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Le Journal littéraire de Saint-Pétersbourg et les échanges culturels entre la Russie et l’Europe

Piotr ZABOROV

Saint-Pétersbourg, Russie

Texte traduit par Jacques PRÉBET

Une des conséquences immédiates de la révolution qui éclata en France à la fin du XVIIIe siècle fut l’émigration de ceux qui étaient opposés au nouveau régime politique ou rejetés par lui, qu’ils soient mus par la haine ou la peur, par le désir de ne pas trahir leurs convictions ou par celui de rester en vie, plus d’une fois par l’un et par l’autre. Cette masse considérable, et tout à fait hétérogène, pour ne pas dire bigarrée, se répandit à travers toute l’Europe, s’installant principalement dans les pays les plus proches de la France, l’Angleterre, l’Allemagne, la Suisse. Une partie non négligeable, cependant, trouva refuge en Russie, où les émigrés français reçurent non seulement un accueil chaleureux en tant que victimes d’un cataclysme social qui faisait peur, mais aussi un soutien matériel substantiel, accordé sous la forme de subsides, de pensions, de places et de titres. Citons pour mémoire le séjour à Mittau de Louis XVIII et de sa cour, la carrière impressionnante du baron de Damas, arrivé enfant en Russie et devenu général de l’armée russe, héros de la Guerre patriotique de 1812, citons encore l’action du duc de Richelieu à la tête d’une vaste région du sud de l’empire russe, et le comte de Choiseul-Gouffier, qui dirigea l’Académie des beaux arts et la Bibliothèque impériale. La liste est loin d’être close1.

Beaucoup d’émigrés français que le sort avait amenés en Russie vécurent, au moins dans un premier temps, en donnant des leçons de français dans des familles de la noblesse, avant que leur position sociale s’élève peu à peu. C’est le cas d’un certain Marie-Joseph-Hyacinthe de Gaston de Pollier, le chevalier de Gaston, comme on le nommait communément en Russie (1767-1808)2. Originaire de Rodez, le chevalier de Gaston n’appartenait pas à la haute noblesse, mais sa famille avait une assez grande fortune, ce qui lui permit de fréquenter le collège du Plessis, à Paris, où il reçut une excellente éducation. Il entra ensuite dans l’armée et atteignit assez vite le grade de capitaine, mais la Révolution mit à bas ses projets : en 1791 il émigra, fit partie de l’Armée des Princes pendant quelque temps, et après sa dissolution se retrouva à Hambourg comme nombre de ses compatriotes. De là, sur le conseil et avec le soutien financier de son oncle maternel, il partit pour la Russie. On a toutes les raisons de penser que le soutien accordé par son oncle était modeste, puisqu’il fit la route de Hambourg à Saint-Pétersbourg à pied, s’il faut en croire le Dictionnaire de biographie française. Tout en donnant des leçons de français qui étaient pour lui « le travail aride et pénible devenu nécessaire à son existence », le chevalier de Gaston poursuivit les activités littéraires qu’il avait entreprises lorsqu’il était encore à Hambourg : une traduction en vers de L’Enéide ; les six premiers livres furent publiés par lui à Saint-Pétersbourg en 1796, accompagnés d’un long poème de sa composition : Les quatre boîtes de Saturne, ou Les quatre âges de la femme et de quelques pièces détachées.

Parmi les souscripteurs à cet ouvrage figurait, entre autres, le comte Nikolaï Roumiantsev (1754-1826), ministre russe à Francfort. Revenu en Russie, ce célèbre diplomate et homme d’état, savant, collectionneur et mécène, selon le dictionnaire déjà cité, combla de ses bienfaits le chevalier de Gaston : il réussit à lui faire obtenir une place à la Bibliothèque impériale, une pension de 2400 roubles, mais aussi l’aida à lancer une revue. C’était le Journal littéraire de St. Pétersbourg, un bimensuel qui paraissait dans la période qui va du premier septembre 1798 au 15 avril 18003.

Il est peu probable que cet important personnage ait joué un rôle dans le destin ultérieur de cette revue ; le 6 septembre 1798, à la suite d’intrigues à la cour, il fut démis de ses fonctions et partit au plus vite pour l’étranger, d’où il ne revint qu’après l’avènement d’Alexandre I. Cependant on peut assez facilement se représenter les considérations qui amenèrent Roumiantsev à confier au chevalier de Gaston la responsabilité de cette revue. Le jeune Français s’intéressait à la littérature, c’était très important, mais selon toute vraisemblance le projet de Roumiantsev se fondait en premier lieu sur les liens entretenus par le chevalier de Gaston avec le milieu émigré de Pétersbourg et de Moscou, ainsi que sur ses relations épistolaires avec ses compatriotes restés en France, ou établis dans divers pays d’Europe, toutes choses qui assureraient à la revue un approvisionnement varié en informations culturelles. En ce qui concerne les livres nouvellement parus, les principaux fournisseurs seraient les libraires français Alici (à Pétersbourg) et Riss et Sausset (à Moscou), lesquels se chargeraient aussi de collecter les abonnements à la revue (l’adresse d’Alici figurait dans chaque livraison : « rue d’Isaac, au Café américain », plus tard ce fut le Café du Nord). En échange il incombait à la revue d’informer régulièrement ses lecteurs des nouveautés arrivées chez les deux libraires et de parler dans ses pages des plus remarquables d’entre elles.

Ceci dit, nulle part les objectifs que se fixait la revue ne furent formulés avec netteté, aucune liste des collaborateurs ne fut jamais rendue publique, bien plus, même le rédacteur ne fut jamais cité nommément (partout, il ne figure que comme « le Rédacteur »). Tant et si bien que la seule façon de se faire une idée de ce qu’étaient cette publication et ses ambitions, c’est d’aller voir cela d’un peu près, chose qui semble n’avoir jamais été faite à ce jour.

Le nom de cette revue était loin d’être le fruit du hasard : on était alors sous le règne de Paul I, époque où la présence de la censure se faisait lourdement sentir, et où tout ce qui touchait à la politique sentait le soufre. Et pourtant il était bien évident que la revue du chevalier de Gaston ne pouvait s’écarter de ce sujet, elle qui était éditée par un émigré politique à l’intention de ses compagnons d’infortune et de leurs sympathisants russes. La Révolution française, les réalités d’avant et d’après cet événement, l’héritage des philosophes, l’athéisme, la religion, autant de thèmes abordés dans ses pages sous les prétextes les plus divers, sans que pour autant le risque encouru soit énorme : les ennemis forcenés de la Révolution et ses infortunées victimes qui s’exprimaient par la voix du Journal littéraire de St. Pétersbourg parlaient en fait un langage qui répondait parfaitement aux vœux du pouvoir russe du moment.

Ainsi, par exemple, la livraison 5, en date du 1er septembre 1798, propose aux lecteurs un poème du marquis de Bonnay, Les Hélas du mois d’août 1790, tableau idyllique de l’ancien régime, où :

Les bonnes gens vivaient en paix,

Les méchants n’osaient le paraître,

Du Prince nous étions sujets,

Mais au moins nous n’avions qu’un maître […]

Le peuple dans sa bonne foi

Supportant gaîment la misère

Criait encore vive le Roi !

Et l’adorait comme un bon père.[…]4

C’est là aussi qu’on trouve Quelques réflexions qui prouvent que le gouvernement monarchique est plus favorable aux beaux-arts que le gouvernement républicain, titre on ne peut plus éloquent5, et la première partie d’un article sur le Journal de ce qui s’est passé à la tour du Temple pendant la captivité de Louis XVI, paru à Londres en 1797, de Jean-Baptiste Cléry6. Cet article est précédé d’un avertissement au lecteur plein d’émotion : « M. Cléry, seul et dernier serviteur de la famille royale, seul et continuel intermédiaire entre les victimes et les bourreaux, a peint l’une après l’autre chaque journée de cette fatale prison : douleurs, craintes, espérances, il a tout recueilli ». Dans la livraison 11 de la même année on peut trouver une note de lecture consacrée à un ouvrage qui vient de sortir, Observations de M. de Lamoignon Malesherbes sur l’Histoire naturelle de Buffon. Cela commence par un panégyrique de l’auteur, cet homme noble et courageux, qui ne craignit pas de prendre la défense du roi et périt comme lui sur l’échafaud7. La livraison suivante contient une note de lecture sur une autre parution récente, une Vie de Marie-Antoinette, reine de France, note de lecture qui se termine sur ces mots : « La mémoire de nos lecteurs ne leur fournira que trop de traits pour achever ce tableau lugubre que nous ne saurions tracer que faiblement, mais qui n’est que trop présent à notre cœur »8.

En même temps la revue parle avec mépris des précurseurs de la Révolution (par exemple, dans un article qui rend compte du livre de l’abbé Barruel, émigré à Londres : Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme) 9 et de ses principaux acteurs, comme Robespierre, « dont le nom fait pesque oublier celui de Tibère et de Néron »10, ou le duc Philippe d’Orléans, devenu Philippe-Egalité « qui n’excita parmi ses pareils que le dégoût du crime » (et par la même occasion de la gouvernante de ses enfants, la prolixe Mme de Genlis qui au même moment errait à travers l’Europe à la recherche d’un asile et aurait plutôt dû éveiller de la compassion chez un compagnon d’exil)11.

La situation politique du moment en France était aussi un motif d’amertume : ce pays n’avait toujours pas trouvé le repos auquel il aspirait tant. Même l’appropriation massive par les « républicains » des œuvres d’art italiennes, suite de la campagne victorieuse de Napoléon Bonaparte, ne rencontra aucun assentiment auprès de la revue du chevalier de Gaston12. Tout ce qui était nouveau en France, les mœurs, le mode de vie, était raillé méchamment. A titre d’exemple nous citerons ce fragment d’un poème satirique envoyé de Paris, Le Monde incroyable, où le mot « incroyable », si caractéristique de l’époque du Directoire, est exploité de toutes les manières. L’auteur du poème, passant en revue les tristes manifestations de l’époque, signalait en particulier :

Des incroyables probités

Chez les enfants de la fortune,

Des incroyables vérités

Dans les discours à la tribune,

Une incroyable honnêteté,

Une incroyable netteté

Dans nos travaux sur les finances ;

Une incroyable utilité

Dans mille loix de circonstance

Une incroyable liberté

Une incroyable égalité

D’un bout à l’autre de la France13

Voici encore quelques vers au ton vengeur tirés d’une Pétition d’un commis affamé au Directoire exécutif :

Il est temps, citoyen Directoire,

De me donner enfin de quoi manger et boire […]

Hélas ! c’en est donc fait ! Il faut mourir de faim,

C’est le sort, je le vois, de tout républicain […]

Je suis fort peu jaloux des biens nationaux,

Ceux qui les ont gratis sont auteurs de nos maux ;

Ils nous ont enlevé notre unique ressource

Et nous laissent à sec le gosier et la bourse14.

La réponse que s’attire ce pauvre commis affamé de la part de l’un des « nouveaux maîtres » est tout aussi révélatrice :

Tâche de devenir escroc, agioteur,

Député, général, ministre ou directeur,

Et seulement alors, si je suis bon augure,

Tu verras rebondir ton ventre et ta figure15.

C’est sur le même ton empreint d’ironie qu’on nous décrit la journée ordinaire d’un Parisien de l’époque, Vigée, poète fécond, dramaturge, qui avait beaucoup souffert de la Révolution mais n’avait pas quitté la France, à la différence de sa sœur, Mme Vigée-Lebrun, la portraitiste en vogue, qui, elle, avait trouvé refuge à Pétersbourg, et selon toute vraisemblance, servait d’intermédiaire entre lui et la revue du chevalier de Gaston, qui le publia à plusieurs reprise.

Des textes de ce genre, il y en a un assez grand nombre dans le Journal littéraire de St. Pétersbourg, mais c’est tout de même la littérature qui a la part la plus importante, la littérature dans toute sa diversité : thèmes, genres, origines, etc.

Chaque numéro, ou presque, de la revue propose des traductions d’auteurs de l’Antiquité, des comptes-rendus sur des parutions de ce type en France ou dans d’autres pays. La littérature grecque est représentée par Théophraste et Xénophon (époque attique), Apollonius de Rhodes (époque hellénistique), ou Plutarque (époque romaine). Parmi les auteurs latins figurent Ovide, Horace, Tite Live, Tibulle, Martial et Lucain, mais avant tout Virgile – qui est toujours traduit par le chevalier de Gaston, pour des raisons que l’on comprend aisément.

La revue accorde une place importante à la littérature française de toutes les époques, du Moyen Age au Siècle des Lumières, en observant la plus grande réserve, il est vrai, à l’endroit de ce dernier ; il n’y a d’exceptions que pour certains de ses coryphées, et avant tout pour Voltaire, dont quelques notes et pièces de vers encore non éditées à l’époque trouvent place dans certaines livraisons de 1799 (la revue put y avoir accès par l’intermédiaire de l’un de ses correspondants, très lié en son temps à l’entourage immédiat de « cet homme célèbre »)16.

A l’héritage « pernicieux » des philosophes, la revue préfère la poésie descriptive et didactique qui lui est contemporaine, et en premier lieu l’œuvre d’Ecouchard-Lebrun et de Delille. Inlassablement des extraits sont publiés, et l’on revient sur la carrière de ces deux patriarches des lettres françaises, qui continuent à travailler sans relâche à un âge avancé et malgré une situation politique dont on ne peut pas dire qu’elle soit très favorable.

Ainsi, un fragment du poème non achevé de Lebrun intitulé De la nature est précédé d’une note tout à fait dithyrambique à son sujet. « L’élan » et « le feu » qui sont sa marque suscitent l’enthousiasme : « On blâmera peut-être dans Lebrun trop de hardiesse et d’extension dans l’expression, mais c’est à cela que tient la poésie lyrique »17.

Quant à Delille, ce sont certaines circonstances de sa vie qui réveillent l’intérêt pour lui. Depuis 1795 il a émigré à Londres, et dans le numéro de la revue datée du 15 octobre 1799 paraît une Lettre au Rédacteur sur les poèmes de l’abbé Delille dont l’auteur, un émigré français installé à Braunschweig, mais en relations avec Delille, parle de lui en donnant des détails que personne à Pétersbourg ne peut connaître. En particulier il est question d’une édition de ses œuvres entreprises par le gouvernement anglais, édition dont la nécessité était d’autant plus grande que, comme le dit l’auteur de la lettre, « cet aimable vieillard, presque privé de vue et doué d’une mémoire prodigieuse, a toujours composé des poèmes entiers sans écrire un seul vers, et il corrigeait dans sa tête comme les autres sur le papier ». Après quoi, remontant en arrière dans la vie du poète, l’auteur de cette Lettre insiste abondamment sur son hostilité résolue à la Révolution et au nouveau régime. « Vous savez que mon ami Delille a refusé une place à l’Institut des républicains ; il n’a pas voulu dégrader son âme et souiller sa gloire. Vieux et aveugle comme Milton, il a eu par-dessus le poète anglais l’inestimable avantage d’avoir dédaigné ouvertement les ennemis de son roi, tandis que Milton s’unit aux assassins de Charles Premier ». Et il poursuit : « On voulait séduire le chantre des jardins en lui offrant des sujets de morale. On lui demanda des hymnes à l’Etre suprême et sur l’immortalité de l’âme. Robespierre ne pouvait être dieu de mon ami ». Après quoi il s’exclame dans un élan d’exaltation : « Quelle grande et sublime leçon que cette double immortalité présentée à des régicides, (pour employer un mot nouveau) à des nationicides ! »18.

On suit de livraison en livraison la publication d’œuvres de poésie élégiaque (des romances, des stances, des chansons) en même temps qu’on peut lire les comptes-rendus des œuvres que font paraître les plus grands maîtres de ce genre. C’est ainsi que dès la première livraison on peut lire un article sur les Œuvres complètes de Gilbert, parues peu avant, article qui commence ainsi : « Plein d’un génie brûlant qu’il ne pouvait comprimer et qu’il consacra toujours à la défense des mœurs et de la religion, Gilbert vécut malheureux et mourut à l’hôpital à 29 ans ». Tout en reconnaissant que les vers de Gilbert ne sont pas sans défauts, l’auteur de l’article les justifie de la sorte : « … il eut à un plus haut degré cet élan sublime de l’âme qui seul fait les grands poètes » et cite en conclusion ses vers les plus célèbres : « Au banquet de la vie, infortuné convive, – J’apparus un jour et je meurs »19.

La revue tient aussi en grande estime un recueil des œuvres de Legouvé père, le cite abondamment « pour donner une idée du talent de cet auteur sentimental ». On apprécie aussi en lui l’auteur de tragédies qui se détachent nettement de l’énorme masse des autres, celles qui poursuivent la tradition classique20. C’est pour la même raison que les tragédies de Népomucène Lemercier, Arnault et Ducis sont appréciées par la revue21. On suit aussi l’actualité de la prose française, en s’efforçant de trouver dans cet océan quelque chose qui soit digne d’être proposé aux lecteurs, mais cela est rare et il est bien plus fréquent qu’on recourt à des traductions de romans, en général anglais, comme il s’en édite beaucoup en France à l’époque, même s’ils ne donnent pas toute satisfaction, et de loin.

En règle générale ce sont les romans sentimentaux écrits par des femmes, qui ont la préférence de la revue, ces romans quelque peu démodés et tout simplement anciens. C’est ainsi qu’une note sur un roman nouvellement paru de Maria Regina Roche The Children of the Abbey exprime l’espoir « que cette esquisse présente assez d’intérêt à nos lecteurs, pour les engager à lire l’ouvrage ; des incidents heureux, des situations pathétiques et des sentiments de noblesse se trouvent réunis à la sagesse de l’invention et aux charmes des détails »22. Plus tard la revue confirmera son penchant pour ce genre de littérature dans une note annonçant la parution en traduction française d’un roman vieux de près de quarante ans, The History of Lady Julia Mandeville de Frances Brooke23. Seul le roman gothique n’a pas les faveurs du Journal littéraire de St. Pétersbourg : ce n’est pas que les auteurs soient dépourvus de dons mais le bon goût leur fait défaut, et leur succès auprès du public européen est surtout à mettre en relation avec toutes les horreurs dont l’époque est prodigue.

Ce thème revient plus d’une fois dans les pages de la revue. Ainsi, dans une Lettre du Rédacteur à un ami sur quelques romans anglais qui est une réponse à un compatriote vivant en Allemagne et qui l’avait informé du grand succès là-bas des romans de Mme Radcliffe, le chevalier de Gaston constate avec regret que « dans le Nord, comme en Allemagne, on aime à lire les terribles romans de Madame Radcliffe et compagnie ». « On s’étonne que ce genre ait fait fortune, – continue-t-il, – mais remarquez bien, que les romans caractérisent, plus que tout autre ouvrage, le siècle qui les a vu naître. Ce ne sont pas les romanciers qui forment le goût du public, c’est le goût du public qui dirige les romanciers ». Dans son contexte national, la littérature serait le reflet de l’histoire, des mœurs et de la violence du monde. La sensibilité littéraire répond aux seuils du sensible et aux émotions sociales qui conditionnent l’imaginaire romanesque. Emaillé de landes désolées, de falaises battues par la tempête, de cieux orageux, de cimetières sous la lune, de ruines vermoulues, de souterrains ténébreux, de spectres grimaçants et d’héroïnes diaphanes, le roman gothique traduirait l’imaginaire de la chute, de la perte, du naufrage lent de l’Ancien Régime. Dans le prisme des représentations du mal opposé au bien, le récit gothique illustrerait la nature des mœurs et la sensibilité individuelle que se complait dans l’effroi.

Au demeurant « le Rédacteur » trouve légitime le succès de ce genre littéraire : après les horreurs de la Révolution, constate-t-il, on ne pouvait plus frapper l’imagination des gens qu’en peignant des choses encore plus horribles. « Les crimes se succèdent et la désolation se répand dans la maison du seigneur, dans le palais des rois et dans la chaumière du pauvre. Un long récit de calamités qui surpassent tout ce que l’imagination peut inventer, fatigue l’égoïste, arrache les pleurs à l’homme sensible, mais bientôt le spectateur devient lui-même acteur, et l’apathie, fruit des longues souffrances, plonge l’Europe entière dans une froide stupeur », tel est le tableau saisissant qu’il donne de cet âge de sang, après quoi il passe sans transition à la littérature : « La gazette écrite sous Robespierre est au-dessus de tous les romans que peut inventer l’imagination la plus sombre ; vous voyez donc, mon cher ami, que Madame Radcliffe ne pouvait plus nous étonner qu’en évoquant des ombres, etc. ». Plus tard, à l’occasion de la parution en traduction française d’un roman anglais de plus, la revue s’en prend avec colère à tous ces compatriotes, à tous ces compagnons de plume qu’attirent « les tristes conceptions anglaises » et aux traducteurs complètement envahis par les « débauches d’imagination des esprits femelles de cette nation »24

Cette virulence convainquit-elle les lecteurs ou eut-elle au contraire pour effet d’attirer leur attention sur le roman gothique, on ne saurait le dire. En ce qui concerne en revanche les autres écrivains anglais, aussi bien anciens que contemporains, la revue les place très haut, sans pour autant en parler de manière aussi détaillée. On voit citer des prosateurs tels que Fielding, Richardson, Sterne, des poètes comme Alexander Pope et John Gray. Ce dernier était au nombre des poètes favoris du chevalier de Gaston, qui à deux reprises eut affaire à son célèbre Cimetière de campagne non pas en qualité de traducteur mais d’imitateur, puisqu’il estimait ce « chef d’œuvre » de la poésie anglaise pour pratiquement « intraduisible » (rappelons en passant que nous devons à Vassili Joukovski deux excellentes traductions en russe de cette œuvre, l’une de 1802 et l’autre de 1839)25.

La littérature allemande et des pays germanophones n’est pas oubliée non plus par le Journal littéraire de St. Pétersbourg, même si les grandes différences qu’elle présente avec la littérature française sont parfois un sujet d’agacement. Dès sa première livraison, la revue propose au lecteur une vue d’ensemble de la littérature allemande depuis les temps les plus reculés jusqu’à l’époque contemporaine, étude envoyée, comme l’explique la rédaction, par « un de nos correspondants en Allemagne ». Une quantité de noms d’écrivains y figurent, accompagnés de brèves notices : Opitz et Haller, Bodmer et Gellert, Gleim et Zachariä, Kleist et Lessing, Klopstock et Gessner, Wieland et Jakobi, Goethe et Bürger, Eschenburg et Stolberg, Pfeiffel et d’autres encore. L’auteur de cette « lettre » d’Allemagne qui se cache derrière les initiales J.K.M. montre beaucoup de sympathie pour la production romanesque récente et en donne un panorama très riche. Parmi les auteurs cités par lui on trouve August Lafontaine et Karoline von Wolzogen, Karl Rechlin, Jean-Paul et Friederike-Helene von Unger26. Plus tard la revue du chevalier de Gaston publiera une imitation de la fable de Lessing Der Löwe und der Hase27et du poème de Goethe Der Wandrer, ainsi que quelques imitations de Gessner28. Vers la fin, dans le numéro 5 de l’année 1800, paraît une analyse détaillée de Don Carlos de Schiller, parue l’année précédente dans la traduction du comte Adrien de Lezay-Marnézia, émigré tardif, retourné ensuite dans sa patrie après l’arrivée au pouvoir de Napoléon.

Dans l’introduction, contre la volonté de Schiller lui-même pour qui son œuvre est « ein dramatisches Gedicht », Don Carlos est appelé « une tragédie », ce qui est presque considéré comme un blasphème par celui qui rend compte de cette traduction dans le Journal littéraire de St. Pétersbourg. Tout en relevant dans cette œuvre « des traits de génie et de belles scènes », il se refuse catégoriquement à parler à son sujet de tragédie au sens courant du terme : « Pour juger sans prévention son auteur qui jouit d’une réputation méritée, nous dirons (ce que les Allemands instruits avouent eux-mêmes) que ce n’est point une tragédie, mais un roman dialogué », affirme-t-il et plus loin il précise : « En effet Don Carlos remplit un volume de cinq cents pages. Les situations y sont forcées, elles ne deviennent intéressantes que par les moyens que nous souffrons à peine dans les romans, et qui déshonorent la tragédie ». Malgré sa très grande indulgence pour l’innovation en matière littéraire l’observation des unités lui paraît une obligation dans le genre tragique, et tout manquement à ces règles est condamnable à ses yeux : « Shakespeare eut sans doute du génie, – remarque-t-il, – mais on n’imite que ses défauts, et du moins nous n’encensons pas ceux de Corneille »29.

Néanmoins le fait même que les noms qui viennent d’être cités fassent leur apparition dans les pages d’une revue éditée à Saint-Pétersbourg était un événement tout à fait important : le lecteur était informé, même si ce n’était pas toujours sur le ton de l’enthousiasme, de l’existence d’autres littératures, exemptes de l’influence française et en tous les cas s’efforçant de s’en affranchir.

Cela est vrai aussi d’autres littératures d’Europe, la littérature italienne et la littérature espagnole, représentées, quoiqu’à une échelle incomparablement plus modeste, dans la revue du chevalier de Gaston. En témoignent deux extraits de La Jérusalem délivrée du Tasse, traduits par un certain comte de W. et par Baour-Lormian30, ainsi qu’une antique romance espagnole31. En outre la revue annonce avec satisfaction à ses lecteurs la parution d’une nouvelle traduction du Don Quichotte, « un ouvrage à jamais célèbre », traduction due à Florian, et éditée en 1799, après sa mort. Tout en admettant que le travail de Florian n’est pas irréprochable, l’auteur de l’article qui en rend compte affirme sans hésitation que « cette traduction fera absolument oublier l’ancienne [par Filleau de Saint-Martin] dont on ne pouvait supporter sans ennui la pesanteur, l’incorrection et le défaut absolu de finesse »32.

Enfin, et c’est bien naturel, le Journal littéraire de St. Pétersbourg a l’ambition de faire connaître à ses lecteurs la littérature russe, qui leur est totalement inaccessible, mais cela se limite en tout et pour tout à quelques exemples : une chanson, traduite par son auteur (Iouri Neledinski-Meletski)33 et deux œuvres de Nikolaï Karamzine, une idylle, Palemon et Daphnis, et un récit, Sierra Morena, toutes deux traduites « par un émigré français »34.

Ceci étant, la Russie est un thème récurrent dans la revue, surtout sous la forme de dithyrambes adressés à l’empereur Paul I, responsable de la prospérité de cette « société émigré » à laquelle appartient le chevalier de Gaston. Mentionnons ainsi ses Vers présentés à Sa Majesté lors de son avènement au trône35. Dans son Ode pour la fête de Sa Majesté l’Empereur sur le succès de ses armes en Italie, le souverain de Russie est salué comme le défenseur et le sauveur de « l’Europe ébranlée sous les coups d’un peuple oppresseur »36. C’est au même sujet qu’est consacré le poème de Louis-Auguste Bertin d’Antilly A Paul I, Empereur de toutes les Russies, dont la revue parle en détail dans la onzième livraison de 1799. C’est un poème qui paraît à Hambourg, où réside son auteur, avant que celui-ci passe en Russie dans l’espoir de voir dignement récompensé son dur labeur. La revue cite abondamment cette œuvre imposante, composée pour « célébrer les magnanimes efforts de Paul I contre les révolutionnaires français, les victoires déjà remportées, les espérances qu’elles ont fait naître, les exploits des plus grands généraux ». Ces derniers mots étaient à n’en pas douter une allusion à Souvorov, dont il était question dans le poème en ces termes :

Minerve ceint son front de la double couronne

Dont la main embellit le laurier de Bellone37.

La revue du chevalier de Gaston n’ignore pas non plus l’Histoire des campagnes du maréchal Souworow (Londres, Hambourg, 1799). Dans son compte rendu, nous lisons : « Quel nom plus propre à exciter l’intérêt de l’Europe entière, et surtout de la Russie, que celui du héros qui a reconquis l’Italie ! L’histoire de ses campagnes est celle de ses victoires. Dans tous les temps on aime à lire la vie d’un grand homme, mais cet intérêt est bien plus vif lorsque c’est notre contemporain et que ses actions passées sont pour nous le gage de nouveaux exploits, lorsque enfin chaque pas qu’il fait peut changer la face de l’Europe. De stériles conquêtes peuvent exciter l’admiration et assurer la gloire du vainqueur ; mais ici c’est l’ordre social en danger, c’est la destinée de plusieurs nations qui font l’objet de nos craintes et de nos espérances »38.

On le sait, ces espérances furent déçues. Les changements dans la politique extérieure de Paul Ier après le coup d’état du 18 brumaire (le souverain russe voulait un rapprochement avec la France en reconnaissant le nouveau régime) troublèrent les cercles émigrés. C’est sans doute principalement pour cette raison que le chevalier de Gaston suspendit la parution de sa revue. Certes, dans l’un des derniers numéros (15 avril 1800) il évoque la maladie qui le mine (une des premières atteintes de la phtisie qui le tuera). Mais la vraie raison était ailleurs : une revue surtout destinée à la diaspora française et comptant sur son appui n’avait désormais plus d’avenir en Russie. Après l’assassinat de Paul (12 mars 1801) le chevalier de Gaston estime qu’il valait mieux rentrer dans sa patrie. Il y fut amnistié et y vécut tant bien que mal les quelques années qui lui restaient à vivre.

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1 Léonce Pingaud, Les Français en Russie et les Russes en France, Paris, 1886, pp. 209-245 ; Ernest Daudet, Histoire de l’émigration pendant la Révolution française, Paris, 1905-1907, 3 tt ; Fernand Baldensperger, Le mouvement des idées dans l’émigration française (1789-1815), Paris, 1924, 2 tt.

2 H. Affre, Lettres sur l’histoire de Rodez, Rodez, 1874, pp. 535-536 ; id., Dictionnaire de biographie française, Paris, 1980, Fasc. 85., col. 654.

3 Bibliothèque Nationale de Russie (Saint-Pétersbourg), cote 13. 2. 11. 2.

4 Journal littéraire de St. Pétersbourg, 1er sept 1798, n° 5, pp. 10-11.

5 Ibid., pp. 16-21.

6 Ibid., pp. 40-41.

7 Ibid., 1er déc., n° 11, pp. 49-52.

8 Ibid., 15 déc., n° 12, pp. 46-51.

9 Ibid., 1799, 1er août, n° 3, pp. 35-47.

10 Ibid., 1799, 1er févr., n° 15, pp. 26-32.

11 Ibid., 1798, 1er juillet, n° 1, pp. 53-54 ; 1799, n° 18, 15 mars, pp 46-52 ; n° 22, 15 mai, pp. 48-53.

12 Ibid., 15 janv., n° 14, pp. 30-36.

13 Ibid., 1798, 1er août, n° 3, pp. 6-8.

14 Ibid., 1799, 1er avril, n° 19, pp. 10-12.

15 Ibid., pp. 12-13.

16 Ibid., 15 août, n° 4 ; 1er sept n° 5 ; 15 sept. n° 6 ; 1er oct. n° 7 ; 15 oct., n° 8 ; 1er nov., no 9 ; n° 12, 15 déc.

17 Ibid., 1800, 15 juin, n° 2, pp. 33-37.

18 Ibid., 1799, 15 oct., no 8, pp. 55-59.

19 Ibid., 1798, 15 juillet, n° 1, pp. 54-56.

20 Ibid., 1er oct., n° 7, pp. 47 ; 15 nov., n° 10, pp. 38-48 ; 1799, 15 janv., n° 14, pp. 14-19.

21 Ibid., 15 déc., n° 12, pp. 7-40 ; 1799, 15 juin, n° 24, pp. 21-27 ; 1800, 1er avril, n° 7, pp. 26-39.

22 Ibid., 1798, 1er oct., n° 7, pp. 33-44.

23 Ibid., 1800, 15 janv., n° 2, pp. 48-49.

24 Ibid., 1798, 15 oct., n° 8, pp. 35-39.

25 Ibid., 1800, 15 janv., n° 2, pp. 16-24.

26 Ibid., 1798, 1er juillet, n° 1, pp. 16-31.

27 Ibid., 15 nov., n° 10, pp. 4-5.

28 Ibid., 1798, 15 déc., n° 12, pp. 53-58 ; 1799, 1er juillet, n° 1, pp. 13-14 ; 1800, 15 février, n° 4, pp. 9-12.

29 Ibid., 1800, 1er mars, n° 5, pp. 45-59.

30 Ibid., 1798, 15 oct., n° 8, pp. 6-9 ; 1799, 1er avril, n° 19, pp. 45-54.

31 Ibid., 1798, 1 août, n° 3, pp. 5-6.

32 Ibid., 1800, 15 janv., n° 2, pp. 38-46.

33 Ibid., 1798, 1er juillet, n° 1, pp. 12-13.

34 Ibid., 1er sept., n° 5, pp. 22-30 ; 15 oct., n° 8, pp. 26-35.

35 Ibid., 1799, 15 févr., n° 16, pp. 9-11.

36 Ibid., 1er août, n° 3, pp. 21-25.

37 Ibid., 1er déc., n° 11, pp. 28-35.

38 Ibid., 1800, 15 janv., n° 2, pp. 47-48.