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Que cherchait Jean Potocki en Tchétchénie en 1797 ?

Les réseaux éclairés aux sources du colonialisme russe

Daniel BEAUVOIS

Université de Paris I

La réflexion sur les réseaux intellectuels de la fin XVIIIe – début XIXe siècle offre l’occasion de montrer que les idées relatives aux bienfaits, à la nécessité et à la légitimité de la colonisation des pays « sauvages » – qui disposaient déjà dans le monde dit civilisé, depuis la multiplication des grandes découvertes, d’un vaste réseau de théoriciens et de praticiens, se renforcèrent et se répandirent dans l’empire russe, précisément à cette époque. Cet empire avait, avant Pierre le Grand, déjà commencé à coloniser la Sibérie. Pierre le Grand avait même poussé quelques incursions vers la Caspienne. Mais les tentatives de colonisation du Caucase n’avaient commencé qu’à la fin du règne de Catherine II. Elles s’étaient terminées par un fiasco lorsque le cheikh Mansour avait réalisé l’union des Tchétchènes, des Daghestanais et des Tcherkesses, entre 1785 et 1791, proclamant la première « guerre sainte » contre les Russes, pendant que ceux-ci étaient en guerre contre les Turcs1.

L’exemple des réseaux intellectuels et politiques qui sous-tendirent la pensée et l’action de Jean Potocki dans les cercles du pouvoir russe entre 1795 et 1810 permet – à moins que l’on ne veuille s’aveugler encore et toujours – de renverser le postulat russe que la plupart des gouvernements, en 2003 comme depuis trois siècles, acceptent passivement sans l’examiner, à savoir que « la Tchétchénie (et souvent le reste du Caucase) est une partie intégrante de la Russie ». Il n’y a aucun anachronisme, mais au contraire une grande urgence, dans la nécessité de démontrer cette permanence.

L’examen du réseau mondial et solidaire des savants, des explorateurs et des militaires qui ont été à l’origine de la fondation des principaux empires coloniaux, dont le russe, exigerait une véritable encyclopédie. Notre propos est plus modeste, mais il devrait pourtant suffire à convaincre que la Russie est, à l’aube du XXIe siècle, le seul pays qui n’ait pas opéré sa décolonisation. Les théories et l’action de Jean Potocki, aristocrate polonais devenu citoyen russe en 1793, lors du deuxième partage de la Pologne, rapidement passé au service de Saint Pétersbourg, devraient, en effet, nous montrer, sans la moindre ambiguïté possible, que dès les années 1795-1810, l’expansion russe au Caucase, étayée par la vaste toile des légitimations propres à tous les impérialismes du monde, avait un caractère strictement colonial.

Le réseau des érudits, linguistes, voyageurs et hommes de guerre de toutes les nationalités sur lesquels J. Potocki appuie son colonialisme est, peu ou prou, formé de fils des Lumières. Tous sont convaincus d’avoir raison, de porter la Raison là où ne règne que barbarie ou désordre. L’expansionnisme colonial est alors une norme rationnelle. Le réseau des colonialistes, potentiels ou avoués, qui sous-tend les conceptions de Jean Potocki constitue, à son époque, un modèle civilisateur, inspiré d’un « droit de civilisation ». Les droits de l’homme, qui avaient quelque peu perturbé cette bonne conscience en 1789, ne pesaient pas encore très lourd et Bonaparte, Premier consul, avait rétabli l’esclavage à Saint Domingue, écrasant sans état d’âme la république noire de Toussaint-Louverture.

L’anomalie n’est pas dans l’esprit de Potocki, dont nous allons voir que les connexions étaient celles de son temps, lesquelles formaient cet énorme réseau mondial que l’on peut nommer l’Internationale du colonialisme. L’anomalie est dans la Russie d’aujourd’hui qui n’a pas suivi le mouvement mondial de la décolonisation au XXe siècle.

Le voyage au Caucase que fit Jean Potocki de mai 1797 à avril 17982 peut, comme nous allons le voir, être regardé comme une reconnaissance avant la reprise de la conquête. Les indications qu’il donne au fil de son récit permettent de reconstituer les deux types de réseaux sur lesquels il s’appuyait pour recueillir les informations les plus sûres possible. Le premier réseau est celui des savants qui l’ont devancé, tout le groupe des géographes, orientalistes, voyageurs qu’il connaît à merveille et dont il ne cesse de croiser les témoignages pour tisser la trame d’une érudition remarquable. A ce réseau qui s’étire dans le temps, qui forme une chaîne depuis la plus haute Antiquité jusqu’aux recherches de son époque, il ajoute celui, bien vivant, des témoins variés qui peuvent lui apporter une information fraîche et fiable. Ce sont surtout les militaires russes de haut rang qui commandent les places fortes de la ligne, c’est-à-dire des bases de départ de la colonisation, que le général De Medem avait établies entre 1769 et 1776. Ce sont aussi, lorsqu’il le peut, des représentants des peuples des montagnes qu’il voit prisonniers dans ces forts.

Nous verrons ensuite que les compétences acquises grâce à ces réseaux l’amènent à devenir lui même le pivot d’un réseau de plus haut niveau, directement lié au pouvoir d’Etat, et à développer une théorie de l’expansion qui dépassera le seul Caucase pour s’étendre à toutes les directions possibles pour la Russie. Lors d’une expédition vers la Chine, l’appel aux réseaux croisés des érudits et des acteurs présents culminera pour donner un vaste Système asiatique, traité de colonialisme dont les premiers fils s’étaient entrelacés en Tchétchénie dix ans plus tôt.

Le réseau des érudits

En tant qu’aristocrate cosmopolite, sa seule langue, maniée avec une virtuosité extraordinaire, comme en témoigne le célèbre Manuscrit trouvé à Saragosse, était le français. Son polonais était exécrable, mais il connaissait bien le grec et le latin et avait de solides notions d’arabe, de persan et d’autres langues orientales. Jean Potocki n’était pas l’homme d’un seul réseau. Il abandonna sans scrupule celui des patriotes polonais auquel il appartenait sincèrement avant 1793, alors qu’il était l’éditeur du Journal hebdomadaire de la diète de Varsovie, à un moment où la Pologne semblait vouloir retrouver toute sa souveraineté, entre 1788 et 17923. S’il n’eut aucune difficulté à s’intégrer aux réseaux russes, ce fut sans doute parce que le seul qui comptât alors pour lui était l’univers ou, à plus petite échelle, le monde slave dont il fut l’un des premiers à découvrir et à promouvoir l’unité. Face à l’écroulement de l’Europe française des aristocrates, le refuge dans un monde slave que la puissance russe paraissait pouvoir guider offrait quelque chose de rassurant pour la noblesse polonaise, surtout pour celle qui, comme Potocki, possédait des terres dans le tronçon russe de la Pologne après 1793. La défense et illustration d’une des toutes premières théories du panslavisme pourraient d’ailleurs nous faire découvrir un réseau d’une grande richesse qui nous entraînerait sans doute trop à l’écart de notre propos, vers la mise en relation des recherches scientifiques de Potocki sur les antiquités slaves et l’édification d’un nouveau bloc politique. Tenons-nous plutôt à notre sujet pour remarquer que ce fut visiblement par le biais de cet engouement pour les Slaves que J. Potocki manifesta ses premiers signes d’intérêt pour le Caucase.

Une légende nobiliaire tenace courait, en effet, en Pologne, depuis au moins le XVIe siècle, selon laquelle les Sarmates, ancêtres très hypothétiques des chevaliers polonais, avaient leur berceau au Caucase. Après deux ou trois ans passés entre Berlin, Hambourg, Brunswick et la basse Saxe, à la recherche d’« antiquités » slaves, il glissa donc progressivement vers la source présumée de ce rameau, ce qui se lit dans les titres des quatre volumes qu’il publia en français à Brunswick, en 1796, après de longues études dans les bibliothèques et sur le terrain : Fragments historiques et géographiques sur la Scythie, la Sarmatie et les Slaves. La Scythie jouait pour les Russes le même rôle mythique que la Sarmatie pour les Polonais, aussi l’auteur trouva-t-il bon de dédicacer cet ouvrage à Catherine II, ce qu’il renouvela la même année, juste avant la mort de la tsarine, en soulignant ce lien avec le Caucase dans ses Mémoires sur un nouveau périple du Pont Euxin, ainsi que sur la plus ancienne histoire des peuples du Taurus, du Caucase et de la Scythie (à Vienne, chez Schmidt, 1796). Cette fois la dédicace était beaucoup plus explicite et Potocki suggérait sans ambages que Catherine le nommât historiographe de la conquête de l’Arménie où elle avait envoyé son jeune amant Valéri Zoubov (auquel elle préférait maintenant son frère Platon). Après la capture de Mansour, la récente campagne de V. Zoubov en Azerbaïdjan iranien était comparée par Potocki à celle de Pompée dans l’antiquité et il s’offrait d’être pour lui un témoin aussi valorisant que l’avait été Pomponius.

La mort de Catherine II fit s’évanouir ce rêve, mais l’entêtement du savant voyageur était grand. Il pensa réaliser son espoir en allant assister au couronnement de Paul Ier à Moscou, mais le fils, qui commençait déjà à défaire tout ce que la mère avait fait, rappela Zoubov. Potocki ne pouvait plus espérer tresser de couronnes au conquérant avorté. Sans se laisser cependant arrêter par cette déconvenue, il partit pour le Caucase en tant que voyageur semi privé. Si ses efforts pour obtenir un mot de la Cour officialisant son voyage restèrent vains, il n’en partit pas moins avec des recommandations dont nous allons voir les effets.

Mais auparavant examinons son bagage. C’est ici qu’apparaît la densité du réseau des érudits qui l’ont précédé et qu’il a scrupuleusement étudiés. Il est chargé de livres et de notes prises dans diverses bibliothèques d’Europe. Il a à cœur de les citer de façon à s’inscrire dans une tradition, une chaîne du savoir qui donne une plus grande solidité à ses affirmations. Presque arrivé au terme de son voyage, le 7 avril 1798, à Konstantinogorsk, il souligne pourquoi, tout au long de sa relation, il a donné tellement de références : « je crois qu’un voyageur ne saurait assez citer ses autorités »4. Il veut sa démarche scientifique et a le sens d’une solidarité entre tous les maillons de la longue succession des observateurs et informateurs. Ce réseau, qui appartient au passé, est pour lui aussi présent que s’il lui était contemporain. Ces détenteurs du savoir constituent une sorte de confrérie des ombres qui ont déjà assemblé la texture de toute une connaissance. C’est de sa solidarité avec ce réseau disparu qu’il puise les certitudes qu’il établit et, où bientôt, il se permettra d’introduire ses propres conceptions : « Il y a déjà bien des années, écrit-il en arrivant à Astrakhan, en juin 1797, que mon occupation la plus chérie est de rechercher dans les bibliothèques l’origine et l’histoire des peuples de la haute Asie… Lorsque elles étaient classées dans mes livres, elles ne l’étaient pas encore dans ma tête. Ici j’ai trouvé tous ces peuples… à mesure que je les fréquentais, tous les passages des auteurs me revenaient successivement à l’esprit, s’y rangeaient avec une facilité qui me devient surtout nécessaire à présent que je travaille à donner mes conclusions ». Evoquant le « ravissement extrême » avec lequel il avait naguère trouvé tous les classements de l’histoire naturelle à l’institut de Bologne, il se délecte de retrouver de visu le fruit de ses lectures et les travaux de tous ses prédécesseurs. « Maintenant, je les vois devant moi, ces peuples, avec leurs traits caractéristiques, leurs ressemblances, leurs différences, leurs idiomes et leurs traditions. Je n’ai plus besoin de me créer une mémoire artificielle »5. Dans cette démarche déjà ethnographique, on aperçoit l’autre bout du réseau qui, en aval, donnera Dumézil ou Lévi-Strauss.

A la source de cette longue chaîne, il place un maître auquel il rend un hommage appuyé : « Cependant Hérodote existe encore tout entier. Il me parle dans sa langue, je pèse chacune de ses paroles, je crains d’en perdre une seule, et je l’entends avec plus de plaisir que je n’en trouve dans la conversation de bien des vivants. Bénissons donc l’étude des historiens qui nous ont légué de pareilles jouissances »6. Certains vivants, pourtant, sont venus, à l’autre bout du réseau, apporter leurs connaissances et former le jugement de notre voyageur. Il le rappelle, le 1er janvier 1798, en lisant la Gazette des Deux Ponts chez les Tcherkesses (où le réseau de presse ne pénétrait-il pas !). « La Gazette des Deux Ponts m’a donné des nouvelles du ci-devant abbé de Beauchamp, que j’ai connu autrefois à Malte, lorsqu’il allait s’établir à Bagdad et que je partais pour faire mon premier voyage d’Afrique. Il vient de rectifier la géographie de l’Asie Mineure. Sans doute il a un firman et je n’ai pu avoir un oukase »7. Cette pointe d’envie pour un confrère ne souligne que mieux la connivence des explorateurs. Par-delà les frontières, dans cette Europe des Lumières, se tisse une famille où un autre Français joue un rôle d’inspirateur. Jean-Jacques Barthélémy, on le savait, eut une influence déterminante, par son Voyage du jeune Anacharsis en Grèce (1788) sur Chateaubriand et bon nombre d’orientalistes, mais faut-il s’étonner qu’il ait rencontré Potocki et collaboré avec lui ? En tant que garde du cabinet des médailles de Louis XVI, il ouvrit ses collections à notre Polonais lors de ses passages à Paris (au moins en janvier 1791, lors de sa halte sur la route du Maroc) et il lui présenta ses travaux. Ceux-ci, emportés au Caucase, étaient rassemblés en un atlas composé par Potocki lui-même, qu’il nous présente ainsi : « Entre deux cartes est intercalé un récit des événements par ordre chronologique. Chaque partie du monde ancien a son atlas de 37 cartes. Celui de l’Asie seule est le fruit d’un travail constant de cinq ans. Il m’a valu l’estime de l’abbé Barthélémy. La conversation de cet homme célèbre était mon délassement. Cet atlas m’accompagne en Asie »8.

Cet atlas commenté, perdu, mais décrit dans la relation du voyage, nous offre les principales lignes du réseau des savants qui guidait Potocki. On y trouve Joseph Deguigne qui dirigea le département oriental de la Bibliothèque royale et s’illustra par des ouvrages sur l’histoire des Huns avant d’écrire, en 1742, une grammaire chinoise. Son fils devait, au début du XIXe siècle, devenir consul en Chine et spécialiste de cette langue. D’Herbelot, orientaliste d’une génération précédente, n’en figure pas moins en bonne place dans l’atlas de Potocki, avec sa Bibliothèque orientale ou Dictionnaire universel contenant généralement toute la connaissance des peuples de l’Orient (1697). De même la chaîne familiale des Petis de la Croix, père, fils et petit-fils qui aux XVIIe et XVIIIe siècles développèrent la connaissance de Gengis Khan, des langues persanes, turque et arabe. Même les travaux d’érudits des pays traversés, anciens ou modernes, n’échappent pas à l’attention de Potocki. Une fiche de son atlas est extraite de l’Histoire des Tatars, écrite en 1663 par Aboulghazi et traduite en français par Bentinck en 1726.

Arrivé à proximité des sommets du Caucase en novembre 1798, il établit toujours mentalement des liens avec les érudits dont il est nourri. « Je bénis l’heureuse abstraction qui me donne des plaisirs isolés et paisibles au milieu de l’affreux chaos où notre siècle est plongé… » Encore liées à une époque qui se souciait de vérifier ou d’infirmer les dires de la Bible, ces montagnes, lieu présumé du paradis terrestre ou du Déluge sont occasion à « évoquer les ombres de Bochart et de Huet, et j’ai fait mon entrée dans l’érudition hébraïque par un commentaire sur le chapitre trente huitième d’Ezechiel, très important pour l’histoire des Scythes… »9.

Les Scythes, peuple capital dans la mythologie nationale dont les Russes sont justement en train de se doter, rejoignent ainsi les informations fournies par quatre voyageurs allemands que Catherine II venait de traiter avec beaucoup d’égard car leurs récits tendaient déjà à asseoir la légitimité de l’expansion russe vers l’Asie. Ces quatre savants allemands sont sans doute ceux que Potocki a lus avec le plus de soin pour compléter son réseau scientifique et c’est sur leurs traces directes et fraîches qu’il ambitionne de marcher.

Samuel-Théophile Gmelin (1745-1774) était fils de Jean-Georges, membre de l’Académie des Sciences de Saint-Pétersbourg, qui, déjà, de 1733 à 1743, avait effectué un immense voyage en Sibérie, édité en 1752 en quatre volumes à Göttingen, en allemand, ainsi qu’une flore sibérienne. Il avait appliqué ce goût des voyages à une autre région que son père et, avant Potocki, s’était dirigé vers la Caspienne. S’embarquant à Astrakhan pour Derbent, Bakou et le Ghilan, il avait été fait prisonnier. Libéré pour avoir guéri Mehemet Khan, il rentra à Astrakhan et repartit pour Enzelli, dans le même Ghilan, où il mourut, de nouveau en captivité. Catherine II fit éditer, en allemand, dans sa capitale, les quatre volumes de ses Voyages dans différentes parties de l’Empire de Russie pour faire des recherches relatives à l’histoire naturelle (1784). L’Académie très germanisée de Saint-Pétersbourg était alors le centre du réseau des découvreurs et des avant-coureurs des conquêtes. Elle envoya, en même temps que S.T. Gmelin, un autre naturaliste allemand, Jean-Antoine Guldenstaedt (1745-1780) qui, arrivé à la Caspienne, se sépara de son compagnon pour aller en mission diplomatique chez les rois Irakli (Heraclius) de Géorgie et Salomon d’Imeretie, la Russie préparant à moyen terme le protectorat de ces royaumes. Il fit, pour cela, le même parcours que Potocki de Mozdok à la Crimée par Madjari. Son Voyage en Géorgie et en Imerette devait être édité par Klaproth, disciple de Potocki, à Berlin en 1815, mais Potocki en connaissait une version manuscrite.

Parmi les inspirateurs allemands de Potocki une place privilégiée doit être accordée à Pierre-Simon Pallas (1741-1811) qui, après une longue expédition en Sibérie de 1768 à 1774, jusqu’au lac Baïkal, rapporta des impressions beaucoup moins négatives sur le servage que le Français Chappe d’Auteroche. Il fut donc autorisé à suivre l’invasion de la Crimée d’où il fit le trajet inverse de Potocki jusqu’à Astrakhan en 1793-1794. Il vécut quinze ans dans les deux villages, près de Simféropol, que lui avait offerts la tsarine, avant d’aller mourir en Allemagne. Autant que ce zèle dévoué, Potocki goûtait le penchant de Pallas pour les comparaisons linguistiques qu’il confronta souvent à ses propres observations. Les deux volumes de son Linguarum totius orbis vocabularia comparativa (sur les trois qu’avait prévus Bacmeister) se réduisaient à comparer 286 mots (dont 130 choisis par Catherine II elle-même) de deux cents langues d’Europe et d’Asie. Potocki préféra souvent choisir d’autres exemples, comme les noms d’animaux ou les numéraux. La méthode était encore balbutiante, mais c’est la filiation qui nous intéresse ici.

Certains exemples proposés par ce réseau de voyageurs étaient loin de correspondre à la réalité et il ne faut citer le quatrième Allemand contemporain de Potocki que comme preuve de son esprit d’indépendance critique. La Description historique et topographique du Caucase de Jacob Reineggs (1744-1793), parue en 1796 à Gotha, passée au crible par notre Polonais, ne résiste pas à ses observations. Souvent évoqué comme contre-modèle du sérieux, Reineggs avait cependant des atouts politiques qu’ignorait Potocki lorsqu’il parcourait le Caucase. Cet aventurier, qui avait été barbier et étudiant en médecine à Leipzig, comédien à Vienne, médecin en Hongrie, naturaliste à Chemnitz, voyageur en Turquie, fabricant de poudre et fondeur de Canons, avait une pratique à la Casanova de la politique. Il s’était gagné les faveurs d’Héraclius de Géorgie et hâta sa soumission à la Russie en 1801. Il finit donc comblé d’honneurs dans la capitale des tsars.

Le réseau des militaires et gouverneurs russes

Si le réseau des savants était important quant à l’approche préliminaire et aux notions générales, la connaissance vécue et quotidienne, les contacts avec les populations, furent offerts à Potocki dans les postes plus militaires qu’administratifs où il s’arrêta et où sa qualité d’aristocrate polonais lui valut aide et considération. Ce réseau-là fut beaucoup plus important pour fixer sa vision des peuples et des différents traitements qu’il fallait, d’un point de vue russe, leur appliquer.

Le premier dignitaire russe rencontré, en descendant la Volga, fut celui dont il s’était d’abord promis le plus : « Le 5 juin (1797) j’ai eu le plaisir de passer quelques heures avec le comte Valérien Zoubov qui revenait de sa guerre de Perse. Je l’ai écouté avec bien du plaisir, mais le cœur vraiment navré de la perte de tant de notions nouvelles que le sort semblait m’avoir destinées ». Ce qu’il apprend du commandant en chef de l’expédition interrompue par Paul Ier est très ténu, mais le prévient déjà du caractère irréductible de ceux qu’à travers tout le XIXe siècle on appellera les montagnards : « Dans toute cette campagne, les Russes n’eurent réellement à combattre que contre les Lesghi qui habitent dans les montagnes entièrement inaccessibles »10.

A peine arrivé à Astrakhan où les prisons sont pleines de ces montagnards, il les observe grâce à ses hôtes, l’amiral Akhmatov qui commande la petite flotte russe de la Caspienne et surtout à Arsenievski, le gouverneur de la ville. Ils lui ménagent une entrevue avec une captive de choix : « une princesse tchétchène que les hasards de la guerre ont amenée jusqu’à Astrakhan. Elle est assez belle et bien élevée à sa manière, c’est-à-dire qu’elle sait le turc tel qu’on le parle dans le Chirvan, mais elle ne saurait se défaire des préjugés de sa nation. Elle trouve qu’un pays où l’on ne vole pas sur les grands chemins a toujours quelque chose de monotone et d’ennuyeux, et que, pour elle, un mouchoir volé lui fait plus de plaisir qu’un collier de perles qu’on lui achèterait. Elle dit que, depuis le commencement du monde, les princes de sa maison ont toujours volé sur le chemin de Tiflis ou sur celui de Tarkou, et que, pour tout au monde, elle ne voudrait pas que ses parents ou amis sussent qu’elle a épousé un homme qui ne vit pas de rapines. Telles sont les mœurs du Caucase, à quoi il faut ajouter un grand mépris pour la vie, un grand respect pour l’hospitalité et l’amitié, avec un extrême penchant pour le mensonge et la perfidie, excepté à l’égard de son ami, qu’il n’est pas permis de tromper »11.

Presque tout est dit. Le stéréotype est déjà fixé. Il ne s’enrichira que de détails toujours plus péjoratifs à mesure de ses rencontres avec le réseau des représentants du pouvoir tsariste postés tout le long de la rivière Terek, de Kizliar à Mozdok et de Ekaterinograd à Georgievsk. Le temps qu’il passe à Kizliar avec le général Kisseliev lui permet d’évoquer les attaques du « fanatique » Mansour qui finit ses jours dans les brumes du nord, à la forteresse de Schlüsselbourg, de faire des excursions dans les environs, où rien n’échappe à son observation : état des routes, moyens de transport, armement, mœurs, rites, éducation, religions, langues. « J’ai vu, dans la forteresse, les otages des nations des Osses ou Ossètes, des Ingouchs et des Tchétchènes. Les uns étaient mourants et d’autres dans un état de convalescence qui ne donnait pas beaucoup d’espoir… »12. Ces malheureux n’étaient guère en mesure de le renseigner beaucoup. Il prêtait d’ailleurs plus volontiers l’oreille à ceux qui pouvaient démoniser ces barbares : « il est arrivé de chez les Tchétchènes un cosaque qui avait été pris cet hiver et qui est racheté ». Ces Tchétchènes utilisaient « toutes sortes de ruses de guerre qui réussissaient presquetoujours. Mais aujourd’hui l’on a mis des postes de cosaques de l’autre côté du Terek et, moyennant cette sage opération, il n’arrive plus de désordre »13. Cette « sage opération » est simplement la reprise du grignotage du territoire tchétchène, conquête larvée qui met à l’abri des « désordres » et « incursions fâcheuses sur les frontières de la Russie ». Elle annonce l’époque attendue (et que l’on attend encore) où la Raison et la Civilisation seront étendues à ces contrées : « J’ai commencé à m’initier dans la balance politique du Caucase qui m’a paru embarrassée d’autant d’intérêts divers qu’il y en a eu en Europe au traité de Westphalie. Cette politique caucasienne est encore plus versatile que la nôtre… des ligues se forment et se dissipent. Mais il n’en est pas moins vrai que tout cela est soumis à un véritable droit public et qu’il n’y manque que des Grotius et des Puffendorf pour mettre en œuvre d’aussi beaux matériaux »14.

Rendre ces peuples plus civils est désormais l’axe-prétexte de la pensée annexionniste qui sous-tend toutes ces observations. Les traits négatifs s’accumulent. Les allusions répétées au brigandage comme mode de vie esquissent déjà le cliché du « bandit tchétchène ». A l’approche de Mozdok – où le général Saveliev, « l’homme de Russie qui connaît le mieux son Caucase » complète son instruction – Potocki ne résiste pas à l’envie de faire frémir en évoquant la sauvagerie des embuscades : « Les Tchétchènes embusqués commencent par tirer sur les chevaux et leurs conducteurs, après quoi ils tombent sur le voyageur et lui mettent dans la bouche un baillon qui n’est qu’un bout de bâton arrêté par une courroie faisant le tour de la nuque. Si le voyageur ne marche pas de bonne grâce, on l’attache par les bras et les jambes et on le porte jusqu’au Terek. Là on lui attache des outres sous les bras et une corde dont le nœud est coulant. Alors tout le monde se jette à l’eau… Les Tchétchènes ont poussé la tactique des enlèvements à la plus grande perfection dont elle parait possible »15. Ceux qui vont vendre leurs œufs et leur lait à Naour ne sont que des hypocrites : « On dit qu’ils ont presque entièrement renoncé au brigandage, mais je pense qu’ils le font encore sous des noms supposés ». Cette supposition est confirmée quelques pages plus loin par le jeune Taganov, fils du commandant de Mozdok, qui lui fait le récit de son propre enlèvement pendant six mois par des Tchétchènes16.

Les informateurs de Potocki comptent évidemment en leur sein les inévitables – pour l’époque – émigrés français. Le major de Mozdok n’est autre que le comte de Belfort. Un dessin de Potocki nous le présente en bas et perruque, très vieille France. Lui aussi apporte sa pierre à l’édification de l’empire colonial russe et, malgré le peu d’estime qu’il inspire, « la connaissance de cet aventurier mérite seule un voyage au Caucase ». Le réseau comprend un autre type de néophyte, classique dans toute expansion impérialiste, les transfuges culturels. Le major-général d’Ekaterinograd, ancien chef-lieu du gouvernement de tout le Caucase, que notre voyageur rencontre, n’est autre que Mirian, l’un des fils du roi de Géorgie, passé au service des Russes. C’est chez lui que Potocki recueille les horreurs commises par les Ingouches, frères de race des Tchétchènes, restés païens et non musulmans. Un « féroce assassin » des environs de Vladikavkaz a fait dix-huit victimes dont il a coupé les oreilles qu’il est allé déposer sur la tombe de son frère, fouetté à mort par les Russes17.

Comme on voit, l’ensemble du réseau militaro-administratif russe transmet à Potocki une vision uniformément négative des Tchétchènes et de leurs semblables qu’il faut absolument russifier pour les civiliser. Les derniers hôtes du voyageur, dans la partie ouest de son trajet, ne feront que le conforter dans la certitude du bon droit impérial à soumettre ces « rebelles ». Les comtes Goudovitch et Markov, à Georgievsk, le convaincront de la supériorité de la culture et de la langue françaises, qui est leur marque commune, leur mode de communication quotidien. A l’approche de la mer Noire, Potocki aura le plaisir de rencontrer Labat, à Konstantinogorsk. Ce fils naturel de Goudovitch et d’une Française n’occupe encore qu’un poste modeste dans la Kabardah, avant une carrière plus brillante, mais déjà on sent qu’il est « très supérieur à cet emploi, tant par son grade que par ses lumières, son esprit, son goût et ses connaissances ». Et cette supériorité éclate dans les colonies que les Russes ont déjà eu le temps de développer au nord de la ligne suivie par le voyageur. Près de Madjari, le général Saveliev a mis en valeur une immense propriété nommée Vladimirovka qui possède un haras de 800 chevaux, non loin de là, le général Skarzynski a acclimaté des vignes bourguignonnes et appelé son vignoble Burgund-Madjar, tandis que le général Verovkin, connaisseur de l’histoire locale, partage avec Potocki son goût pour les lectures spécialisées18. Ces dignitaires éclairés et entreprenants donnent une idée des bienfaits que pourrait apporter une soumission totale des montagnards. Et qu’on ne lui parle pas de l’innocence rousseauiste de ces fils de la nature : « J’ai parlé à un cosaque qui vient de s’échapper du Caucase, écrit-il, à Naour, le 4 avril 1798. Il m’a dit, et tout le monde sait ici que lorsque les Lesghi rattrapent un esclave fugitif, ils le battent, lui coupent les oreilles ou le nez, ou le brûlent avec des fers chauds. Je ne sais donc pas où Reineggs a pris ce qu’il dit de leur douceur… ».

Le réseau du pouvoir ou le colonialisme tous azimuts

Riche des connaissances procurées par le double réseau des témoignages écrits et oraux, notre fils des Lumières allait désormais, dans une perversion progressive des valeurs, appliquer sa raison à se rendre utile à sa patrie d’adoption et confondre de plus en plus raison et raison d’Etat. Sans jamais perdre le sens de l’intégration au réseau des érudits et à celui des voyageurs, Potocki parvint à s’approcher très près du pouvoir par le réseau de ses relations familiales.

Avec la montée sur le trône d’Alexandre Ier, en 1801, et l’élévation progressive de son ami le plus proche, le prince polonais Adam Czartoryski, jusqu’aux fonctions ministérielles et sénatoriales, Potocki, cousin de ce dernier par sa première femme, trouva la chance de voir ses rêves se réaliser. Son remariage avec une jeune cousine, Constance, fille de Félix Potocki, le plus grand magnat d’Ukraine et fidèle du tsarisme, l’introduisit aussi dans l’aristocratie la plus influente à Saint-Pétersbourg. En ajoutant une dédicace à Alexandre Ier à l’Histoire primitive des peuples de la Russie et du Caucase, qu’il publia en 1802 dans cette capitale, il obtint l’un des rangs les plus élevés dans le tchin russe, le titre de conseiller privé de Sa Majesté. Dès lors, après quelques efforts pour se faire mieux connaître encore, il ne lui restait qu’à proposer directement la mise en application de ses idées coloniales. Une enquête à Vienne sur le fonctionnement de l’académie orientale fondée par Marie-Thérèse lui permit de proposer à Czartoryski, qui dirigeait déjà les Affaires étrangères, le 6 avril 1804, une création analogue à Saint-Pétersbourg. Cela l’autorisa, le 8 décembre 1804, à écrire directement au tsar pour solliciter son rattachement au Département asiatique. Derrière son projet d’académie, il ne dissimulait pas les opérations militaires qu’il voulait inspirer, car, écrivait-il « les Russes sont appelés à partager avec les Anglais l’influence commerciale en Asie, ce qui arrivera lorsque les capitaines seront, dans l’Empire, en proportion avec ses autres renommées »19. Alexandre Ier signa l’ordre de rattachement de Potocki, préparé par Mikhaïl Muraviev, président du Sénat, le 26 décembre 1804.

Ainsi introduit au sein même du réseau le plus réduit et le plus influent de l’empire russe, celui des « jeunes amis » du tsar, Potocki commença à fouiller dans les archives de son département avec l’aide d’un secrétaire-traducteur et se mit à esquisser, début 1805, un « précis des relations asiatiques, non pour être imprimé, mais pour servir comme de manuel au ministre ». La Géorgie venant de se donner à la Russie, il soumit à Czartoryski une vaste revue de la situation sur toutes les frontières asiatiques : Caucase, Perse, Turquie, Boukharie et Khiva, se réservant la Sibérie et la Chine pour la suite. Les horreurs des Tchétchènes étaient encore évoquées presque dans les mêmes termes que pendant son voyage, mais il conseillait d’attendre pour attaquer ces dangereux montagnards, d’avoir des renforts sur la ligne. Il fallait d’abord s’en prendre de nouveau à la Perse pour « libérer » l’Arménie. Cet aspect du mémoire fut le plus discuté dans le milieu des « Jeunes amis » où Paul Stroganov s’enflamma à l’idée d’envoyer le général Tsitsianov finir ce que Zoubov avait commencé. Celui-ci reçut 10 000 hommes, en juillet 1805, pour attaquer le khanat de Karabagh qu’il prit, en effet, ainsi que Bakou où il fut tué, l’année suivante.

Potocki voyait réalisée la conclusion jubilatoire de son mémoire : « Le sang russe n’a pas la température tiède du sang allemand : la marche constamment uniforme d’un gouvernement éternellement modéré pourrait, à la fin, lui donner de l’impatience. Il serait possible qu’on voulût occuper au-dehors pour empêcher la réaction au-dedans… Enfin, on pourrait vouloir faire dans l’Etat perse ce que les Anglais ont fait dans l’Inde… Dans cette supposition, le Sind ou Indus bornerait l’Empire de notre Alexandre, comme il était déjà la limite de l’empire macédonien »20.

Mais déjà, de juillet 1805 à juin 1806, cette fièvre impérialiste avait poussé Potocki dans une autre aventure où il espérait prouver qu’il pouvait non seulement servir dans le département asiatique, mais en prendre la direction. Il participa à l’ambassade de 240 personnes conduites vers la Chine par le comte Golovkine, mais la mésentente avec celui-ci, et surtout la disgrâce de Czartoryski, accusé d’avoir provoqué la défaite d’Austerlitz, sonnèrent le glas de ses ambitions coloniales immédiates.

Ignorant l’éloignement de son protecteur, Potocki témoigna cependant, dans ses réflexions pendant le voyage en Chine, qui s’arrêta en Mongolie, des mêmes penchants agressifs que précédemment. Tout ce qui s’écrivait sur le développement colonial était bon pour la Russie. C’était l’ignorance trop répandue de ce réseau d’idées qui le mettait en rage. Golovkine, le chef de l’expédition, avait échoué parce qu’il n’avait pas lu le Voyage à l’intérieur de la Chine et de la Tartarie de l’Anglais Macartney, traduit et publié à Paris par Castera en 1798. En négligeant l’expérience des autres, en l’occurrence la nécessité de se soumettre, face aux Chinois, à un rituel compliqué de saluts et de révérences, les Russes avaient manqué de s’affirmer en rivaux des Anglais.

Mais au moins la traversée de la Sibérie permit-elle à Potocki de transmettre à Saint-Pétersbourg toute la somme des observations que les expériences étrangères lui permettaient. Toutes allaient, évidemment, dans le sens d’un perfectionnement de la colonisation. A Tobolsk, par exemple, il indiquait : « Outre les avantages qui en résulteraient pour la Sibérie, un établissement mercantile dans la Obskaïa Guba (embouchure de l’Ob) serait un moyen de mettre les Ostyaks au nombre des hommes. Car aujourd’hui, vivant de poisson cru, buvant son sang, baignés dans son huile, ils ne différent guère des loutres au milieu desquelles ils vivent. Il faudrait en faire des hommes… »21. Il n’ignorait pas que des penseurs comme l’abbé de Raynal dans son Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, avaient attaqué l’exploitation coloniale et l’esclavage, tentant d’affaiblir le réseau de leurs partisans, mais Potocki savait que la supériorité de celui-ci était bien trop nette pour permettre le doute. L’abbé De Pradt l’avait déjà dit, en 1801, dans ses Trois âges des colonies. Après sa remarque sur les Ostyaks, il assénait deux autres exemples susceptibles d’encourager la Russie à prendre sa place, sans complexe, dans le réseau mondial. « Les philanthropes disent que la Russie ne doit point s’étendre, mais peupler ses déserts. Cependant les Américains, qui sont le peuple le plus moral à nous connu, prennent les terres des sauvages lorsqu’elles leur conviennent. A la vérité, ils ont acheté la Louisiane aux Français, mais comme ceux-ci l’avaient prise aux Espagnols, c’est comme si on achetait des effets volés. Toute souveraineté remonte à une usurpation »22.

Elargissant encore ce réseau de références destinées à convaincre, il y ajoute l’exemple des possessions hollandaises et françaises : « Mon zèle pour le bien public est allé, l’hiver dernier, jusqu’à me lier avec Hogendorp et même à lire ses ouvrages écrits en hollandais. Les lumières que j’y ai puisées trouveront ici leur application »23. La référence au comte Thierry van Hogendorp est capitale pour montrer la place que Potocki veut donner à la Russie. Ambassadeur de Hollande en Russie, gouverneur à Java et organisateur du système colonial des îles de la Sonde, il collabora ensuite avec Napoléon et fut gouverneur de Hambourg, puis de Vilna. L’ouvrage cité (qui ne fut traduit en français qu’en 1817) était le type même de la synthèse qui légitimait les ambitions de Potocki pour Alexandre Ier. Il s’agissait d’un Système colonial de la France sous les rapports de la politique et du commerce, accompagné d’un tableau technologique de tous les établissements coloniaux et de commerce des Européens dans les autres parties du monde.

N’est-il pas révélateur que ce soit sur la base de ces références qu’à chaque pas qu’il fit en Sibérie Potocki répéta : « un système asiatique pour la Russie est un des sujets où j’applique le plus souvent ma pensée ». Et comme ce système était presque prêt lorsqu’il rentra, il s’enhardit, le 24 février 1806 à solliciter du tsar la direction du Département asiatique. Il ne l’obtint pas, car les Polonais n’avaient plus la faveur impériale, mais ce texte, qu’il comparait au testament de Richelieu, mérite bien d’être reconnu pour l’un des plus synthétiques et des plus visionnaires de l’expansion coloniale russe au XIXe siècle.

En remettant ce Système asiatique au tsar24, en octobre 1806, Potocki rassemblait tous les fils du réseau qu’il avait tissé depuis le Caucase, mais y ajoutait une dimension économique, puisée à la source la plus nouvelle de l’époque et promise au plus grand avenir : le libéralisme d’Adam Smith, qu’il avait découvert chez Jean-Baptiste Say. Cette théorie achevait de souder toutes les recommandations d’agression faites auparavant. Aussi soulignait-il bien, en introduction : « La politique asiatique est fondée tout entière sur un intérêt commercial. Aujourd’hui, en France, en Angleterre, des esprits justes et profonds ont si bien défini la nature de chaque espèce de commerce et ses rapports avec la prospérité publique qu’il ne faut qu’étudier leurs ouvrages pour appliquer leurs principes à tous les cas particuliers ».

Malgré la lenteur que mit la Russie à s’ouvrir au libéralisme économique, les conseils de Potocki quant à l’expansion furent suivis. Peu de temps après, des liens furent renoués avec la Chine, mais surtout le réseau se prolongea en aval, après lui, engendrant la longue chaîne des actions russes au Caucase. En 1807-1808, l’Académie des sciences russe envoya Julius Klaproth, disciple de Potocki, en mission au Caucase et en Transcaucasie. Les « objets de recherche » de Klaproth furent définis par Potocki lui-même, qui ne manqua pas de recommander, avant tout, la lecture de Volney qui avait, en 1795, dans ses Questions de statistique à l’usage des voyageurs, montré que les savants pouvaient être les éclaireurs de la conquête et servir le bien public. « Il ne fera peut-être pas aussi bien, écrivait le comte, mais il en approchera. Il est certain que bien des malheurs sont provenus en Russie du peu de connaissance que l’on avait sur les provinces éloignées ».

Potocki put croire, à cette époque, que ses idées et ses connaissances allaient venir s’inscrire, mieux qu’il ne l’avait jamais rêvé, dans le réseau des spécialistes et des politiciens européens. L’éphémère rapprochement d’Alexandre avec Napoléon montra que ses recherches et projets intéressaient la France. Elles furent citées avec éloges en séance de l’Institut, à Paris, et Potocki fut approché par un agent de Napoléon, le comte de Saint-Aignan, ce qui laissait présager une action militaire franco-russe contre les Anglais pour aller chasser ceux-ci de l’Inde, mais cette idée fit long feu.

Il n’en demeure pas moins que le réseau en aval resta visible très longtemps. Comme son auteur l’avait souhaité, le Système asiatique resta la ligne directrice des actions russes pendant des décennies. Les cabinets des ministres successifs poussèrent exactement l’expansion dans les directions qu’il définissait. Sans parler des avancées ultérieures vers l’Asie centrale et même Kaboul, du vivant de Potocki (son suicide date de 1815), on put voir Koutouzov gagner à la Russie, en 1812, 200 kilomètres de côte de la Mer Noire en Abkhasie, Mingrélie et Gourie. La paix de Gulistan, en 1813, ne fut qu’une pause et la guerre avec la Perse reprit en 1824, au Karabagh, s’étendant progressivement aux montagnes de l’intérieur, à cette Tchétchénie dont Potocki avait fait l’épouvantail à vaincre à tout prix.

Douze ou treize ans après la mort de son auteur, le Voyage au Caucase avait encore une actualité brûlante. La Géorgie et l’Arménie étant russes, Kankrine, ministre des Finances de Nicolas Ier, pouvait déclarer, en 1827, « Les provinces transcaucasiennes peuvent être appelées notre colonie ». Le général Ermolov, chanté par un historiographe de la guerre contre les Tchétchènes – toujours insoumis – qui n’était autre que Pouchkine (« Soumets-toi Caucase, voici que s’avance Ermolov ! ») avait sans doute ce récit en main, puisque Pouchkine l’avait et en parle dans son Voyage à Arzroum, en 1829. Cette année là, Klaproth fit enfin éditer le récit de son maître à Paris, afin qu’il ne circulât plus seulement en copies. Saluées par d’éminents caucasologues comme Humboldt, connues de Dubois de Montperreux en 1840, les idées de Potocki devenaient à leur tour un maillon fort du réseau scientifique qui sous-tendit les étapes ultérieures de l’interminable lutte contre les « montagnards », contre leur nouveau chef, l’iman Chamil, dont les cosaques, peints par Tolstoï dans un roman célèbre, ne vinrent pas à bout avant sa capture par le général Bariatinski, en 1859. La même image démonisée du peuple tchétchène circula ainsi du XVIIIe au XXIe siècle et se sclérosa toujours plus en stéréotypes immuables.

En 1940, lorsque parut le quatrième et dernier volume du Dictionnaire de la langue russe, sous la rédaction de l’académicien D.N. Ouchakov, on trouvait, à l’article Tchétchènes, une définition qui montrait bien la perpétuation de la péjoration : « Peuple du Nord Caucase, vivant en Tchétchénie, dans les frontières de la République Soviétique Autonome de Tchétchéno-Ingouchie. « Ne sommeille point cosaque, dans l’ombre de la nuit le Tchétchène s’agite au delà du fleuve » (Pouchkine). « Le Tchétchène rampe sur la rive et affûte son poignard » (Lermontov) ». Bel exemple de l’égalité et de la fraternité des peuples soviétiques ! Quatre ans plus tard, comme on sait, Staline les déporta tous pour collaboration avec l’Allemagne. Et l’on sait encore mieux comment les traitèrent Eltsine et Poutine à l’aube du XXIe siècle.

Ce qui nous importait ici était de montrer combien les idées expansionnistes de Potocki étaient nourries de tout le faisceau de la pensée colonialiste mondiale, de la perversion des Lumières en droit de civilisation. Ce n’est qu’en prenant conscience de la participation de la Russie à ce réseau que l’on peut mesurer aujourd’hui combien il est vain de vouloir perpétuer la fiction d’une « fédération de Russie ». Celle-ci devrait être réformée ; comme l’ont été les autres empires coloniaux. Comprendre dans quel esprit s’est déroulée l’expansion russe il y a deux siècles est indispensable pour abandonner la notion insoutenable d’« affaire intérieure russe » lorsque l’on parle des tendances centrifuges des peuples soumis.

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1 Marie Bennigsen-Broxup (éd.), The North-Caucasus Barrier, Londres, 1992.

2 Jean Potocki, « Voyage dans les steppes d’Astrakhan et du Caucase 1797-1798 », in Voyages au Caucase et en Chine, Paris, 1980, vol. II, pp. 7-164.

3 Dominique Triaire, L’œuvre de Jean Potocki, Inventaire, Paris, 1985 ; Jean Potocki, Ecrits politiques, Paris, 1987.

4 Jean Potocki, Voyages au Caucase et en Chine, Paris, 1980, vol. II, pp. 154.

5 Ibid., pp. 53 et 57.

6 Ibid., pp. 50.

7 Ibid., pp. 33.

8 Ibid., p. 33.

9 Ibid., p. 108.

10 Ibid., pp. 47-48.

11 Ibid., pp. 80.

12 Ibid., pp. 89.

13 Ibid., pp. 90-91.

14 Ibid., pp. 94.

15 Ibid., pp. 110.

16 Ibid., pp. 112 et 118-119.

17 Ibid., pp. 124-125.

18 Ibid., pp. 130, 135, 151.

19 Daniel Beauvois, « Un Polonais au service de la Russie : Jean Potocki et l’expansion en Transcaucasie, 1804-1805 », in CMRS, (janvier-juin) 1978, XIX, (1-2), pp. 178.

20 Ibid., pp. 188.

21 Jean Potocki, op. cit., vol. II, pp. 192. Autre version plus complète : D. Beauvois, A. Stroev, D. Triaire, « Jean Potocki rentre de Chine trop tôt… », in Dix-huitième siècle, 1999, n° 31, pp. 345-346.

22 Ibid., pp. 193.

23 Ibid., pp. 194.

24 Daniel Beauvois, « Le système asiatique de Jean Potocki, ou le rêve oriental dans les empires d’Alexandre Ier et de Napoléon, 1806-1808 », in CMRS, (juillet-décembre) 1979, XX, nos 3-4, pp. 467-485.