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République des Lettres

Idée utopique et réalité vécue

Krzysztof POMIAN

CNRS

Plus de 61 000 mentions sur Altavista, environ 167 000 sur Yahoo, 277 000 sur Google – selon les moteurs de recherche, la république des lettres est décidément à la mode. Certes, ces nombres impressionnants ne sont pas à prendre tels quels. On sait que dans le lot les répétitions défient le calcul, tout comme les citations qui n’ont pas beaucoup de sens. Reste qu’on constate par ailleurs que le syntagme république des lettres est assez fréquemment utilisé y compris dans les titres des livres qui parlent du XXe siècle, qu’il se retrouve dans le nom d’une revue savante, repris de celui de la célèbre revue de Pierre Bayle, Nouvelles de la République des Lettres, et que le phénomène historique auquel ce syntagme renvoie a fait au cours de dernières décennies objet de plusieurs travaux de Paul Dibon, Françoise Waquet, Denna Goodman et Anne Goldgar parmi d’autres, et des cours au Collège de France de Marc Fumaroli. Si cela mérite d’être souligné, c’est parce que les temps ne sont pas très lointains où la république des lettres n’était évoquée que très rarement, même pas une fois par décennie. Il y a là un changement qui mérite qu’on y réfléchisse. Pour l’apprécier à sa juste mesure, il faut toutefois s’arrêter au préalable à la république des lettres elle-même, telle qu’elle apparaît à la lumière des recherches récentes.

« Si res velis percipere, voces ipsas primum scire debes ». Le conseil vient de l’introduction à Glossarium ad scriptores mediae et infimae latinitatis, œuvre de Du Cange, une sommité de la République des Lettres. Suivons-le donc et commençons par les mots.

Le syntagme respublica litteraria apparaît en Italie au début du XVe siècle ; la plus ancienne mention connue date de 1420. Il est un calque de respublica christiana, expression présente dans la langue de l’Eglise depuis Grégoire le Grand et qui, avec son synonyme plus tardif, christianitas, dénote l’ensemble des chrétiens, la chrétienté. Respublica litteraria délimite apparemment dans cet ensemble un groupe plus restreint de ceux qui maîtrisent les litterae. En fait, il s’agit exclusivement de bonae litterae conformes aux exemples laissés par les Anciens : au départ Cicéron et Tite Live ; plus tard, bien d’autres, tant Latins que Grecs. Même si parmi les auteurs exemplaires figure initialement aussi saint Augustin, les Anciens sont, dans leur quasi totalité, païens et ils ne sauraient donc faire partie à titre posthume de la respublica christiana ou de la christianitas.

D’où deux termes introduits pour résoudre ce dilemme. Le premier, c’est le syntagme respublica litteraria. Le deuxième, c’est le vieux mot Europa qui acquiert désormais une nouvelle signification : il désigne la portion du monde habité occupée à présent par la chrétienté latine. Chacun à sa manière, ces termes font donc appel à l’idée d’une communauté imaginaire censée englober d’un même coup l’antiquité païenne et la modernité chrétienne. Leurs destins furent longtemps différents. C’est seulement au début du XVIIIe siècle qu’ils se rencontrent, pour se séparer à nouveau quelque cent ans plus tard quand respublica litteraria, dans ses versions vernaculaires, subira une éclipse, tandis que Europe, tirée à hue et à dia, aura une carrière mouvementée avant de devenir de nos jours un des mots les plus souvent invoqués du langage politique et culturel.

Ceux qui maîtrisent les bonae litterae, qui étudient et imitent les auteurs exemplaires, se distinguent de ceux qui les négligent, voire les récusent, et qui sont exclus de la respublica litteraria dont les membres sont unis par un lien particulier que crée leur adhésion commune à une même langue – un latin expurgé de barbarismes – à certaines formes littéraires, voire à une graphie des lettres inspirée de la minuscule carolingienne et des inscriptions anciennes. Et un commun intérêt pour toutes choses anciennes – textes mais aussi monnaies, inscriptions, pierres gravées, statues, objets divers – qu’étudient les studia humanitatis, studia humaniora. D’où le nom qui à partir de la fin du XVe siècle désignera ceux parmi les membres de la respublica litteraria qui les enseignent professionnellement : celui des humanistae.

La respublica litteraria ne se réduit donc pas aux membres du clergé qui, pendant des siècles, avaient le quasi monopole de l’écriture et du latin. Elle ne les englobe même pas tous. Le critère d’appartenance ne consiste dans son cas ni dans la croyance religieuse ni dans l’ordination. Il fait appel à une attitude face à l’antiquité païenne et à des compétences dont la maîtrise est censée l’accompagner. L’apparition de ce syntagme témoigne de ce fait de la prise de conscience de sa spécificité par les membres d’un groupe en gestation depuis au moins le XIIe siècle composé d’hommes de loi, tels Pétrarque et Boccace, de médecins mais aussi de clercs, tous unis par leur commun engagement dans le renouvellement des lettres, des arts, du savoir et de la spiritualité fondé sur un retour à l’antique. Prise de conscience qui devance de quelques décennies seulement l’accession à la magistrature suprême de l’Eglise d’un membre éminent de la respublica litteraria en la personne d’Enea Silvio Piccolomini devenu pape sous le nom de Pie II.

Italienne à l’origine, la respublica litteraria a franchi les Alpes et la mer d’abord suite à l’essaimage de ses membres qu’on retrouve dès la deuxième moitié du XVe siècle dans la plupart des pays de la chrétienté latine, puis suite à la formation dans chacun de ces pays des groupes d’humanistes éduqués en général en Italie ou du moins par les Italiens. Parallèlement elle a vécu un bouleversement aux conséquences à la fois immédiates et à très long terme : l’invention et la propagation très rapide dans la chrétienté latine de l’imprimerie qui a créé de nouvelles conditions d’exercice des activités intellectuelles, du fonctionnement social des écrits et d’existence des humanistes capables de tirer profit de cette innovation. Vers la fin du XVe siècle, la respublica litteraria a déjà un caractère supraethnique et supraétatique prononcé, et son centre se déplace vers le Nord : vers Bâle d’Erasme de Rotterdam qui, grâce à l’imprimerie précisément, a acquis une renommée dans l’espace entier de la chrétienté latine, tout en devenant une personnification de la respublica litteraria et, pour ses membres, un exemple et une autorité s’agissant tant de la philologie et de règles de vie que plus généralement de l’attitude à adopter face à un monde en plein changement.

En mettant à terme en question la supériorité morale de la société chrétienne et la valeur du savoir à sa disposition, la découverte de l’Amérique et de la route maritime vers l’Asie a provoqué dans la respublica litteraria une forte dissonance cognitive. Puis vint la Réforme suivie par deux siècles des guerres de religion, qui ont soumis la respublica litteraria à une tension existentielle extrême à laquelle, dans l’ensemble, elle a réussi à résister. L’éclatement de l’unité de la chrétienté latine y a entraîné néanmoins des restructurations internes profondes causées par la nécessité de survivre à un conflit confessionnel culminant dans des persécutions violentes et la lutte armée. De son côté la Contre-réforme paralysa la vie intellectuelle des pays où elle a réussi à triompher, plus rapidement et complètement dans la péninsule Ibérique, plus tardivement et partiellement en Italie où les effets ne s’en firent sentir pleinement que dans la deuxième moitié du XVIIe siècle. Mais déjà à partir des années 1620, respublica litteraria est concurrencée par un nouveau syntagme : république des lettres. Son entrée était tout sauf fracassante. On le trouve pour la première fois contraposé à république chrestienne dans une lettre adressée à Mersenne par un obscur érudit de province. Il devait donc être à l’époque assez répandu.

République des lettres n’est pas une traduction exacte de respublica litteraria. A preuve, le fait qu’on parlait, mais bien plus rarement, de république littéraire. Elle désigne, selon Richelet, « tous les gens des lettres en gros, le corps des gens des lettres » ; mais selon Furetière, il s’agit des « gens d’étude ». A cette époque, dans les années 1680, notre syntagme est déjà entré dans les dictionnaires. Dans les premières années du XVIIe siècle toutefois, il n’apparaît que dans les correspondances. On ne le rencontre dans les ouvrages imprimés qu’à partir des années 1640, notamment sous la plume de Jean Louis Guez de Balzac qui, à côté du syntagme république des lettres introduit aussi république des belleslettres qu’ils distingue explicitement du monde sçavant. A partir de 1684, notre syntagme servira de titre aux Nouvelles de la République des Lettres de Bayle et de ses continuateurs.

Tout au long de cette période, la question est ouverte de l’extension de ce syntagme : englobe-t-il uniquement les adeptes des belles-lettres ou aussi les érudits et les savants ? En France, cela donnera lieu à des controverses. Reste que la tendance est clairement à l’inclusion des savants comme le montrent les équivalents de République des Lettres en anglais – Republic of Learning et Learned Republic à côté de Republic of Letters – et en allemand : Gelehrtenrepublik. L’italien, lui, gardera repubblica delle lettere ou repubblica dei letterati. Toutes ces expressions apparaissent ou peut-être deviennent seulement plus nombreuses et plus visibles au début du XVIIIe siècle. Plus tard, au cours de ce siècle, on verra encore en français les expressions République des Sciences, République des Arts, voire République des Lettres, des Sciences et des Arts ; au début du XIXe, on trouve en russe Outchénaïa respublika, calque du terme allemand.

A partir des années 1680, le syntagme République des Lettres commence à être utilisé bien plus souvent que pendant le demi-siècle qui précède, notamment pour prendre ses distances par rapport à ceux qui font partie du groupe qu’il désigne ou, au contraire, pour défendre et illustrer les valeurs et les normes censées y être en vigueur. Pour prendre ses distances : ainsi Rancé souligne avec véhémence que la république des lettres ne s’étend pas dans des lieux où elle sait qu’elle n’a que des ennemis occupés à oublier ce que seule la curiosité les a poussés à apprendre ; ainsi encore Saint-Simon quand il dit, en parlant de Baluze, qu’il a vécu dans la république des lettres parmi les savants. Pour défendre les valeurs et les normes en vigueur dans la république des lettres, tel Bayle qui explique qu’elle est un pays de liberté, soumis au seul pouvoir de la vérité et de la raison ou de nombreux auteurs qui partagent cette opinion Nous en reparlerons.

Cette excursion trop rapide dans la lexicographie aurait mérité d’être approfondie. Impossible de le faire ici. Mais même sous une forme aussi simplifiée que celle qu’on vient de présenter, l’histoire des mots nous offre plusieurs leçons intéressantes. La première c’est que l’apparition du syntagme respublica litteraria rend manifeste une décléricalisation des activités intellectuelles et artistiques, qui affecte d’un côté le statut des personnes qui les pratiquent et qui sont de plus en plus souvent des laïcs et, de l’autre, la nature des objets auxquels elles s’intéressent et qui sont profanes, en particulier, païens. Disons d’emblée que ce n’est que le tout début d’une évolution séculaire car, d’abord, la respublica litteraria faisait partie de la respublica christiana et pour que la république des lettres pût s’en affranchir il a fallu attendre non seulement que la respublica christiana éclatât sous les coups de la Réforme, mais en plus que les institutions ecclésiales des confessions qui en sont issues, la catholique et les protestantes, aient été affaiblies par les pouvoirs séculiers au point de perdre les moyens d’un contrôle efficace des activités intellectuelles et culturelles, ce qui en Europe occidentale et centrale ne s’est produit qu’au XVIIIe siècle et encore d’une façon très variable selon les pays. Mais dès le XVIe siècle, face aux déchirements causés par la Réforme et la Contre-réforme, la respublica litteraria se définit comme supraconfessionnelle, unie par des valeurs communes aux christianismes en conflit.

D’autre part, tant au XVe siècle que longtemps après, les membres du clergé ont fourni un contingent très important des membres de la république des lettres. Qui plus est, ceux parmi eux qui ne faisaient pas partie du clergé, furent nombreux à vivre conformément au modèle clérical et cela qu’ils aient été catholiques ou protestants. Ils tiraient leurs revenus des prébendes, ecclésiastiques ou séculières, ils gardaient le célibat. Un savant peut-il se marier sans mettre en péril ses capacités intellectuelles ? Que cette question ait pu être sérieusement débattue, montre bien la prégnance du modèle de vie clérical jusqu’au XVIIe siècle et parfois même plus tard. Autant dire que la décléricalisation et la sécularisation de la république des lettres ne se sont produites qu’à l’époque des Lumières en liaison directe avec le développement des appareils administratifs des Etats, des établissements d’enseignement et du marché des biens culturels.

La deuxième tendance séculaire que dévoile notre excursion dans la lexicographie, c’est le passage du latin aux langues vernaculaires avec, entre les deux, le français une langue vernaculaire, certes, mais qui se substitue au latin dans son rôle de langue internationale. Un passage lent parce que le latin s’est défendu pendant longtemps et que sa disparition de l’usage savant est très variable selon les pays et les disciplines. Il est utilisé en Allemagne plus longtemps qu’en France, et en Russie plus longtemps qu’en Allemagne. Jusqu’au début du XIXe siècle, l’Académie des Sciences de Saint-Pétersbourg publie ses mémoires en latin. Et c’est en latin que le grand mathématicien de Göttingen, Carl Friedrich Gauss, rédige ses travaux jusqu’aux années 1820. Reste que le remplacement du latin d’abord par le français puis par les langues vernaculaires dans la communication interne à la république des lettres traduit l’importance croissante du public composé par les locuteurs d’une même langue, c’est-à-dire, en règle générale, par les ressortissants d’une même nation. Autant dire que nous assistons ici à une nationalisation de la république des lettres qui aboutira à terme à sa disparition pure et simple en tant qu’une communauté qui se voulait supraetnique et supraétatique.

Troisième tendance longue qui se dégage de l’étude des mots : le déplacement du centre de la république des lettres du Midi au Nord. Au départ, nous l’avons vu, la respublica litteraria est exclusivement italienne et l’Italie y pèse longtemps plus lourd que d’autres pays par ses auteurs qu’ils soient des poètes, comme Le Tasse et L’Arioste, penseurs comme Machiavel ou savants comme Galilée, par ses artistes aussi et par ses musiciens. L’implantation de la Contre-réforme a eu pour effet d’isoler les pays de la péninsule Ibérique de la république des lettres dont ils ne font plus partie. Quant à l’Italie, elle a été marginalisée au point d’être tenue par les Français, comme l’a bien montré Françoise Waquet, pour un pays où l’on va voir des monuments et non pas des savants en exercice.

Or, ce sont les gens de lettres et d’étude qui constituent la république des lettres. Encore faut-il qu’ils puissent publier leurs travaux, même si ceux-ci s’écartent des opinions établies. La république des lettres ne saurait donc exister sans une certaine liberté des presses. Elle est incompatible avec l’Index des livres prohibés et avec la censure. Aussi au XVIIe siècle, si une de ses capitales se trouve à Paris, une autre, après la trêve des Douze Ans, s’installe dans les Provinces-Unies. Autant dire que la république des lettres prospère surtout dans un pays protestant mais qui pratique la tolérance religieuse et dans un pays catholique mais qui ne fait pas partie du camp de la Contre-réforme. Quand Louis XIV range la France dans ce dernier en révoquant l’édit des Nantes et en bannissant les huguenots, le centre de la république des lettres se réfugie dans les Provinces-Unies et en Angleterre. Certes, la France reste, même pendant les trente dernières années du règne de Louis XIV, un des hauts lieux de la république des lettres du fait de ses institutions scientifiques, et après 1715 elle retrouve un rayonnement intellectuel grâce aux écrivains et penseurs que publient les presses de Hollande, en attendant l’Encyclopédie. Toujours est-il qu’à partir de 1685 la république des lettres est abritée principalement en terre protestante.

Les évolutions dont on vient de faire état vont de pair avec les changements de la nature même de l’activité intellectuelle reconnue comme exemplaire, comme celle qui définit par excellence un membre de la république des lettres. Au départ, cette place est occupée par la pratique des belles-lettres qui ne se laisse pas dissocier de la fréquentation et de l’étude des auteurs anciens et de tout ce qui est nécessaire pour les comprendre à fond. Mais dès le XVe siècle, dans la respublica litteraria, à côté de l’adepte des belles-lettres apparaît un nouveau type de lettré : l’antiquaire pour qui l’écriture est secondaire par rapport à la recherche, le style par rapport à l’exactitude. Son poids deviendra plus grand suite à l’éclatement de la controverse religieuse quand l’érudition sera mobilisée au service des confessions qui s’affrontent sur un grand nombre de points importants d’histoire ecclésiastique. Vers le milieu du XVIe siècle arrive le savant sous plusieurs espèces : du naturaliste, de l’astronome, du mathématicien, du physicien. Dans la république des lettres telle qu’elle se reconfigure au XVIIe siècle, les « gens d’étude » occupent déjà une place importante et qui ne cesse de s’élargir.

Partout difficile, la coexistence des écrivains avec les praticiens de l’érudition et des études antiquaires, est jalonnée en France par une série de controverses. Elles coïncident en gros avec la ligne de fracture entre la Cour et la Ville dont les goûts et les curiosités ne se recouvrent pas. Il en va autrement s’agissant des savants qui acquièrent dès les années 1680 une place dominante dans la république des lettres et qui conquièrent l’opinion. Qu’il suffise de rappeler le rang de Descartes en France dans le dernier XVIIe et le premier XVIIIe siècle et celui de Newton d’abord en Angleterre, puis dans l’Europe entière, ou encore le succès des Boyle Lectures en Angleterre et de Fontenelle et de Réaumur en France, qui précède le succès européen des unes et des autres. Le centre de gravité de la république des lettres se déplace ainsi de la littérature vers la science et à sa suite vers la philosophie au sens qu’on donne à ce terme au XVIIIe siècle. Son organisation interne se modifie en conséquence, les mathématiques d’abord, puis les sciences naturelles se voyant propulsées vers le centre dont sont repoussées vers la périphérie les études antiquaires et les recherches érudites.

Parallèlement à cette montée en puissance des sciences mathématiques et naturelles dans l’enceinte de la république des lettres, on assiste aussi à l’entrée dans celle-ci des arts visuels, en particulier de l’architecture, de la peinture et de la sculpture. Dès le Quattrocento, des tentatives se sont succédé pour montrer que l’exercice de ces arts consiste non pas dans une suite d’actions manuelles mais principalement dans les opérations de l’intellect. Les écrits des artistes eux-mêmes et des connaisseurs, le statut de grands artistes dans les cours, la place des œuvres d’art qu’on expose dans les galeries et les cabinets – tout cela agit dans le sens d’une promotion de l’architecture, de la peinture et de la sculpture au rang d’une activité intellectuelle, comparable à l’écriture et à la production du savoir, ce qui rejaillit sur le statut social des artistes. Dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, certains artistes sont reconnus en France comme pratiquant non pas un métier régi par les règlements corporatifs mais une activité libérale qui les autorise à avoir leur académie à l’instar des écrivains. Cette manière de concevoir l’artiste se propage dans d’autres pays européens et se voit consacrée par les philosophes vers le milieu du XVIIIe siècle avec la constitution de deux disciplines : de l’esthétique et de l’histoire de l’art. A partir de cette date, les artistes non seulement font partie de la république des lettres mais en sont une élite à côté des philosophes et des savants.

La montée en puissance des sciences mathématiques et naturelles est inséparable de leur radicale mutation interne que rend manifeste la réduction dans l’étude de la nature du rôle de la saisie de l’objet par l’œil nu et l’importance croissante accordée aux instruments d’observation allant de pair avec la substitution progressive des mesures aux appréciations qualitatives fondées sur la perception sensorielle. Dès les débuts de cette mutation dans les premières décennies du XVIIe siècle, une mécanique, une astronomie et une étude du vivant, se constituent en rupture avec la tradition millénaire de ces branches du savoir, et la figure du savant elle-même acquiert de nouveaux traits, ce qui aboutit à des polémiques violentes concernant les frontières du savoir et le droit de se faire reconnaître la qualité de savant par les instances idoines de la république des lettres. Est-on savant quand on pratique la magie ? L’astrologie ? L’alchimie ? D’autres sciences occultes ? Est-on savant quand, fidèle à Ptolémée, on refuse Copernic, Galilée et Kepler ? Est-on savant quand on défend la physique d’Aristote contre celles de Galilée et de Newton ? Est-on savant quand on préfère les scolastiques à Descartes, à Gassendi et à d’autres philosophes modernes ? De telles questions et d’autres analogues portent en fait sur les frontières de la république des lettres dont le tracé dépend, évidemment, de l’attitude qu’on adopte face notamment à la nouvelle science.

Mais aussi face à la nouvelle histoire car, parallèlement aux mutations des sciences mathématiques et naturelles, l’histoire tenue pour un genre littéraire depuis l’antiquité jusqu’aux artes historicae du XVIIe siècle, devient une discipline fondée sur la connaissance du passé par l’intermédiaire des sources, ce qui met au centre de gravité du travail d’historien non pas l’écriture mais la recherche et débouche sur un conflit entre deux sortes de prétendants au titre d’historien : les écrivains et les érudits. Les premiers voient dans l’histoire une branche des belles-lettres. Les deuxièmes, une science. Les premiers reprochent aux deuxièmes de ne pas respecter les règles de bienséance et de ne pas s’appliquer à séduire leur public. Les deuxièmes accusent les premiers d’introduire dans leurs œuvres des fictions et de se laisser guider par l’esprit de parti. Nous ne pouvons pas nous arrêter ici à ce conflit. Seul nous importe le fait que la nouvelle histoire avait des exigences différentes de celles de l’ancienne, tout comme la nouvelle science fondée sur une connaissance de faits naturels par l’intermédiaire des instruments d’observation et de mesure avait des exigences différentes de celles de l’ancienne qui faisait appel au seul regard.

La nouvelle science avait besoin de jardins botaniques, d’observatoires, de laboratoires, d’expéditions dans les contrées exotiques. La nouvelle histoire avait besoin d’accès aux archives, des bibliothèques, des collections, des voyages permettant d’étudier les documents et les monuments des pays étrangers. L’une et l’autre avaient besoin d’institutions et de financement régulier. Dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, à côté des cénacles informels qui fonctionnent toujours, naissent des associations formalisées et stabilisées : la Société Royale en Angleterre et l’Académie des Sciences en France ; elles seront suivies par nombre d’autres. Dans les années 1660 naissent aussi les premières revues scientifiques – Philosophical Transactions, Journal des Sçavans – qui auront rapidement une fort nombreuse postérité. Elles ne remplacent pas, loin de là, les correspondances. Mais elles les complètent et elles confèrent une visibilité beaucoup plus grande aux nouvelles découvertes. La république des lettres entre ainsi dans une période de transition : des rapports informels vers les échanges plus ou moins ritualisés, d’une certaine spontanéité vers l’institutionnalisation. Cette transition durera longtemps. Mais elle est déjà bien entamée avant la Révolution française.

Si on essaye maintenant de comparer la respublica litteraria du début du XVe siècle avec la république des lettres à la fin du XVIIIe, on constate que l’homogénéité initiale a laissé place à l’arrivée à une situation fort complexe. Le syntagme République des Lettres, des Sciences et des Arts est une tentative d’enfermer cette complexité dans une formule mais il n’y réussit qu’approximativement. Il montre bien la séparation des sciences et des lettres et l’entrée des arts. Mais ce qu’il ne capte pas, c’est d’abord la très forte expansion territoriale et une aussi forte croissance démographique. Un groupe italien à l’origine devient à terme européen avec, déjà, des têtes de pont installées outre-mer, dans les Amériques, et il passe de quelques dizaines d’humanistes, une centaine au maximum au XVe siècle, à plusieurs milliers d’écrivains, savants et artistes et cela quel que soit le tracé de la frontière qui sépare les membres de la république des lettres de ceux à qui on refuse cet honneur. A défaut de statistiques crédibles, il vaut mieux être prudent sur ce point. Mais on peut, me semble-t-il, risquer l’hypothèse d’un changement des deux ordres de grandeur.

Ce que le syntagme tripartite ne capte pas par ailleurs, c’est le changement de la nature même des rapports internes dans la république des lettres. Le lien social dans la respublica litteraria est assuré par les rencontres des personnes qui très tôt prennent l’habitude de se réunir dans le cadre de petits groupes. Il est assuré par les voyages que certains ont les moyens d’entreprendre pour des raisons de service ou à la suite de leurs patrons. Et il est assuré par la circulation des lettres et des œuvres. Mais la respublica litteraria naît à l’époque du manuscrit quand la circulation des œuvres était plus lente et plus limitée qu’aux temps où l’imprimerie, après ses premiers perfectionnements, a commencé à fonctionner à plein régime. A l’époque où ce sont en gros les mêmes canaux qui véhiculent les lettres et les œuvres. L’avènement de l’imprimerie va séparer les unes des autres et introduire une première différence entre un document public parce qu’imprimé, et un document tel que la lettre, sinon privé du moins à circulation restreinte aussi longtemps qu’il ne sera pas imprimé à son tour. Dans la dernière phase de la respublica litteraria, on assiste à une première formalisation des liens entre ses membres au niveau local, avec la formation en Italie des académies, à la fois lieux de sociabilité, d’échange de nouvelles, et parfois de discussions savantes.

La république des lettres reprendra toutes les habitudes déjà existantes mais leur donnera un nouveau développement. Ainsi les cénacles informels vont laisser place à des académies ou à des sociétés savantes dûment reconnues, voire suscitées par le pouvoir royal. Elles sont une réponse aux besoins d’un milieu en quête des revenus, des moyens de faire des recherches, de publier, de bénéficier de la protection juridique des publications, des inventions et des découvertes. Mais elles sont aussi, du point de vue des monarchies absolues, un instrument de surveillance d’un milieu social qui n’a pas sa place dans la hiérarchie traditionnelle, et de l’orientation de ses travaux dans un sens réputé utile pour l’Etat. Il en va autrement en Angleterre après 1688. Reste que la naissance des académies dans les grandes capitales ne prive nulle part de leur importance les groupes informels et les associations locales, telles ces académies de province dont Daniel Roche a dressé un panorama pour la France mais dont nous connaissons aussi les équivalents en Italie, dans le monde germanique et dans le Royaume-Uni.

Semblablement la multiplication de revues savantes à partir des années 1660 et surtout 1680 facilite, évidemment, et accélère la circulation des nouvelles dans la république des lettres, et permet de se tenir mieux qu’avant au courant des récentes publications et des dernières découvertes. Mais elle ne supplante pas les correspondances épistolaires qui restent toujours un moyen privilégié de communication. Et, enfin, le voyage savant change : d’une part, se multiplient les expéditions sur d’autres continents qui engagent des moyens lourds et nécessitent la participation de la marine de guerre ou l’aide des compagnies de commerce ; d’autre part, le nombre de voyages en Europe même à la recherche des manuscrits et pour étudier les collections augmente et ils sont maintenant plus souvent que naguère financés par les institutions. Il n’en reste pas moins que, vu le nombre limité de membres de la république des lettres en mesure de supporter les dépenses qu’entraîne un voyage, la place de précepteur dans une famille qui envoie son fils se frotter au grand monde, permet à plusieurs savants débutants de visiter les pays où autrement ils n’auraient jamais pu aller.

Après cette histoire de la république des lettres vue de l’extérieur, revenons-en aux déclarations évoquées plus haut qui traduisent la manière dont elle était conçue par certains au moins de ses membres. En 1668-1673, Malebranche rédige la Recherche de la vérité. Dans le livre IV de ce traité, il consacre un chapitre aux « faux savants », tenants de l’érudition et donc d’un modèle de savoir combattu par les cartésiens. Inséré dans ce chapitre est un passage sur la république des lettres. Le voici :

On regarde ordinairement les auteurs comme des hommes rares et extraordinaires, et beaucoup élevés au-dessus des autres ; on les révère donc au lieu de les mépriser et de les punir. Ainsi il n’y a guère d’apparence que les hommes érigent jamais un tribunal pour examiner et pour condamner tous les livres qui ne font que corrompre la raison. C’est pourquoi l’on ne doit jamais espérer que la république des lettres soit mieux réglée que les autres républiques, puisque ce sont toujours des hommes qui la composent. Il est même très à propos, afin que l’on puisse se délivrer de l’erreur, qu’il y ait plus de liberté dans la république des lettres que dans les autres, où la nouveauté est toujours fort dangereuse. Car ce serait nous confirmer dans les erreurs où nous sommes, que de vouloir ôter la liberté aux gens d’étude, et que de condamner sans discernement toutes les nouveautés.

On ne peut donc point trouver à redire si je parle contre le gouvernement de la république des lettres ; et que je tâche de montrer que souvent ces grands hommes qui sont l’admiration des autres pour leur profonde érudition, ne sont dans le fond que des hommes vains et superbes, sans jugement et sans aucune véritable science. Je suis obligé d’en parler de cette sorte, afin qu’on ne se rende pas aveuglément à leurs décisions et qu’on ne suive pas leurs erreurs. (Recherche de la vérité, IV, viij, ii ; Œuvres, I, Pléiade, pp. 431-432)

Malebranche s’attaque ici à l’idée que les auteurs qui passent pour des savants, à tort, selon lui, ont des qualités qui les placent au-dessus du commun des mortels et que partant la république des lettres qu’ils composent peut être « mieux réglée », c’est-à-dire régie par des normes plus raisonnables, que les « autres républiques », lisez : les sociétés et les Etats auxquels on appartient au titre de naissance. Il rejette cette idée influente dans son milieu – sinon il n’en parlerait pas – pour des raisons philosophiques et religieuses. Mais cette critique n’a pas servi à grand chose. Ecoutons Bayle :

Cette République [des Lettres] est un Etat extrêmement libre. On n’y reconnaît que l’empire de la vérité et de la raison, et sous leurs auspices on fait la guerre innocemment à qui que ce soit. Les amis s’y doivent tenir en garde contre leurs amis, les pères contre leurs enfants, les beaux-pères contre leurs gendres […] Chacun y est tout ensemble souverain et justiciable de chacun. Les lois de la société n’ont pas fait de préjudice à l’indépendance de l’état de nature par rapport à l’erreur et à l’ignorance : tous les particuliers ont à cet égard le droit du glaive, et le peuvent exercer sans en demander la permission à ceux qui gouvernent […] On n’usurpe rien de ce qui dépend de la majesté de l’Etat en faisant connaître au public les fautes qui sont dans un livre. Il est vrai que par là on diminue quelquefois la réputation d’habile homme qu’un auteur s’était acquise et le profit pécuniaire qu’il en tirait, mais si on le fait en soutenant le parti de la raison et par le seul intérêt de la vérité, et d’une manière honnête, personne n’y doit rien trouver à redire. On n’a rien de commun avec les faiseurs des libelles diffamatoires, on n’avance rien sans preuve, on se porte pour témoin et pour accusateur exposé à la loi du talion ; on court le même risque que l’on fait courir ; mais un faiseur de libelles se cache, afin de ne pas être obligé de prouver ce qu’il publie, et afin de pouvoir faire du mal sans en être responsable. Il est donc de la justice naturelle que chaque membre de la République conserve son indépendance par rapport à la réfutation des auteurs, sans que la relation de père, de beau père, de mari, de frère, etc. puisse y apporter du préjudice […]. (Dictionnaire Historique et Critique, « Catius », II, (D), 102)

Bayle parle de la liberté qu’ont les membres de la république des lettres de critiquer réciproquement leurs travaux ; sur ce point, il est en parfait accord avec Malebranche qui, lui aussi, tient cette liberté pour indispensable à la lutte contre les erreurs. Mais Bayle va beaucoup plus loin, car il fonde la liberté de critique sur l’affirmation que les membres de la république des lettres reconnaissent exclusivement « l’empire de la vérité et de la raison », qu’il justifie par leur indépendance eu égard aux rapports d’amitié, de parenté ou d’alliance qui peuvent les lier les uns aux autres. Autant dire que dans l’exercice de leur fonction critique, les membres de la république des lettres ne sont pas tenus, selon Bayle, à respecter les obligations qui découlent de leur appartenance à une famille – et nous pouvons ajouter, on le verra, à une confession ou une nation. Plus généralement : aux obligations qui découlent des liens imposés par le fait de naissance dans telle ou telle autre collectivité réelle, doivent se substituer celles qu’impose l’appartenance à la république des lettres.

Libre de toute attache terrestre y compris l’obéissance à un Etat dont il n’enfreint pas les prérogatives « en faisant reconnaître au public les fautes qui sont dans un livre », un membre de la république des lettres dans l’exercice de sa fonction critique est libre aussi de toutes les passions inséparables de la vie en société. Il est gouverné par la raison et mû uniquement par la passion de la vérité, si c’en est une. Aussi doit-il être jugé en tenant compte uniquement de la place qu’il occupe dans la république des lettres, c’est-à-dire de la contribution qu’il a apportée à ce bien commun de celle-ci qu’est le savoir. S’ensuit notamment, point qu’il vaut la peine d’expliciter, que le jugement qu’on porte sur tel ou tel autre ne saurait dépendre de son appartenance confessionnelle. Bayle encore :

Tout le monde a goûté la coutume d’insérer dans le Journal des Savants l’éloge de grands personnages que la mort a enlevés depuis peu, qu’on ne manquera pas de suivre cette méthode. […] Nous n’examinerons point de quelle religion ils auront été, Tros Rutulusve fuat, nullo discrimine habebo ; il suffira qu’ils aient été célèbres par leur science. Les moines illustres de ce côté là, n’obtiendront pas moins de justice qu’un autre savant. Il ne s’agit point ici de religion, il s’agit de science : on doit donc mettre bas tous les termes qui divisent les hommes en différentes factions et considérer seulement le point dans lequel ils se réunissent, qui est la qualité d’homme illustre dans la République des Lettres. En ce sens, tous les savants doivent se regarder comme des frères ou comme d’aussi bonne maison les uns que les autres. Ils doivent dire : Nous sommes tous égaux, Nous sommes tous parents, Comme enfants d’Apollon. (Préface de Nouvelles de la République des Lettres, 1684)

Si l’on pousse cette démarche jusqu’au bout – et Bayle nous autorise à le faire – elle conduit à tenir chaque membre de la république des lettres dans l’exercice de ses fonctions critiques pour privé de son appartenance confessionnelle et nationale, de son rang de noble ou de roturier, de sa place dans la hiérarchie des richesses, de ses liens familiaux et autres, et en ce sens de sa corporéité même dans le mesure où c’est elle qui en fait un être visible et qui porte toutes ces propriétés. A le tenir, autrement dit, pour privé de tout ce qui le rend dans la vie réelle à la fois fini et qualitativement différent des autres, et qui éveille des passions à l’origine des croyances, des convictions et des comportements qu’un individu adopte le cas échéant afin de justifier la prééminence qu’il accorde à une existence limitée et à des sociétés particulières au détriment de celle, universelle et infinie, que constitue la république des lettres.

La démarche de Bayle conduit par conséquent à assimiler chaque membre de celle-ci, dans l’exercice de ses fonctions critiques, à une simple modalité ou manifestation locale de ce qui permet à un être humain de transcender sa finitude et ses traits singuliers : de la raison. C’est pourquoi, la république des lettres, en tant que pays de liberté, est gouvernée par la raison. Et par la vérité, adéquation de l’intellect aux choses mêmes, qui, elle, n’est accessible qu’à condition de s’abstraire de toutes les servitudes et de poser sur le monde et les hommes un regard détaché de tout système de référence particulier et apparenté sous ce rapport au regard de Dieu. Nulle part cela ne s’exprime plus fortement que dans ce portrait du parfait historien que Bayle dresse dans un des passages de son Dictionnaire et qui est en même temps le portrait d’un citoyen exemplaire de la république des lettres :

Tous ceux qui savent les lois de l’histoire tomberont d’accord qu’un historien qui doit remplir fidèlement ses fonctions, doit se dépouiller de l’esprit de flatterie et de l’esprit de médisance, et se mettre le plus qu’il lui est possible dans l’état d’un stoïcien qui n’est agité d’aucune passion. Insensible à tout le reste, il ne doit être attentif qu’aux intérêts de la vérité, et il doit sacrifier à cela le ressentiment d’une injure, le souvenir d’un bienfait et l’amour même de la patrie. Il doit oublier qu’il est d’un certain pays, qu’il a été élevé dans une certaine communion, qu’il est redevable de sa fortune à tels et tels, et que tels et tels sont ses parents ou ses amis. Un historien en tant que tel est comme Melchisédech, sans père, sans mère et sans généalogie. Si on lui demande : D’où êtes-vous ? il faut qu’il réponde : Je ne suis ni Français, ni Allemand, ni Anglais, ni Espagnol, etc. ; je suis habitant du monde, je ne suis ni au service de l’empereur ni au service du roi de France mais seulement au service de la vérité ; c’est ma seule reine, je n’ai prêté qu’à elle le serment d’obéissance ; je suis son chevalier voué et je porte pour collier de l’ordre le même ornement que le chef de la justice et du sacerdoce des Egyptiens. Tout ce qu’il donne à l’amour de la patrie est autant de pris sur les attributs de l’histoire, et il devient un mauvais historien, à proportion qu’il se montre un bon sujet […]. (DHC, IV, Usson, (F), 486)

Pour nous, il va de soi que quand on parle de la république des lettres en tant qu’un pays de liberté, gouverné par la raison et la vérité, on parle en fait d’autre chose que quand on parle de la république des lettres en tant qu’un réseau d’échanges entre les savants de différentes confessions et de différents pays. Dans le deuxième cas, on parle des choses quotidiennes et prosaïques : des brouilles et des querelles des savants, de la générosité d’un tel et du caractère irascible de tel autre, des lettres qui se perdent, des livres qui arrivent avec retard, des difficultés de publication, des événements, des institutions. Dans le premier, on dessine les contours d’une utopie. Telle l’Eglise, la république des lettres existe, en effet, sous deux espèces : visible, composée d’êtres humains en chair et en os, et invisible dont ne participent que de purs esprits. Mais, à la différence de celle de Morus et de ses innombrables imitateurs, l’utopie de Bayle (ou de Le Clerc qui, lui aussi, l’énonce avec force) fait objet d’une croyance assez répandue parmi les gens de lettres et d’étude qui, à l’instar de ces deux auteurs, ne semblent pas distinguer la république des lettres visible de son double invisible, qui tirent les règles de conduite dans celle-là des affirmations portant sur celle-ci – des affirmations qu’ils pensent être des constats, tandis que ce sont des projections des valeurs auxquelles ils adhèrent et qu’ils désirent voir réalisées.

A la différence de l’utopie de Morus, la république des lettres est censée, en effet, se situer non pas sur une terre lointaine mais ici même, parmi nous, partout où résident des hommes qui pensent et agissent en êtres rationnels et qui, à ce titre, en sont membres. Cette croyance renvoie à une métaphysique sous-jacente commune à tous les penseurs de l’époque aussi fortes que soient leurs divergences, avec son axiome doté à leurs yeux d’une évidence si aveuglante qu’elle les empêche de se rendre compte qu’ils auraient pu ne pas l’admettre, et selon lequel l’homme est capable de transcender sa finitude et de s’élever à une connaissance objective, c’est-à-dire d’appréhender les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes. Il faudra attendre Hume et Kant pour voir cet axiome définitivement invalidé pour ce qui est de l’homme assimilé à un individu. Bayle a fait un pas important dans cette direction mais son attitude à l’égard de la république des lettres montre que, malgré tout son pyrrhonisme, il en est resté encore tributaire.

La république des lettres est donc – point sur lequel je tiens à insister – à la fois une idée utopique et une réalité vécue, un idéal et un donné de fait. Tels l’avers et le revers d’une médaille, ces deux dimensions ne sont pas isolées l’une de l’autre. L’idée utopique – mais qui n’est pas conçue comme telle – n’a été formulée que dans les années 1680 quand les conditions politiques dans les Provinces-Unies ont permis à la république des lettres d’y bénéficier d’une liberté sans précédent et quand les échanges entre les savants des confessions, des nationalités et des obédiences différentes se sont mis à fonctionner, malgré tous les aléas, d’une façon relativement régulière. Mais bien avant d’avoir été formulée, l’utopie travaillait la république des lettres comme une sorte d’idée régulatrice avec des effets à la fois éthiques et cognitifs.

C’est ce qu’illustre, dès les temps de la respublica litteraria, la position adoptée après l’éclatement du conflit religieux au sein de la chrétienté latine par Erasme de Rotterdam, qui aura fourni l’inspiration à tous ceux qui s’efforcèrent de préserver la paix confessionnelle ou, du moins, de trouver des terrains d’une entente possible au prix d’une mise en veilleuse, fût-elle temporaire, des croyances religieuses incompatibles. C’est ce qu’illustrent toutes les lettres échangées par des savants des confessions différentes mais qui communient dans l’intérêt pour l’antiquité païenne ou l’histoire ecclésiastique. C’est ce qu’illustre l’action de Peiresc dans son rôle de juge de paix qui essaie de faire en sorte que les controverses entre les savants ne dégénèrent pas en échange d’invectives et d’arguments ad hominem. Et c’est ce qu’illustre surtout un long travail collectif qui consistait à élaborer une éthique de la preuve pour arriver à un consensus sur ce qu’est la preuve dans une discipline donnée et à quelles conditions elle doit satisfaire pour être reconnue recevable.

En ce point, l’éthique rejoint l’épistémologie car tout accord sur les preuves entraîne une modification des questionnaires et des procédures, afin d’obtenir des résultats susceptibles de satisfaire aux critères qui ont fait objet de cet accord. Plus profondément, c’est l’idée utopique de la république des lettres gouvernée par la raison et la vérité, qui a permis d’assimiler le savant au pur sujet de la connaissance pensé en dehors de tout cadre théologique en tant que capable d’acquérir un savoir sinon certains, du moins hautement probable, sans avoir besoin de la garantie de Dieu, parce que – à l’instar de Dieu – il n’est lui-même lié à aucun système de référence particulier et peut donc poser sur le monde et les hommes un regard que rien ne déforme et rien ne limite.

L’idée utopique de la république des lettres influence donc le comportement réel des savants à la fois dans leurs rapports manifestes avec les autres et dans leurs démarches cognitives qui recèlent un rapport aux autres en général implicite, voire inconscient. Cela n’a pas empêché la république des lettres visible de vivre des controverses extrêmement violentes qui portaient notamment sur la priorité d’une invention ou d’une découverte ; qu’il suffise de rappeler celle qui a opposé les porte-plume de Newton à Leibniz, à propos du calcul différentiel. Mais cela a permis d’atténuer, voire de surmonter les différends qui résultaient des appartenances déterminées par la naissance, en premier lieu – des appartenances confessionnelles.

Un membre de la république des lettres vit ainsi en permanence dans les deux mondes. Dans la réalité quotidienne, il est jeune ou vieux, célibataire ou père de famille, Français ou Anglais, catholique ou protestant, noble ou roturier, riche ou pauvre, habitant d’une capitale ou d’une province, etc. Il y est aussi auteur avec tout ce que cela entraîne de soucis pécuniaires et matériels. Et c’est précisément en tant qu’auteur qu’il participe, s’il satisfait en plus à certaines conditions, d’une réalité différente où ses qualités quotidiennes, mises entre parenthèses, laissent place à des déterminations disciplinaires – il est historien ou astronome, par exemple – et à une hiérarchie qui n’a pas grand chose à voir avec celles de tous les jours ; bref, à une réalité régie par des normes autres que celles qu’il doit respecter d’habitude, voire opposées à celles-ci. Cela veut dire en pratique que quand il rencontre d’autres auteurs dans des assemblées ou par l’intermédiaire de l’échange épistolaire, la seule inégalité entre les participants est censée tenir aux poids différents de leurs contributions à la science, ce qui au demeurant ne doit pas les empêcher de discuter, comme s’ils étaient égaux les uns aux autres.

Que la république des lettres diffère par ses principes mêmes du monde quotidien, le montre le mieux le fait que pour y entrer il faut se soumettre à des rites de passage qui équivalent à une sorte de deuxième naissance : à la naissance en qualité de membre de la république des lettres. Il s’agit en fait d’une naissance opposée à ce que ce mot désigne d’habitude dans la mesure où elle résulte du libre choix de l’individu concerné qui décide de se consacrer à la recherche, d’écrire, de publier et – surtout – de tenir compte du jugement porté sur ses productions dans la république des lettres et plus généralement d’imiter les modèles qu’elle propose et de se conformer aux normes qui y sont en vigueur. Mais ce libre choix d’un individu doit être validé par le choix des autres ; on n’entre pas dans la république des lettres autrement que par cooptation qui exige qu’on satisfasse au préalable à certaines conditions, qu’on passe avec succès certains examens.

Il faut donc montrer que l’on a acquis des compétences dans son domaine, que l’on est passionné par l’étude, que l’on a su mettre à profit les ressources du lieu où l’on se trouve, que l’on sait participer à une conversation ou à un débat, en respectant les règles de politesse. Il s’agit, autrement dit, de faire preuve d’un mélange des qualités intellectuelles et sociales qui permettent d’acquérir une bonne réputation d’abord auprès de son entourage proche, puis chez les correspondants de ceux qu’on fréquente et progressivement dans des endroits de plus en plus éloignés. Le voyage, si l’on a la chance de le faire dans sa jeunesse, permet de se faire connaître en personne et d’établir des contacts directs qui vont fructifier toute la vie ; il est un élément important des rites de passage. On gagne ainsi petit à petit des correspondants prêts à payer pour recevoir les lettres du nouveau venu car ce sont les destinataires des lettres qui payent les frais de port et ils sont loin d’être négligeables. Et on fait désormais partie de la république des lettres au sein de laquelle on va devoir faire carrière.

Un membre de la république des lettres est censé travailler exclusivement pour l’utilité de la société humaine, sans se laisser distraire de ses devoirs par la poursuite des honneurs, des richesses et d’autres chimères. Il est censé n’être intéressé que par ses recherches, n’être animé que par une seule passion : celle du savoir. Cela demande notamment qu’il ne s’encombre pas d’une famille. Certes, le célibat n’est pas obligatoire dans la république des lettres et Bayle ne se prive pas d’ironiser sur celui que Grégoire VII a imposé au clergé papiste. Il n’en reste pas moins que, si famille il y a, elle doit s’effacer pour laisser le savant s’adonner en toute quiétude à ses travaux. Pour un membre idéal de la république des lettres, ses manuscrits, ses livres et ses collections remplacent la femme et les enfants ; sa seule famille est composée de ceux avec qui il communie dans la quête de la vérité. Nous retrouvons ici, traduite en termes d’un modèle de vie, l’idée selon laquelle un membre de la république des lettres peut et doit s’abstraire de tous les liens qui l’engagent en tant qu’un individu corporel et social, afin de devenir un intellect qui plane librement au-dessus des contingences terrestres et qui, dans son existence même, n’est qu’un pur sujet de la connaissance.

S’il y a toujours eu dans la république des lettres des ascètes, ils faisaient exception. En général, la carrière dans la république des lettres jalonnée par les publications, la participation à des controverses plus ou moins retentissantes, les voyages et les séjours à l’étranger, allait de pair, dès le XIVe siècle, avec l’octroi des honneurs et des récompenses matérielles ; à partir de la deuxième moitié du XVIIe siècle, elle était couronnée par l’élection à des académies ou des sociétés savantes prestigieuses, en fonction de la notoriété due aux travaux publiés mais aussi des relations personnelles. Et cette carrière avait des incidences sur la vie quotidienne : elle pouvait se traduire par un enrichissement dû à des prébendes lucratives ou à des droits d’auteur – Bayle, parti de rien, aura laissé à ses héritiers une petite fortune –, voire par l’accession à de hautes dignités : Newton a terminé en maître de la Monnaie. Mais à côté de ceux qui ont réussi, le nombre croît au cours du XVIIIe siècle de membres de la république des lettres restés sur le carreau, dont l’importance a été mise en lumière par Robert Darnton.

Même la mort d’un citoyen de la république des lettres présente des traits spécifiques. Dans le cas idéal, elle est accueillie avec indifférence : « le philosophe, écrit Deslandes dans un célèbre opuscule sur le sujet, le philosophe se joue de la mort ; il va nonchalamment où tant de gens sont allés avant lui, et où il sera suivi de tant d’autres ». Et il cite en exemple Bayle qui « avait tant de mépris pour la vie qu’il ne voulut point modérer l’ardeur d’une fièvre lente qui le brûlait depuis longtemps. Elle ne l’empêcha pas de continuer un ouvrage épineux et plein de discussions critiques, qu’il avait entrepris contre Monsieur Le Clerc. Il s’appliqua même pendant une grande partie de la nuit à le retoucher, et comme il finissait son travail, la mort le surprit. Je doute, commente Deslandes, qu’aucune passion puisse nous emporter aussi loin que l’amour des sciences ; si cependant on doit traiter de passion, ce qui a fait l’attachement des plus grands hommes dans chaque siècle ».

Un membre exemplaire de la république des lettres doit donc mourir la plume à la main, pour que sa mort apparaisse comme une interruption non seulement de ses fonctions vitales mais principalement de ses activités intellectuelles. Bayle aurait remarqué sur ce point qu’« Il n’y a rien sur quoi la fabuleuse renommée débite plus de mensonges que sur les maladies et la mort des hommes illustres ; c’est pourquoi les prédicateurs et en général tous les moralistes doivent être extrêmement réservés à faire des réflexions là-dessus » (DHC, I, Acidalius, (C), 63). Reste que l’exemple d’une mort auquel il s’arrête lui-même, va tout à fait dans le sens de Deslandes : « [Alexandre] fit lui-même son épitaphe, qui témoigne qu’il ne se dépitait pas contres son destin. Elle consiste en deux vers grecs qui signifient qu’il était mort de bon gré, parce qu’il cesserait d’être témoin de plusieurs choses dont la vue était plus insupportable que la mort. […] Voilà, ajoute Bayle, quelle serait la disposition de tous les hommes, si la réflexion, si la raison, si le bon sens étaient capables de surmonter les impressions machinales qui nous font aimer la vie » (DHC, I, Aleandre, (H), 153).

Au demeurant, tout comme dans la vie d’un chrétien, dans celle d’un membre de la république des lettres la mort n’est qu’un épisode, parce qu’il continue d’exister dans la mémoire. Dès l’apparition de la respublica litteraria, s’installent indissolubles la recherche de la gloire et le culte des grands hommes. Pétrarque en fera objet de son vivant, tout comme plus tard Erasme. Morts, ils ne sont pas oubliés. Leurs œuvres sont rééditées, leurs portraits décorent les bibliothèques et les cabinets, leurs lettres sont pieusement recueillies et on conserve leurs reliques. Et cela vaut non seulement pour les plus grands, tels les deux auteurs que je viens de nommer, mais aussi pour une foule d’autres. Le Dictionnaire Historique et Critique de Bayle est pour une large part une collection de biographies de grands hommes de la république des lettres. Avec l’avènement des institutions, ce culte n’est plus laissé à des initiatives individuelles qui gardent néanmoins toujours leur importance ; ainsi le père Niceron produira-t-il au début du XVIIIe siècle un recueil volumineux sous le titre explicite Histoire des hommes qui se sont rendus illustres dans la République des Lettres. Mais le culte des grands hommes de celle-ci a désormais une forme ritualisée, celle de l’éloge académique que Fontenelle élève à la dignité d’un genre littéraire, en attendant les monuments à commencer par celui de Newton. Ce culte, nous le pratiquons encore et toujours.

La république des lettres n’a survécu à la Révolution française qu’à l’état de vestige et de souvenir. Elle a laissé place à des institutions internationales qui ont accepté précisément ce que la république des lettres a toujours refusé, à savoir que les activités intellectuelles et culturelles – l’écriture sous toutes ses formes, les arts, les sciences – ont pour cadre naturel la nation, même si cela vaut plus pour la peinture que pour la musique et plus pour l’histoire que pour la topologie algébrique. Et qui ont accepté par conséquent que c’est seulement en tenant compte de l’inscription nationale de la culture et de la science qu’on peut créer des organisations professionnelles ou disciplinaires qui la transcendent, convoquer des congrès, organiser des équipes de recherche susceptibles de faire travailler ensemble les représentants des nations différentes.

Au début, les sciences mathématiques, physiques et naturelles ont gardé encore, contre vents et marées leur caractère supranational, en essayant de maintenir des institutions qui accueillaient les savants sans égard à leur nationalité et qui collaboraient même quand leurs pays respectifs avaient des relations difficiles, voire conflictuelles ; cela s’est dégradé toutefois au cours du XIXe siècle pour finir par une rupture complète pendant la Première Guerre mondiale. Quant aux arts et aux lettres, la seule chose qui leur fut commune tout au long de cette période, c’est qu’ils s’appliquaient dans chaque pays à souligner leur enracinement dans le terreau national, leur lien avec les traditions propres à chaque peuple et qui le singularisent. Cette tendance à tenir la nation pour la forme suprême de société humaine et à tenir les spécificités nationales pour omniprésentes et irréductibles progressait tout au long du XIXe siècle malgré l’opposition des Eglises chrétiennes avec en tête celle de Rome et plus tard malgré l’opposition du mouvement socialiste.

Il est vrai que dans la deuxième moitié du XIXe siècle des organisations sont apparues qui ont essayé de se placer, avant la lettre, « au-dessus de la mêlée » : la Croix Rouge, les Internationales ouvrières, les congrès de différentes disciplines. Mais, la Croix Rouge mise à part, elles n’ont survécu que fort difficilement aux tensions extrêmes de la Première guerre mondiale ; les fils renoués après celle-ci tant bien que mal par le Comité de coopération intellectuelle de la Ligue des Nations, furent rompus de nouveau par les régimes totalitaires. Le souvenir de la république des lettres n’était cultivé que par quelques idéalistes ; elle a inspiré des pamphlets littéraires tel La trahison des clercs de Julien Benda (1927) mais elle n’intéressait plus vraiment que quelques érudits, spécialistes du XVIIe siècle.

Pour comprendre son retour en grâce au cours des trente dernières années, il faut rappeler le lien évoqué au début de cette communication, entre le syntagme république des lettres et le mot Europe. Et qui unissait aussi les objets qu’ils dénotaient, comme Voltaire l’a montré dans une page célèbre du Siècle de Louis XIV : « C’était lors le bel âge de la géométrie. […] Jamais la correspondance entre les philosophes ne fut plus universelle ; Leibniz servait à l’animer. On a vu une république littéraire établie insensiblement dans l’Europe, malgré les guerres et malgré les religions différentes. Toutes les sciences, tous les arts ont reçu ainsi des secours mutuels. Les académies ont formé cette république. L’Italie et la Russie ont été unies par les lettres. L’Anglais, l’Allemand, le Français allaient étudier à Leyde. […] Les véritables savants dans chaque genre ont resserré les liens de cette grande société des esprits, répandue partout, et partout indépendante. Cette correspondance dure encore ; elle est une des consolations des maux que l’ambition et la politique répandent sur la terre » (Pléiade, 1027). Quelques quatre décennies plus tard, Quatremère de Quincy, s’opposera en sa qualité de « membre de [la] république générale des arts et des sciences » qui « appartiennent à toute l’Europe et ne sont plus la propriété exclusive d’une nation » au déplacement des monuments de l’art de l’Italie (éd. Pommier, 89 et 88).

C’était le chant de cygne de cette utopie vécue. L’Europe a résisté plus longtemps que la république des lettres – mais c’était l’Europe de l’équilibre des puissances censé déboucher sur un concert européen mais qui a abouti à deux cacophonies sanglantes et génocidaires. La renaissance de l’intégration européenne depuis les années 1950 a ouvert la voie à celle de la république des lettres. Reste à lui souhaiter une longue vie.