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Sacrifice et émotions

Les lendemains traumatiques de la guerre dans le Mahᾱbhᾱrata

Danielle FELLER

Université de Lausanne

Dans cet exposé, je me propose d’aborder le problème des émotions provoquées par la violence rituelle dans le contexte du monde de l’Inde ancienne, et plus précisément, dans un texte composé en sanskrit nommé le Mahᾱbhᾱrata. Le thème central de ce texte est une grande guerre fratricide, qui est comparée à un sacrifice d’une façon très détaillée. Je me propose d’examiner quelles sont les émotions des vainqueurs et des vaincus à l’issue du combat, et d’examiner si la résolution ou l’apaisement de ces émotions entre également dans le cadre sacrificiel. Mais avant d’entrer dans le vif de mon sujet, je me propose de faire une brève introduction à la religion de l’Inde ancienne, ainsi qu’au Mahᾱbhᾱrata.

Le brahmanisme – une religion sacrificielle

Nous sommes extrêmement bien renseignés sur la religion de l’Inde ancienne, que l’on appelle souvent le brahmanisme – du nom des brahmanes, les membres de la classe sacerdotale – car la quasi-totalité des textes anciens qui nous sont parvenus de cette région sont précisément des textes religieux. Les plus anciens d’entre eux, les Veda, ont été composés oralement à partir d’environ 1500 avant J.-C. Le brahmanisme était une religion entièrement basée sur la pratique et la notion du sacrifice. Le feu sacrificiel, qui était aussi conçu comme une divinité, Agni, occupait une place centrale dans le sacrifice. En effet, les offrandes d’origine végétale ou animale – grains, beurre clarifié, victimes animales – étaient pour la plupart versées dans le feu. Le feu sacrificiel, par l’entremise de la fumée, était ensuite censé transmettre ces offrandes jusqu’au paradis des dieux – très nombreux – qui s’en nourrissaient. Le sacrifice était essentiellement conçu comme un échange de nature quasi-économique entre les hommes et les dieux : les hommes nourrissaient les dieux, qui, en échange, leur prodiguaient des biens d’ordre surtout matériel, tels que des richesses, du bétail, une longue vie et une descendance – mâle de préférence. Au fil du temps, ces sacrifices se firent de plus en plus compliqués, longs et dispendieux, mobilisant toute l’énergie de la classe sacerdotale, qui y consacrait l’entier de ses spéculations. On en vint à considérer le sacrifice comme le moteur du monde : c’est grâce à lui que le soleil se lève, les nuits succèdent aux jours et les saisons se déroulent dans le bon ordre. Le sacrifice était tenu pour essentiel à la bonne marche du monde, tout manquement à cet égard entraînant des conséquences catastrophiques1.

Mais vers le Ve siècle avant notre ère, probablement suite au contact avec la civilisation de l’est de la plaine gangétique2, des idéaux de non-violence pénétrèrent dans la religion brahmanique. Ces idéaux sont essentiels et centraux à deux autres religions qui voient le jour vers cette époque, le bouddhisme et le jaïnisme. Peu à peu, ils influencèrent également le brahmanisme. Mais la non-violence est évidemment incompatible avec la pratique sacrificielle, qui veut que l’on immole à certaines occasions des victimes animales. Pour tenter de concilier les deux vues si différentes, on en vint, dans le brahmanisme, à établir une distinction entre deux types de violence : celle du sacrifice et la violence « normale », hors contexte sacrificiel3. Alors que cette dernière était réprouvée, la violence sacrificielle, elle, était autorisée, car on la considérait comme catégoriquement différente. On trouve ainsi dans un texte de Loi, la Manusmṛti (5.39), la phrase suivante : « Le sacrifice est pour le bien de tout (l’univers), c’est pourquoi, dans le sacrifice, tuer n’est pas tuer ». C’est ainsi que la violence sacrificielle fut légitimée par la tradition brahmanique.

Le Mahābhārata

Le Mahābhārata4, qui est l’une des deux grandes épopées sanskrites, a été composé au cours des siècles qui ont précédé notre ère. Les dates sont toujours un problème épineux dans le contexte de l’Inde ancienne. D’une part, parce que l’histoire événementielle n’intéressait pas les auteurs de ces textes ; d’autre part, parce que le Mahābhārata en particulier a peut-être bien été à l’origine transmis oralement et composé sur une longue durée, par accrétions successives. Mais ce point-là est de nos jours très disputé. Le Mahābhārata est un texte énorme, peut-être bien le plus long qui ait jamais été composé : dans les éditions non critiques, avec tous ses appendices, il atteint la taille de 100 000 vers doubles. Il est donc très difficile de résumer la trame du récit central, sans même parler de toutes les digressions qu’il contient. En voici le récit très abrégé : à Hastināpura (près de l’actuelle Delhi), deux groupes de cousins se disputent le pouvoir et la succession au royaume. Il y a d’une part les héros de l’histoire, les cinq vertueux frères Pāṇḍava, qui sont tous des fils de dieux ; et d’autre part, leurs cent méchants cousins, les Kaurava. Ces derniers, qui refusent de partager le royaume avec les Pāṇḍava qu’ils détestent, les convient à un jeu de dés truqué, à l’issue duquel les vaincus devront se rendre en exil dans la forêt, menant une existence d’ascètes pendant douze années, et ensuite passer encore une année incognito à la cour d’un roi. A l’issue de ces treize années, si leur identité n’a pas été dévoilée lors de la treizième, le royaume sera divisé en deux parts égales. Comme les Kaurava l’avaient prévu, les Pāṇḍava perdent la partie, et, tenant leur promesse, ils passent treize ans en exil. A l’issue de ces treize années pleines de péripéties mouvementées, ils revendiquent leur part du royaume. Cinq villages leur suffiraient, mais leurs cousins refusent, et c’est la guerre. Une terrible guerre fratricide, qui dure dix-huit jours, et au cours de laquelle, nous dit le texte, pratiquement tous les guerriers (kṣatriya) du monde sont exterminés. A l’issue de la guerre, il ne reste qu’une petite poignée de survivants. Les Pāṇḍava gagnent la guerre, grâce à l’aide de leur ami Kṛṣṇa, l’avatar du dieu Viṣṇu. Mais ils ne ressentent aucune joie, car tous leurs alliés, leurs proches parents, notamment leurs fils, leurs anciens maîtres d’armes, sont morts, parfois tués par eux-mêmes. Le remords les tourmente, tout particulièrement l’aîné, Yudhiṣṭhira.

Le sacrifice de la guerre

Ainsi, non seulement cette guerre est une véritable hécatombe, mais de plus, elle n’est pas un combat clair entre les forces du bien et celles du mal. Car si les Kaurava sont bel et bien méchants et méritent la mort pour tous les outrages et les humiliations qu’ils ont fait subir à leurs cousins, il n’en est pas de même pour tous les autres membres de leur entourage, le grand-oncle commun aux deux groupes de cousins, leurs maîtres communs, qui, par loyauté, combattent certes aux côtés des Kaurava à la cour desquels ils vivent, mais qui ont souvent essayé dans le passé de les dissuader de leurs funestes desseins.

C’est sans doute pour légitimer cette violence injustifiable que le texte introduit la notion de sacrifice, et compare cette guerre à un sacrifice5. Comme nous l’avons vu, dans un sacrifice « tuer n’est pas tuer », et la même idée s’applique à cette guerre d’une violence inouïe, qui oppose des groupes de parents proches et qui a été gagnée par des moyens parfois déloyaux, notamment des ruses et des mensonges souvent préconisés par Kṛṣṇa, le dieu suprême lui-même. La comparaison entre cette guerre et un sacrifice est élaborée par le texte d’une façon très minutieuse, et plusieurs passages dressent une liste des correspondances entre les éléments du sacrifice et ceux de la guerre. Ainsi, les deux vers suivants, prononcés par l’aîné des Kaurava, nommé Duryodhana, qui s’adresse à son père, le vieux roi aveugle Dhṛtarāṣṭra :

Moi-même, mon père, ainsi que Karṇa (un de ses plus fidèles alliés), après avoir organisé le sacrifice de la guerre et fait de Yudhiṣṭhira (l’aîné des Pāṇḍava) notre victime sacrificielle, nous avons pris l’initiation pour le sacrifice, ô meilleur des Bharata.

Le char (de guerre) sera l’autel sacrificiel, l’épée sera la petite cuillère à oblation, la massue sera la grande cuillère, le bouclier sera la hutte sacrificielle. Et mes chevaux seront le sacrifice Cäturhotra (mené à bien à l’aide de quatre prêtres hotṛ), et les flèches seront l’herbe darbha (herbe sacrée que l’on répandait sur l’autel), et l’oblation sera la gloire (Mahābhārata 5.57.12-13).

Ce qui ressort de ces deux vers, c’est d’abord que la guerre sera conçue sur le modèle d’un sacrifice humain, puisque l’ennemi (Yudhiṣṭhira) sera la victime sacrificielle6.

Mais la ressemblance, voire l’identité, entre cette guerre et un sacrifice va bien au-delà de ces comparaisons linéaires entre les outils du sacrifice et ceux de la guerre. En voici les deux points les plus saillants7 :

a) Les buts de cette guerre sont les mêmes que ceux d’un sacrifice, à savoir, perpétuer ou rétablir l’ordre du monde.

b) Diverses divinités sont rendues propices au moyen de cette guerre, comme elles le sont d’habitude au moyen d’un sacrifice.

a) Au niveau cosmique, cette guerre est la répétition, ou la variante, de la guerre sempiternelle que se livrent deux groupes de cousins, les dieux (deva) et les démons (asura). Ces deux groupes se sont incarnés dans les deux armées. Avant la guerre, la déesse de la Terre va se plaindre auprès des dieux qu’elle ne supporte plus le poids de tous ces démons incarnés sur terre comme des chefs de guerre, et que sous leur poids, elle est en train de s’effondrer dans le monde souterrain (Mahābhārata 1.58). Le même récit est raconté encore une fois après la guerre, par Vyāsa, l’auteur du récit, à son fils Dhṛṭarāṣṭra. Vyāsa se rappelle qu’un jour, alors qu’il séjournait dans le paradis, il fut témoin de la scène suivante :

Là, je vis la Terre, ô roi, qui était arrivée dans l’entourage des dieux pour régler une affaire. S’étant approchée, elle dit aux dieux rassemblés : « Vous savez bien, dieux fortunés, pour quelle raison je suis venue dans la demeure de Brahmā. Rendez-moi vite ce service ». Ayant entendu ses paroles, Viṣṇu, le dieu vénéré des mondes, dit en souriant cette parole à la déesse, dans la demeure de Brahmā : « L’aîné des cent fils de Dhṛṭarāṣṭra, celui qui s’appelle Duryodhana, c’est lui qui te rendra ce service. Ton vœu sera exaucé lorsque tu l’auras obtenu pour protecteur. A cause de lui, les protecteurs de la terre (i.e., les rois), après s’être rassemblés sur le Kurukṣetra, se massacreront l’un l’autre, combattant au moyen d’armes terribles. Alors, déesse, ton fardeau sera détruit dans la guerre. Retourne vite chez toi, et supporte les mondes, femme resplendissante » (Mahābhārata 11.8.21-26).

Ainsi, la guerre, en éliminant ces démons, a pour but premier de soulager la terre de son fardeau, et de rétablir l’ordre du monde, tout comme le ferait un sacrifice.

b) En outre, certaines divinités bénéficient du sacrifice de la guerre, et sont les récipiendaires des oblations faites sur le champ de la bataille. Il s’agit encore d’abord de la déesse de la Terre, la première instigatrice de la guerre, qui est décrite comme resplendissante de joie, alors qu’elle est jonchée des restes affreux de la guerre, tels que des cadavres, des membres coupés, des éléphants et de chevaux morts ou mourants, des rivières de sang, des armes et des ornements tombés des guerriers morts.

Dans un deuxième temps, il s’agit de Viṣṇu, ici sous les traits de son avatar Kṛṣṇa, qui mène à bien le sacrifice de la guerre, et qui est décrit comme jouissant, en réalité ultime, du sacrifice des guerriers. C’est ce que montrent les vers suivants de la Bhagavadgītā, un texte qui est inséré dans le sixième livre du Mahābhārata, et dans lequel Kṛṣṇa, en tant que dieu suprême, encourage Arjuna, l’un des Pāṇḍava, à combattre. Ici, il se montre à lui sous sa forme de dieu suprême, et Arjuna voit qu’en réalité tous les guerriers, et les mondes eux-mêmes, sont condamnés d’avance à être dévorés par le dieu suprême, comme le temps ou la mort dévore tous les êtres. Arjuna décrit ainsi sa vision terrifiante :

Et tous ces fils de Dhṛṭarāṣṭra, avec les troupes des chefs de l’armée, Bhīṣma, Droṇa, et le fils du conducteur de char (Karṇa), en compagnie de nos guerriers éminents,

Ils pénètrent à la hâte dans tes bouches hérissées de crocs terrifiants. Certains restent accrochés entre tes dents, et on les voit, avec leurs têtes broyées.

Tout comme les masses d’eau rapides des rivières coulent vers l’océan,

De même ces héros du monde des hommes pénètrent dans tes bouches flamboyantes.

Tout comme les papillons de nuit se jettent pour leur perte dans un feu brûlant, de même, les mondes se jettent dans tes bouches, courant à leur perte (Bhagavadgītā 11. 26-29).

Enfin, il y a le dieu Śiva, qui n’intervient qu’à la fin de la guerre, et ce de la façon destructrice qui lui est propre. En effet, il « possède » les trois seuls guerriers Kaurava qui ont survécu à la guerre, et leur insuffle la force de massacrer ce qui reste de l’armée des Pāṇḍava dans leur sommeil, au cours de la nuit qui suit leur victoire.

Par leurs interventions dans le « sacrifice de la guerre », Viṣṇu et Śiva accomplissent les rôles qui sont traditionnellement les leurs dans le cadre de vrais sacrifices : Viṣṇu est le maître du sacrifice, il veille à son bon déroulement, dans le but de maintenir l’ordre du monde. Et de fait, Viṣṇu/Kṛṣṇa s’active bien avant la guerre pour faire en sorte qu’elle ait effectivement lieu, et que l’ordre du monde soit ainsi rétabli. Le dieu Śiva, en revanche, représente en principe les forces hostiles au sacrifice, et il ne prend pas part au sacrifice même. Tout au plus reçoit-il les restes des oblations sacrificielles, après l’accomplissement du sacrifice proprement dit : ici, les guerriers survivants représentent sa part.

On constate donc que par ses buts explicites de rétablir l’ordre du monde, par le fait qu’elle nourrit et rend propices les divinités, non moins que par les équivalences directement établies, cette guerre est égale à un sacrifice.

Les lendemains traumatiques de la guerre

Ainsi, grâce à cette équation entre cette guerre et un sacrifice, tout semble devenu légitime et acceptable, et le sacrifice, du moins à un niveau cosmique, répond aux attentes de ses instigateurs divins : il débarrasse la terre de tous les démons incarnés qui la faisaient souffrir et s’effondrer sous leur poids, il restaure l’ordre du monde. Mais à un niveau humain, tout n’est bien sûr pas aussi satisfaisant. Nous allons à présent voir quelles émotions éprouvent les vaincus et les vainqueurs à l’issue des combats, et examiner si la catégorie du sacrifice tient compte de l’éventualité de ces émotions, et si le cadre sacrificiel est à même de les soulager et de leur apporter une résolution satisfaisante.

De prime abord, nous pouvons noter que la joie semble inexistante à la fin de la guerre, meme chez les vainqueurs. L’émotion prédominante est le chagrin, la douleur lancinante d’avoir perdu des êtres chers et proches. Les termes sanskrits qui désignent le chagrin et la douleur sont essentiellement śoka et duḥkha. Ainsi, l’expression « je brûle de chagrin » (dahyāmi śokenāham, e.g. 11.16.25) revient comme un leitmotiv aussi bien dans le camp des vainqueurs que dans celui des vaincus, car souvenons-nous que presque tous les guerriers sont morts au combat. Le chagrin est donc omniprésent. En second lieu, répondant à cette douleur, vient la colère qui s’exprime par le désir de vengeance. Cette émotion se retrouve surtout dans le camp des vaincus, mais pas exclusivement, car les vainqueurs aussi ont perdu tous leurs proches et désirent parfois venger leur mort. Une autre émotion plus complexe, ou plutôt un sentiment, répond parfois à la douleur, c’est le regret, le remords brûlant d’avoir provoqué un tel massacre. Ce sentiment se retrouve surtout dans le camp des vainqueurs, qui se sentent responsables du massacre, mais pas exclusivement non plus, car dans le camp des vaincus bien des gens auraient pu empêcher la guerre en agissant à temps, mais ils ne l’ont pas fait. On constate donc a priori que du point de vue des émotions ressenties, il n’y a pas de séparation nette entre les deux camps.

Les vaincus

Lorsqu’on s’intéresse aux vaincus de cette guerre et à leurs émotions à l’issue de cette dernière, la chose qui frappe immédiatement, c’est que le camp des vaincus est essentiellement constitué de femmes. En effet, vu que cette guerre n’a presque pas laissé de survivants, il s’ensuit logiquement que les seules qui survivent sont de facto les femmes, qui n’ont bien entendu pas participé au combat : ainsi, le 11e livre du Mahābhārata, qui suit les cinq livres de la guerre, se nomme Strīparvan, le livre des femmes. Les femmes des vaincus sont partagées entre le désir de se venger, et la nécessité de pardonner aux Pāṇḍava vainqueurs et de faire la paix avec eux, car elles doivent souvent continuer à vivre avec eux, car ils sont aussi leurs parents et ce sont à présent eux qui vont régner sur la capitale Hastināpura.

Il y a tout d’abord Gāndhārī, qui est l’épouse du vieux roi aveugle Dhṛtarāṣṭra, et la mère des cent Kaurava, donc la tante des Pāṇḍava vainqueurs. Tout au long de la guerre, elle n’a eu de cesse de mettre en garde ses fils (surtout son aîné Duryodhana) contre cette guerre, contre leur orgueil démesuré qui les faisait mépriser leurs cousins et les traiter injustement. Sans cesse, elle leur a répété qu’ils n’avaient pas le bon droit pour eux, et qu’ils ne sortiraient pas vainqueurs du combat. Mais malgré cela, et bien qu’elle sache que ses fils étaient mauvais, elle ne peut s’empêcher d’être submergée par la douleur de les voir tous morts. Après la guerre, elle se rend sur le champ de bataille accompagnée par son mari. Le spectacle de cette plaine jonchée des cadavres des chevaux, des éléphants, et des guerriers morts, abandonnés là à la merci des charognards, est terrible à voir. Mais Gāndhārī ne le voit pas encore : en effet, ayant été donnée en mariage à un roi aveugle, elle n’a pas voulu avoir un quelconque avantage sur son mari qu’elle devait respecter comme un dieu, selon la religion hindoue. Elle s’était donc immédiatement bandé les yeux, et n’a plus jamais enlevé son bandeau depuis. Grâce à cette privation volontaire de la vue par dévotion envers son mari, Gāndhārī est devenue une pati-vratā (une femme entièrement dévouée à son mari), et cela lui donne le genre de pouvoir que l’on acquiert d’habitude par l’ascèse, un pouvoir d’ordre quasi-surnaturel.

Lorsqu’elle arrive sur le champ de bataille dévasté, le sage Vyāsa, le père du vieux roi ainsi que l’auteur du Mahābhārata, lui accorde l’œil divin (divya-cakṣus), une vision surnaturelle qui va lui permettre malgré son bandeau de voir ce qui se passe autour d’elle et de le décrire à son mari (11.16)8. C’est une des très rares fois dans le récit du Mahābhārata où le narrateur est une femme. En outre, c’est l’auteur même du récit, Vyāsa, qui lui donne directement la parole. La mesure est donc délibérée, c’est presque une stratégie littéraire. C’est la femme qui a la voix du pathos. Voici le spectacle pitoyable qui s’offre à la vue de Gāndhārā :

Cette femme intelligente vit de loin, mais comme si c’était de près, le champ de bataille de ces hommes héroïques, [un spectacle] merveilleux et horrifiant.

Jonché d’os et de cheveux, inondé de rivières de sang, ce champ de bataille était complètement recouvert de plusieurs milliers de cadavres.

Imbibé du sang des éléphants, des chevaux et des guerriers, et rempli des corps sans têtes et des têtes sans corps des éléphants, des chevaux et des hommes sans vie, il était peuplé de chacals, de baḍa (sorte d’oiseaux), de corbeaux, de hérons, et de corneilles.

Rempli d’orfraies, il faisait la joie des démons mangeurs de chair humaine,

Il retentissait des cris des chacals de mauvais augure, et était peuplé de vautours (Mahābhārata 11.16.4-8).

Plus pathétique encore est le spectacle des épouses et des mères de tous ces guerriers morts, folles de douleur (les termes utilisés sont duḥkha et asukha), qui se rendent également sur le champ de bataille et essaient de retrouver les cadavres de leur mari ou de leurs fils, qui sont parfois difficiles à reconstituer9. Voici ce que décrit Gāndhārī :

Certaines, après avoir longuement soupiré, pleuré et s’être lamenté, succombant à la douleur, héroïques, abandonnent leurs souffles.

Bien d’entre elles, ayant vu les cadavres, hurlent et se lamentent. Et d’autres femmes aux mains douces se frappent la tête de leurs mains. La terre resplendit, recouverte ça et là de monceaux de têtes tombées, de mains et d’autres membres rassemblés.

A la vue du spectacle inusité des corps sans têtes et des têtes sans corps, d’une beauté terrible, ces femmes s’évanouissent.

Unissant une tête avec un corps, ces femmes, folles de douleur, ne voyant pas le reste, s’exclament : « Ceci n’est pas à lui ! »

D’autres, unissant des bras, des cuisses et des pieds tranchés par les flèches, s’évanouissent de façon répétée, submergées de douleur (Mahābhārata 11.16.47-52).

Ce type de description continue encore sur de nombreux chapitres. Puis les cinq Pāṇḍava vainqueurs s’approchent de Gāndhārī et de son mari, le vieux roi. Ils sont bien sûr leurs neveux, et n’avaient pas de mauvaises relations avec eux avant la guerre. Mais ils ont tué tous les fils du vieux couple, et ils ne s’attendent pas à être bien reçus. Ils ont surtout très peur de Gāndhārī. Grâce aux pouvoirs quasi-magiques qu’elle a acquis, elle pourrait brûler le monde entier, et ils redoutent sa vengeance. Gāndhārī est en effet furieuse contre eux, et brûle d’envie de maudire Yudhiṣṭhira. Mais le sage Vyāsa, comprenant intuitivement son intention, intervient. Il lui rappelle que les Pāṇḍava n’ont fait que se défendre contre les agissements coupables de son méchant fils à elle, et qu’ils ne sont pas coupables. Il lui expose clairement les deux alternatives qui se présentent à elle : la vengeance au moyen d’une malédiction, ou la paix par le pardon, tout en recommandant la deuxième :

Ayant renoncé à cette occasion de maudire, saisissant cette occasion de paix,

Ne te mets pas en colère contre le Pāṇḍava (=Yudhiṣṭhira), Gāndhārī, obtiens la paix (Mahābhārata 11.13.6-7).

Sur l’instigation de Vyāsa, Gāndhārī accepte les excuses des Pāṇḍava. Elle sait bien qu’ils n’ont rien fait que de légitime, et que son fils Duryodhana avait tort. Mais à moment donné, Yudhiṣṭhira s’incline devant elle pour toucher de ses mains les pieds de sa tante, en signe de respect. Le regard de Gāndhārī tombe par hasard sur les doigts de Yudhiṣṭhira à travers un interstice dans son bandeau, et la force de ce regard qui est toujours chargé de haine, malgré la profession de pardon, déforme les ongles de Yudhiṣṭhira (11.15.6-7)10. Elle pardonne donc en apparence, mais la colère reste en elle, et c’est sur Kṛṣṇa, l’avatar du dieu Viṣṇu, celui qui peut être considéré comme le vrai instigateur de cette guerre, qu’elle la décharge finalement. Elle maudit Kṛṣṇa (11.25) : dans trente-six ans, dit-elle, il connaîtra le même sort que les vaincus de cette guerre ; toute sa famille et son clan s’entre-massacreront, lui-même subira une mort méprisable, et tout son harem de femmes sera dispersé et connaîtra un sort misérable. Kṛṣṇa réagit avec tranquillité face à cette malédiction, qui est à vrai dire plus une prédiction, et répond qu’il savait déjà tout cela, et que Gāndhārī ne lui apprend rien.

Il y a encore d’autres malédictions qui sont lancées suite à la guerre, mais qui nous concernent moins directement ici11. Cet exemple suffit à montrer que la revanche des vaincus peut prendre la forme d’une imprécation. Or, l’imprécation ou la malédiction n’entrent pas dans le cadre sacrificiel, mais plutôt dans celui de la magie noire, qui était certes connue de longue date, et même exemplifiée et représentée par l’un des quatre Veda, l’Atharvaveda. Ce dernier contient nombre d’incantations que l’on peut prononcer pour se débarrasser durablement de ses ennemis. Mais l’Atharvaveda ne fut longtemps pas reconnu au même titre que les trois autres Veda (on parle souvent de la science triple (trayī-vidyā) excluant précisément ce Veda-là). Et surtout, les textes de l’Atharvaveda étaient exclus du sacrifice solennel et on ne les récitait jamais à cette occasion, car la magie était réservée au cercle privé.

Et de fait, le manque de cadre sacrificiel pour la revanche des victimes du sacrifice ne saurait nous surprendre. En effet, dans un sacrifice réel, les victimes (paśu) sont des animaux, dont la « famille » survivante ne saurait être animée par le désir de vengeance. Mais surtout, la vengeance de la victime mise à mort est inexistante, du fait que les victimes sacrificielles sont censées être consentantes. Pour obtenir leur consentement, on leur explique qu’il ne leur arrive rien de grave, et qu’elles vont aller au ciel, une destinée éminemment désirable. Ainsi, on trouve dans le Ṛgveda le vers suivant, adressé au cheval sacrificiel :

Tu ne meurs pas vraiment ici, et tu n’es pas coupé en morceaux. Tu vas chez les dieux par des chemins agréables (Ṛgveda 1.162.21)12.

Dans le cadre de cette guerre aussi, suivant le schéma sacrificiel, on considère que les guerriers tombés au combat d’une mort héroïque vont droit au paradis, où ils jouiront de félicités célestes pour les récompenser de leur bravoure. Leur mort au combat est considérée comme un sacrifice volontaire et accompli avec joie. Ce thème revient comme un leitmotiv tout au long des descriptions de la bataille, pour encourager les guerriers à se battre sans crainte de la mort, ainsi qu’après la bataille, pour consoler les survivants. Ainsi, à la fin de la guerre, Vidura réconforte son frère, le vieux roi aveugle Dhṛṭarāṣṭra, au moyen des paroles suivantes :

O roi, tu ne dois pas pleurer ceux qui ont été tués à la guerre. Si l’on peut croire l’autorité des écritures sacrées, ils sont allés à la plus haute destinée (= au paradis). […]

Tué, on obtient le ciel. Après avoir tué, on obtient la gloire. Les deux produisent un grand mérite pour nous. A la guerre, tout porte son fruit.

Indra (le roi des dieux) préparera pour eux des mondes gratifiant tous les désirs. Car ils sont les hôtes d’Indra, O tigre parmi les hommes.

Ni par des sacrifices riches en dakṣiṇā (récompense donnée aux prêtres qui ont officié dans le sacrifice), ni par l’ascèse, ni par la connaissance, les mortels n’obtiennent aussi facilement le paradis que ces héros tombés au combat (Mahābhārata 11.2.6-11).

Cette consolation promettant le ciel à ceux qui sont morts sur le champ de bataille est évidemment un argument extrêmement puissant, et l’équivalence entre cette guerre et un sacrifice prend ici tout son sens. Car la promesse d’une destinée paradisiaque pour les héros tombés au combat est éminemment apte à apaiser simultanément la colère et le désir de vengeance des vaincus, et le chagrin et le remords des vainqueurs. Elle est garante de la paix (śama) à l’issue de la bataille. Ainsi, le pardon – qui, nous l’avons vu, est bien sûr encouragé vivement par les sages –, s’avère émotionnellement bien plus satisfaisant que la malédiction, car il est justifié par un cadre sacrificiel qui fournit la promesse d’un au-delà très désirable pour les vaincus, et qui place les vainqueurs et les vaincus à pied d’égalité – ce qui est d’autant plus vrai dans cette guerre que presque tout le monde est mort. Comme le dit Vidura dans les versets cités ci-dessus, que l’on soit vainqueur ou vaincu : « Les deux produisent un grand mérite », et, « A la guerre, tout porte son fruit ».

Les vainqueurs

Tournons-nous à présent vers le camp des vainqueurs pour voir quelles émotions sont les leurs à l’issue de la bataille, et si le cadre du sacrifice peut offrir à ces dernières une résolution satisfaisante. Comme nous l’avons vu plus haut, les vainqueurs, non moins que les vaincus, sont tout d’abord en proie à un grand chagrin, car eux aussi ont perdu bien des êtres chers. Chez l’aîné des Pāṇḍava, Yudhiṣṭhira, ce chagrin devient un tourment violent, car il se considère – sans doute à tort – comme le principal responsable du massacre. Après avoir obtenu la victoire aux dépens de tant de morts, il est rongé par ce que nous appellerions le remords13. Pour se purifier de ses péchés, il se propose de renoncer au monde, de se faire ascète et d’aller vivre dans la forêt. Car l’ascèse – en sanskrit le terme est tapas, qui dérive de la racine TAP-, « brûler » – a le pouvoir de littéralement brûler les fautes. Si ses lamentations pleines de repentir ponctuent déjà le récit à intervalles réguliers dans les livres qui décrivent la guerre, elles se font lancinantes une fois cette dernière terminée. En effet, non seulement la guerre a provoqué un grand nombre de morts, notamment des gens de sa famille, mais en outre, certains combats ont été gagnés au moyen de procédés déloyaux14, et pour couronner le tout, Yudhiṣṭhira vient d’apprendre de sa mère qu’un de ses principaux ennemis, nommé Karṇa, tué par son frère Arjuna pendant la guerre, n’était autre que son frère aîné. Sa mère l’avait conçu de façon illégitime avant son mariage, et de honte, elle s’était débarrassée de lui juste après sa naissance. Comment, se lamente-t-il, pourrait-il vivre dans le luxe et les fastes, alors que, par sa faute, tant de valeureux guerriers sont morts, tant d’épouses vertueuses se retrouvent à présent veuves, et d’enfants orphelins ? Non, mieux vaudrait pour lui se retirer du monde et vivre une vie de renonçant, avec l’espoir de retrouver la paix de l’âme. C’est ce que décrit par exemple le passage suivant :

Mais Yudhiṣṭhira à l’âme juste, l’esprit submergé de chagrin,

Se lamenta tourmenté par la douleur, se souvenant de Karṇa le grand guerrier.

Rempli de douleur et de chagrin, soupirant encore et encore,

Voyant Arjuna, il lui dit ces paroles, tourmenté par le chagrin. […]

« Malheur à la conduite des kṣatriya, malheur à la force de la poitrine (= force physique), malheur à la colère qui nous a menés à cette situation malheureuse.

Bonnes sont la patience, la maîtrise de soi, la pureté, l’absence de discorde et d’envie,

La non-violence et la véracité constantes des (ascètes) habitants de la forêt.

Mais nous, à cause de notre cupidité et de notre égarement, nous avons eu recours à l’arrogance et à l’orgueil, nous sommes tombés dans cette situation à cause de notre désir de jouir de (litt. de manger) toutes les miettes du royaume.

Personne ne pourra nous réjouir, même en nous donnant la royauté sur les trois mondes,

Après que nous ayons vu nos proches parents gisant à terre tués, eux qui désiraient les plaisirs. […]

Ainsi, abandonnant ma famille et tout mon royaume,

Je m’en irai, libéré, sans chagrin et sans fièvre » (Mahābhārata 12.7.1-39).

Il décrit ensuite la vie d’ascète qu’il compte mener :

Abandonnant la conduite et les joies de la société, j’accomplirai une grande ascèse,

Je subsisterai des fruits de la forêt, vivant avec les animaux sauvages.

Offrant des libations dans le feu au bon moment, faisant mes ablutions deux fois par jour,

Maigre, limitant ma nourriture, je porterai des tresses nattées et des habits d’écorce pour toute protection,

Supportant la chaleur et les vents froids, ainsi que la fatigue, la faim et la soif,

Je dessécherai mon corps au moyen de l’ascèse prescrite.

J’écouterai toujours les chants variés, agréables à l’esprit et aux oreilles,

Des animaux et des oiseaux joyeux qui vivent dans les bois.

Respirant les parfums délicats des arbres et des herbes en fleurs,

J’observerai les habitants de la forêt aux formes diverses et charmantes (Mahābhārata 12.9.4-8).

Les plaintes de Yudhiṣṭhira et l’exposé de la vie d’ascète qu’il se propose de mener15 continuent encore pendant de longs chapitres. Mais ce que nous avons lu nous suffit pour comprendre qu’après toute l’agitation des dernières années, Yudhiṣṭhira n’a plus qu’une seule envie, se retirer du monde et vivre une existence contemplative. La description qu’il donne de sa future vie dans la forêt est d’ailleurs très typique, l’ermitage perdu au fond des bois étant décrit comme un lieu charmant et idyllique, éloigné des maux de la société – mais sans doute loin de correspondre à la réalité de la jungle indienne !

Mais ni ses frères cadets, qui ont tant souffert pour en arriver là, ni leur épouse commune à eux cinq, Draupadī, ne sont d’accord avec ses paroles. A quoi bon, disent-ils toutes ces années d’exil et cette guerre terrible, si c’est pour renoncer finalement au pouvoir et retourner dans cette forêt où ils n’ont déjà que trop séjourné ? 16 Car il va sans dire que si l’aîné, à qui ses cadets et sa femme doivent obéissance absolue, partait dans la forêt, ils le suivraient tous. Comme alternative à la retraite dans la forêt, ses frères, assistés par de nombreux sages, recommandent plutôt à Yudhiṣṭhira d’accomplir un certain type de sacrifice qui le lavera de ses péchés17.

Ainsi, Yudhiṣṭhira est placé devant une alternative : pour expier ses péchés, choisira-t-il la vie ascétique et non violente dans la forêt, ou un sacrifice, comportant encore une fois la mise à mort d’une victime, qui le purifiera de ses fautes ? On reconnaît bien là les deux idéaux qui sont courants à cette époque : la vie d’ascèse, opposée au mode de vie sacrificiel védique18. La décision de Yudhiṣṭhira ne se fait pas aisément. Suite à de nombreuses discussions avec son entourage, il faudra encore deux livres entiers (12 et 13) d’enseignements prodigués par son grand-oncle mourant pour le convaincre finalement d’accepter le pouvoir, de régner sur ce royaume si longtemps désiré, et d’accomplir au préalable un sacrifice purificatoire. Notons au passage que l’enjeu était d’importance, car si, à ce stade, Yudhiṣṭhira s’était retiré dans une vie d’ascèse, l’ordre du monde lui-même aurait été mis en jeu. Car la Terre a besoin d’un protecteur pour que règne le bon ordre, le dharma. Et Yudhiṣṭhira était le seul protecteur envisageable. S’il était reparti dans la forêt, la Terre fraîchement sauvée par le sacrifice de la guerre aurait été replongée dans le chaos.

Reste à déterminer quel sacrifice Yudhiṣṭhira va accomplir pour se purifier des péchés commis. Un tel sacrifice expiatoire existe : il s’agit du sacrifice du cheval (aśvamedha), un sacrifice royal extrêmement long et dispendieux, qui a précisément la vertu de purifier celui qui l’offre de tous ses péchés. Le sacrifice du cheval est considéré comme la cérémonie expiatoire (prāyaścitta) par excellence. Pourquoi ce sacrifice précisément ? Un mythe nous raconte que le chef des dieux, Indra, après s’être rendu coupable du meurtre d’un brahmane, et tourmenté par le Meurtre de brahmane personnifié (brahmahatyā) avait finalement réussi à expier cette faute – la plus terrible qui soit – précisément en exécutant un sacrifice du cheval19.

Le sacrifice du cheval

Seul un roi puissant peut accomplir le sacrifice du cheval : en effet, c’est un rite qui confirme l’autorité d’un roi, et l’établit officiellement comme un souverain universel. La cérémonie se déroule comme suit : on choisit un étalon, et, après une série de cérémonies préliminaires, on le laisse aller à sa guise, suivi par une armée de guerriers qui doivent le protéger. En théorie – et c’est ce qui se passe dans le récit épique – l’armée qui suit le cheval doit combattre tous les ennemis qui essaieraient soit de s’en emparer, soit de l’empêcher de passer sur leur territoire. Il s’agit donc d’une façon déguisée d’une conquête de territoire. Dans les aśvamedha réels (et certains sont historiquement attestés jusqu’au XVIIIe siècle), on imagine que le cheval passait surtout sur les territoires du roi ou de ses alliés. Tous les rois vaincus lors de ces escarmouches, ou qui proclament d’office leur soumission, promettent ensuite de venir assister au sacrifice du cheval, et ils y apportent de nombreux cadeaux en signe de l’allégeance au roi qui a organisé le sacrifice.

Après un an d’errance, le cheval revient (ou est ramené) sur l’aire sacrificielle, sur laquelle, entre-temps, ont eu lieu de nombreuses cérémonies annexes. C’est alors que commence l’aśvamedha proprement dit. Après bien des cérémonies préliminaires20, on immole le cheval par étouffement. Puis la reine principale du roi doit s’accoupler avec le cheval mort, ce qui représente sans doute un rite de fertilité. Car la première reine d’un roi (mahiṣī : littéralement, la bufflonne) symbolise toujours la terre (mahī), dont le roi est maître. La semence du cheval est censée la fertiliser21. Pour finir, le roi dispense des cadeaux aux prêtres et aux rois qui sont venus assister à son sacrifice : d’après les textes, les rois distribuent pratiquement toute leur fortune à ce moment-là. C’est donc un sacrifice extrêmement dispendieux, qui représente un échange économique considérable.

L’entier du livre 14 du Mahābhārata, l’Āśvamedhikaparvan, est consacré à l’aśvamedha. Sur la suggestion du sage Vyāsa (14.71), c’est à Arjuna, le plus héroïque des cinq frères, le fils du roi des dieux Indra et le meilleur archer du monde, qu’incombe la tâche de suivre et de protéger le cheval sacrificiel. Pendant son année de pérégrinations, le cheval accomplit le tour de l’Inde toute entière. Ce voyage considérable – et évidemment irréaliste – représente véritablement une conquête de l’Inde. Car si les rois alliés reçoivent Arjuna et son armée avec tous les rites de l’hospitalité et laissent passer le cheval en promettant de venir assister à son sacrifice, en revanche ceux qui sont hostiles – et ils sont nombreux – s’opposent farouchement au passage du cheval sur leurs terres. Arjuna ne réussit pas toujours à les vaincre facilement au combat, car il a dû promettre à son frère aîné qu’il limiterait les massacres au maximum, et ne tuerait plus d’autres rois.

C’est donc Arjuna qui se trouve être le personnage principal de ce sacrifice du cheval, ce qui ne nous étonne pas outre mesure, car c’est déjà essentiellement de lui que dépendait le succès de la guerre. Ayant mené à bien le « sacrifice de la guerre », il n’est que logique qu’il mène à bien celui du cheval, dont le but est d’expier les fautes commises lors du premier. De fait, la tâche d’Arjuna n’est pas facile. Après treize ans passés en exil, et après dix-huit jours d’une guerre terrible, il doit encore une fois se remettre en chemin pendant toute une année pour protéger le cheval sacrificiel. Les combats qu’il livre en cours de route sont nombreux et sanglants.

Etonnamment, les femmes ont un grand rôle à jouer dans ce livre du sacrifice du cheval. Certaines d’entre elles interviennent directement pour faire cesser les combats qui semblent sans issue. Ainsi, en 14.77, Arjuna combat contre les Sindhu, et peine à les vaincre sans les mettre à mort. Soudain, sa propre cousine, l’unique sœur des Kaurava, nommée Duḥśalā, qui avait épousé le roi des Sindhu qui a été tué lors de la guerre, sort de la ville sur un char, en larmes, tenant dans ses bras son petit-fils qui n’est encore qu’un bébé, l’unique survivant de la lignée. Pour la paix de tous les guerriers (śāntyarthaṃ sarvayodhānām, 14.77.23 ; śamārthaṃ sarvayodhānām, 14.77.34), elle implore Arjuna de cesser le combat et de laisser la vie sauve à son petit-fils, ce qu’Arjuna fait bien volontiers. Puis elle ordonne à son armée de cesser le combat et de rentrer en ville. Presque la même scène se répète en 14.85 : Arjuna a atteint, le royaume de Gandhāra, d’où vient sa tante Gāndhārī, au nord-ouest de l’Inde. Le combat fait rage entre lui et le nouveau roi du pays, lorsque la mère du roi sort de son palais et force son fils à faire la paix avec Arjuna. Très clairement, dans ces deux épisodes, les hommes désirent la vengeance par les armes, mais les femmes désirent la paix, et réussissent à imposer leur point de vue. Ces deux passages sont tout à fait exceptionnels, car d’habitude les femmes n’ont pas leur mot à dire dans les affaires d’Etat, et n’interviennent en aucun cas sur le champ de bataille. Il est probable qu’elles ont gagné du pouvoir après la guerre, du fait que presque tous les hommes sont tombés au combat, et qu’elles se retrouvent à présent parfois régentes de leur royaume. En outre, toutes les princesses ou reines sont les représentantes de la Terre. Et cette dernière, qui a atteint son but (la destruction de tous les démons qui l’écrasaient de leurs poids) recherche maintenant la pacification. Quoi qu’il en soit, on constate qu’elles optent toutes pour śama, la pacification, tout comme Gāndhārī l’a fait avant elles.

Arjuna fait une autre rencontre très marquante sur son chemin, qui là encore implique des femmes – deux de ses épouses. Lorsqu’il arrive à la ville de Maṇipūra, son fils Babhruvāhana, qu’Arjuna avait eu avec la princesse du pays et qui est devenu roi depuis, sort de la ville tout joyeux, et accueille son père avec des cadeaux et tous les rites d’hospitalité (14.78). Mais Arjuna, désirant tester la force et la bravoure de son fils, fait semblant de se fâcher, et lui dit que son devoir de guerrier exige qu’il lui livre bataille. Alors que Babhruvāhana reste tout perplexe et malheureux de cet ordre de son père, une autre épouse d’Arjuna, la serpente Ulūpī, sort de terre22 et encourage Babhruvāhana à combattre son père (14.78.11). Une bataille terrible s’engage alors. Arjuna évite de blesser son fils, mais ce dernier, échauffé par le combat, le blesse d’abord assez cruellement à l’épaule (14.78.21), puis d’une deuxième flèche l’atteint en plein cœur et le tue (14.78.33-34). C’est bien sûr la consternation et la stupéfaction générale, car tout le monde croyait Arjuna invincible. Citrāṅgadā, la mère de Babhruvāhana, sort alors de son palais d’où elle avait tout vu, et se lamente longuement, faisant des reproches à la serpente (14.79). Mais cette dernière dit qu’elle avait tout prévu, et qu’elle a pris avec elle une pierre précieuse dotée de pouvoirs magiques, qui est capable de ressusciter les morts (saṃjīvanaṃ maṇim, 14.80.2)23. Lorsqu’elle est appliquée sur la poitrine d’Arjuna, ce dernier est instantanément ravivé, comme s’il sortait d’un profond sommeil, et il est stupéfait de voir ses deux épouses près de lui, sur le champ de bataille. La serpente explique alors que cette mort était nécessaire afin qu’Arjuna expie un péché commis pendant la guerre : il a tué son grand-oncle, le valeureux Bhīṣma, alors que ce dernier se battait contre un autre guerrier. Si Arjuna n’avait pas subi cette mort temporaire, ajoute-t-elle, il serait sans doute allé aux enfers après la mort (14.82.8-10).

Plusieurs points sont intéressants à relever dans cet épisode. D’abord, encore une fois, la présence insolite des femmes qui interviennent directement sur le champ de bataille. Puis, la mise à mort suivie d’une résurrection que subit Arjuna. Dans le contexte du sacrifice du cheval, ce motif est très significatif. En effet, le sacrifice du cheval entre dans la catégorie des sacrifices de soma (il est accompagné de libations de soma). Or, les sacrifices de soma sont toujours précédés d’une cérémonie d’initiation que doit subir le sacrifiant (yajamāna), et qui représente pour ce dernier une mort suivie d’une renaissance dans l’aire spatio-temporelle sacrée du sacrifice. Ici, comme seul le mythe, mais non la réalité, le permet, Arjuna subit réellement la mort, puis la renaissance. En outre, comme le révèle la serpente, cette épreuve est censée le purifier et l’absoudre d’un péché commis pendant la guerre. Ce dernier point revêt bien entendu toute son importance dans le contexte du sacrifice du cheval, qui est précisément un rite expiatoire permettant de se laver des péchés commis.

Après toutes ces épreuves, au terme de l’année écoulée, Arjuna revient dans la capitale, Hastināpura. La cérémonie du sacrifice du cheval est alors accomplie avec succès et dans les règles de l’art. Yudhiṣṭhira est déclaré lavé de ses péchés (vipāpmā), et, « entouré de ses frères, il resplendit comme Indra entouré des dieux » (Mahābhārata 14.91.29). Ainsi, ce sacrifice du cheval, qui au préalable nous semble une entreprise monstrueuse à accomplir après tant d’années d’exil et une terrible guerre, apaise avec succès les émotions de douleur et de colère ressenties par les vainqueurs et les vaincus. Il a en outre la vertu de pacifier durablement toute la terre, ce que la guerre même n’avait pas accompli. Car le sacrifice du cheval, par le contact qu’il impose entre vainqueurs et vaincus, et par la commensalité et l’échange de cadeaux au moment de la cérémonie, a la vertu d’apaiser durablement les tensions qui subsistaient entre les deux groupes. Et de fait, tout au long de son règne, Yudhiṣṭhira ne connaîtra plus jamais de guerre. Alors que l’ascèse dans la forêt, son premier choix, n’aurait égoïstement apaisé que le seul Yudhiṣṭhira, le sacrifice s’avère émotionnellement bien plus satisfaisant, car il permet aux vainqueurs d’expier rituellement leurs péchés et instaure un règne de paix pour la Terre toute entière24.

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1 Une littérature secondaire volumineuse est consacrée au thème du sacrifice ; voir par exemple Hermann Oldenberg, The Religion of the Veda, Delhi, Motilal Banarsidass, 1988 [1894] ; Arthur Berriedale Keith, The Religion and Philosophy of the Veda and Upanishads. 2 vols., Delhi, Motilal Banarsidass, 19702 [1925] ; Madeleine Biardeau, Charles Malamoud, Le sacrifice dans l’Inde ancienne, Paris, Presses Universitaires de France, 1976 ; Israel Selvanayagam, Vedic Sacrifice. Challenge and Response, Delhi, Mahohar, 1996.

2 Voir Johannes Bronkhorst, Greater Magadha. Studies in the Culture of Early India, Leiden, Brill, 2007.

3 Le bouddhisme et le jaïnisme, quant à eux, vont totalement rejeter l’idéologie du sacrifice comme incompatible avec leur idéal de non-violence.

4 Toutes les références seront données au texte de l’édition critique (Vishnu Sitaram Sukthankar et al. The Mahābhārata for the First Time Critically Edited, 19 vols., Poona, Bhandarkar Oriental Research Institute, 1933-1959). En ce qui concerne les traductions, pour l’heure, la seule complète (en anglais) est l’œuvre de Kisari Mohan Ganguli, The Mahabharata of Krishna-Dwaipayana Vyasa, 1883-1896 (Transl.) 12 vols. Delhi, Munshiram Manoharlal, 1970. 1re éd. (100 fascicles), Calcutta, Pratap Chandra Roy. Van Buitenen a effectué la traduction anglaise des livres 1-5 (Jakobus Adrianus Bernardus VAN Buitenen, The Mahābhārata. (Trad et éd.). vol. 1 : « The Book of the Beginning », Chicago, The University of Chicago Press, 1973 ; vol. 2 : « The Book of the Assembly Hall. The Book of the Forest », 1975 ; vol. 3 : « The Book of Virāṭa ; The Book of the Effort », 1978) ; des savants américains sont en train de poursuivre son œuvre. Des indianistes canadiens (Gilles Schaufelberger et Guy Vincent, Le Mahābhārata. Textes traduits du sanskrit et annotés par. 3 vols. (série à poursuivre), Paris, Flammarion, 2004) sont en train de traduire le Mahābhārata en français, et ont déjà mené à bien la traduction de certains livres. On peut aussi se référer au commentaire / traduction dans Madeleine Biardeau, Le Mahābhārata. Un récit fondateur du brahmanisme et son interprétation, 2 vols. Paris, Editions du Seuil, 2002.

5 Sur cette notion de la guerre-sacrifice dans le contexte du Mahābhārata, voir Madeleine Biardeau, « Etudes de Mythologie Hindoue, IV », in, Bulletin de l’Ecole Française d’Extrême-Orient 63, 1976, pp. 112-263 ; Madeleine Biardeau, « Etudes de mythologie hindoue, V », in, Bulletin de l’Ecole Française d’Extrême-Orient 65, 1978, pp. 87-238 ; Alf Hiltebeitel, The Ritual of Battle : Krishna in the Mahābhārata. Ithaca, Cornell University Press, 1976 (2e éd. Delhi, Sri Satguru Publications, 1991) ; et Danielle Feller, The Sanskrit Epics’ Representation of Vedic Myths, Delhi, Motilal Banarsidass, 2004, part. chapitre 6.

6 Du moins, c’est ce qu’espère Duryodhana, mais la réalité sera toute autre : c’est lui-même qui finira comme la victime à son propre sacrifice. Le terme paśu désigne en principe l’animal qui est sacrifié, mais le sacrifice humain n’était probablement pas inconnu dans l’Inde ancienne (comme l’attestent certaines traces archéologiques), et de toute manière, les textes présentent souvent l’homme, voire la personne du sacrifiant lui-même, comme la victime idéale.

7 Pour une exposition plus développée de ce thème, voir Feller, 2004, chapitre 6.

8 Sur le rôle des femmes dans l’épopée, et celui de Gāndhārī en particulier, voir l’article de Leblanc, 2007.

9 Le fait que ces cadavres, même ceux des guerriers de sang noble, aient été laissés là à la merci des charognards, sans que personne ne songe à accomplir les rites funéraires pour eux, s’explique sans doute aussi par le contexte sacrificiel de cette guerre : ceux qui sont tombés au combat sont les victimes offertes à la Terre, qui s’en repaît par l’entremise de ses créatures. On notera par ailleurs l’insistance de ces passages sur la beauté de ce spectacle terrible. Il est beau, car il satisfait la Terre.

10 Cette déformation est censée rendre Yudhiṣṭhira incapable de régner, selon Biar-Deau, 2002, II, 511, mais elle ne cite pas ses sources. Et de fait, on n’en parle plus après, et il n’est jamais question que Yudhiṣṭhira renonce à régner pour autant.

11 Notamment celle que le sage Uttaṅka menace de lancer contre Kṛṣṇa lorsqu’il apprend que ce dernier n’a pas su éviter la guerre, mais à laquelle il renonce après avoir entendu les arguments de Kṛṣṇa (Mahābhārata 14.52-54).

12 Les textes sacrificiels et le Mahābhārata aussi, utilisent d’ailleurs toujours des euphémismes pour désigner la mise à mort. On ne dit pas tuer, mais « pacifier » (e.g. śamayitvā paśūn, Mahābhārata 14.91.1), et au moment où on étouffait la victime sacrificielle (un type de mise à mort qui évitait de répandre le sang), on faisait en sorte qu’elle ne crie, ni ne se débatte, pour donner l’impression qu’elle consentait à son sort. Ainsi, les sacrifiants se débarrassaient de la culpabilité qu’ils pouvaient éprouver à mettre à mort les victimes sacrificielles.

13 Ce terme précis n’est toutefois pas utilisé dans le texte. Yudhiṣṭhira parle simplement de sa douleur ou de son chagrin.

14 Mahābhārata 9.60 énumère ces procédés.

15 D’après ces descriptions, il semble que Yudhiṣṭhira se propose de devenir le type d’ascète qui se nomme vānaprastha : habitant de la forêt.

16 On se souvient qu’après avoir perdu le jeu de dés fatidique, ils ont dû séjourner pendant douze longues années dans la forêt.

17 Arjuna en parle en Mahābhārata 12.8, Bhīma en 12.16, Vyāsa, leur grand-père, en 12.34.34 et 14.3, et Kṛṣṇa en 14.13.

18 Il est intéressant de noter que nulle part l’idéal de la religion dévotionnelle de la bhakti (qui pourtant propose une médiation intéressante entre le renoncement et le mode de vie sacrificiel), n’est proposé à Yudhiṣṭhira ; pas même par Kṛṣṇa, qui pourtant l’expose longuement dans la Bhagavadgītā, et qui lui recommande ici également d’accomplir un sacrifice purificateur.

19 Voir par exemple Rāmāyaṇa 7.75-77.

20 On fait d’abord un sacrifice de soma (une boisson sacrificielle extraite d’une certaine plante) pendant trois jours. Ensuite, on sacrifie une hécatombe de victimes. En tout, disent les textes, 609 victimes sont attachées à des poteaux sacrificiels autour du cheval. Certaines, curieusement, sont des animaux sauvages (même des éléphants et des abeilles !) qui sont relâchés, et non immolés. Car en principe seuls les animaux domestiques sont aptes à être sacrifiés.

21 Voir Stephanie Jamison, Sacrificed Wife / Sacrificer’s Wife, New York, Oxford University Press, 1996.

22 D’après la mythologie indienne, les serpents ou cobras (nāga) sont censés habiter dans un monde souterrain et peuvent prendre forme humaine s’ils le désirent. Les demoiselles nāga sont particulièrement séduisantes.

23 Les serpents sont bien connus pour posséder des trésors, qu’ils gardent farouchement. En outre, grâce à la mue de leur peau, ils symbolisent la régénérescence et la résurrection, voire l’immortalité. La serpente apparaît donc ici en sa double qualité : elle est la gardienne des trésors et permet la résurrection des morts. Au contraire, le fils d’Arjuna porte le nom de Babhruvāhana (qui a des montures brunes). Mais le terme babhru (brun) désigne aussi la mangouste. Le cobra et la mangouste sont d’éternels ennemis. Ici, Arjuna est mis à mort par la mangouste, puis ressuscité par l’ennemi mortel de cette dernière, le cobra.

24 Pour complément d’information au présent article, voir Paul-Emile Dumont, L’Aśvamedha : description du sacrifice solennel du cheval dans le culte védique, Paris, P. Geuthner, Louvain, J.-B. Istas, 1927 ; Claudine Leblanc, « Femmes épiques. Le mythe, les pleurs, et le droit. Perspectives sur la fonction des personnages féminins dans l’épopée guerrière archaïque (Iliade, Mahâbhârata) », in Synergies Inde n°2, 2007, pp. 263-272.