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Le développement et le fonctionnement d’un réseau institutionnel

L’exemple de Göttingen au XVIIIe siècle

Anne SAADA

CNRS

Le réseau étudié ici est celui qui s’est développé à Göttingen au milieu du XVIIIe siècle et qui était composé par une université (inaugurée en 1737), une bibliothèque (fondée la même année), un journal savant (créé en 1739) et une Académie des sciences ouverte en 1751. Un réseau, donc, qui a pour particularité de combiner deux dimensions : intellectuelle d’une part, et institutionnelle d’autre part. Pour le formuler plus clairement, un réseau intellectuel qui reposait sur un solide réseau institutionnel. Ces quatre institutions, piliers de la République des Lettres, sont également caractéristiques des Lumières allemandes, appelées Aufklärung. En Allemagne en effet, les Lumières se sont développées à l’intérieur de l’Université, ce qui signifie que les acteurs et les porteurs des Lumières avaient été formés dans et par elle1. Ainsi, les grands représentants des Lumières étaient souvent eux-mêmes professeurs. On pense par exemple à Thomasius à Halle et à Kant à Königsberg. Mais l’Université en Allemagne n’était pas seulement animée par ce groupe restreint. Elle était aussi fréquentée par un public plus large : les métiers de l’Etat – investis en particulier par la noblesse – et ceux de l’Eglise exigeaient de fait un passage par l’Université. Le rôle que jouait l’Université dans l’Empire a trouvé sa traduction dans la topographie même de l’Aufklärung. Les grands centres des Lumières étaient en effet souvent des villes universitaires : Leipzig, Halle, Iéna dès la première moitié du XVIIIe siècle, puis Zürich et Göttingen à partir de 1750, comptaient parmi les capitales de l’Aufklärung2.

La particularité de Göttingen, par rapport aux villes universitaires qui viennent d’être mentionnées, réside dans le fait que l’université y est née relativement tardivement, qu’elle fut secondée et relayée par une série d’autres institutions académiques et que les moyens mis à la disposition de l’ensemble étaient considérables. Si le regroupement université, journal savant se rencontre dans d’autres villes, on ne retrouve nulle part ailleurs sur le territoire allemand cette alliance entre quatre institutions. Comprendre le développement de ces institutions et les spécificités qui les caractérisent, implique dans un premier temps de faire un détour par le contexte de crise universitaire que connaissait alors l’Empire. C’est le principe qui présidait à l’ensemble c’est-à-dire l’organisation de ces institutions en un réseau qui, dans un second temps, sera au centre de l’attention.

I. La naissance du réseau

L’idée de fonder une université à Göttingen remonte au début du XVIIIe siècle. La noblesse et les administrateurs de l’Etat de Hanovre dénonçaient les insuffisances de l’enseignement dispensé par l’université d’Helmstedt dans le duché voisin du Brunswick : l’enseignement du droit y était obsolète et l’aristocratie y recevait une éducation trop peu orientée vers des fins pratiques. Aussi l’Electeur du Hanovre et roi d’Angleterre Georges II3 avait-il chargé au début des années 1730 le ministre d’Etat Gerlach Adolph Freiherr von Münchhausen de fonder une université4. Dès le début, celle-ci fut conçue dans le but de rivaliser avec celle de Halle, fondée en 1694 sur un modèle réformé et qui avait remporté un grand succès. Pour Georges II, il s’agissait – au-delà de buts intellectuels – d’affirmer sa supériorité sur le roi de Prusse.

Du côté de Münchhausen, le défi à relever n’était pas mince. Les universités en effet se trouvaient dans une situation de crise, et à l’exception de certaines d’entre elles, on pensait à les supprimer pour les remplacer par des institutions de formation supérieure plus adaptées aux besoins de l’Empire5. Nombre de ces institutions, en effet, n’étaient pas fréquentées par plus de 100 étudiants par an. Seules Leipzig, Iéna et Halle au début du XVIIIe siècle en comptaient entre 600 et 10006. Dans ce contexte, fonder une université constituait une entreprise audacieuse. Pour éviter, donc, que la tentative menée à Göttingen se solde à son tour par un échec, il était nécessaire de développer une université sur un nouveau modèle.

Ainsi, dès le début, Münchhausen avait compris que la réussite dépendrait de la quantité et de la qualité des étudiants qu’il réussirait à conquérir. Pour assurer l’entreprise sur le plan financier en effet, il lui fallait attirer le plus d’étudiants possible, et en priorité les étudiants nobles ou bourgeois issus de familles riches, parce qu’ils payaient des frais plus élevés que les autres7. Quelles initiatives prit-il pour parvenir à ses fins ?

On passera rapidement ici sur les réformes touchant les facultés – parce qu’elles ne constituent pas le sujet de ce colloque –, mentionnant simplement que la théologie perdit sa place traditionnelle au profit du droit et de la philosophie qui se virent attribuer des positions dominantes8. Faire de Göttingen une université qui surpasserait les autres cependant ne pouvait se réduire à proposer un programme d’enseignement différent de celui des institutions rivales : il fallait aussi des enseignants de meilleure qualité. D’où la mise en place de procédures précises de recrutement d’une part et, d’autre part, l’établissement de mesures destinées à attirer les professeurs qu’on souhaitait gagner pour l’université. Trois d’entre elles méritent d’être mentionnées : sur le plan financier d’abord, Münchhausen proposa aux professeurs des salaires très élevés (900 thalers) et leur garantit des rémunérations importantes pour les cours privés qu’ils dispenseraient9.

Sur le plan intellectuel ensuite, il leur assura toute liberté de pensée en soustrayant leurs écrits et leurs déclarations à la censure théologique. Cette mesure, profondément révolutionnaire10, avait pour but d’éviter que la faculté de théologie – à laquelle était traditionnellement soumise les autres facultés – ne viennent bloquer les cours et l’avancée des travaux des professeurs. Le respect de la « pure doctrine » et le droit de porter des accusations d’hérésie avaient en effet souvent mené à des querelles improductives qui avaient paralysé nombre d’universités, dont celle de Halle justement.

Enfin, en mettant en place les institutions évoquées plus haut – à savoir une bibliothèque, un journal savant et une Académie –, Münchhausen faisait bénéficier les professeurs de conditions de travail exceptionnelles et garantissait à leurs travaux une large publicité. Quelques mots sur leur naissance et tout d’abord, sur celle de la bibliothèque : grâce aux relations qu’entretenaient Münchhausen avec la noblesse du Hanovre, celle-ci comptait dès son ouverture 12 000 ouvrages. Elle avait, entre autres, hérité de l’énorme bibliothèque privée de Joachim Heinrich von Bülow. La fondation de la bibliothèque avait été rapidement suivie par celle du journal savant, les Göttingische Zeitungen von gelehrte Anzeigen en 1739. Ce périodique avait pour fonction d’assurer une visibilité à l’université. Toutes les grandes universités en effet étaient alors liées à un journal savant. Pour Göttingen, il s’agissait par ce biais d’entrer dans le jeu de la concurrence avec les autres villes universitaires. En témoigne une lettre de Münchhausen datée de 1735 adressée aux professeurs pressentis pour l’université :

Vous aurez vraisemblablement remarqué vous-même que les journaux savants et les Acta Eruditorum qui paraissent à Leipzig n’ont plus la même solidité qu’auparavant et que leur état ne cesse de s’aggraver. Il est d’autant plus permis pour cette raison d’avoir espoir que si vous en fondiez un à notre Université, il serait bien reçu par les amateurs des sciences ; on ne peut pas douter non plus du fait qu’une telle revue mensuelle ou paraissant à dates précises […] contribuerait à votre gloire et à celle de l’Université11.

Le journal savant était donc à la fois conçu comme un instrument de publicité et une arme destinée à servir la lutte contre la prédominance intellectuelle qu’exerçait alors Leipzig. La dernière institution qui fit son apparition à Göttingen fut l’Académie des sciences en 1751. Sa création était signe du succès remporté par l’université. L’Académie en effet avait pour fonction de servir au prestige de l’université : elle favorisait les échanges internationaux – en permettant aux savants de Göttingen d’entrer en relation avec ceux des autres Académies – et assurait aux académiciens de Göttingen un public privilégié. Leurs écrits, publiés dans la série éditée par l’Académie – les Commentarii societatis regiae scientiarum gottingensis – étaient envoyés aux autres Académies.

Les institutions intellectuelles qui se sont développées à Göttingen ont donc vu le jour dans le contexte général de crise universitaire qui par courait l’Empire. Leur fondation successive témoigne autant de la prudence de ceux qui les ont planifiées, qu’elle est l’indice de la réussite rapide de l’ensemble : Münchhausen et son entourage préféraient s’assurer du bon fonctionnement de l’une avant d’entreprendre la création de la suivante. Pour comprendre le succès remporté par l’ensemble, il est nécessaire d’envisager ces institutions dans les relations qu’elles entretenaient les unes avec les autres.

II. Le fonctionnement du réseau : la complémentarité des institutions

La clé du système qui s’est développé à Göttingen est à rechercher dans l’élaboration du concept qui a permis de faire de ces institutions non quatre institutions indépendantes, mais quatre institutions interdépendantes ou, en réseau. Le lien entre les institutions renvoie à la fois à une unité de personnes – une unité entre les personnes qui occupaient des positions dominantes au sein de ces institutions et entre les membres de celles-ci en général –, une communauté d’intérêts – les institutions œuvraient pour un même but –, et une complémentarité entre les fonctions des différentes institutions – chacune constituant le maillon d’une chaîne et remplissant au sein de celle-ci une tâche précise.

C’est la nature de ces liens qui va à présent être explicitée, à commencer par celui qui existait entre la bibliothèque et l’université. Le premier bibliothécaire d’abord devait être professeur à l’université. Cette unité entre les personnes était la condition pour que les intérêts des deux institutions soient respectés. Cette mesure revenait à mettre en place une instance de contrôle chargée de surveiller et d’unifier les activités de la bibliothèque – acheter les ouvrages – et celles de l’université – proposer l’acquisition de livres. Les professeurs de l’université en effet participaient au choix des ouvrages à acheter, en adressant des listes de commande à la bibliothèque.

De la fondation de la bibliothèque jusqu’aux années 1770, la politique d’acquisition – régie par Münchhausen lui-même – avait surtout eu pour but de compléter le fonds ancien de la bibliothèque. Les ouvrages étaient essentiellement achetés par l’intermédiaire de ventes aux enchères de bibliothèques privées. Cette pratique diminua par la suite. Ainsi, si dans les années 1770 l’on avait recours aux catalogues pour acheter des pans entiers de bibliothèques – 1100 ouvrages achetés par l’intermédiaire de huit ventes de bibliothèques en 1772 (sur un total de 1958 volumes) –, on les utilisait en 1788 à des fins beaucoup plus ponctuelles : à la veille de la Révolution, trois cents ouvrages furent achetés par l’entremise de 12 catalogues (sur un total de 1943) 12. Désormais, les livres récents, accessibles par les libraires, avaient la priorité.

Les deux chiffres mentionnés, 1943 d’un côté et 1958 de l’autre, donnent une idée de la croissance que connut la bibliothèque au XVIIIe siècle : partie de 12 000 volumes en 1737, elle en comptait 170 000 autour de 1800. Pour prendre quelques points de comparaison, la bibliothèque universitaire de Halle en comprenait à cette époque 12 000 (1780) et celle de Cambridge, 30 00013. Les archives conservées à Göttingen permettent non seulement de prendre connaissance de la croissance exceptionnelle que connut la bibliothèque, mais aussi de reconstituer la façon dont les ouvrages ont été utilisés. On passe ainsi de l’univers du livre à celui de ses usages. Deux sources ont été mobilisées : les registres de prêt d’abord, conservés à partir de 1757, et qui gardent les traces des ouvrages qui ont été empruntés par les professeurs et les étudiants de l’université. Ensuite, le journal savant, dans lequel étaient consignés au début de chaque semestre les séminaires proposés par les professeurs. Ces annonces étaient accompagnées de notices bibliographiques. L’étude de ces sources – objet actuel de nos recherches – a permis de repérer un lien étroit entre l’acquisition et l’usage des livres14.

Attachons-nous à présent aux échanges entre la bibliothèque, l’université et le journal savant. Les Göttingische Zeitungen von gelehrten Sachen – dénommées à partir de 1753 Göttingische Anzeigen von gelehrten Sachen – servaient certes à annoncer les séminaires de l’université, mais elles étaient aussi et surtout, comme le disait Herder, le répertoire commenté des nouvelles acquisitions de la bibliothèque15. Les nouvelles acquisitions faisaient en effet l’objet de comptes rendus dans la revue. Bibliothèque et journal savant travaillaient ainsi main dans la main.

Comme tous les journaux savants, les Göttingische Anzeigen von gelehrten Sachen avaient l’ambition d’être le premier journal à annoncer les nouvelles parutions. La concurrence entre les revues de fait se jouait sur leur capacité à recenser le plus vite possible les nouvelles parutions, surtout lorsqu’il s’agissait d’ouvrages étrangers. Concrètement, cela signifiait que le journal devait avoir plus rapidement accès que ses concurrents aux nouveaux ouvrages. Aussi les Göttingische Anzeigen von gelehrten Sachen mobilisaient-elles les réseaux commerciaux mis en place par la bibliothèque.

Le lien entre la bibliothèque et le journal cependant n’était pas seulement d’ordre matériel. Les acquisitions en effet devaient simultanément tenir compte des intérêts de la bibliothèque et du journal savant, comme en témoigne une lettre de Christian Gottlieb Heyne en 1779 – qui était directeur de la bibliothèque et rédacteur du journal savant – adressée à Gottlieb Emmanuel von Haller (le fils aîné de Albrecht von Haller) :

Tous mes remerciements pour les livres que vous m’avez envoyés. Et j’ose faire une demande : serait-il possible par votre intermédiaire de trouver dans cette région des correspondants qui permettent à notre Bibliothèque d’acquérir les écrits les plus récents qui paraissent en Suisse contre un paiement en argent comptant ? Serait-il possible que ces ouvrages soient envoyés de façon à être suffisamment neufs pour pouvoir faire l’objet de comptes rendus ? 16

Grâce aux stratégies déployées par les bibliothécaires, les Göttingische Anzeigen von gelehrten Sachen sont réellement parvenues à se procurer plus rapidement que nombre d’autres journaux les ouvrages récents et en particulier, les ouvrages étrangers. Ainsi, au-delà de la variété des comptes rendus, ce que le journal donnait à admirer était l’étendue et l’efficacité des réseaux mobilisés par la bibliothèque pour se procurer les ouvrages.

Le but n’était pas seulement d’afficher la qualité de la bibliothèque, mais aussi celle des professeurs. Ce sont eux d’abord qui étaient les auteurs des comptes rendus. Pour l’année 1760 par exemple, les 600 articles publiés étaient l’œuvre de 15 savants, dont 12 étaient professeurs à l’université de Göttingen17. Ensuite, ce sont les ouvrages publiés à Göttingen qui faisaient en priorité l’objet de comptes rendus dans les Göttingische Anzeigen von gelehrten Sachen. Ainsi, parmi les 600 articles mentionnés en 1760, 90 étaient consacrés à des ouvrages publiés à Göttingen, ce qui représente en proportion la part la plus importante. Les villes de Paris, Londres et Leipzig arrivent ex æquo en seconde position, avec chacune 30 articles18. Pour tout lecteur des Göttingische Anzeigen von gelehrten Sachen, l’image qui se dégageait du journal était claire : sur le plan scientifique, Göttingen était au centre du monde.

Le journal savant servait donc à la fois la promotion de la bibliothèque et celle de l’université. De son côté, la bibliothèque fournissait au journal des ouvrages récents et livrait aux professeurs de l’université les matériaux dont ils avaient besoin pour leurs propres travaux. L’université enfin contribuait à la définition des profils scientifiques de la bibliothèque et du journal savant.

Il ne reste plus qu’à mentionner le dernier maillon du réseau, à savoir l’Académie. Nul ne sera étonné d’apprendre que les professeurs de l’université qui participaient aux Göttingische Anzeigen von gelehrten Sachen étaient également membres de l’Académie. Parmi les 15 auteurs des articles parus en 1760 dans le journal, un seul n’était pas membre de l’Académie. Le journal savant par ailleurs était lui-même édité par l’Académie depuis 1753.

Telle est donc, dans ses grands traits, la description de ce réseau intellectuel fondé sur la coopération très étroite entre une bibliothèque, une université, un journal savant et une Académie. Ce système atteignit sa perfection dans le dernier tiers du siècle, lorsque les quatre institutions furent réunies en une seule personne, qui devint la clé du réseau : il s’agit du philologue Christian Gottlieb Heyne – dont le nom a déjà été mentionné plus haut – qui avait été nommé professeur et premier bibliothécaire en 1763, puis Secrétaire de l’Académie et rédacteur du journal savant en 1770. Les décisions désormais étaient toujours prises de manière à servir et à respecter conjointement les intérêts de l’ensemble des institutions. L’organisation de ce complexe institutionnel alla toujours en s’affinant jusqu’à la mort de Heyne, en 1812.

Conclusion

Nées dans un contexte universitaire tendu, les institutions intellectuelles qui se sont développées à Göttingen parvinrent non seulement à survivre, mais surtout à survivre avec succès. En regard des buts initiaux que Münchhausen s’était fixés, les résultats en effet étaient positifs. L’université d’abord s’était rapidement imposée sur ses rivales. Son succès se lit à travers ses effectifs : la fréquentation de l’université par les étudiants nobles notamment était importante, indice de la qualité de l’université. Le taux d’étudiants nobles inscrits à Göttingen tournait en effet autour de 13 % entre 1737 et 1797, avec des pointes autour de 15 %19. Ce pourcentage était très élevé par rapport à la population globale de l’Empire déjà, et surtout, par rapport à la population des autres universités. Ainsi à Leipzig, ce taux atteignait 7 %, de même qu’à Heidelberg. A Halle, au moment de la fondation de l’université, il était de 11 %, puis chuta à 7 % entre 1710 et 1740 pour se stabiliser ensuite autour de 4 %20. L’ouverture de l’université de Göttingen était en partie responsable de la diminution des effectifs nobles à Halle.

Concernant la bibliothèque ensuite, nous avons déjà mentionné l’enrichissement considérable de ses fonds. Cette croissance lui conféra un rang parmi les grandes bibliothèques européennes. Les Göttingische Anzeigen von gelehrten Sachen quant à elles demeurèrent longtemps un organe savant central au XVIIIe siècle. Rien n’en témoigne mieux que le fait qu’elles servirent de référence à de nombreux autres journaux savants, qui reproduisirent souvent mot à mot les comptes rendus qui y étaient publiés. Les deux articles sur les Pensées philosophiques de Diderot parus en 1747 et 1748 dans les Göttingische gelehrte Anzeigen par exemple furent repris dans les trois années suivantes par quatre autres journaux21. Cet exemple est loin d’être unique, comme le montrent des études quantitatives menées sur d’autres périodiques22.

La réunion à Göttingen dans un périmètre de moins de 500 mètres d’une université, d’une bibliothèque, d’une Académie et d’un journal savant avait donc prouvé son efficacité. Cette concentration ne se retrouve dans aucune autre ville européenne. Elle permit à Göttingen dans un laps de temps relativement court de se hausser au rang de capitale des Lumières. Au-delà d’une réussite à l’échelle locale en effet, le but de ce réseau était de promouvoir la conception des Lumières défendue à Göttingen et de parvenir à l’imposer dans la lutte que se livraient les villes universitaires pour conquérir la légitimité à définir les Lumières elles-mêmes.

Le réseau de Göttingen, de fait, ne se comprend que par rapport aux autres pôles de l’Aufklärung, avec lesquels il était en concurrence, et dont les villes de Halle et de Leipzig constituent deux exemples. Son haut niveau d’organisation ainsi que les moyens qui ont été mis à sa disposition visaient en définitive à permettre à Göttingen d’acquérir une place prédominante dans le réseau de l’Aufklärung et de façon plus large, dans le réseau intellectuel de la République des Lettres.

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1 Jürgen Voss, « Die Französischen Universitäten und die Aufklärung », in Notker Hammerstein (dir.), Universitäten und Aufklärung, Göttingen, 1995, pp. 207-220.

2 Franklin Kopitzsch, « Aufklärung und Stadt », in Jahrbuch für Regionalgeschichte, 1987, n° 14, pp. 218-227, ici pp. 218-219 et note 5.

3 Depuis 1714, l’électeur de Hanovre, dont relève Göttingen, était également roi d’Angleterre.

4 Charles Mc Clelland, « The Aristocracy and University Reform in Eighteenth-Century Germany », in Lawrence Stone (dir.), Schooling and Society : Studies in the History of Education, Baltimore, 1976, pp. 146-173, voir pp. 150.

5 Dix universités furent ainsi supprimées à la fin du XVIIIe siècle. Voir Anton Schindling, « Die protestantischen Universitäten im Heiligen Römischen Reich deutscher Nation im Zeitalter der Aufklärung », in Notker Hammerstein (dir.), Universitäten und Aufklärung, Göttingen, Wallstein, 1995, pp. 8-19.

6 Ibid., pp. 13.

7 Charles Mc Clelland, art. cit., pp. 151-152. Afin de ne pas courir le risque de perdre des étudiants riches, Münchhausen ouvrit même l’université aux étudiants catholiques, surtout s’ils étaient nobles.

8 Götz von Selle, Die Georg-August-Universität zu Göttingen : 1737-1937, Göttingen, 1937, pp. 27, 41.

9 Ibid., pp. 153.

10 Ibid., pp. 40-41.

11 Cité d’après Gustav Roethe, « Göttingische Zeitungen von gelehrten Sachen », in Festschrift zur Feier des Hundertfünfzigjährigen Bestehens der Königlichen Gesellschaft der Wissenschaften zu Göttingen, Berlin, 1901, pp. 569-688, voir pp. 586.

12 Niedersächsische Staatsund Universitätsbibliothek Göttingen, Bibl. Archiv, Manual 1772 et 1788.

13 Heinz-Joachim Müllenbrock, Theodor Wolpers (dir.), in Englische Literatur in der Göttinger Universitätsbibliothek des 18. Jahrhunderts, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht (Arbeiten aus der Niedersächsischen Staatsund Universitätsbibliothek Göttingen, vol. 14b), 1988, pp. 12.

14 Cette étude est en cours de réalisation ; nous préférons différer la présentation des conclusions plutôt que de livrer des résultats provisoires.

15 Reimer Eck, « Aus den Anfängen der Fernleihe : Herder und Goethe in Weimar als Benutzer der Göttingen Universitätsbibliothek », in Göttinger Jahrbuch, 2000, pp. 100-112, voir pp. 105.

16 Frank Willliam, Peter Dougherty (éds.), Christian Gottlob Heyne’s Correspondence with Albrecht and Gottlieb Emmanuel von Haller, Göttingen, 1997, pp. 308-309, cit. pp. 309, (Lettre de C. G. Heyne à G. E. Haller, du 19 avril 1779.)

17 Martin Gierl, « Bauen an der festen Burg der Aufklärung. Historia literaria von Heumann bis Eichhorn und die Göttinger Universität als reale und fiktive Bibliothek », in Hans Erich Bödeker, Anne Saada (dir.), Bibliothek als Archiv. Bibliotheken, Kulturund Wissenschaftsgeschichte, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, à paraître en 2004.

18 Martin Gierl, « Bauen an der festen Burg der Aufklärung », art. cit.

19 Charles Mc Clelland, « The Aristocracy and University Reform in Eighteenth-Century Germany », art. cit., pp. 157.

20 Id.

21 Anne Saada, Inventer Diderot : les constructions d’un auteur dans l’Allemagne des Lumières, Paris, 2003, pp. 110-122.

22 Martin Gierl, « Compilation and the Production of Knowledge in the Early German Enlightenment », in Hans Erich Bödeker, Peter Hans Reill, Jürgen Schlumbohm (éds.), Wissenschaft als kulturelle Praxis, 1750-1900, Göttingen, 1999, pp. 69-103, voir spécialement pp. 82-89.