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Sociabilité maçonnique et réseaux intellectuels

Autour d’Ignaz von Born, figure centrale de l’Aufklärung autrichienne

Pierre-Yves BEAUREPAIRE

Université de Nice-Sophia-Antipolis, CMMC

Fondateur de la loge cosmopolite Zur wahren Eintracht (A la Véritable Harmonie), citoyen des Républiques des Lettres, des Sciences – il est fellow de la Royal Society de Londres (1774) et membre associé des académies de Stockholm, Upsal, Göttingen, Saint-Pétersbourg, Padoue ou encore Toulouse – pilier des Illuminaten, créateur du Journal für die Freimaurer, auteur de nombreux projets académiques, Ignaz von Born (1742-1791) occupe une position d’étoile sociométrique au sein des réseaux qui maillent l’espace européen des Lumières, maçonniques et profanes. Ses contemporains ne s’y sont pas trompés. Dans une lettre d’août 1784, Georg Forster s’enthousiasme : « On ne peut que se réjouir de voir l’esprit des Lumières et la liberté de pensée se répandre chaque jour davantage, même dans les pays catholiques… La loge Zur wahren Eintracht est celle qui agit le plus en ce sens. Elle publie un journal pour les francs-maçons dans lequel on parle de la foi, du serment, du fanatisme, des cérémonies, en un mot où l’on parle de tout bien plus librement qu’on ne le ferait chez nous en Basse-Saxe. Les meilleurs érudits de Vienne et ses meilleurs poètes en font partie. On en a fait une société de scientifiques, amants de la lumière et, surtout, libres de préjugés ». Le Danois Friedrich Münter, théologien et minéralogiste, également membre des Illuminaten, fait chorus en écrivant à son père la même année que : « toute la loge de Born est une sorte d’académie des sciences ». Dans sa riche correspondance, Münter célèbre avec émotion la chaleur de l’hospitalité fraternelle offerte par le maître en chaire de Zur wahren Eintracht, Ignaz von Born, dans sa maison viennoise, à ses visiteurs. La dédicace de la cantate de Mozart, die Maurerfreude (K 471), La joie des francs-maçons, à Ignaz Edler von Born, est également révélatrice. Born aurait en outre inspiré le personnage de Sarastro dans La Flûte enchantée.

Notre propos vise ici à étudier l’espace relationnel d’Ignaz von Born et les stratégies réticulaires et de gestion de l’information qu’il met en œuvre pour mener à bien ses projets scientifiques et maçonniques, et soutenir les thèses joséphistes auprès de l’opinion éclairée.

Ignaz Edler von Born, franc-maçon, Aufklärer, joséphiste et membre des Illuminaten

Ignaz Edler von Born est né le 26 décembre 1742 dans la ville minière de Kapnik en Transylvanie où son père possède des mines. Il passe sa petite enfance à Karlsburg et fréquente le collège piariste de Hermannstadt (Sibiu). A partir de 1755, il étudie les humanités et la philosophie au collège jésuite de Vienne, avant d’entrer en 1760 comme novice dans l’ordre, qu’il quitte brutalement au terme de seize mois, juste avant de prononcer ses vœux de profès. Son parcours est ainsi tout à fait similaire à celui d’autres intellectuels francs-maçons autrichiens de premier plan, comme Aloys Blumauer ou Karl Leonhard Reinhold, formés par les Jésuites voire anciens Jésuites eux-mêmes. A Vienne, Born fait une rencontre déterminante, à l’origine d’une indéfectible amitié, celle de Joseph von Sonnenfels, qui l’introduit dans son cercle. Ce groupe d’amis s’est donné comme but de développer la culture « nationale », notamment le théâtre allemand, et de fonder une Deutsche Gesellschaft, une académie privée des beaux-arts. Il faut ici s’intéresser à la personnalité et à la trajectoire de Joseph von Sonnenfels ainsi qu’à celle de Joseph von Riegger, autre membre du groupe que fréquente le jeune Born. Tous deux influencent beaucoup sa formation et surtout éclairent le projet intellectuel et maçonnique de Born qu’ils ont largement contribué à porter à maturité. Ils illustrent aussi la richesse du vivier maçonnique autrichien qu’alimentent les administrateurs des Etats des Habsbourg issus de l’Université de Vienne.

Né en 1732, le baron Joseph von Sonnenfels étudie la philosophie à Vienne, puis sert cinq ans dans l’armée avant de reprendre des études de droit. En 1763, il est professeur de sciences politiques à Vienne. L’Université de Vienne est alors au cœur du processus de réforme politique, administrative et éducative, enclenché par Marie-Thérèse et son conseiller Gerhard van Swieten, puis repris et prolongé par Joseph II. La politique de Van Swieten qui préside la Commission de censure et d’éducation vise clairement à retirer aux Jésuites la formation des futurs cadres de la monarchie, à jeter les bases d’une véritable noblesse de service cultivant le sens de l’Etat. La carrière administrative de Sonnenfels s’inscrit dans son sillage. Il devient conseiller impérial et conseiller d’Etat pour la Basse-Autriche. En 1772, il devient censeur, puis en 1779 assesseur de la Commission de censure et d’éducation. Depuis 1777, il est rédacteur en chef de l’un des principaux organes des Lumières autrichiennes, le Wiener Realzeitung. Bénéficiant de la confiance de Gottfried van Swieten, fils de Gerhard et lui-même membre des Illuminaten, soutenu par Joseph II qui appelle de ses vœux la création d’un théâtre national destiné à promouvoir la culture allemande, Sonnenfels entre au conseil aulique en 1780. Comme son maître Gerhard van Swieten, Sonnenfels favorise à son tour la carrière dans les administrations d’Etat et notamment au sein de la Censure de jeunes intellectuels francs-maçons – et bientôt membres des Illuminaten – issus de l’Université de Vienne et arrachés à l’orbite jésuite : c’est le cas de l’ex-jésuite Aloys Blumauer, astre principal des lettres et des Lumières autrichiennes, qu’il fait entrer en 1782 à la Commission d’éducation qui a remplacé la Commission de censure, après avoir fait jouer le 18 novembre 1780 la première de Erwine von Steinheim, drame en cinq actes, au Théâtre impérial, qui quatre ans plus tard donne Die Freimaurer (Les francs-maçons), pièce du célèbre acteur et auteur de théâtre allemand Friedrich Ludwig Schröder (1744-1816), ami de Johann Joachim Christoph Bode dont il sera question plus loin, membre des Illuminaten, et premier véritable historien de la Franc-maçonnerie.

Sur le plan maçonnique, Sonnenfels est reçu franc-maçon à Leipzig à une date inconnue. Il adhère dès octobre 1782 à Zur wahren Eintracht, dont il devient l’année suivante le député maître. Il préside ainsi à la destinée de l’atelier aux côtés de Born, association que l’on retrouve aussi au sein des Illuminaten. Il est en effet leur préfet à Vienne, jusqu’à ce que Born occupe cette fonction, puis il devient leur Provincial pour l’Autriche. La suppression, la persécution et la publication des listes des membres de l’ordre des Illuminaten n’ont pas empêché Sonnenfels de poursuivre sa carrière administrative et politique, de même qu’elles n’ont pas entravé celle d’un Metternich ou du comte Johann Philipp von Cobenzl, Vice-Chancelier de 1779 à 1792, puis Ministre des Affaires étrangères en 1792-1793. En effet, Sonnenfels n’a pas prolongé son engagement jusqu’au jacobinisme, à la différence des plus jeunes membres de l’ordre partisans déçus d’un joséphisme radical, comme Blumauer, ou de nombre de francs-maçons rhénans éveillés à l’idée de réforme puis de contestation politique au sein des sociétés de lecture comme celle de Bonn. En 1797, Sonnenfels est élevé au titre de baron d’empire puis devient en 1810 Président de l’Académie des Beaux-Arts.

Dans le cercle de Sonnenfels, Born fait connaissance d’un étudiant en philosophie de son âge, Joseph Anton Stephan von Riegger, cofondateur avec Sonnenfels de la Deutsche Gesellschaft en 1761. Quatre ans plus tard, Riegger est nommé Professeur de droit à Fribourg-en-Brisgau. Il poursuit une carrière universitaire en devenant Conseiller impérial et Directeur du collège académique de Fribourg en 1767. Il n’a que vingt-cinq ans. En 1772, il est Doyen de la Faculté de Philosophie. Il s’installe à Prague où il est titulaire de la chaire de droit public. Il est alors reçu franc-maçon à la loge Zur Wahrheit und Einigkeit (A la vérité et l’unité), qui entretiendra par la suite des relations très étroites avec Zur wahren Eintracht à Vienne. Von Riegger, à l’instar du duc von Mecklenburg-Strelitz, voyage alors régulièrement entre Prague et Vienne, où ses différentes fonctions universitaires et administratives l’appellent souvent. Comme Born et Sonnenfels, il se fait alors affilier à Zur wahren Eintracht, avant de rallier l’ordre des Illuminaten. A l’image de Blumauer, il fait partie des francs-maçons membre des Illuminaten favorables au jacobinisme.

Très influencé par ces rencontres, Ignaz von Born quitte Vienne pour s’établir à Prague. Il y étudie pendant deux ans le droit, la minéralogie et la géologie. Les sciences naturelles, auxquelles l’enseignement jésuite accorde traditionnellement une grande place, seront ensuite très présentes dans les travaux scientifiques que Born conduira au sein de Zur wahren Eintracht. Au terme de ce cycle d’études, Born effectue un voyage de formation classique à travers l’Europe, qui le mène en Allemagne, aux Pays-Bas et en France. Il y confirme son goût pour la minéralogie, la géologie et la chimie. Selon Elisabeth Rosenstrausch-Königsberg, il approche également la franc-maçonnerie, ce en quoi il ne se distingue guère de ses contemporains, qui associent au tour de formation et d’agrément un véritable tour d’initiation. De retour à Prague, Born reprend ses études de minéralogie, sciences naturelles et géologie. Il publie déjà beaucoup et se fait connaître comme spécialiste en exploitation minière. En 1770, il prend la direction du bureau de prospection minière de Prague. Il se fait alors recevoir à la loge Zu den drei gekrönten Saülen (Aux trois colonnes couronnées) et marche sur les traces de Sonnenfels, dix ans après. En effet, il crée à son tour une Société particulière pour la promotion des mathématiques, de l’histoire nationale et de l’histoire naturelle : Privatgesellschaft zur Aufnahme der Mathematik, der vaterländischen Geschichte und der Naturgeschichte, puis Böhmische Gelehrte Privatgesellschaft. De façon significative, la Société savante de Bohême est en relation étroite avec la loge praguoise ; articulation que l’on retrouvera dix ans plus tard à Vienne. Elle publie en outre plusieurs périodiques auxquels Born participe activement – autre trait de son activité maçonnique et scientifique à Vienne. Ses travaux parmi lesquels la publication du catalogue raisonné de sa collection de fossiles obtiennent une reconnaissance européenne. Born devient fellow de la Royal Society de Londres en 1774 et membre associé des académies de Stockholm et Padoue. Marie-Thérèse l’appelle en 1776 au Musée impérial de Vienne pour réorganiser le département de minéralogie et dresser l’inventaire de ses collections. La seconde période viennoise de Born peut alors commencer. En 1779, il devient conseiller aulique près de la Chambre impériale des mines et publie l’année suivante son premier écrit satirico-politique à propos de la réforme des ordres monastiques décidée par Joseph II.

Le 14 novembre 1781, Ignaz von Born fait son entrée au sein de la toute jeune loge Zur wahren Eintracht. Le procès-verbal de la tenue confirme son appartenance antérieure à l’ordre maçonnique, puisque Born a le grade de compagnon. Il « a été rectifié », ce qui indique qu’il avait été initié à Prague dans un autre régime maçonnique, très probablement celui de la Stricte Observance. Sa candidature est présentée par Angelo Soliman, figure de la franc-maçonnerie cosmopolite et de la bonne société viennoise. D’origine somalie ou galla de la corne de l’Afrique, et de rang aristocratique, Soliman avait été pris et réduit en esclavage alors qu’il était enfant. Après avoir échoué à Messine il est libéré et entre au service du prince Jean de Lobkowitz puis du prince de Lichtenstein. Polyglotte, excellent joueur d’échecs, Soliman fréquente les cercles les plus huppés de la société viennoise et gagne l’amitié de Joseph II. Deux semaines plus tard, Born est élevé au grade de maître. Il s’impose en quelques tenues à ses frères par son dynamisme et sa chaleur. Alors que le maître en chaire Fischer, malade, souhaite se retirer, Born est élu confortablement le 9 mars 1782 à la tête de la loge par 31 boules blanches contre 3 noires. Il peut alors proposer à l’atelier son programme de travail maçonnique, pédagogique et scientifique. Sans remettre en cause les tenues d’instruction faites d’apprentissage des catéchismes et d’étude des rituels des différents grades, car Zur wahren Eintracht reste une loge maçonnique et ne saurait en aucun cas devenir l’enveloppe morte d’une société savante, Born est conscient du caractère rébarbatif de ces assemblées, et de la pauvreté du nombre des travaux qui y sont présentés. Il s’appuie donc sur les Constitutions de 1723 et de 1738 pour proposer que les membres de l’atelier pourvus du grade de maître choisissent des thèmes d’étude dans les arts libéraux, la morale, les mathématiques et les sciences naturelles, et présentent à l’ensemble des frères les fruits de leurs travaux le premier lundi de chaque mois lors d’une Ubungsloge (loge d’exercice). Ecole de vertu, la loge peut également devenir le lieu où chacun se perfectionne, enrichit ses connaissances au regard de l’autre et apporte sa contribution aux progrès des Lumières. C’est tout l’enjeu des rapports entre Bildung et franc-maçonnerie dans l’espace maçonnique germanique.

Born exclut d’emblée du champ d’investigation la jurisprudence, les questions politiques et théologiques. La loge adhère avec enthousiasme au projet de Born ; seuls trois frères, Jacobi, Grüwel et Scharf craignent que la loge ne se transforme en société savante. Dans ce domaine aussi, le succès est indiscutable puisque les Ubungslogen réunissent à partir de 1783 plus de 80 maîtres, dont 50 % sont des frères visiteurs. Born complète son dispositif et étend son audience grâce aux publications périodiques, pratique initiée à Prague. En outre, tant comme membre de la Commission de censure que comme auteur ayant lui-même été confronté à la censure, il sait qu’un journal interne, réservé aux membres de l’ordre permet aisément de contourner les interdictions et d’éviter les tracas, tout en bénéficiant d’une bonne diffusion auprès des élites éclairées, compte tenu de la large distribution des loges dans l’espace européen et du taux élevé d’affiliation maçonnique du public visé au sein de l’espace germanique. C’est l’objet du Journal für Freymaurer (Journal pour les francs-maçons) véritable compte-rendu des travaux maçonniques de l’atelier. Trimestriel tiré à un millier d’exemplaires, d’un prix de vente élevé – cinq Gulden – mais qui n’est pas un obstacle compte tenu des destinataires, le Journal für Freymaurer paraît à partir de 1784 pour un total de douze livraisons jusqu’en 1786. Le rédacteur en chef en est le poète et censeur Aloys Blumauer, qui mobilise tous ses correspondants maçonniques et membres des Illuminaten à travers les Etats des Habsbourg pour augmenter le nombre d’abonnés et la diffusion du titre. Le comte hongrois Jànos Fekete est sollicité à Trieste pour placer des abonnements dans sa loge, tout comme le franc-maçon érudit, membre des Illuminaten et de la société de lecture de Buda Joszsef Podmaniczky von Aszód, conseiller de gouvernement à Fiume. Blumauer prospecte également du côté de Raguse (Dubrovnik) où l’implantation maçonnique est ancienne, puisqu’en 1744 le cardinal Albani multiplie les lettres à Rome pour dénoncer le danger que les francs-maçons y représentent. Sonnenfels s’est lui-même fortement investi dans cette initiative qui rencontre un réel écho dont témoignent les lettres que reçoit Born de tout l’Empire. S’entrecroisent sur les colonnes du Journal comme dans les correspondances qui l’annoncent, le nourrissent ou en prolongent la lecture, les réseaux d’amitiés personnelles, d’appartenance commune à la Franc-maçonnerie, mais aussi à la république des administrateurs ou des savants : Ignaz von Born et Friedrich Münter appartiennent par exemple à une République européenne et cosmopolite des minéralogistes, associant savants et amateurs – précieux par leurs collections et la qualité des informations qu’ils sont susceptibles de transmettre –, dont les réseaux, les voyages, et les solidarités mériteraient une étude approfondie et attentive aux possibilités offertes par l’Europe des francs-maçons. Born convainc Karl Leonhard Reinhold de lui adresser des discours, comptes rendus et notes pour le Journal für Freymaurer. Reinhold ressemble d’ailleurs à bien des égards à Born et à Blumauer. Entré chez les jésuites en 1772, il les quitte pour un monastère barnabite qu’il fuit en 1783. Collaborateur du Teutsche Merkur de Wieland, Professeur de Philosophie à Iena, Reinhold est un Aufklärer de premier ordre. Enthousiasmé par Kant, il se voue à la diffusion de son œuvre. Il est initié à Zur wahren Eintracht en 1783, année où il entre également parmi les Illuminaten. Il sera même leur préfet à Iena en 1787. On ne saurait donc sous-estimer les qualités intellectuelles des collaborateurs du Journal. Mais Born n’oublie pas qu’il s’agit d’abord d’un périodique maçonnique, et y publie lui-même la planche inaugurale des loges d’exercice qu’il consacre aux Mystères des Egyptiens – elle aurait inspiré le livret de La Flûte enchantée –, saisissant l’opportunité d’un thème attractif pour combattre mythes et charlatans. Le Journal informe également ses lecteurs de l’actualité maçonnique des Etats des Habsbourg et de l’étranger.

Pour porter et relayer le projet scientifique des francs-maçons éclairés réunis sur les colonnes de Zur wahren Eintracht, Ignaz von Born publie de 1783 à 1788, donc au-delà de la Freimaurerpatent de 1785 et de la réduction drastique du corps maçonnique viennois, sept recueils des Travaux de physique des amis de l’harmonie à Vienne (Physikalischen Arbeiten der Einträchtigen Freunde in Wien), trimestriel en deux volumes. Les contributions traitent aussi bien de botanique que d’astronomie. On relève des descriptions géographiques, notamment de la Sibérie, des travaux sur l’industrie du verre, sur le colibri, ou les fossiles. Born cherche clairement à réunir des collaborateurs issus de tous horizons, bien au-delà de ses propres sujets de prédilection. En outre, il peut à la différence du Journal für Freymaurer, faire appel à des non-maçons. Sonnenfels, Blumauer et Born, tous trois membres de la Commission d’éducation en charge de la censure, partisans déclarés du joséphisme, influencent également fortement les autres organes de presse des Lumières autrichiennes et tout particulièrement le Wiener Realzeitung, dont Sonnenfels a pris la direction en 1777 et dont Blumauer est l’un des piliers. Lumières, franc-maçonnerie et Illuminaten s’entrecroisent ici en permanence.

Lorsque la Grande Loge Nationale d’Autriche est créée en 1784, Ignaz von Born en devient le Grand Secrétaire, mais l’irruption autoritaire et maladroite de Joseph II dans la sphère maçonnique par la Freimaurerpatent du 11 décembre 1785, étudiée au chapitre suivant, sème l’émoi et la désolation parmi les francs-maçons autrichiens, même si elle ne les prend pas totalement au dépourvu. En effet, au cours de l’été, le comte Leopold Kollowrat-Krakowski président de la Chambre des comptes a déjà fait part à ses frères de la Véritable Harmonie de l’entretien qu’il a eu avec l’empereur, qui a déjà arrêté sa décision. Des huit loges symboliques que compte la capitale, trois ont le droit de se maintenir. Le 27 décembre 1785, Zur wahren Eintracht interrompt ses travaux. Avec les loges Zu den drei Adlern (aux Trois Aigles) et Zum Palmbaum (Au Palmier), elle donne naissance à Zur Wahrheit (A la Vérité), installée le 6 janvier 1786. Mais la désillusion et la lassitude l’ont déjà emporté chez Born, qui se retire quelques mois plus tard de la loge et met fin à sa vie maçonnique. Joséphiste déçu, franc-maçon blessé, il a été également très affecté par la répression qui s’abat au même moment sur l’ordre des Illuminaten et les loges maçonniques en Bavière. En signe de solidarité fraternelle, il proteste auprès du chancelier du Conseil privé, le baron von Kreittmayr, président de l’Académie des sciences de Bavière, contre la suppression de la loge vivier des Illuminaten, Theodor zum guten Rat (Théodore au bon conseil) que le baron avait approuvée. Il lui reproche de s’être conduit comme « président du tribunal inquisitorial contre les francs-maçons » et renvoie ses diplômes de l’Académie bavaroise et de la société savante de Burghausen. En réalité, l’Académie qui compte nombre d’Illuminaten est elle-même menacée de suppression ou de fusion avec l’Académie du Palatinat, l’Electeur régnant également à Mannheim. La classe des Belles-Lettres, de fondation très récente (1776) sera finalement sacrifiée. L’une des bêtes noires de l’Electeur, le conseiller privé Johann Caspar von Lippert, recteur de l’Université d’Ingolstadt, devra quitter l’Académie et sera emprisonné. Helmut Reinalter estime que les gages donnés par le baron ont sauvé l’Académie, dont la classe d’histoire sera à son tour menacée en 1797.

« A la Véritable Harmonie », une fondation tardive, une ascension fulgurante

Dans ces conditions, c’est logiquement que Zuhr wahren Eintracht adresse une demande en constitution à la Grande Loge Nationale d’Allemagne le 3 mai 1781. Mais dès l’été, la perspective de fonder non plus une loge parmi d’autres, mais un atelier ouvertement dédié à la promotion et à la diffusion des Lumières se fait jour, relançant le vieux projet d’une académie des sciences qui bénéficierait du soutien impérial. La composition du noyau fondateur de Zur wahren Eintracht réuni autour de Fischer importe ici beaucoup. On relève notamment parmi eux, Joseph Anton Bianchy, adjoint pour les langues orientales à la Bibliothèque impériale et Anton Scharf, Professeur de Philosophie à l’Université de Vienne.

Le projet d’une académie (maçonnique) des sciences bénéficiant du soutien impérial suppose parallèlement l’érection d’une Grande Loge provinciale, Große Landesloge, qu’il vaudrait mieux traduire par Grande Loge territoriale et que Born donne dans sa correspondance pour synonyme de Grande Loge nationale. Joseph II exige en effet, la rupture des liens avec une puissance étrangère, fût-elle maçonnique, et plus particulièrement avec la Prusse, puissance rivale.

Au-delà des témoignages particuliers déjà mentionnés, le livre d’architecture de Zur wahren Eintracht livre les indices matériels d’un succès immédiat et croissant. La croissance des effectifs est saisissante. Au cours de sa première année d’existence, la loge enregistre 29 réceptions (de nouveaux maçons) et affiliations ; en 1782, le total s’élève à 45. Le rythme des nouvelles adhésions s’accélère encore et la loge dépasse dès le printemps 1785 l’effectif de Zur gekrönten Hoffnung, qui lui a donné naissance. Elle est devenue avec un total de 156 réceptions et de 49 affiliations la plus importante des huit loges viennoises alors en activité. Le ratio entre réceptions et affiliations, supérieur à 3, et la courbe des effectifs de Zur gekrönten Hoffnung, que n’affecte pas la nouvelle création, et qui maintient une belle croissance – de 110 membres environ en 1781, elle approche les 200 membres à l’été 1785 –, montrent que le projet maçonnique et culturel de Zur wahren Eintracht répond à une véritable attente. Ils témoignent aussi de la richesse du vivier maçonnique de Vienne à la veille de la Freimaurerpatent de Joseph II. Le nouvel atelier a pu faire une entrée remarquable sur la scène maçonnique, non seulement sans épuiser les ressources des sept autres loges, mais en élargissant le périmètre de l’orient viennois. En effet, pour saisir le rayonnement d’une loge comme Zur wahren Eintracht, il importe, avant même de prendre en compte le tirage et la diffusion de ses publications, de mesurer l’importance des frères visiteurs – ceux-là même qui, on l’a vu, donnent son envergure européenne et mondiale à la Bien Aimée d’Amsterdam.

Le livre d’architecture conserve les procès-verbaux de 430 tenues, pour un effectif cumulé de 15 400 actes de présence – soit quarante présents par tenue – dont 2400 peuvent être attribués à des visiteurs. Une tenue type réunit 40 présents, dont 28 membres et 12 frères visiteurs. Le livre permet d’identifier environ 700 francs-maçons dont Hans Josef Irmen a dressé le précieux répertoire. On constate ainsi que, vu le nombre des tenues et l’effectif des membres – initiés et affiliés – de l’atelier, 205, Zur wahren Eintracht augmente son audience par un flux croissant – au fur et à mesure que la loge est connue – de visiteurs. Le pari des fondateurs a donc été gagné sur la scène locale, mais aussi au-delà. En effet, si une part importante des visiteurs provient des autres ateliers viennois, on relève les noms de dizaines d’autres frères en provenance de l’ensemble des Etats des Habsbourg et de l’Europe. Les quelques exemples qui suivent donnent une idée de la richesse de l’effectif que Zur wahren Eintracht est capable de réunir le temps d’une tenue, grâce à l’appoint des visiteurs.

Centre maçonnique précoce et important avec neuf loges citées dans le registre viennois, Prague, où Born a fait une part importante de ses études, envoie notamment le comte Joseph Emmanuel Malabaila von Canal (1745-1826), fils de l’envoyé de Piémont-Sardaigne à Vienne, officier de l’armée autrichienne, chambellan impérial et conseiller privé. Il est l’un des fondateurs en 1783 de la loge Zur Wahrheit und Einigkeit (A la Vérité et l’Unité), orient de Prague, qui se réunit dans sa demeure, où il accueille également Mozart en 1778. Membre de l’ordre intérieur de la Stricte Observance, avec pour nom d’ordre Eques a Tulipa, membre des Illuminaten, Président de la Société économique de Prague, Canal y crée un jardin botanique célèbre dans l’Europe entière. Il prolonge son affiliation maçonnique après la Freimaurerpatent de 1785 et pendant la Révolution française, puisqu’il est membre d’honneur de la loge de Brünn, Zu den wahren vereinigten Freunden (Aux Vrais Frères réunis), en 1793.

Le dynamisme de la loge est tout aussi manifeste, si l’on considère la fréquence de ses réunions. Entre 1781 et 1785, en 58 mois, la loge s’assemble à 439 reprises, ce qui représente presque 8 tenues par mois. A une époque où une tenue toutes les trois semaines, dix mois par an, représente pour les loges françaises une très bonne moyenne, la fréquence des assemblées est tout à fait exceptionnelle. Malgré son recrutement huppé, Zur wahren Eintracht ne peut être comparée aux loges européennes aristocratiques ou même à la loge des Neuf Sœurs. Si elle partage leur excellence sociale, elle est en effet mue par un véritable projet intellectuel et maçonnique qui lui donne son âme si particulière et qui doit beaucoup à Ignaz von Born.