourtant ici, c’est que ces joutes amoureuses prennent presque la forme d’un viol. Après les pots cassés du vol du beurre il s’agit ici de vêtements et de parures déchirées.
En fait, cette violence pose une ligne de démarcation entre deux plans de réalité. L’attirance irrésistible que les bouvières ressentent envers Kṛṣṇa est d’un ordre métaphysique. Elle fait éclater les carcans mondains et ne respecte pas les normes de la décence. Les amours de Kṛṣṇa et des gopī sont illicites : elles sont mariées à d’autres que lui ou ne sont pas mariées du tout. C’est bien ce qui en fait des modèles de dévotion si importants : leur amour ne se coule pas dans le moule du socialement acceptable, il en déborde et détruit sur son passage le dense tissu d’obligations et d’appartenances familiales, sans lesquelles une femme en Inde n’est rien. Impuissantes face à la force de leurs sentiments, les gopī érigent leur volonté en dernier rempart. Si Kṛṣṇa leur fait violence, c’est pour faire tomber le dernier voile qui masque l’unité fondamentale de l’atman et du brahman.
Le déchirement intérieur des bouvières est d’ailleurs explicite dans d’autres pad, comme le 2218, où l’une d’entre elles se lamente du fait que Kṛṣṇa n’a pas savouré son lait caillé comme il le méritait :
Hari n’a pas dégusté mon lait caillé !
Le croyant pareil à celui des autres bouvières, il s’en est emparé et l’a avalé en compagnie des autres vachers.
C’était du lait de vache blanche, je l’avais passé au tamis, fait bouillir à petit feu, puis laissé refroidir.
J’ai nettoyé un seau neuf, je l’y ai versé et je l’ai réchauffé en faisant brûler sans fumée de la bouse,
J’y ai ajouté du sucre candi et je l’ai fait cailler en le saupoudrant de camphre.
J’ai posé dessus un beau couvercle que j’ai serré d’un bout d’étoffe, puis, délicatement, je l’ai mis dans mon panier.
C’est pour toi que je l’ai apporté, je ne l’ai montré à personne en chemin.
O, Seigneur de Sūrdās, perle entre les connaisseurs, Kānha a comblé le désir de la bouvière.
Outre la compréhension qu’il apporte de l’état d’esprit des bouvières, ce poème est intéressant car il reflète la méticulosité avec laquelle les offrandes de nourriture sont préparées dans le temple, avec un souci de pureté absolue : personne ne doit y avoir touché, personne n’en a même eu la vision, selon la gopī, car même le contact visuel peut être polluant.
Ce modèle de relations entre Kṛṣṇa et les bouvières a marqué la culture indienne au-delà de la dévotion krishnaïte. Sudhir Kakar, dans Eros et imagination en Inde, identifie « l’amant-Krishna » comme le deuxième type de héros important dans le cinéma indien. Ce type serait « omniprésent aux côtés de l’héroïne, initialement contrariée, récalcitrante et tout à fait inconsciente de l’impact que l’intrusion phallique a sur elle »15.
Quelques mots, enfin, sur la relation entre cette violence très sublimée et le rituel krishnaïte. Les poèmes en question en font partie, dans la mesure où ils sont chantés lors de diverses célébrations dans les temples et en dehors de ceux-ci. Les poèmes de la dān-līlā, par exemple, sont interprétés au mois d’août, lors des festivités en l’honneur de la naissance de Rādhā, la bien-aimée de Kṛṣṇa, la gopī exemplaire. Dans ce cas, toutefois, s’il y a réactualisation du mythe, elle ne s’incarne pas en actes. Elle se passe entièrement dans l’imagination des fidèles, qui revivent les sentiments des bouvières, transmis tant par la musique elle-même que par les paroles.
Il est tout de même un événement de l’année rituelle au Braj qui donne, peut-être, une image plus directe, bien qu’inversée, de cette relation. Holi, la fête des couleurs, est une fête panindienne qui a lieu à la pleine lune du mois de phālgun (mars-avril). Au Braj, elle est célébrée avec une ferveur particulière, sans doute à cause du caractère enjoué du Dieu. Le neuvième jour de la moitié claire de phālgun, les gosvamis de Nandagao, en représentants de Kṛṣṇa et de ses amis vachers du village de Nanda, viennent visiter Barsana, le village de Rādhā. Après différentes cérémonies dans le temple, ils sont attendus dans les ruelles par les femmes des gosvamis locaux, armées de bâtons. Une grande bastonnade commence alors. Les hommes doivent passer trois fois devant les rangées de femmes armées, et supporter les coups, la tête sommairement recouverte d’une couverture pour toute protection. Les femmes mettent du cœur à l’ouvrage et, après le troisième passage, les têtes ensanglantées ne sont pas rares. Le tout se passe dans une atmosphère d’euphorie, parmi une foule nombreuse qui, chaque année, attend impatiemment ce moment fort des réjouissances16.
Holi est une fête de type carnavalesque, une fête où les rôles sont inversés. Peut-être doit-on voir dans ce déchaînement de furie féminine la vengeance des gopī, jadis terrorisées par un Dieu qui ne voulait, après tout, que leur bien.
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1 Voir Madeleine Biardeau et Charles Malamoud, Le sacrifice dans l’Inde ancienne, Paris, PUF, 1976, pp. 80-134.
2 Cette typologie est un lieu commun dans la pensée théologique krishnaite. On la retrouvera, entre autres et à quelques nuances près, dans Richard Barz, The Bhakti Sect of Vallabhācārya, Faridabad, Thomson Press, 1976, pp. 87-92 ; Alan Entwistle, Braj Centre of Krishna Pilgrimage, Groningen, Egbert Forsten, 1987, pp. 63-64 ; Rubert Snell, The Hindi Classical Tradition : A Braj Bhāṣā Reader, Londres, School of Oriental and African Studies, 1991, p. 33.
3 Madeleine Biardeau, L’hindouisme : Anthropologie d’une civilisation, Paris, Flammarion, pp. 54-61.
4 Voir Alan Entwistle, o.c. (n. 2), pp. 91-95.
5 Sūrdā, Sūrsāgar, (N. Vajpayi éd.), Bénarès : Nāgarī Pracāriṇī Sabhā, 1er vol. 19725, 2e vol. 19765. La numérotation des pad cités dans le texte suit cette édition. La plus grande collection de pad du Sūrsāgar traduits en français est celle de Charlotte Vaudeville (introd. et trad.), Pastorales par Soûr-Dâs, Paris, Gallimard, 1971.
6 Le Bhāgavata Purāṇa ou histoire poétique de Krῐchna, (éd. et trad. : Eugène Burnouf : vol. 1-3, Eugène L. Hauvette-Besnault : vol. 4, Alfred Roussel : vol. 5), Paris, Imprimerie Nationale, 1840-1898, vol. 4 (1884), p. 63.
7 Toutes les traductions de pad du Sūrsāgar sont celles de l’auteur. La majeure partie est également inclue dans Galina Rousseva-Sokolova, Jeu et dévotion : Aspects ludiques de la bhakti kṛṣṇaïte au Braj, Paris, Honoré Champion, 2005.
8 Diminutif de Kānha, « bleu-noir », un des nombreux épithètes de Kṛṣṇa.
9 Littéralement : « elle a pris un corps… », suggérant les métamorphoses que le texte sanskrit décrit.
10 Unité de longueur traditionnelle, estimée valoir, selon les régions, entre 6.4 et 25.6 km.
11 Epithète de Kṛṣṇa ; littéralement « sombre, noir ».
12 Voir à ce sujet l’excellent ouvrage de John S. Hawley, Krishna, the Butter Thief, Delhi, Oxford University Press, 1983.
13 J.S. Hawley, ibid., pp. 52-95.
14 Il s’agit de l’épisode connu sous le nom de ūkhala-bandhan, où Yaśodā attache Kṛṣṇa à un mortier pour l’empêcher de voler du beurre.
15 Sudhir Kakar, Eros et imagination en Inde, Paris, Des femmes, 1989, p. 66.
16 Sur les traditions locales, les fêtes et les coutumes du Braj : Prabhudayal Mital, Braj ke utsav, tyohār aur mele, Mathura, Sāhitya saṃsthān, 1966.