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Les réseaux de la Société des Arts de Genève : a l’époque du Département du Léman

Jean-Daniel CANDAUX

Genève

Fondée en 1776, à la faveur d’un répit intervenu dans l’affrontement séculaire entre Genevois du haut et du bas, la Société pour l’encouragement des arts et de l’agriculture (tel est son premier nom) connaît durant cinq ans un premier et fascinant âge d’or ; véritable moment de grâce qui voit le Patriciat et la Fabrique unir leurs forces dans un idéal patriotique d’utilité publique. Cette réussite est due sans conteste à l’engagement d’Horace-Bénédict de Saussure, professeur à l’Académie, naturaliste et physicien, âgé de seulement 36 ans, mais tenu déjà pour l’un des grands savants de l’Europe1.

1782 : première cassure. La prise de pouvoir des Citoyens et Bourgeois suscite une intervention militaire2 et la politique de répression qui s’ensuit condamne la Société des Arts au silence et quelques-uns de ses leaders à l’exil. C’est alors qu’Etienne Clavière quitte Genève pour Paris. Quatre ans plus tard, le Petit Conseil autorise toute fois la Société des Arts à reprendre ses activités. Cette relance de 1786 ne reproduit pas le miracle de 1776, mais dans une folle ambiance de fin de règne, patriciens et intellectuels multiplient les initiatives : de 1787 à 1791, la Société patronne notamment la publication hebdomadaire du premier Journal de Genève3. 1792 : seconde cassure après le second âge d’or. Cette fois-ci, Genève fait vraiment sa révolution. Mal vue du nouveau régime, la Société des Arts réussit néanmoins à conserver la haute main sur l’Ecole de dessin, mais les Jacobins genevois lui imposent un directeur (Abraham Lissignol) qui défie son autorité. En 1798, Genève devient française. Ce n’est pas une simple annexion, mais une adhésion sanctionnée par un « traité de réunion » habilement négocié et qui assure aux Genevois un certain nombre de privilèges, notamment celui de conserver en toute propriété leurs « biens communaux ». Que devient la Société des Arts dans ce cadre tout nouveau ? Elle survit certes, mais « elle somnole » dit-on, « gênée dans ses activités par une administration omniprésente »4.

Le 31 décembre 1813, à l’approche des armées alliées qui traversent la Suisse, un commando d’anciens magistrats genevois proclame tambour battant la restauration de la République. Cette initiative d’un autre âge reste cependant sans lendemain et dans le cadre des traités diplomatiques de 1814 et 1815, Genève devient le vingt-deuxième canton suisse : une incorporation souhaitée et réclamée de longue date, qui inaugure pour Genève une période de tranquillité, de stabilité et de prospérité (les fameux « vingt-sept ans de bonheur »), dont la Société des Arts va profiter, en 1820-1821, pour remplacer ses anciens « comités » par trois « classes » autonomes promises à un bel avenir. Cette réorganisation lui assure jusqu’aux révolutions radicales de 1842 et 1846 un troisième âge d’or.

Quelle « survie » pour la Société des Arts dans la Genève française ?

Dans le cadre du Département et de la Préfecture du Léman, les institutions genevoises offrent au moins trois exemples de survie. Une survie de résistance d’abord. C’est sans doute le cas de l’Académie de Genève, qui se maintient, se développe même dans certains secteurs, mais dont l’historien attitré a pu écrire qu’elle était restée « réfractaire à l’influence française » et qu’elle n’avait « jamais fait partie intégrante de l’édifice napoléonien »5. Une survie d’opposition ensuite. Aux portes de Genève, dans son château de Coppet, la fille du genevois Jacques Necker, Germaine de Staël, est l’animatrice d’un groupe, ou, pour mieux dire, d’un réseau cosmopolite qui se caractérise à la fois par son orientation littéraire, philosophique et par son opposition croissante au despotisme napoléonien6. Une survie de reconquête enfin. Preuve en soit la Bibliothèque britannique, ce périodique conçu en 1795, lancé en 1796, divisé en trois séries ayant respectivement pour but de faire connaître au Continent (francophone) les découvertes scientifiques et les innovations techniques de la Révolution industrielle anglaise (Sciences et Arts), les productions poétiques, romanesques et publicitaires de la littérature anglaise (Littérature), les progrès de l’agronomie britannique (Agriculture anglaise). L’anglophobie invétérée du régime napoléonien ni même le blocus continental n’entravent le développement, le succès, le triomphe pourrait-on dire, de cette revue prestigieuse que la Restauration transformera tout naturellement en Bibliothèque universelle7.

La Société des Arts s’intègre-t-elle dans cette typologie ? La réponse devrait se trouver au premier chef dans ses riches archives, conservées dans ce palais de l’Athénée que le financier et mécène genevois Jean-Gabriel Eynard lui a fait construire en 1863-1864 et qui est toujours le siège de ses activités. Ces archives8 comprennent essentiellement ; 1) les registres de l’organe faîtier de la Société ; 2) ceux des différents « comités » permanents soit groupes de travail créés en son sein ; 3) un recueil de mémoires manuscrits en rapport avec ses activités ; 4) un recueil réunissant le reliquat de ses correspondances ; 5) plusieurs collections de ses publications imprimées. Que résulte-t-il d’un premier et rapide examen de cette documentation ? Tout d’abord que le Comité général de la Société se réunit régulièrement et que le nombre de ses séances n’accuse un net ralentissement qu’en 1807 et 1814 (voir la statistique suivante).

179415 séancesan IX21 séances180813 séances
179521 séancesan X17 séances180915 séances
179620 séancesan XI17 séances181012 séances
179727 séancesan XII18 séances18115 séances
179825 séancesfin 18057 séances181214 séances
an VII26 séances180610 séances181311 séances
an VIII19 séances18079 séances1814? séances

Il apparaît ensuite que le président de la Société des Arts dès 1799 et durant toute la période française est Marc-Auguste Pictet et son secrétaire Frédéric-Guillaume Maurice. Marc-Auguste Pictet (1752-1825), physicien éminent, professeur à l’Académie de Genève, rédacteur de la partie scientifique de la Bibliothèque britannique, a été le principal négociateur du traité de réunion du 26 avril 1798, il deviendra l’un des inspecteurs généraux de l’université de France en 1808 et sera nommé chevalier d’Empire la même année9.

Frédéric-Guillaume Maurice (1750-1826), avocat et agronome, est l’un des fondateurs de cette même Bibliothèque britannique, il sera nommé maire de Genève en 1801, le restera jusqu’en 1814 et deviendra baron de l’Empire en 181110. Ayant à sa tête deux des éditeurs de la Bibliothèque britannique, qui sont en même temps deux fonctionnaires particulièrement bien vus du régime français, on pourrait penser de prime abord que la Société des Arts en partage la « survie de reconquête ». Mais il faut y regarder de plus près.

La Société des Arts face aux autorités françaises

Avec les trois hommes qui, de 1798 à 1810, incarnent à Genève le régime et l’autorité de la France, la Société des Arts entretient à l’évidence de bonnes relations. A l’égard de Félix Desportes, le diplomate qui fut dernier « résident de France » auprès du gouvernement genevois et le plénipotentiaire français lors de la négociation du traité de « réunion11 », les politesses avaient commencé de bonne heure puisque Desportes avait été nommé associé honoraire de la Société des Arts le 5 octobre 1795 déjà. Cet échange de bons procédés se poursuit tout au long de l’année 1798 et Desportes, en l’an VII, ne pourra pas quitter Genève sans que la Société des Arts ne lui offre un magnifique dîner et ne vienne lui faire une solennelle visite d’adieu deux jours avant son départ12. A peine rentré à Paris, le diplomate va d’ailleurs se multiplier en démarches pour aider la Société à transformer en « Museum national » la salle d’exposition qu’elle avait ouverte aux artistes contemporains, en septembre 1798, avec un succès « prodigieux »13.

Les relations seront encore meilleures, s’il est possible, avec Ange-Marie d’Eymar, premier préfet du Département du Léman. Nommé associé honoraire de la Société des Arts dès son arrivée, d’Eymar assiste régulièrement aux séances, introduit le président Marc-Auguste Pictet auprès du Premier Consul, fait acquérir par le Ministre de l’Intérieur et transporter à Berlin la machine à diviser de Quozig, offre à la Société un buste de Bonaparte au lendemain de Marengo, donne une fête aux lauréats du concours de dessin, commande son effigie au médailleur Pierre Ferrier et son portrait matrimonial au peintre Pierre-Louis Bouvier, rédige et fait imprimer un mémoire sur la machine hydraulique de Jeandeau, puis se voyant malade et condamné à une fin prématurée, institue par testament la Société des Arts au nombre de ses légataires et lui fait d’importants legs14.

Avec le deuxième préfet du Léman, Claude-Ignace Brugière de Barante, les relations seront moins étroites, mais resteront excellentes. Barante est nommé sans tarder membre honoraire, il assiste régulièrement aux séances. Le 2 février 1807, en assemblée générale, il prononce l’éloge funèbre de l’ancien syndic Jean-Louis Micheli, président du Conseil général du Léman et membre de la Société des Arts : le discours est aussitôt imprimé15. L’annonce de son départ, en décembre 1810, provoquera des regrets – d’autant qu’avec le dernier préfet du Léman, le baron Capelle, les Genevois n’auront pas de bonnes relations.

Mais ce n’est pas seulement au niveau local que la Société des Arts s’est bien intégrée au régime français. D’emblée, elle est considérée comme un interlocuteur valable par le Ministre de l’Intérieur. François de Neufchâteau prend la peine de répondre en août 1798 à l’envoi que la Société lui a fait de trois mémoires du citoyen Nicolas Paul portant notamment sur une machine propre à peser les grosses charges et sur l’établissement d’un contrôle public des poids et mesures. Si le ministre change souvent, la Société des Arts conserve auprès du Ministère son image d’autorité scientifique. En 1811, elle est consultée sur les qualités d’un nouvel acier français que le comte de Montalivet, le ministre d’alors, serait heureux de voir supplanter l’acier anglais. Le rapport d’expertise adressé à Paris sera d’ailleurs favorable à cet acier produit par l’ingénieur Cau16.

Simultanément, la Société des Arts bénéficie des largesses du Ministère. C’est par elle que passe la livraison d’un « choix de tableaux » destinés à enrichir le Musée de Genève (et volés pour la plupart en Italie) 17. Les registres mentionnent aussi plusieurs dons d’ouvrages imprimés18.

Les Comités de la Société des Arts

Au moment de sa relance, en 1786-1787, la Société des Arts, consciente que la spécialisation était devenue la condition du progrès, avait formé des « comités » séparés pour s’occuper des divers domaines qui l’intéressaient. Non sans quelques remaniements, ces comités ont subsisté jusqu’à la réorganisation de 1821-1822, qui a vu les nouvelles « classes » leur succéder. Le Comité de Dessin, constitué en été 1787, a tenu registre de ses délibérations, en deux volumes, jusqu’à la création de la Classe des Beaux-Arts19. Il avait repris dès le départ la gestion des Ecoles de dessin, créées à l’usage des horlogers de la Fabrique au milieu du XVIIIe siècle et avait pu compter sur l’enseignement de maîtres compétents tels que Jacques Cassin (1739) et Georges Vanière (1740-1834) 20. La réunion de Genève à la France ne suspendit nullement son activité, bien au contraire. A côté des classes réservées aux Genevois, une autre Ecole dite départementale est organisée pour les horlogers savoyards, à l’initiative du préfet d’Eymar. Se développe également une « Académie des Dames » qui réunit une vingtaine de jeunes filles autour d’un mannequin drapé d’un « shall »21. Au demeurant, le Comité de Dessin ne cesse dès lors de recevoir des gravures et des moulages envoyés ou rapportés d’Italie par des amateurs ou des voyageurs genevois (Jean-François De Tournes et Jean-Nicolas Menu notamment). Les relations qui se nouent grâce à ces divers intermédiaires mettent la Société des Arts en contact avec le sculpteur Antonio Canova, qui sera nommé associé honoraire en 1801.

Le Comité de Chimie avait été constitué lui aussi en été 1787 et avait ouvert un volumineux registre qui fut interrompu au bout de trois ans à la page 45. En décembre 1797, quelques mois avant la réunion de Genève à la France et à l’initiative du docteur Louis Odier, le Comité se réorganise, ouvre un nouveau registre et siège non sans quelques interruptions jusqu’en octobre 1821. Durant toute cette période, il est confronté au principal problème qui se pose alors aux cités horlogères, souvent avec une tragique acuité, à savoir l’intoxication délétère due aux vapeurs mercurielles dégagées par le travail de la dorure. Pour Genève, cette pénible page de l’histoire de l’horlogerie et de la santé publique vient d’être retracée de main de maître22, on y renvoie donc.

Même destinée pour le Comité de Mécanique : constitué en été 1787, il déploie une grande activité jusqu’en novembre 1791. Survient alors une « suspension » qui se prolonge durant six ans, ainsi qu’en témoigne son unique registre de délibérations. En décembre 1797, le Comité reprend ses séances et reste en fonction jusqu’en décembre 1821, au moment où la Classe d’industrie et de commerce vient le relayer23. Certains problèmes ont occupé le Comité de Mécanique d’un bout à l’autre de son existence : on peut citer l’amélioration des moyens de chauffage (soit par le perfectionnement des fourneaux, soit par la découverte de nouveaux combustibles), l’amélioration des procédés d’éclairage en plein air et dans les rues (c’est l’époque où Ami Argand présente ses lampes), le développement de la lutte contre les incendies (au moyen de divers types d’échelles ou par divers systèmes de pompe à feu) et le perfectionnement des machines hydrauliques. Diverses innovations en fait d’horlogerie et de chronométrie sont soumises au Comité. Ainsi en est-il par exemple des « montres marines » de Demole qui seront présentées par la suite au Roi de Danemark24. De 1806 à 1812, une succession d’appareils scientifiques nouveaux défile sous les yeux du Comité : voici le pyromètre, l’arcomètre, le spiritomètre, le baromètre portatif, d’autres encore25. On parle aussi d’un théodolite, d’un échenilloir, d’une machine à râper les pommes de terre, de divers modèles de charrue.

L’activité du Comité d’Agriculture est plus difficile à retracer, car le premier registre de ses procès-verbaux s’est manifestement égaré. Le seul volume qui subsiste débute en effet, à la date du 9 janvier 1808, par la constatation que les travaux du Comité avaient été interrompus depuis le 4 mars 1803. Il manque donc un volume (peut-être deux) couvrant les années 1787-1803. Le dernier volume se poursuit en revanche sans interruption jusqu’au moment où le Comité d’Agriculture, en 1820, sera remplacé par la Classe d’Agriculture26.

L’agronomie genevoise comptait plusieurs ténors au tournant du siècle et il est certain que deux d’entre eux ont développé leurs activités en étroite liaison avec la Société des Arts et son Comité d’Agriculture. Il s’agit au premier chef de Charles Pictet-de Rochemont, frère cadet de Marc-Auguste Pictet, et futur négociateur genevois aux congrès de Paris et de Vienne en 1814-1815. S’étant fait connaître par son expérience réussie de l’élevage à Lancy d’un troupeau de moutons mérinos et du tissage de leur laine, Pictet-de Rochemont, en un geste hautement symbolique, présente au Comité général de la Société des Arts le 14 fructidor an VIII (1er septembre 1800) un « schall » sorti de ses métiers à tisser, lequel « paroit intéressant sur tous les rapports » relève le registre27. Non moins actif, Charles-Jean-Marc Lullin dit Lullin d’Evordes va poursuivre durant plus de trente ans d’importants travaux agronomiques sur les prairies artificielles, la carie des blés, les biens communaux, les attelages de vaches, la culture de la vigne, le défrichement des bois. Avant d’être publiés en volume, certains de ses mémoires sont présentés à la Société des Arts28. Au demeurant, le Comité d’Agriculture dès 1808 multiplie les tentatives pour trouver un succédané au sucre raréfié par le Blocus continental29.

Les réseaux du Comité général de la Société des Arts

Ayant à la fois les caractéristiques d’une société d’utilité publique et d’une Académie provinciale, la Société des Arts se devait de disposer d’un réseau de correspondants et d’entretenir des relations avec des sociétés sœurs. Dans cette perspective, l’organe directeur de la Société, appelé communément Comité général, avait pris l’initiative de constituer en date du 21 mars 1796, un Comité de Correspondance, formé de trois de ses membres30. Mais on n’allait pas tarder à s’apercevoir qu’il s’agissait d’une fausse manœuvre, car l’activité de ce Comité devait nécessairement se confondre avec celle du Comité général.

C’est donc dans le registre même de ce Comité général que l’on trouve, à l’époque du Département du Léman, la mention des correspondances établies avec diverses sociétés, notamment la Société d’Agriculture de Lausanne (20 avril 1812), la Société des amis du Commerce et des Arts de Lyon (27 mai 1805), l’Académie de Dijon (6 mars 1809, à propos de ses concours), la Société d’encouragement de Paris (4 avril 1808), la Société d’Agriculture et des Arts du Département de la Haute-Vienne à Limoges (10 août 1801) et la Société d’Agriculture et de Commerce de Caen à l’occasion de l’envoi de son Annuaire (8 février 1813).

En dehors de ces relations avec des collectivités, la nomination d’associés honoraires a permis d’entretenir un réseau de relations individuelles. Aux vingt noms qui figurent dans la publication de son Règlement de 180131, le Tableau des membres de la Société des Arts de 181132 en ajoute dix autres, parmi lesquels on trouve :

– un seul Genevois, ou plutôt une Genevoise, Christine Jurine (1776-1812), fille du savant Louis Jurine, distinguée pour ses dessins et gravures illustrant les œuvres de son père ;

– un seul Suisse, le Bernois Philip Emanuel von Fellenberg, fameux pédagogue dont la renommée en France devait beaucoup aux publications de Pictet-de Rochemont sur son Institut de Hofwyl ;

– quatre Français, à savoir la prestigieuse Elisabeth Vigée-Lebrun, élue à l’occasion de son séjour à Genève et Coppet de 1807, le philanthrope Joseph-Marie De Gérando, le peintre François-André Vincent, secrétaire du Ministère de l’Intérieur, ainsi que le sculpteur Boucher Desnoyers, protecteur à Paris du jeune artiste genevois James Pradier auquel la Société des Arts s’intéressait ;

– trois Italiens : le sculpteur Antonio Canova ; ainsi qu’Alessandro Volta et son compagnon de voyage Luigi Valentino Brugnatelli, deux physiciens amis et correspondants de Marc-Auguste Pictet33, nommés à l’occasion de leur passage à Genève en 1802 ;

– et, en date du 30 novembre 1807, « le baron russe Strogonoff », soit Paul Alexandrovitch Stroganov (1772-1817) 34, « actuellement à Genève pour sa santé » indique le registre qui le décrit avec enthousiasme comme « un seigneur recommandable par les qualités du cœur et de l’esprit, qui est passionné pour les arts, qui admet près de lui tous nos artistes distingués soit dans la peinture, soit dans l’horlogerie, et qui s’est déjà procuré plusieurs de leurs ouvrages. »

– La liste des dons faits à la Société des Arts35 pourrait fournir d’autres pistes encore pour reconstituer les réseaux de sa sociabilité, puisque à côté de nombreux artistes, savants et amateurs genevois, on y trouve également quelques étrangers, tels Thomas-Charles-Gaston Boissel, explorateur de la Perte du Rhône, les « Frères Pyranesi », pour le don de ses vues de Saint-Pierre de Rome, Albanis-Beaumont et le comte Rumford.

Les curiosités du Comité général de la Société des Arts

Tenu régulièrement au courant de l’activité de ses Comités spécialisés, l’organe directeur de la Société des Arts ne se prive pas pour autant de prendre et de développer ses propres initiatives. C’est ainsi qu’au fil des années, on voit le Comité général se pencher sur le projet de sous-marin de l’Américain Fulton (10 frimaire an IX), sur la semelle imperméable mise au point par le citoyen Bouvier (8 nivôse an IX), sur une méthode d’écriture pour les aveugles (30 novembre 1807), sur un nouveau procédé de fabrication de la « gomme d’Arabie » (8 février 1813), sur un premier échantillon de lithographie (1814).

Dans cette veine, le Comité général avait vécu un moment exceptionnel en date du 21 nivôse an X (soit le 11 janvier 1802). Ce jour-là, le Président Marc-Auguste Pictet avait invité le Comité général « à se rendre chez lui pour qu’il put mettre sous ses yeux differens instrumens qu’il a apportés de son dernier Voyage en Angleterre et qu’il a jugés dignes de son attention ». A cette présentation, le registre du Comité général consacre près de quatre grandes pages, qui mériteraient de faire l’objet de toute une étude et que l’on ne peut s’empêcher de citer ici même sans commentaire36 :

Le Président a classé sous trois chefs les objets dont il se proposait de faire une courte description.

Ier chef

Sous le premier, il a présenté les Instruments ou appareils qui ont rapport aux Mathématiques.

1° Un règle de laiton contenant 49 pouces anglais divisés en 10e, faite par Tronghton et destinée à servir d’Etalon de comparaison pour les mesures anglaises. Cette comparaison a fait l’objet du travail d’une commission de l’Institut.

2° Un appareil comparateur, composé de deux microscopes mobiles sur des coulisses dont l’un porte un micromètre qui divise le pouce anglais en dix mille parties.

3° Un assortiment de divisions sur verre faites par Coventry, dans lesquelles le pouce est divisé en 50, 100, 1000, 5000 et 10 000 parties.

4° Un cercle de réflexion de Borda, de 11 pouces de diamètre monté sur son pied et portant un triple index muni de nonius qui divisent de 20 en 20 secondes.

5° Un horizon artificiel à mercure.

6° Un sextant en tabatière (snuff box sextant) de 18 lignes de rayon, qui donne les minutes de degré.

7° Un dit auquel s’adapte une petite lunette et qui a son horizon artificiel.

8° Un niveau à bulles d’air, propre à donner à volonté [l’] horizontale et la verticale.

9° Un demi cercle à rayons mobiles, avec des nonius, propre à déterminer une station quand on y a observé deux angles entre trois points donnés de position.

10° Un compas à décrire les Ellipses.

11° Un appareil fort simple pour dessiner en perspective, inventé et exécuté par les enfants de Mr Edgeworth.

12° Un micromètre appliqué à une lunette de 30 pouces, de Ramsden, et dont chaque division du cadran de la vis répond à 2/3 de seconde. Les fils ont des toiles d’araignée et leur diamètre est entre 1/4000 et mesure 1/5000 de pouce.

13° Un petit Theodolite portatif fait par Adams.

IIe chef

Objets relatifs à la Chimie ou aux Arts Chimiques.

1° Une cassette renfermant un choix de réactifs dans des flacons de verre, et chacun d’une pureté parfaite. Ces cassettes sont préparées par Messrs Nowarel et Allen, Blongh Court, Lombard-Street.

2° Un appareil en verre, composé de deux flacons dont l’un se vide dans l’autre, ce dernier communiquant avec la cuve pneumatochimique.

3° Des tubes de communication pour les Gaz, à charnières et à jointures susceptibles d’être séparées et rejointes pendant une opération.

4° Des mortiers en pâte de porcelaine de Wedgwood.

5° Des vases cylindriques à couvercles propres à renfermer les produit chimiques.

6° Une marmite de Papin, en façon de casserolle, en fer fondu étamé en dedans.

7° Une casserole en fer fondu et enduite en dedans d’un Email analogue à celui de la faïence.

IIIe chef

Objets relatifs à l’agriculture, à l’économie domestique et à quelques Arts libéraux ou mécaniques.

1° Le soc et l’oreille en fer fondu de la charrue de Rotherham, perfectionnée par Small.

2° L’appareil imaginé par Sir Joseph Banks pour marquer les moutons à l’oreille. Il consiste en un emporte-pièce pour faire le trou, une étampe et un assortiment de numéros pour marquer de petites pièces d’étain qu’on leur pend à l’oreille.

3° Une machine portative à copier les lettres.

4° Une théière en fer blanc dont la charnière est d’une construction nouvelle. Mr Argand, à qui le Professeur Pictet l’avait confiée, l’a fait imiter parfaitement dans ses ateliers, en y ajoutant l’avantage d’une double enveloppe avec une couche d’air intermédiaire. Cette imitation a été mise sous les yeux de la Société.

5° Un robinet de fonte d’une construction nouvelle, dans lequel la pression du liquide, agissant dans la direction de l’axe du cône qui forme la clef le fait joindre d’autant mieux que cette pression est plus grande.

6° Une suite de charnières en fer fondu très fortes et bien faites et dont les prix sont entre 4 et 12 sols la paire.

7° Quelques outils (comme une tenaille qui est à la fois pince et tenaille à couper, un rabot, une fausse équerre) très propres à montrer le degré de perfection et de recherche qu’on met dans la main d’œuvre de ces objets.

8° Un tire-bouchon d’une construction nouvelle.

9° Du papier de paille, de deux qualités, sur une desquelles on a essayé d’imprimer avec succès.

10° Du papier brouillard dont une moitié de la feuille est imprégnée d’une substance qui, sans être apercevable à aucun des sens, le rend imperméable à l’eau. On prépare de la même manière en Angleterre les vêtements pour leur donner la même propriété.

11° Divers échantillons de gravures faites en bois, qui montrent à quel degré de perfection on a porté cet art en Angleterre.

12° Une tête gravée d’après une planche en verre, gravée par l’acide fluorique. C’est le portrait de Mr Chrichton, artiste de Glasgow, fait par lui-même.

13° Un Thermomètre à réservoir conique fait par le même artiste.

14° Des dessins donnés au Professeur Pictet par le Duc de Bedford et représentant divers instruments d’agriculture employés dans ses Fermes.

Conclusion

Quelques remarques d’ordre général en guise de conclusion. La Société des Arts n’a pas trop souffert de la réunion de Genève à la République française. Sous l’égide de son président Marc-Auguste Pictet et de son secrétaire Frédéric-Guillaume Maurice, elle a trouvé sans peine sa place dans les structures hiérarchisées de la France du Directoire et de l’Empire. Loin de suivre le Groupe de Coppet dans son opposition à Napoléon, elle n’a pas imité non plus l’Académie ni l’Eglise de Genève retranchées dans leurs positions. De tous les organes hérités de l’Ancienne République, elle est celui qui semble s’être le mieux adapté au siècle nouveau.

Groupement d’utilité publique, la Société des Arts reste fidèle à son idéal pédagogique et philanthropique. L’Ecole des dessins se développe. On subventionne la formation de Pradier à Paris. On soutient les fabriques nouvelles, que se soient celles d’eaux minérales ou d’émail blanc37. On vulgarise les « machines » inventées pour porter secours aux victimes des noyades ou des incendies. On s’intéresse même aux soupes et aux fourneaux économiques à la Rumford. Dernier asile de l’esprit d’émulation qui caractérisait la marche séculaire et l’esprit de la République des Lettres et des Sciences, la Société des Arts continue de s’intéresser aux découvertes et aux inventions nouvelles dans tous les domaines de l’activité humaine.

Au niveau de son recrutement, les tableaux de ses membres tels qu’elle les fait imprimer en 1801 et 1811 montrent que la Société des Arts réussit à faire perdurer l’union sacrée qu’Horace-Bénédict de Saussure avait réussi à former en 1776 entre un patriciat éclairé et un artisanat de très haut niveau.

Néanmoins, le bilan de ses activités comporte ses zones d’ombre. Après la réussite « prodigieuse » de l’exposition de peinture contemporaine de septembre 1798, la Société des Arts ne parvient pas à mettre sur pied d’autres expositions collectives d’artistes vivants. Malgré les tentatives réitérées, la Société des Arts ne parvient pas non plus à mettre sous presse un nouveau volume de Mémoires comparable à ceux qu’elle avait publiées en 1778 et 178038. Enfin, il faut bien constater que dans ses efforts de promotion industrielle, la Société des Arts a souvent échoué : dans la fabrication des eaux gazeuses, Schweppe39 à Londres remplace Paul à Genève et dans la commercialisation des réverbères, Quinquet à Paris supplante Argand à Versoix40.

Somme totale ; une survie, une simple survie ? non. Une conquête alors ? Non plus. Nous parlerons plutôt d’une maturation, d’un affermissement graduel qui va permettre, sous le soleil helvétique de la Restauration, la brillante éclosion des trois Classes de la Société, ultime performance du « Goethe genevois » Marc-Auguste Pictet.

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1 Jean-Daniel Candaux, René Sigist, « Saussure et la Société des Arts », in H.-B. de Saussure (1740-1799), un regard sur la terre, Genève, 2001, pp. 431-452.

2 Jean-Daniel Candaux, « La révolution de 1782, un état de la question », in Etudes sur le XVIIIe siècle, Genève, 1980, n° 7, pp. 78-93.

3 Jean Sgard (dir.), Dictionnaire des journaux 1600-1789, Paris, 1991, notice 645.

4 René Sigrist, Les origines de la Société de physique et d’histoire naturelle (1790-1822), la science genevoise face au modèle français, Genève, 1990, pp. 69.

5 Charles Borgeaud, « L’Académie de Calvin dans l’Université de Napoléon », in Histoire de l’Université de Genève, Genève, 1909, t. 2, pp. 208.

6 Gérard Minart, Les opposants à Napoléon 1800-1815, Toulouse, 2003.

7 David M. Bickerton, Marc-Auguste et Charles Pictet, the “Bibliothèque britannique” (1796-1815) and the Dissemination of British Literature and Science on the Continent, Genève, 1986. Daniel Maggetti et al., La Bibliothèque universelle (1815-1924) : miroir de la sensibilité romande au XIXe siècle, Lausanne, 1998.

8 « Inventaire des Archives de la Société des Arts », in Société des Arts de Genève, Comptes rendus de l’exercice 1916-1917, vol. XIX, pp. 369-379.

9 Jean Rilliet, Marc-Auguste Pictet ou le rendez-vous de l’Europe universelle 1752-1825, Genève, 1995.

10 Le personnage n’ayant pas encore trouvé son biographe, voir la notice de John Bri-quet, « Biographies des botanistes à Genève de 1500 à 1931 », in Bulletin de la Société botanique suisse, Genève, 1940, vol. 50a, pp. 307-308, et plus récemment, Suzanne Stelling-Michaud, Le Livre du Recteur de l’Académie de Genève (1559-1878), Genève, 1975, t. 4, pp. 479.

11 Frédéric Barbey, Félix Desportes et l’annexion de Genève à la France, 1794-1799, Genève, 1916.

12 Procès-verbaux des assemblées générales et des séances du Comité, t. 3, aux dates suivantes : 5 octobre 1795, 17 avril, 1er mai, 5 juin 1798 (dernière date notée selon l’ancien calendrier) et 22 messidor an VI.

13 Renée Loche, « Création d’un musée à Genève sous l’Annexion : l’affrontement de deux idéologies » in Genava, n.s. vol. XXXVII, pp. 171-186.

14 Procès-verbaux des assemblées générales et des séances du Comité, t. 4, aux dates suivantes : 15 germinal, 30 germinal, 22 floréal, 15 prairial an VIII, 7 vendémiaire, 26 brumaire, 6 pluviôse, 18 ventôse an IX, 10 et 17 ventôse an X, 6 et 22 nivôse, 4 pluviôse an XI.

15 Eloge historique de Mr. Michely, lu à la Société des Arts, dans la séance du 2 février 1807. Par Mr. Barante, associé-honoraire, préfet du Département du Léman, Genève, 1807. Voir également les Procès-verbaux des assemblées générales et des séances du Comité, notamment aux 10 vendémiaire an XII, 2 février 1807 et 10 décembre 1810.

16 Registres au 20 thermidor an VI, au 23 frimaire an X et aux 1er juillet et 23 septembre 1811.

17 Renée Loche, Maurice Pianzola, « Les tableaux remis par Napoléon à Genève », in Genava, n.s. vol. XII, 1964, pp. 247-296.

18 Procès-verbaux des assemblées générales et des séances du Comité, notamment aux 26 brumaire an IX et 9 décembre 1805.

19 Jules Crosnier, « La Société des arts et ses collections », in Nos anciens et leurs œuvres, Genève, 1909-1910, n° 9-n° 10.

20 Jules Crosnier, « Les écoles de dessin au Calabri » in Nos anciens et leurs œuvres, 1901, pp. 53-69 ; G.-E. Haberjahn, Deux cents ans d’enseignement artistique à Genève, 1748-1948, Genève, 1948, pp. 1-38.

21 Procès-verbaux des assemblées générales et des séances du Comité à la date du 28 germinal an XI (et en outre aux 15 nivôse an VIII, 14 décembre 1807 et 4 décembre 1809).

22 Liliane Mottu-Weber, « L’intoxication au mercure dans la Fabrique genevoise : entre discours ‘scientifique’, inventions techniques et détresse humaine » in Bulletin de la Société d’histoire et d’archéologie de Genève, Genève, 2000-2001, nos 30-31, pp. 49-67.

23 Notice historique sur la Classe d’industrie et de commerce et sa section d’horlogerie, Genève, 1896.

24 Registre des Procès-verbaux des assemblées générales et des séances du Comité, à la date du 8 messidor an VI.

25 Ibid., dates suivantes : 3 mars 1805, 13 avril 1807, 7 mars 1808, 4 décembre 1809, 19 février 1810, 18 mars 1811, 14 décembre 1812.

26 L’agronomie genevoise des Lumières attend encore son historien ; voir cependant le bel ouvrage de Dominique Zumkeller, Le paysan et la terre : agriculture et structure agraire à Genève au XVIIIe siècle, Genève, 1992.

27 Procès-verbaux des assemblées générales et des séances du Comité, t. 4, pp. 61-62.

28 Ibid., à la date du 22 septembre 1806.

29 Ibid., dates suivantes : 7 et 21 mars 1808, 21 novembre 1808, 24 décembre 1810, 13 avril 1811, 14 décembre 1812, 1er avril 1813.

30 Procès-verbaux des assemblées générales et des séances du Comité, t. 3, aux dates suivantes : 21 mars, 4 avril, 15 avril, 6 juin 1796. Une relance fut tentée deux ans plus tard, voir le t. 4 des mêmes registres aux 23 janvier et 5 juin 1798.

31 Règlement de la Société établie à Genève pour l’avancement des arts, Genève, 30 germinal an IX (20 avril 1801), 11 pp. in-4°.

32 Tableau des membres de la Société pour l’avancement des arts, Genève : impr. Sucesseurs Bonnant, (1811), 1 f. in-plano (un exemplaire à la Société des Arts dans le recueil factice « Reglemens / programmes / rapports / 1786-1852 »).

33 Marc-Auguste Pictet, Correspondance : Sciences et techniques : Les correspondants suisses, italiens, allemands et autres, établi par René Sigrist, Genève, 2004, t. 4, pp. 100, 706-712.

34 Procès-verbaux des assemblées générales et des séances du Comité, t. 4, pp. 219-220. Sur le personnage, voir Les Stroganoff, une dynastie de mécènes, Paris, Musée Carnavalet, 2002.

35 Publiée aux pages 8-11 du Règlement de 1801, (cité dans la note 31 ci-dessus).

36 Société des Arts, Procès-verbaux des assemblées générales et des séances du Comité, t. 4, pp. 109-113.

37 Procès-verbaux des assemblées générales et des séances du Comité, voir dates suivantes : 1er mai 1798, 22 messidor an VI, 26 brumaire an IX, 5 fructidor an X, 3 février 1806, 2 mars 1807, 24 avril 1809, 4 septembre 1809.

38 Ibid., 11 janvier 1808, 22 janvier 1810, 7 janvier 1811.

39 A noter que la proposition avait été faite en date du 15 janvier 1790 d’adjoindre Jakob Schweppe au Comité de chimie de la Société des Arts.

40 John J. Wolfe, Brandy, balloons and lamps : Ami Argand, 1750-1803, Carbondale, 1999, et sur son implantation à Genève, voir Benedict Frommel, Ami Argand à Versoix, Genève, 1999.