Le réseau comme résonance : présence ambiguë du spinozisme dans l’espace intellectuel des lumières
Nous proposons ici une réflexion, assez abstraite, sur le mode d’existence assignable à un courant de pensée. Si le « spinozisme » partage avec le « cartésianisme » ou le « rousseauisme » l’implication que quelque chose unit et rassemble un certain nombre de penseurs autour d’un certain nombre de principes communs, les particularités de sa diffusion nous forcent toutefois à affronter des problèmes théoriques que l’histoire d’autres « -ismes » laisse généralement dans l’ombre. Quelle est exactement la nature de cette « chose qui unit et rassemble » ceux que l’histoire de la pensée tente de grouper sous de telles étiquettes ? On ira chercher du côté de philosophes ultérieurs (Gabriel Tarde et Gilbert Simondon) quelques outils conceptuels qui nous permettront d’éclairer rétrospectivement une nouvelle conscience de la vie intellectuelle – dans sa dimension fondamentalement collective, ou plus précisément « transindividuelle » – qui se met en place dans les modélisations de la pensée proposées par l’époque des Lumières. En distinguant entre « écoles » et « mouvements », en s’efforçant d’imaginer le réseau à partir de la notion de résonance, on essaiera de caractériser ce qui a pu constituer l’une des spécificités du milieu intellectuel des Lumières dans le développement à long terme de quelque chose ressemblant à un espace public.
Un réseau de spinozistes dans l’Europe des Lumières ?
Y avait-il un (ou plusieurs) réseau (x) rassemblant les penseurs d’inspiration spinoziste dans l’Europe des Lumières ? On pourrait couper court à toute contorsion théoriciste en se contentant de donner à cette question une réponse positive. On pourrait dès lors retracer les cercles d’amis, de connaissances et de correspondants qui ont entouré le philosophe dès son vivant (à Amsterdam, à Leyde, à La Haye), et qui ont préservé et fait fructifier son héritage après sa mort (à commencer par la publication de ses œuvres posthumes). Dans la France des Lumières, on irait voir du côté de la « coterie d’Holbach » pour trouver un réseau de penseurs déployer son activité comme une toile d’araignée dans la République des Lettres de l’époque. Du foyer central que constitue le salon du baron, d’où émanent les textes les plus marquants de la pensée spinoziste (le Système de la nature, l’Ethocratie, la lettre de Diderot à Landois, le Rêve de d’Alembert, Jacques le fataliste, les Dialogues sur le commerce des blés), on pourrait suivre les tissures qui vont et viennent d’Angleterre et d’Allemagne, et qui, dans leur extension temporelle la plus large, relient Hobbes à Goethe en passant par Hume et Galiani, au fil des lettres, voyages et traductions que colportent à travers l’Europe les innombrables fantassins (souvent anonymes) des Lumières. Ce type d’études, infiniment précieux, a déjà été mené à bien par des travaux comme ceux de Meinsma sur les cercles spinozistes hollandais, ceux de Kors sur la coterie d’Holbach, ou ceux de Margaret Jacob et de Jonathan Israel sur le Radical Enlightenment1. Au-delà de leur mérite énorme, de tels travaux posent toutefois la question de savoir comment l’on va définir ce qui constitue le principe d’unité (le « spinozisme » ou la « radicalité ») censé « unir et rassembler » les penseurs dont on met ainsi à jour les réseaux. Le seul fait d’être-en-contact ne suffit à fonder ni un réseau ni une sociabilité : chaque jour, j’échange des propos avec des élèves, des parents, un voisin, un serveur de café, sans pour autant que cet échange ne participe du type de « réseaux intellectuels » ou de « sociabilité culturelle » qui nous intéresse ici.
Or la question de définir ce qui permettrait de parler de « réseau spinoziste » est particulièrement « épineuse »… Je n’ai pas la place de montrer ici tout ce qui fait problème ; je me contenterai de souligner trois symptômes du point aveugle qui hante toute étude du spinozisme dans l’Europe des Lumières :
1. Peu d’auteurs du XVIIIe siècle – même parmi ceux dont la pensée semble s’inscrire dans la filiation la plus directe de celle de Spinoza – ont lu celui-ci dans le texte. Tout en figurant dans les relevés de plusieurs inventaires posthumes de bibliothèques privées2, les Opera Posthuma, qui contiennent l’Ethique, ne seront jamais réédités au cours du siècle, et la traduction que Boulainviller propose de cette dernière dès les années 1710 restera manuscrite et de diffusion très restreinte. De fait, on peut compter sur les doigts d’assez peu de mains le nombre d’auteurs qui prennent la peine de citer le texte spinozien, ou qui en démontrent une connaissance étendue et précise. Résumons donc brutalement ce point en disant – en exagérant bien entendu, mais guère – que peu de gens lisent Spinoza dans le texte, et que presque personne ne comprend la complexité de sa pensée dans la France des Lumières.
2. Reste que l’on exagèrerait guère plus en affirmant du même souffle que tout le monde en parle. Les auteurs qui ne lancent pas une pique dénonciatrice, un cri d’horreur, ou un clin d’œil complice en référence au nom « Spinoza » paraissent aussi rares que ceux qui ont pris la peine de le lire sérieusement dans le texte. Le mode d’existence du spinozisme au XVIIIe siècle pose donc le problème des médiateurs à travers lesquels la diffusion de cette pensée s’est trouvée canalisée. On attaque Spinoza sur la base de ce qu’en ont écrit Bayle, Lucas, Aubert de Versé, Lamy, Fénelon, Malebranche, Boulainviller, Condillac. Si l’on peut parler d’« influence », celle-ci participe d’ores et déjà d’un brouillage dû non seulement à son caractère indirect, mais surtout aux énormes infidélités et aux profondes incompréhensions qui ont marqué le travail de ces intermédiaires. Outre le fait qu’il traduit plus ou moins proprement quelques paragraphes de l’Appendice de la première partie de l’Ethique, un texte comme celui circulant sous le titre de l’Esprit de Spinoza inclut sous le patronage du philosophe hollandais des vues qui n’ont strictement rien à voir avec sa pensée authentique, et qui la travestissent au point de la rendre complètement méconnaissable.
3. Ajoutons un troisième point pour achever d’embarrasser quiconque voudrait se servir de la notion simpliste d’influence sur un tel corpus : les penseurs qui semblent avoir pris la mesure des intuitions les plus profondes de l’entreprise spinoziste se réfèrent le plus souvent à Spinoza sur le mode de la réfutation. Du médecin Gaultier et de Boulainviller à Léger-Marie Deschamps – parfois dans le souci d’esquiver la censure, parfois faute d’avoir saisi les complexités du système de l’Ethique – ce fut très souvent en tapant sur l’image de Spinoza qu’on a enfoncé le clou spinoziste dans la pensée du XVIIIe siècle. On pourrait d’ailleurs ajouter qu’à l’inverse, ce sont les réfutations les plus sincères et les moins sympathiques qui ont su pousser le plus loin les implications des principes spinozistes.
Quoi qu’il en soit, ici encore, le modèle classique de l’influence (je lis X et j’y reconnais une vérité que je répercute dans mes propres œuvres) se révèle insuffisant : dans quel type de réseau se trouve-t-on lorsque ses membres refusent de s’identifier comme tels, n’ont qu’une conscience très vague d’appartenir à un même groupe et ne comprennent que très obscurément la nature de ce qui les unit ? Peut-on encore dans un tel cas parler de « réseau » ?
Le plus simple serait peut-être alors d’abandonner complètement la catégorie de « spinozisme » lorsque l’on évoque la France des Lumières. Deux raisons me semblent toutefois devoir s’opposer à un tel abandon. Première raison : si personne ne se reconnaît spinoziste à l’époque, tout le monde ou presque se voit accusé de l’être. Une telle accusation vise, bien entendu, les Diderot, d’Holbach, La Mettrie et autres Deschamps, et ce pour de très bonnes raisons, mais elle touche également des auteurs comme Montesquieu ou Rousseau dont l’alignement avec le philosophe hollandais est beaucoup plus problématique. Quelle que soit la victime d’une telle mise au pilori, celle-ci atteste non seulement du fait que la catégorie « spinozisme » existe bien dans les mentalités du temps, mais aussi du fait qu’elle joue un rôle de premier plan dans la sociabilité culturelle de la période : accuser son ennemi de spinozisme, c’est l’exclure de la bonne société des esprits avec lesquels il est permis ou profitable de s’entretenir. Il vaut dès lors la peine de se demander quelle est la définition (en intension comme en extension) de cette catégorie à laquelle on fait si souvent appel comme ultime repoussoir. Pour utiliser le vocabulaire du réseau : l’épithète « spinoziste » sanctionne un ostracisme qui vous rejette hors de tout réseau de sociabilité intellectuelle avouable – ce qui pose dès lors la question de savoir si les différents penseurs ainsi condamnés à l’exil forment à leur tour un réseau d’exilés-du-réseau.
La seconde raison de ne pas simplement abandonner la catégorie du spinozisme tient à ce que cette catégorie constitue une référence persistante parmi nos collègues dix-huitièmistes. Dans le sillage ouvert par l’étude classique de Paul Vernière3, la liste est longue des articles parus au cours de ces vingt dernières années se proposant d’étudier « le spinozisme » de tel ou tel auteur : Boulainviller, Deschamps, Diderot, Fontenelle, Gaultier, d’Holbach, La Mettrie, Malebranche, Montesquieu, Quesnay, Sade, Vauvenargues, Voltaire, entre autres, ont été mis à la question de leur spinozisme. Or ce qui se joue, plus ou moins consciemment, dans toutes ces références, c’est le repérage des enjeux et forces qui ont structuré le mouvement des Lumières. En affirmant que « la référence à Spinoza fait le partage entre différentes formes de matérialisme au XVIIIe siècle »4, Jacques Moutaux exprime un sentiment ressenti par la plupart des auteurs de telles études : pour problématique qu’elle soit, l’étiquette « spinoziste » permet d’identifier l’émergence d’un courant de pensée qui tout à la fois a apporté une impulsion décisive à la constitution de la modernité occidentale, et qui l’a d’emblée poussée dans la direction d’un dépassement de soi dont l’urgence s’avère chaque jour plus pressante. Pour aller vite, on pourrait dire en effet que l’intérêt actuel du spinozisme est d’esquisser une forme de libéralisme qui conduit par son mouvement propre au dépassement des impasses présentes du libéralisme individualiste.
Identifier, à l’intérieur des multiples toiles d’araignée formant la République des Lettres des Lumières, un « sous-réseau » ou un « antiréseau spinoziste » est donc davantage qu’un exercice académique gratuit : il en va de la compréhension de notre (post) modernité. Or lorsqu’un littéraire, un philosophe ou un historien tente de dresser ce type de parallèle entre Spinoza et tel ou tel auteur, il se trouve rapidement hanté par un problème fondamental : que l’on finisse par déclarer que l’auteur en question est ou n’est pas « spinoziste » (ou crypto-spinoziste, ou antispinoziste insincère), et plus encore lorsqu’on dénonce comme réducteur tout jugement global de ce type, on manque rarement de signaler la difficulté qu’on trouve à inscrire ce parallèle dans le cadre classique de la notion d’« influence » ou de « tradition ». Faute de preuve solide que notre auteur ait lu (encore moins compris) Spinoza, on présente sa cueillette de citations concordantes comme autant de « convergences de pensée », d’« échos indirects », de « parallélismes frappants », voire de « sympathie à distance », vaguement attribuables à « l’air du temps » ou à « l’atmosphère intellectuelle » dans laquelle baigneraient les hommes des Lumières. Mon problème ici est donc d’essayer de préciser selon quels modèles de sociabilité et de mise en réseau on peut concevoir le mode d’existence dont relèvent les convergences constitutives du spinozisme des Lumières.
Imitation, opposition, invention
Une première piste me semble à chercher du côté du sociologue Gabriel Tarde qui proposait, dès la fin du siècle dernier, une vision du social remarquablement propre à éclairer le déploiement et les impasses de notre modernité. Au cœur de la pensée de Tarde, on trouve la refonte de deux notions solidaires : imitation et invention. Il commence par récuser la vision (issue de l’économie politique libérale) selon laquelle la société pourrait être conçue fondamentalement comme un « échange de services » entre individus dotés d’une capacité de libre choix. Dans le cas concret de nos réseaux intellectuels : il est profondément insuffisant de s’en tenir à l’idée que la sociabilité culturelle puisse se borner à ce qu’un penseur déjà constitué choisisse un livre, puis dans ce livre choisisse des idées, qui lui viendraient de l’auteur de ce livre – sur un modèle similaire à celui qui me fait choisir un magasin et choisir des produits dans ce magasin. Ce modèle est leurrant en ce qu’il mythifie et l’individuation du sujet en question et sa capacité de choix. Aussi Tarde met-il en place une pensée décrivant la société comme traversée et structurée par des vagues imitatives (ou par des « rayonnements imitatifs ») qui tout à la fois rendent compte de l’individuation progressive des individus et qui relativisent fortement la portée de leurs choix. Lorsque « je » « choisis » un livre (et des idées dans ce livre), c’est qu’une vague d’imitation m’y aura porté, vague d’imitation qui par là-même contribuera à façonner ma personnalité : et le « choix » et le « je » apparaissent comme des effets induits par des mouvements vibratoires transindividuels dans lesquels la conscience-de-soi ne joue qu’un rôle relativement périphérique et superficiel. Pour saisir cela en une formule qui résume le message central d’un de ses articles les plus connus : « la société, c’est l’imitation, et l’imitation c’est une espèce de somnambulisme »5.
Si la vie sociale ne se trouve pas bloquée dans la répétition infinie du même, c’est que l’imitateur ne reproduit jamais toutes les caractéristiques de ce qu’il imite. Aucune répétition n’a lieu sans que ne s’y insère un minimum de différence. Ce qui nous apparaît de loin comme une invention ne résulte ainsi, à y regarder de plus près, que d’une différence souvent infinitésimale qui se sera glissée par tâtonnement ou par erreur dans le déploiement d’une vague imitative. La singularité propre à tout individu n’est pas pour Tarde une donnée originelle que cet individu ne ferait ensuite que déployer contre les vagues d’imitation qui l’assaillent ; cette singularité résulte au contraire du fait que ces vagues imitatives superposent leurs infinies variations pour former en chacun de nous un point d’intersection unique. Loin de s’exclure mutuellement – et telle est bien l’une des leçons centrales à tirer de la lecture de Tarde – imitation et invention sont profondément solidaires, et sont à comprendre dans leur interaction et leur solidarité même.
Dans le cas qui nous occupe (comme dans celui de toute tradition intellectuelle), plutôt que de restreindre la question à celle d’une influence conçue comme se résumant à la seule répétition à l’identique, l’approche tardienne nous invite à concevoir le spinozisme comme animé par un jeu complexe d’intuitions qui ne sont reprises que pour être approfondies, de principes qui ne sont suivis que pour être trahis, de scandales qui ne sont pas dénoncés sans que leur dénonciation même ne contribue à promouvoir ce que l’on s’efforce d’étouffer. Le rôle central des réfutations dans le déploiement de la pensée spinoziste se trouve remarquablement éclairé par cette remarque de Tarde sur la troisième notion dont il fait le pivot de sa pensée, celle d’opposition : « L’opposition est conçue à tort, vulgairement, comme un maximum de différence. Elle est, en réalité, une espèce très singulière de répétition, celle de deux choses semblables qui sont propres à s’entre-détruire en vertu de leur similitude même. »6 Engager un débat contre Spinoza, c’est toujours débattre avec lui : c’est répéter ses questions, c’est donner écho à sa terminologie, c’est accepter la pertinence des problèmes qu’il a choisi de soulever. Le dialogisme qu’un Bakhtine identifie au cœur de tout acte de parole ne fait que déployer les implications de la remarque de Tarde.
Une citation de l’article « Spinosa » du Dictionnaire de Pierre Bayle rend compte de la complexité des mécanismes en jeu dans la diffusion du spinozisme – diffusion dans laquelle cet article a justement joué un rôle fondamental : lorsque l’on parle de Spinoza au XVIIIe siècle, c’est avant tout ce qu’en dit Bayle que l’on a en tête. Quiconque a eu l’occasion de se casser les dents sur la densité démonstrative de l’Ethique sait à quel point cet écrit apparaît obscur et impénétrable à première (voire à deuxième, ou troisième) lecture. Dans ce contexte, nous explique Bayle, un réfutateur qui parviendrait à expliquer « les erreurs de Spinoza », loin de neutraliser l’athéisme que ces erreurs promeuvent, ne ferait qu’en hâter la contagion :
Plusieurs trouvent étrange que quelque habile homme ne les réfute pas solidement ; mais d’autres disent au contraire qu’il vaut mieux ne pas y répondre du tout en aucune langue. […] Si un habile homme l’entreprend, il débrouillera un chaos où presque personne n’entend rien, et, en le débrouillant, il rendra cette doctrine plus dangereuse parce que tous ceux qui ont l’impertinente vanité de vouloir passer pour spinoziste, quoiqu’ils entendent aussi peu Spinoza que l’arabe, deviendront en effet ce qu’ils ne sont que de nom, si on leur rend ces impiétés moins malaisées à comprendre. Il faut donc les laisser dans les ténèbres impénétrables où leur auteur les a mises ; et ne leur point chercher d’autre antidote que leur propre obscurité7.
Faisons une brève pause pour nous demander quel modèle de sociabilité transparaît à travers de telles remarques. Qu’est-ce donc qu’être « spinoziste » dans la France des Lumières ? On l’a vu, la notion même d’un « spinozisme orthodoxe » est une contradiction dans les termes : Spinoza dit clairement ne pas écrire pour se faire chef d’école ; étant donné le caractère sulfureux de sa doctrine, il ne viendrait à l’idée de personne de s’en réclamer ouvertement ; et de toutes façons, étant donné son obscurité et ses allures scolastiques obsolètes en pleine montée de l’empirisme, (presque) personne (en dehors des théologiens…) ne se donne trop de peine pour la comprendre dans ses détails… Le réseau ne se définira donc pas par ceux qui se contenteraient « d’imiter » Spinoza : on ne se situe dans son sillage qu’en se livrant, consciemment ou non, à un travail de réinvention. A ce niveau, seraient « spinozistes » ceux qui partageraient un certain nombre de principes fondamentaux (monisme, rejet de tout Dieu anthropomorphe, refus de la Providence, strict nécessitarisme, réduction du droit à la puissance, etc.).
La remarque de Bayle nous pousse pourtant à étendre encore plus loin les limites de ce réseau : ferait partie du mouvement de pensée « spinoziste » quiconque y contribue de quelque façon que ce soit, à commencer par ceux-mêmes qui s’opposent le plus violemment aux principes évoqués plus haut, mais participent à leur diffusion de par leur travail de réfutation. Seuls ceux qui se garderaient rigoureusement de parler de Spinoza (et de discuter des principes qu’il met en place dans sa pensée) seraient extérieurs à ce réseau. Or tout le monde ou presque au XVIIIe siècle, soit évoque explicitement le nom du philosophe hollandais, soit prend parti sur les grands problèmes qu’il a agités et contribué à structurer.
Un tel réseau paraît donc se dissoudre dans l’ensemble de la socialité des Lumières. Etre un penseur des Lumières, c’est essayer de rendre compte de l’ordre du monde à partir des seules lois de la nature, et c’est dès lors devoir prendre position face aux solutions (provisionnelles) apportées par Spinoza aux questions de base sur lesquelles bute un tel effort. Tout le monde est donc spinoziste, à ce compte-là, et la notion de réseau, en s’étirant au point d’avoir une extension universelle, perd tout intérêt discriminant.
Réseau et résonance
Cette impasse n’en est une que si l’on caractérise l’appartenance à un réseau sur un mode simplement binaire – l’auteur X ne pouvant qu’en être reconnu membre ou non-membre, sans que l’intensité de sa participation soit sérieusement prise en compte. Or c’est précisément à ces modalités de participation (plutôt qu’à une simple décision d’appartenance) que nous devrions prêter attention.
Pour ce faire, je vais évoquer l’un des modèles imaginaires qui hante la manière dont l’époque des Lumières elle-même a pensé la notion de « réseau ». On sait que la physiologie de la seconde moitié du siècle tend avec une insistance croissante à situer l’essence de « la vie » dans le réseau de fibres sensibles qui constitue le système nerveux, réseau dont tous les fils se nouent ensemble dans ce centre qu’est le cerveau8. On se souvient des analogies récurrentes qu’établit un Diderot, et avec lui tous ceux que l’Encyclopédie baptise de « spinozistes modernes », entre ces fibres sensibles et une toile d’araignée. On se souvient également d’une autre analogie convoquée elle aussi pour rendre compte de l’interface entre l’animal sensible et son milieu, celle du philosophe-clavecin et des effets de résonances harmoniques qui s’y déroulent. A l’horizon de telles comparaisons, ce qui s’esquisse parmi les plus audacieux inventeurs du « spinozisme moderne », c’est la description de l’activité de pensée sur le mode d’un phénomène vibratoire mettant un ensemble de fibres sensibles en état de résonances internes9.
Quels sont les enjeux d’un tel modèle ? Si la vieille science des harmoniques (qui remonte aux Anciens Grecs) recommence à fasciner les esprits, c’est à la fois qu’elle s’inscrit, à la suite de Huygens (interlocuteur fréquent de Spinoza), dans les nouvelles percées de la théorie ondulatoire et qu’elle permet le déploiement d’un mécanisme de l’au-delà du mécanisme10. Sans quitter le domaine de la causalité physique, elle rend compte de ce petit miracle qu’est un effet à distance quasi-simultané produit en l’absence apparente de contact matériel : deux cordes n’ont pas besoin de se toucher pour que l’une fasse vibrer l’autre. Pour le dire en d’autres mots, qui seront familiers aux lecteurs du Rêve de d’Alembert (lequel d’Alembert se trouve être le père de « l’équation des cordes vibrantes » qui a permis la mathématisation des phénomènes ondulatoires)11 : la résonance harmonique permet le passage du contigu au continu. Les deux cordes peuvent appartenir à des instruments différents, c’est-à-dire participer de réseaux distincts, discontinus, séparés les uns des autres ; elles n’en vibreront pas moins ensemble en raison d’une communication qui ne relève pas des individus eux-mêmes, mais du milieu dans lequel ils évoluent. Il est indifférent que les instruments soient séparés ou non : les cordes vibreront aussi bien à l’intérieur d’un même piano qu’entre un piano et un violoncelle qui en serait approché. En revanche, il est déterminant que lesdites cordes (et lesdits instruments) ne soient pas isolés : une trop grande distance, un mur ou une simple vitre suffiront à tuer ces effets de résonance.
L’un des mérites principaux (quoique généralement inaperçus) de ce modèle ondulatoire est de l’ordre de l’économie politique : la corde A ne « perd » rien en « donnant » sa vibration à la corde B. Contrairement aux habitudes les plus profondément ancrées dans nos modes de pensée, le réseau de résonances nous permet d’entrevoir une économie de biens non-rivaux, c’est-à-dire de biens que l’on peut « partager » sans cesser de les posséder dans leur intégrité, voire même de biens dont le partage accroît la part qui nous en revient.
Je n’ai pas le temps de développer ici les implications fondamentales qui émanent d’un tel modèle. Il suffira de signaler que la communication de connaissances relève justement d’une telle économie de biens non-rivaux : en « donnant » une information, je ne la « perds » aucunement moi-même. Au contraire : je me mets souvent en position de bénéficier du bon usage qu’aura pu en faire mon interlocuteur. Loin donc de nous détourner de notre propos, ces considérations sur la nature non-rivale de la communication des vibrations et des connaissances touchent au cœur même du projet des Lumières : si quelque chose unit les penseurs que nous associons à ce mouvement, n’est-ce pas justement la ferme croyance que tout le monde gagne à développer nos connaissances et à les laisser se répandre (se partager) aussi librement et libéralement que possible ?
Il convient par conséquent d’opposer deux modèles auxquels on a recours depuis le XVIIIe siècle pour penser le réseau. Tous les deux sont également fidèles au plus strict des déterminismes mécanistes, quoique chacun déploie ce mécanisme en direction d’implications très différentes. On peut caractériser le modèle corpusculaire à travers cinq caractéristiques :
a) il doit y avoir continuité (fût-ce par la médiation d’autres corps) pour que le mouvement se propage ;
b) la séparation suffit à empêcher la communication du mouvement ;
c) ce qui compte, ce sont essentiellement les rapports entre les individus mis en contact ;
d) la communication du mouvement répond à une logique quantitative de progression linéaire qui maintient des proportions stables entre les paramètres pertinents (plus un corps a de masse, plus son mouvement sera difficile à arrêter) ;
e) la communication du mouvement est conçue selon le modèle de biens rivaux : lorsqu’un corps A percute un corps B, le premier « perd » nécessairement en énergie cinétique ce que le second aura « gagné » ;
f) dans cette économie de la conservation, la quantité totale de mouvement est fixe, et exclut donc toute perte ou création absolues.
Le modèle ondulatoire se définit par les caractéristiques inverses :
a) la vibration peut se communiquer en l’absence de toute continuité entre les corps, pourvu qu’ils entretiennent un rapport de contiguïté ;
b) seul un état d’isolation absolu peut empêcher la transmission de la vibration ;
c) la communication entre individus ne peut s’expliquer sans référence au milieu dans lequel elle a lieu ;
d) cette communication répond à une logique non-linéaire du saut qualitatif, puisque – à volume sonore constant – une petite variation de fréquence suffira à faire ou non vibrer une corde en rapport d’harmonique ;
e) la communication des vibrations répond à une logique non-rivale, selon laquelle je ne perds rien (mais peux au contraire gagner) de ce que je donne ;
f) cette économie implique la possibilité de gain ou de perte absolues : la quantité absolue de résonance n’est nullement stable ni fixée d’avance, elle dépend de la position relative des différents objets susceptibles de se transmettre leurs vibrations.
Outre la sociologie de Gabriel Tarde, laquelle est structurée en profondeur par une référence constante aux phénomènes ondulatoires, c’est la philosophie de Gilbert Simondon qu’il faudrait convoquer ici pour préciser le rôle que jouent les effets de résonance interne dans les processus d’individuation. En réfléchissant sur ce qui fait l’individualité d’un cristal ou d’un corail (dans la droite ligne des considérations auxquelles se sont livrés les spinozistes modernes, autour de Diderot, sur l’exemple du « polype »), Simondon nous invite à penser l’individu vivant, non comme un être séparé (et séparable), mais comme un processus de (re) structuration dans lequel individu et milieu ont constamment à redéfinir et ajuster leurs limites. Dans la mesure où plus le fonctionnement d’un système est complexe, plus cette limite tend à être intégrée par l’individu sur des niveaux d’intériorité multiples, cette approche nous amène à définir l’individualité elle-même non plus, comme on le fait habituellement, par la séparation apparente des corps, mais par la faculté de résonance interne.
A première vue, l’individu-humain apparaît aussi aisément identifiable par les limites de son corps que l’est un individu-caillou : rien de plus facile que de déterminer si telle particule est située à l’intérieur ou à l’extérieur de la limite spatiale qui les constitue. (Notons au passage que c’est sur la base de cette identification primaire, réduisant l’individu aux limites de son corps matériel, que se fondent nos systèmes sociaux démocratiques pour compter les votes, distribuer des salaires, ou attribuer des peines de prison.) En grattant un peu sous la surface des apparences, on s’aperçoit toutefois rapidement que l’individu humain, contrairement au caillou, ne peut fonctionner que tant qu’il « vibre » en phase avec un milieu qui informe tous ses comportements. La performance qui produit mon vote, mon travail ou mon crime résulte de mon interaction (matérielle, cognitive et affective) avec une quasi-infinité d’individus, de collectifs et d’institutions. La maladie d’un proche, la victoire d’une équipe de football, la fermeture d’une usine, la beauté d’un film, un coup d’Etat lointain me font tous « vibrer » au point que l’on peut sans exagérer considérer mon action comme le résultat des interférences que produisent en moi de telles vibrations, et mon individualité comme l’unité de résonance interne par laquelle se gèrent lesdites interférences. Ainsi émerge, au fur et à mesure qu’on s’élève dans la complexité des organismes à étudier, la catégorie du « transindividuel », qui ne se réduit ni à celle du collectif, ni à celle de l’intersubjectif, mais qui rend compte du fait que mon individuation se constitue toujours comme un interface – dont les émotions, dans le cas des êtres « animés », offrent l’illustration la plus suggestive : « ma » « subjectivité » ne se (re) constitue dans le temps et à chaque instant qu’à travers le jeu d’interactions, projections, attentes, contrastes, rivalités, besoins, dépendances qui font vibrer « mon » être et « mon » devenir en consonance ou en dissonance avec ceux d’innombrables autres êtres individuels et collectifs12.
Ecoles et mouvements
Ces (trop) longs détours nous permettent enfin de revenir sur notre objet : le mode d’existence d’un « réseau spinoziste » dans l’Europe des Lumières. On aura sans doute compris que la distinction proposée ci-dessus entre deux types de mécanisme a pour enjeu de distinguer deux types de réseaux. Une histoire des idées et des institutions intellectuelles conçue en termes d’influence partage en gros les présupposés du modèle corpusculaire. On s’y intéresse avant tout aux continuités que l’on parviendra à attester entre des individus, lesquels individus sont censés être dotés d’une existence séparée en l’absence de telles continuités attestées : pour qu’un auteur puisse être reconnu comme spinoziste, il faudra qu’il s’identifie comme tel, qu’il cite l’Ethique, qu’il se réfère à un disciple du Maître, ou qu’il en reprenne le lexique singulier. Bref, il faudra que l’on puisse remonter, de proche en proche, du corps de cet auteur au corps de Spinoza sans voir se rompre le fil qui seul peut assurer leur communication. On tendra aussi à penser en termes de rivalité et d’exclusions binaires : on est « spinoziste » ou l’on ne l’est pas ; on est pour ou contre ; on s’inscrit à l’intérieur ou à l’extérieur du réseau.
Ce type d’approche – qu’encore une fois il ne s’agit nullement ici de discréditer, puisqu’il produit des études fascinantes et indispensables – permet de mettre à jour des réseaux ayant la structure de ce qu’on peut appeler une école (répondant au mode d’action par lequel la sociologie allemande caractérise les « organisations »). Un des exemples les plus caricaturaux d’une école à l’âge des Lumières est sans doute fourni par la machine de propagande physiocratique. Que ce soit par choix ou par la force des circonstances et des pressions extérieures, les membres déclarent d’eux-mêmes leur appartenance en se baptisant « Economistes ». Ils établissent entre eux et avec l’extérieur des voies de communication stables et institutionnalisées sous forme de salons hebdomadaires (les mardis de Mirabeau) et de publications périodiques (les Ephémérides du citoyen). Ils s’assurent une unité de doctrine en se structurant selon une stricte hiérarchie, dominée par Quesnay et ses lieutenants (Mirabeau et Du Pont de Nemours). Ils créent leur vocabulaire propre (celui du « produit net »), leur panthéon (dominé par Confucius), leurs icônes sacrées (le Tableau Economique) – qui permettent de les identifier dès qu’ils ouvrent la bouche ou prennent la plume. Ils lancent des tentatives bien planifiées d’expansion du réseau, du côté du Dauphin ou de philosophes comme Diderot et Rousseau. Ils fondent des colonies lointaines en établissant des correspondants et des antennes dans les grandes villes de l’Europe. Le réseau formé par l’école physiocratique répond parfaitement à l’image d’un corps animé : l’information y circule de la périphérie capillaire vers le centre nerveux, et reflue du centre vers la périphérie ; tout y est soumis au contrôle centralisateur d’un cerveau unifiant les réactions des diverses parties ; certains éléments du monde extérieur peuvent y être intégrés, digérés, alors que des parties du corps propre peuvent parfois s’en trouver rejetées et exclues.
La « secte physiocratique » constitue donc un exemple poussé à l’extrême du modèle de réseau que postule et recherche une approche définie en termes d’influence. Puisqu’il s’agit toutefois ici de cartographier la sociabilité intellectuelle des Lumières, il me paraît important de faire une place, à côté des écoles-organisations, à ce qu’on peut appeler les mouvements, dont le « réseau spinoziste » constitue lui aussi un cas extrême. Au-delà des cercles spinoziens et de la coterie d’Holbach qui répondent largement à la logique de l’école, le mouvement participe non d’une coordination consciente mais d’une dynamique de la multitude : il n’a pas de centre assignable ; les participants semblent souvent adopter des comportements similaires en l’absence de toute communication directe, comme s’ils vibraient ensemble et indépendamment en réaction à une ondulation qui traverse leur milieu ; le fait qu’un individu se sache ou se reconnaisse inscrit dans un mouvement compte moins que le fait que ses comportements participent des ondulations qui le caractérisent ; les frontières du mouvement ne répondent pas à la logique binaire de l’appartenance ou de la non-appartenance, mais relèvent d’un coefficient variable de participation aux vibrations communes.
On n’échappe jamais à l’arbitraire lorsqu’on essaie d’identifier un mouvement. Quelle fréquence, quelle durée, quelle intensité de vibration commune autorise à repérer l’émergence d’un réseau de résonance ? A partir de quel seuil dépasse-t-on (ou retombe-t-on dans) le simple « mouvement brownien » d’individus indépendants dont les évolutions ne partagent aucune direction commune ? Si ces questions n’ont aucune réponse simple et univoque, c’est qu’école et mouvement ne sont bien entendu pas à concevoir selon une opposition molaire. Ils constituent plutôt deux pôles, jamais repérables à l’état pur. Les mouvements traversent souvent les limites des écoles et se superposent à elles : l’élaboration théorique rigide de la secte physiocratique s’inscrit remarquablement bien dans les vagues de résonance qui constituent le mouvement spinoziste13. Les réseaux que nous repérons dans l’Europe des Lumières sont tous à situer quelque part le long du continuum qui va de l’extrême rigidité hiérarchique de l’école de Quesnay à l’extrême et joyeuse dispersion du mouvement spinoziste.
Le cas Deschamps
Pour suggérer que mes considérations excessivement théoriques et abstraites ne sont pas dépourvues de toute visée heuristique, je vais brièvement les appliquer à un cas concret, celui de la place qui doit être attribuée à un auteur comme Léger-Marie Deschamps dans l’univers intellectuel des Lumières.
La tradition historiographique nous représente dom Deschamps comme une sorte d’hapax, de génie sauvage qui illustrerait ce qu’en référence à « l’art brut » on pourrait appeler une « philosophie brute ». Comme Jean Meslier, il semble surgir de nulle part, relever d’une prise de parole isolée et perdue dans le désert. Contrairement à Meslier toutefois, dont le cri a tout de même reçu une caisse de résonance importante à travers les réécritures de Voltaire et d’Holbach, on ne reconnaît à Deschamps aucune descendance directe, ni aucune influence sur la pensée de son siècle. Personne ne reprend le vocabulaire qu’il met en place, vocabulaire dont on est par ailleurs bien en peine d’identifier « les sources ». Bref, Deschamps apparaît comme le parfait exemple de l’individu hors-réseau, de l’exilé qui ne participe en rien de la sociabilité intellectuelle des Lumières.
On sait bien entendu qu’il a échangé des correspondances avec les principaux ténors du mouvement philosophique (Rousseau, Diderot, d’Alembert, Voltaire, l’abbé Yvon, Robinet). Mais ceux-ci tendent soit, comme Rousseau, à le rejeter faute de rien pouvoir comprendre à son charabias, soit, comme Diderot, à subir un éblouissement passager et profond, mais sans conséquences pratiques (en terme de publication et de diffusion de ses idées). De ce point de vue, les efforts mêmes de Deschamps pour s’insérer dans la sociabilité intellectuelle de son temps apparaissent donc comme le parangon d’un échec de constitution de réseau. Du fait de ses prétentions, apparemment délirantes, non seulement à dire mais à « être la vérité », du fait de son insistance à tout ramener à une incompréhensible distinction entre Tout et le Tout, du fait de sa persuasion naïve et quasi mystique qu’il suffirait de lire quelques pages de ses écrits pour disposer de la clé universelle répondant à toutes les questions métaphysiques (et physiques, et morales, et politiques…) – Deschamps parvient à s’aliéner tous ceux qu’il approche. Au lieu de tisser autour de lui une toile d’araignée qui l’insère et lui permette de prendre sa place dans le réseau des Encyclopédistes, il ne lance des ponts de leur côté que pour les voir aussitôt s’enflammer et partir en fumée. Même la polémique qu’il développe avec les « Philosophes », qu’il accuse de ne répandre que des « demi-Lumières » (dont il apporte, lui Deschamps, le complément indispensable), même cette polémique échoue à susciter le débat qu’il aurait pu en attendre. Contrairement à un Palissot, Deschamps ne parvient même pas à se faire identifier comme « anti-philosophe ». Il demeure désespérément ignoré, isolé, exilé de la République des Lettres, marginal au point d’en être inexistant.
En rester là risque toutefois de nous empêcher de mesurer l’énorme importance signifiante, voire ce que j’aimerais appeler la centralité, de l’œuvre de Deschamps. Resituée dans le cadre de l’invention du spinozisme dans la France des Lumières, cette œuvre se révèle en effet constituer – avec celle de Diderot – le plus haut point de synthèse et la plus audacieuse percée qu’ait produits ce mouvement de pensée. Loin d’apparaître comme un marginal délirant qui s’auto-consume en une parfaite idiosyncrasie, Deschamps s’avère avoir élaboré une réflexion qui le place en plein cœur de la toile conceptuelle progressivement tissée au cours du siècle : en prenant à bras le corps la question du fondement ontologique de l’existence et de la pensée, Deschamps tout à la fois resitue, réintègre et refonde au sein d’un système totalisant tous les fragments de pensée élaborés jusqu’ici dans le domaine de la proto-biologie, de l’épistémologie, de la morale et de la politique. Ce qui, dans ses écrits, a aliéné ses contemporains relève de la même nature que ce qui a empêché la plupart d’entre eux de lire, de comprendre et de se retrouver dans l’œuvre de Spinoza : l’ambition explicitement métaphysicienne et la prétention à générer la vérité à partir d’un système. Comme tout spinoziste qui se respecte, Deschamps rejette d’ailleurs la filiation avec le philosophe hollandais (filiation que Rousseau lui jette à la figure dès le début de leur correspondance) : il rédige comme de juste une Réfutation simple et courte du système de Spinoza dans laquelle, comme tous ses pairs, il réinvente la vérité la plus profonde du spinozisme en croyant critiquer Spinoza alors qu’il n’attaque en réalité que la lecture erronée qu’il en a faite.
On voit, je l’espère, à travers le cas de Deschamps qu’il y a un intérêt pratique à prendre en compte la catégorie de réseau de résonance. A ne penser le réseau que sur le mode de l’influence, on s’empêche de mesurer ce qui peut faire la vibration essentielle d’une pensée, même en l’absence de toute continuité attestée. L’œuvre de Deschamps vibre à l’unisson de toutes les idées les plus audacieuses qui ont été lancées dans les décennies antérieures. Il suffit de lire la réaction que Diderot confie à Sophie Volland en découvrant le manuscrit de Deschamps pour voir à quel point cette lecture le fait – physiquement – vibrer. Quelque chose unit la pensée des deux hommes, qui va infiniment au-delà des rapports que leurs personnes sociales ont pu ou non établir. De même que Deschamps approfondit de l’intérieur une réflexion spinoziste qu’il croit réfuter de l’extérieur, de même ses écrits s’insèrent-ils de plein droit dans le mouvement de pensée encyclopédiste dont il s’est senti exclu et dont il a violemment critiqué les insuffisances. En restreignant notre conception du réseau intellectuel à une définition étroite qui serait prisonnière des notions d’influence et d’école, on se condamnerait à rater une dimension essentielle qui donne aux idées leur vie propre, transindividuelle, irréductible à celle des individus qui en sont les vecteurs.
Le milieu des Lumières
Il ne s’agit pas, bien entendu, d’inviter les historiens à tomber ici dans un mysticisme new age de good vibrations cosmiques, que les illuminés des Lumières capteraient et réfléchiraient de façon subliminale… L’étude des rayonnements imitatifs sera d’autant plus solide qu’elle pourra s’appuyer sur la mise à jour de continuités positivement attestées à l’intérieur de tel ou tel réseau-école. A tout le moins, les effets de résonance par contiguïté devront-ils s’appuyer sur l’interprétation serrée des textes, sur tout un travail herméneutique de mise à jour d’une consistance transindividuelle des idées à l’intérieur d’un réseau-mouvement – travail que je mène dans mes études sur l’invention du spinozisme au XVIIIe siècle, et auquel est soumise la validité de mon propos théorique.
Mon intervention ne vise qu’à inscrire notre réflexion collective sur les réseaux intellectuels et sur la sociabilité culturelle des Lumières dans la perspective de quelques questions fondamentales, intimidantes certes, et un peu don Quichottesques, mais néanmoins incontournables : comment est-ce qu’une pensée travaille une époque ? Comment est-ce que des cerveaux entrent en résonance autour de quelques problèmes constitutifs ? Un certain positivisme, aujourd’hui hégémonique, me paraît pécher en réduisant le mouvement des idées à celui des personnalités à travers lesquelles ces idées nous sont parvenues. En proposant un modèle ondulatoire en complément des modèles corpusculaires qui régissent nos habitudes, j’ai voulu nous inviter à reprendre à notre compte l’entreprise de constituer une « physique de la pensée » dont une étude récente voit s’esquisser le projet dans la démarche spinozienne14.
A une telle entreprise, la sociologie de Gabriel Tarde pourrait apporter une conception dynamique des rapports entre opposition, imitation, et invention, les trois phénomènes contribuant ensemble, et à ce qui fait la permanence d’une tradition (bien au-delà des limites qu’on lui assigne habituellement), et à ce qui en assure l’évolution constante. A cette même entreprise, la philosophie de Gilbert Simondon peut apporter un cadre qui nous permette de concevoir un réseau intellectuel non comme un être stable, isolable sous le scalpel de l’historien dans le tissu social d’une époque, mais comme un processus dynamique d’individuation. Plutôt qu’à focaliser notre attention exclusivement sur les liens qui peuvent être attestés entre des individus déjà constitués, cette approche nous invite à accommoder notre regard sur le milieu d’idées dont les résonances produisent l’individuation des penseurs que nous identifions ultérieurement à l’aide des noms propres qui nous sont familiers.
C’est peut-être en ceci qu’une réflexion sur la présence ambiguë du spinozisme dans la France des Lumières peut nous aider à cerner ce qui caractérise la sociabilité culturelle propre à cette époque. En quoi les réseaux intellectuels du XVIIIe siècle se distinguent-ils de ceux qui les ont précédés et de ceux qui les suivront ? L’hypothèse que je soumettrai – pour lancer la discussion davantage que pour conclure – est la suivante : dans l’évolution à long terme de la sociabilité intellectuelle, le XVIIIe siècle représente un moment de divorce entre deux types de réseaux qui s’étaient jusqu’alors largement confondus. Les réseaux permettant une prise de parole effective restent comme jadis soumis à une logique corpusculaire de liens personnels entre individus ; même si les conditions d’entrée dans le monde des lettres s’assouplissent, il demeure généralement nécessaire d’être personnellement branché sur un réseau intellectuel pour pouvoir se faire entendre dans la sphère publique naissante des Lumières. C’est parce que le Testament de Meslier est relayé par Voltaire et d’Holbach, et par leurs réseaux respectifs, qu’il sort de l’obscurité où il avait croupi jusque-là ; c’est parce que Deschamps échoue dans ses divers efforts de branchement aux réseaux encyclopédistes et para-encyclopédistes que son œuvre n’existe pas pour ses contemporains. La prise de parole relève donc encore, comme c’était le cas dans les époques antérieures, et comme cela reste largement le cas aujourd’hui, d’une logique du réseau-école.
En revanche, et ce serait peut-être là une spécificité de l’époque qui nous intéresse, l’accès aux paroles émanant de ces réseaux-écoles n’est plus régi aussi étroitement que jadis par la logique du réseau de contacts personnels. Une fois que ma parole a pu être émise (à partir d’un réseau-école), elle peut désormais résonner dans l’espace social beaucoup plus largement qu’elle ne pouvait le faire à aucune époque antérieure. Pour prendre un exemple un peu caricatural mais néanmoins révélateur : pour être initié aux secrets d’une technique artisanale, il fallait sous l’Ancien Régime parvenir à s’insérer dans le réseau d’une corporation qui contrôlait l’accès au savoir. Cette version dure du réseau-école qu’était la corporation sanctionnait non seulement la production des objets de l’art (et partant, leur existence sociale), mais limitait également la possibilité même de recevoir (passivement) les connaissances nécessaires à cette production. Le geste des Encyclopédistes consistant à vouloir rendre public ces savoirs techniques conduit à découpler deux niveaux de réseaux qui se confondaient auparavant : celui autorisant la production continuera (pour quelques années) à rester le privilège de corporations organisées en réseaux clos et particuliers, tandis que celui régissant l’accès au savoir va désormais peu à peu s’ouvrir pour se confondre tendanciellement avec ce réseau unifié et commun que constitue la sphère publique.
N’est-ce pas un découplage similaire qui affecte les réseaux intellectuels des Lumières ? N’y aurait-il pas là de quoi expliquer le fait que les idées spinozistes puissent se répandre alors même qu’aucune école ne songe à se réclamer du spinozisme ? Sans qu’il soit forcément plus facile qu’auparavant de parler et d’être entendu, une fois qu’une parole est émise, elle résonne toutefois dans un espace qui tend à se décloisonner. Or, comme on l’a souligné en évoquant le modèle du réseau de résonance, ce qui compte pour lui n’est pas la présence d’un contact, mais l’absence d’isolation.
Dans le très long terme, le « milieu des Lumières » apparaîtrait alors comme une étape intermédiaire entre la sociabilité intellectuelle scolastique, dans laquelle on ne peut prendre la parole et être entendu qu’à partir d’un réseau étroitement localisé et d’accès strictement réservé (universités, monastères, cours), et notre utopie de sociabilité internetisée, où chacun pourrait – à partir de n’importe quel point d’origine et sans aucune restriction d’accès – lancer le pavé de ses opinions dans la mare du World Wide Web ainsi que se mettre à l’écoute et à l’écho des opinions d’autrui. Ce que nous devrions chercher dans les enquêtes qui nous réunissent sur la sociabilité des Lumières relèverait alors non seulement des réseaux eux-mêmes, mais des modalités de découplage entre des réseaux permettant d’être entendu (qui restent relativement fermés) et d’autres permettant d’écouter (de plus en plus librement) ce qui se dit à partir de positions auxquelles on n’a pas forcément accès. Ici encore, on retrouverait l’œuvre de Tarde, en particulier sa réflexion sur la spécificité de ce mode-d’être-ensemble-dans-l’absence qui est constitutive du public, public dont Tarde insiste justement à décrire les comportement en termes de vibrations, d’ondulations, d’unissons et de dissonances. Pour le dire à travers une image évoquant ce pianoforte dont le XVIIIe siècle a connu la lente diffusion : dans notre étude des réseaux, apprenons à décoller nos regards de ce que font les marteaux sur les cordes et à repérer les contagions harmoniques qui se répandent entre les cordes maintenant que les étouffoirs commencent à être levés.
L’image de la corde résonante qui a servi d’arrière-plan à tout mon propos revient ici nous suggérer une clé pour aborder le réseau-mouvement émergeant à l’époque des Lumières : la résonance apparaît comme une propriété passive des cordes ; celles-ci se trouvent mises en mouvement par une onde qui leur vient d’ailleurs. Elles ne peuvent toutefois y être sensibles que parce qu’elles contiennent en elles-mêmes une puissance de tension qui rend compte de leur capacité à devenir à leur tour un nouveau foyer de diffusion du son qui leur est parvenu. S’il n’est plus dans nos habitudes de pensée de concevoir le pouvoir sur le mode passif, la « puissance passive » joue pourtant un rôle essentiel dans la métaphysique d’Aristote et dans toute la tradition qui en est issue. Peut-être devrions-nous réhabiliter cette catégorie et remettre ce pouvoir de réception – Spinoza parlerait de « pouvoir-d’être-affecté » – au centre de notre réflexion sur la sociabilité culturelle.
Si mon parcours sinueux devait produire deux conclusions générales, ce seraient donc les suivantes. D’une part, en dépit de l’équation que l’on établit souvent entre modernité et individualisme, il me semble important de souligner à quel point les Lumières posent un cadre de réflexion dans lequel la pensée apparaît comme une activité fondamentalement transindividuelle. D’autre part, en réaction à notre tendance naturelle à scander l’évolution historique à travers des épisodes de prise de parole, il me semble également important, lorsque l’on s’intéresse à la sociabilité culturelle, de reconnaître le rôle central qu’y joue la capacité à être sensible aux nouvelles idées et aux nouvelles formes. C’est cette capacité des nouvelles inventions à résonner dans le tissu intellectuel qui pourrait bien constituer l’originalité majeure des Lumières – et c’est l’érosion de cette même capacité à être sensible au nouveau qui pourrait, demain ou après-demain, sonner le glas des espoirs d’émancipation dont a été porteuse notre modernité.
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1 K. O. Meinsma, Spinoza et son cercle (1896), Paris, 1983 ; A. C. Kors, D’Holbach’s Coterie. Enlightenment in Paris, Princeton, 1976 ; Margaret Jacob, The Radical Enlightenment, Londres, 1981 ; Jonathan Israel, Radical Enlightenment. Philosophy and the Making of Modernity 1650-1750, Oxford, 2001.
2 Françoise Weil, « La curiosité pour Spinoza révélée par les catalogues de vente », in Olivier Bloch (éd.), Spinoza au XVIIIe siècle, Paris, 1990, pp. 95-102.
3 Paul Vernière, Spinoza et la pensée française avant la Révolution, Paris, 1982.
4 Jacques Moutaux, « D’Holbach et Spinoza », in Spinoza au XVIIIe siècle, art. cit., p. 151. Le critique ne fait en ceci que reprendre une perception de l’époque suivant laquelle l’alignement sur Spinoza permet de faire le départ entre déistes et athées.
5 Gabriel Tarde, « Qu’est-ce qu’une société ? », in Les lois de l’imitation (1890), Paris, 2001, pp. 147. Pour une introduction à (et pour une interprétation de) la pensée de Gabriel Tarde, voir le beau livre de Maurizio Lazzarato, Puissances de l’invention. La psychologie économique de Gabriel Tarde contre l’économie politique, Paris, 2001, ainsi que le dossier que lui a consacré le n° 7 de la revue Multitudes (décembre 2001).
6 Gabriel Tarde, Les lois sociales (1898), Paris, 1999, pp. 81.
7 Pierre Bayle, Ecrits sur Spinoza, Paris, 1983, pp. 142-143.
8 Sur la fibre, voir M. D. Grmek, « La notion de fibre vivante chez les médecins de l’école iatrophysique », in Clio Medica, 1970, n° 5, pp. 297-318. Pour une excellente mise au point sur la biologie des spinozistes modernes, voir Annie Ibrahim, « Sur le spinozisme dans les philosophies du vivant », in Spinoza au XVIIIe siècle, art. cit., pp. 121-132.
9 Charles T. Wolfe évoque ce passage du modèle liquide des « canaux remplis d’esprit subtil » à celui de la « résonance des cordes du clavecin » dans son article suggestif « Machine et organisme chez Diderot », Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, 1999, n° 26, pp. 229. De même, Roselyne Rey souligne-t-elle l’opposition entre « la conception de nerfs creux, remplis d’esprits animaux », que proposait quelqu’un comme Le Camus, et « la conception d’une communication des impressions par des vibrations des fibres nerveuses, par la comparaison des nerfs avec des cordes, qui est celle de Diderot » (« Diderot et la médecine de l’esprit », in Colloque international Diderot, Paris, 1985, pp. 289). Voir aussi Jacques Chouillet, Diderot poète de l’énergie, Paris, 1983, chapitre sur : « Le clavecin philosophe ». Pour une référence majeure de ce modèle vibratoire, voir David Hartley, les Observations on Man, his Frame, his Duty and his Expectations (1749), dont la première partie, qui contient ce modèle, est traduite en français par Henri Jurain sous le titre Explication physique des sens, des idées et des mouvements, tant volontaires qu’involontaires, Reims, 1755 ; sur Hartley, voir la bonne synthèse de Richard Allen, David Hartley on Human Nature, New York, 1999, en particulier le chapitre 3 : « A Theory of Vibrations », pp. 83-129. Sur l’attention profonde qu’ont accordée les principaux philosophes à la question des résonances harmoniques, voir par exemple Béatrice Didier, La musique des Lumières, Paris, 1985, chapitre : « La physique des sons ».
10 Voir sur ce point les travaux de Charles Wolfe, en particulier « La catégorie d’organisme dans la philosophie de la biologie », in Multitudes, 2003, n° 16, pp. 27-40.
11 Sur le rôle majeur qu’ont joué d’Alembert et les penseurs des Lumières dans le développement de la physique ondulatoire (et sur la continuité qui va de Huygens à la théorie quantique), voir le livre un peu bâclé mais néanmoins utile de Georges Mourier, Les Ondes en Physique : de Pythagore à nos jours. Vibrations, ondes, impulsions, Paris, 2002.
12 Gilbert Simondon, L’individu et sa genèse physico-biologique (1964), Grenoble, 1995 ; id., L’individuation psychique et collective, Paris, 1989. Voir aussi le dossier consacré à Simondon dans le n° 18 de la revue Multitudes (automne 2004).
13 Sur ce point, voir Yves Citton, « Quesnay et Spinoza : l’envers du libéralisme », in Spinoza aujourd’hui, (Actes du Colloque de Cerisy), 2002.
14 François Zourabichvili, Spinoza. Une physique de la pensée, Paris, 2002.