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L’Histoire des deux Indes de l’abbé Raynal

L’information en mouvement, analyse de la construction d’un réseau

Gilles BANCAREL

Béziers

L’abbé Raynal est sans doute l’un des auteurs les plus lu de la seconde moitié du XVIIIe siècle, mais également celui dont l’œuvre, particulièrement son Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes a été la plus censurée. Cette réalité singulière est la conséquence de deux phénomènes conjoints. Il faut certainement voir le premier dans le poids de la censure et dans l’attrait pour toute chose défendue qui accompagna l’édition de l’Histoire des deux Indes tour à tour interdite en 1772, mise à l’Index par le clergé en 1774 et condamnée par le Parlement de Paris puis brûlée par le bourreau en place publique en 1780. Mais l’engouement pour cet ouvrage trouve également son origine dans sa modernité de conception, puisant une documentation abondante aux meilleures sources de son temps en même temps qu’il vulgarise l’actualité internationale.

Pour parvenir à cet objectif, le livre s’impose comme une vaste encyclopédie du monde colonial qualifiée d’« histoire philosophique et politique » afin de répondre à la fois aux aspirations de critique sociale de son époque et à la soif de culture cosmopolite développées par l’esprit des Lumières. L’étendue du projet éditorial et son enjeu font de l’écrivain le maître d’œuvre d’une entreprise de communication, le point central d’un vaste réseau vers lequel vont converger une multitude d’informations, de telle sorte que le succès de l’Histoire des deux Indes est avant tout la réussite d’une puissante mécanique destinée à alimenter la connaissance de l’auteur sur l’objet de son ouvrage. Afin d’entretenir mais aussi de maîtriser l’afflux permanent de renseignements destinés à actualiser son œuvre, l’écrivain associe subtilement l’édition de son ouvrage aux grands débats du moment par l’intermédiaire de l’institution académique. L’analyse de ce mécanisme permet de mettre en lumière la vivacité et la force d’un réseau construit au seul profit d’une œuvre littéraire et entretenu par de savants processus intellectuels qui doivent plus à la stratégie éditoriale qu’à un éclectisme désordonné.

Dans cette perspective, il nous a paru intéressant de relever les évènements constitutifs de cette stratégie afin d’identifier les caractères spécifiques de ce type de réseau. Pour recentrer notre propos sur cet aspect particulier, nous ne reviendrons pas sur l’étendue de la production littéraire de Raynal1, ni sur le caractère singulier de l’édition de l’Histoire des deux Indes2 étudiés par ailleurs. Cette approche ne saurait couvrir l’ensemble du réseau relationnel de l’abbé Raynal, ce dernier ayant bénéficié de multiples ressources (familiales en particulier)3 afin de faire progresser ses idées dans la société de son temps comme le confirme l’étude détaillée de sa correspondance4. Pour analyser ce mécanisme, nous relèverons dans un premier temps les moyens utilisés par Raynal pour sensibiliser le public à son œuvre, puis nous observerons comment l’information parvient à Raynal, avant d’apprécier la mise en place et le fonctionnement du réseau.

De l’éveil du public à la séduction des candidats

Alors que s’imprime à Genève, au cours de l’année 1780, la 3e édition de l’Histoire des deux Indes, l’abbé Raynal – encore sous le coup de l’arrêt du Parlement de Paris qui l’interdit de séjour dans la capitale – se rend à Lyon au mois d’août pour y être reçu officiellement par l’Académie de la ville. Dans la séance du mardi 22 août, M. de La Tourrette, secrétaire perpétuel de l’Académie, relève le passage de l’abbé Raynal et annonce la fondation que ce dernier vient de faire :

M. l’abbé Raynal, dont le nom est célébré dans la littérature française a témoigné le désir d’être associé aux travaux de l’Académie, où il a été élu unanimement et par acclamation. Prenant ensuite la parole, il a dit que pour témoigner son estime à la compagnie, il proposait de soumettre à son jugement deux prix dont il offrait de faire le fonds, l’un de 600 l. sur un sujet relatif à la prospérité des manufactures de Lyon, l’autre de 1200 l. sur la question de savoir si la découverte de l’Amérique a été utile ou préjudiciable au genre humain.

Ouvert en 1780, publié en 1781 puis en 1782, le sujet du prix fondé par l’abbé Raynal est proposé pour l’échéance de 1783 sous le libellé suivant :

La découverte de l’Amérique a-t-elle été utile ou nuisible au genre humain ? S’il en est résulté des biens, quels sont les moyens de les conserver et de les accroître ? Si elle a produit des maux quels sont les moyens d’y remédier ?

Quelques mois seulement après l’annonce officielle du prix, le 12 d’octobre, Raynal écrit au secrétaire perpétuel de l’Académie5 la lettre suivante :

J’ai reçu, Monsieur, les trois paquets de programmes que vous avez eu la bonté de m’envoyer. Il en a déjà été expédié un assez grand nombre pour l’Espagne, le Portugal, l’Angleterre et les deux Amériques, l’Allemagne. Le nord des Indes orientales recevront aussi les leurs plutôt ou plus tard. Plusieurs de nos écrivains se disposent à concourir. Ils y ont été déterminés par l’opinion généralement reçue des lumières et de l’intégrité de la compagnie qui doit les juger.

Par l’intermédiaire de l’Académie de Lyon, le prix de Raynal venait de franchir les frontières du royaume. Le sujet était en effet, peu de temps après, soumis à la réflexion des académiciens d’autres continents. Ainsi dans la même année, l’American Philosophical Society propose à Philadelphie le sujet de l’Académie de Lyon6 à qui les mémoires doivent être retournés.

Au premier avril 1782, l’Académie fait le point sur les mémoires reçus dont la date limite d’envoi était fixée à cette échéance et au début de l’année 1783 elle prend la décision de prolonger la durée du concours, car « l’objet (du sujet) lui a paru d’une trop grande importance, pour ne pas suspendre son jugement, et ne pas désirer que la matière soit encore plus approfondie… ». Alors qu’il se trouve à Lausanne, Raynal, tenu informé de la suite réservée à son prix, écrit à l’Académie, en septembre, pour la féliciter de sa sévérité et s’étonner du faible nombre de concurrents7 :

Vous venez, Messieurs, de faire des actes de sévérité qui produiront un bon effet. Presque tous les corps littéraires, sans exception, étaient indulgents. Ils suivront votre exemple, et les lettres y doivent beaucoup gagner. J’avais pensé comme vous que le sujet de l’Amérique échaufferait nos meilleurs écrivains. Comment cela n’est-il pas arrivé ? …

Au début de l’année 1784, l’Académie a reçu « seize mémoires, quelques-uns annoncent, de la part des auteurs, un travail proportionné à l’étendue du sujet ; mais plus il intéresse l’humanité, plus il exige de mérite dans ses développements, et en général, aucun mémoire n’a paru suffisamment remplir les vues indiquées dans le problème et dans les trois grandes questions qu’il présente. Cependant ce sujet est trop beau et trop important – aux vœux de l’Académie – pour ne pas espérer qu’en donnant encore du temps aux auteurs, il ne fasse éclore quelqu’ouvrage plus satisfaisant…8 ».

Le prix est annoncé dans les « Sujets proposés pour l’année 1784 ». Toujours informé des prolongements de son prix, Raynal donne des observations sur les auteurs des mémoires reçus, dans une lettre qu’il adresse à M. de La Tourrette au cours de l’automne9 en « espérant que le sujet de l’Amérique sera enfin bien traité… ». Le sujet du concours paraît à nouveau dans la liste des sujets proposés pour 1785 et au terme de cette année (1785), malgré la réception de onze nouveaux mémoires, l’Académie qui considère ces ouvrages comme vraiment dignes d’éloges, sans lui paraître d’un ordre assez supérieur pour leur décerner le prix proposé par un homme célèbre sur un sujet aussi important croit devoir encore renvoyer le prix à deux ans. Le fondateur, dans une de ses lettres, approuvant cette espèce de sévérité, ajoute « qu’elle peut et doit produire un bon effet ».

Le sujet proposé par l’abbé Raynal fait alors l’objet d’un prix extraordinaire de l’Académie dont le nouveau terme est fixé au mois de mars 1787. A l’échéance de 1787, aucun des mémoires reçus n’a encore satisfait au jugement de l’Académie qui annonce son intention de supprimer le prix. Mais sur l’insistance de l’abbé Raynal, l’Académie se voit obligée de reporter une nouvelle fois le concours pour l’année 1789, comme s’en explique le secrétaire perpétuel le 28 décembre 1787 :

L’Académie a entendu la lecture des principaux (discours) et la chose mûrement discutée, dans trois séances, elle a jugé, que plusieurs méritaient de vrais éloges ; qu’il en résultait que les questions proposées n’étaient pas insolubles ; mais qu’aucun en particulier, ne répondait suffisamment ni à l’importance du sujet, ni aux vues du programme, considéré dans toute son étendue. Elle s’est déterminé, en conséquence, à ne pas décerner le prix, et à prier M. l’abbé Raynal d’en retirer les fonds. Celui qui pouvait donner la solution la plus satisfaisante et la plus complète du problème, a désiré que l’Académie proposât encore une fois au public.

L’Académie sur l’avis de Raynal, qu’elle reconnaît comme le plus apte à résoudre le sujet, accepte encore une fois de repousser le délai jusqu’au premier avril 1789. Arrivé au terme fixé, l’Académie rend son jugement sur les nouveaux mémoires reçus10 et informe Raynal que le concours ne pourrait être décerné. Ce dernier contrarié par cette nouvelle répond, le 12 août 1789, en proposant un nouveau sujet11 :

Monsieur, il est honteux qu’on ait été dans l’impossibilité de décerner un prix qui a été proposé quatre fois. A ce premier sujet substituons en un autre dont la discussion sera moins difficile. En Angleterre, en France, on met aujourd’hui en question s’il faut faire cesser l’achat des noirs en Afrique, s’il faut leur donner la liberté en Amérique ; et on demande quelles seraient les mesures les plus sages pour opérer ce double bien sans en causer un bouleversement entier dans les colonies. Il me serait agréable que ce problème se trouvât du goût de l’Académie, et quelle en publiât le programme tel qu’il lui conviendrait ! La matière est si préparée qu’un an suffirait aux auteurs…

Le mardi 18 août 178912, le secrétaire des séances fait part à l’Académie de la proposition de l’abbé Raynal sur le renvoi du prix relatif à la découverte de l’Amérique et sur le nouveau sujet proposé. Après de longues discussions, l’Académie acceptera de reconduire le prix de l’abbé Raynal sans toutefois retenir le sujet qu’il avait proposé, en expliquant :

Qu’aucun n’a répondu à l’idée qu’elle a dû se former d’un ouvrage, qui fut digne en même temps, du sujet et de celui qui l’a proposé. Elle a enfin définitivement renoncé à ce sujet, et a prié M. l’abbé Raynal de retirer ses fonds ; il s’y est refusé, en approuvant néanmoins la décision de l’Académie, et lui a demandé, avec instance de proposer pour le même prix, un nouveau sujet littéraire et politique ; elle eût bien désiré qu’il eût été du choix du fondateur : empressé de répondre à la nouvelle preuve de confiance qu’elle en reçoit, elle a suivi ses intentions, mais elle a cru s’arrêter à un sujet un peu moins vague, afin d’éviter toutes les importantes questions, dont l’examen et la décision sont soumis en cet instant au tribunal suprême de la Nation.

Le nouveau sujet est annoncé le 15 décembre 1789 par le secrétaire perpétuel La Tourrette sous l’intitulé : Quelles vérités et quels sentiments importe-t-il le plus d’inculquer aux hommes, pour leur bonheur ? En 1792, le nouveau concours a reçu 16 discours mais aucun « ne présente un tout qui réponde aux vues essentielles du sujet ». Aussi, le prix sera reconduit pour l’année 1793 et aura pour nouvel énoncé : Dans l’état actuel de nos mœurs, quelles vérités et quels sentiments la philosophie et les lettres devraient-elles inculquer et développer avec le plus de force, pour le plus grand bien de la génération présente ?

Avec ce nouvel énoncé, l’Académie de Lyon venait de mettre un terme à la réflexion menée pendant dix ans sur la découverte de l’Amérique. Le sujet initial qui n’avait pas trouvé de lauréat restait pourtant d’actualité. Raynal soucieux de voir cette question approfondie et couronnée la propose alors à l’Académie Française13 qui institue en 1790 un prix qui « consiste en une somme de 2400 livres pour un discours en prose » sur la question : Quelle a été l’influence de la découverte de l’Amérique sur la politique, les mœurs et le commerce de l’Europe ? 14

L’outil académique et la circulation de l’information

a) lecture et écriture

En 1791 le concours relatif à « la découverte de l’Amérique » a reçu « cinquante discours ou mémoires » comme le relate l’Académie15. Ce qui renvoie pour l’ensemble des échéances à environ 80 mémoires déposés16. Hormis le mémoire de Myèvre, négociant à Lyon17 qui obtint une mention honorable ainsi que celui de Mallet Butini18, il ne nous est pas possible de déterminer l’ensemble des auteurs pour des raisons de confidentialité. Si seulement deux mémoires arrivèrent en tant que tel au stade de l’impression, celui d’Henri Carle19 avocat au Parlement et un autre resté anonyme, plusieurs ouvrages connus furent directement inspirés par le concours de Lyon comme celui de Chastellux20, celui de Joseph Mandrillon21, ou celui de l’abbé Genty22. Il en est de même pour un grand nombre de publications de cette époque concernant l’Amérique. Dans cette littérature, on suit la trace des mémoires et l’on retrouve l’inspiration de Raynal chez des auteurs plus ou moins connus, comme dans l’ouvrage publié en 1786 par Condorcet sous le titre : De l’influence de la révolution d’Amérique sur l’Europe23.

En réalité le sujet du concours de l’Académie de Lyon est le même que celui de l’Histoire des deux Indes aussi paraît-il difficile de distinguer, dans la masse des publications parues dans son sillage, entre les écrits propres à être rattachés au concours de l’Académie de Lyon sur la découverte de l’Amérique et ceux directement inspirés par l’Histoire des deux Indes. Ainsi la publication par Thomas Paine des Lettres adressées à Raynal sur les affaires de l’Amérique traduites de l’anglais et parues à Philadelphie en 1783, pourraient tout aussi bien être motivées par la lecture de l’Histoire des deux Indes qu’attisées par le concours de l’Académie de Lyon, posé à Philadelphie. On relèvera les ouvrages publiés sur le sujet en 1783 par Hillard d’Auberteuil ; en 1784 par Mably24 et Mirabeau ; en 1785 par Deslandes et Longchamps ; en 1786 par Brissot, Jefferson, Condorcet (publié sous le pseudonyme de P.B. Godard), Desmeunier ; en 1787 par Saint-John Crèvecœur, Franklin ; en 1788 par Mazzei, Paine, Quesnay, autant de lecteurs de l’Histoire des deux Indes et qui sont pour la quasi-totalité des correspondants de Raynal.

Le prix proposé par l’Académie de Lyon sur « la découverte de l’Amérique » sera remplacé par celui sur « le bonheur du genre humain » qui recevra à son tour vingt-cinq mémoires dont un de Bonaparte. Il sera finalement décerné à Daunou en 1792.

Pour le prix proposé sur le même sujet à l’Académie française, on connaît trois mémoires : un de Mallet Butini, connu comme candidat aux concours ouvert sur cette même question à l’Académie de Lyon en 1781 et en 1783, un anonyme et un de M. Chauvet qui reçut une mention très honorable. Chacun d’eux rend hommage au généreux fondateur du prix en même temps qu’il renvoie explicitement à l’œuvre de Raynal. Le prix de l’Académie française fondé en 1789, également reporté, sera finalement attribué en 1792 au baron Montyon. L’auteur ne se nomma point, mais il fut reconnu parce qu’au lieu de prendre le prix qui était de mille écus, il le destina à celui qui trouverait au jugement de l’Académie, les meilleurs moyens ou les meilleurs instruments pour économiser et suppléer la main d’œuvre des nègres25. Abolis pendant la période révolutionnaire, les prix Monthyon seront rétablis en 1819 pour êtres attribués jusqu’à nos jours.

b) du candidat au correspondant

Malgré l’absence de lauréat pour le prix sur « la découverte de l’Amérique » proposé à Lyon, le but recherché par l’abbé Raynal fut largement atteint au-delà de toutes espérances. Non seulement parce que la question de « l’esclavage des nègres » venait, par l’intermédiaire de l’Académie, d’être posée publiquement – malgré l’issue qui lui sera réservée – mais surtout parce que les Académies avaient enfourchées, une douzaine d’années durant, les problèmes étudiés par l’abbé Raynal et qui constituent l’essence même de son livre l’Histoire des deux Indes. De cette manière, l’Académie jouissant du prestige du « philosophe » bénéficiait d’une écoute particulière tandis que l’œuvre de Raynal profitait d’une promotion exceptionnelle faisant de son auteur le référent à la question posée26. Raynal obtenait ainsi le soutien de la librairie officielle pour la promotion d’un prix qui renvoyait implicitement à un ouvrage condamné et imprimé clandestinement27. Dans le même temps, la vertu pédagogique du prix pénétrait une opinion publique réceptive. Le concours de l’Académie de Lyon s’intègre ainsi à la stratégie éditoriale de l’abbé Raynal28. De fait, tous ceux qui concourraient aux prix posés avaient lu son ouvrage29.

Mais l’intérêt le plus important pour Raynal était ailleurs. Non seulement les mémoires fournis venaient enrichir une réflexion poursuivie par le philosophe depuis de nombreuses années, mais les auteurs de ces mémoires devenaient des informateurs de l’abbé. L’émulation suscitée par la lecture de son œuvre et la participation au concours académique servait d’appel à la collaboration pour une œuvre universelle, collaboration à laquelle l’auteur encourageait publiquement en faisant « annoncer dans le plus de journaux et de gazettes qu’il avait pu, le prix qu’il venait de proposer30 ». Soucieux de ne rien perdre de ce qui pourrait enrichir son œuvre, Raynal pouvait alors écrire à Ostervald, éditeur Suisse de l’Histoire des deux Indes pour lui parler du résultat des concours31 :

J’ignore où vous en êtes de l’édition de l’Histoire philosophique si elle n’avait pas paru au mois d’août, vous y pourriez coudre le discours couronné, il y avait beaucoup d’autres imprimés. Ces mémoires auront un rapport direct avec mon ouvrage, et feraient une addition intéressante… 32

Par ce système, le candidat-lecteur se transformait en lecteur-collaborateur avec la réutilisation de son texte publié dans la dernière actualisation de l’ouvrage de Raynal. Alors, soucieux de participer à son entreprise et de collaborer à son œuvre, de nombreux écrivains engagés dans la littérature de voyage ou du commerce publièrent leurs travaux, pour servir de « suite », de « supplément » ou de « complément » à l’ouvrage de Raynal, reprenant ainsi le nom de celui qui leur servait de modèle. Ils devenaient ainsi ses informateurs privilégiés. Cette contribution singulière à l’œuvre de Raynal se doubla d’une dimension critique, tout particulièrement sur le contenu idéologique de son œuvre. Ce phénomène s’observe dès les premières éditions de l’Histoire des deux Indes, comme le prouve la publication de William Bolts33, en 1775 sur l’Etat civil, politique et commerçant du Bengale, ou Histoire des conquêtes et de l’administration de la Compagnie anglaise dans ce pays ; pour servir de suite à l’Histoire philosophique et politique…34 Elle se poursuivra avec de nombreux autres ouvrages jusqu’à l’Etat des colonies et du commerce des Européens dans les deux Indes, depuis 1783 jusqu’en 1821 publié par Peuchet paru en 1821 en complément de l’édition posthume de l’Histoire deux Indes35.

L’ensemble de cette effervescence maintenue, dans l’Europe entière et bien au-delà, autour de l’objet de l’abbé Raynal, devait donner naissance à une importante littérature grise, mémoires contenant des observations directement adressées à l’auteur lui-même, comme dans le cas de la lettre de Samin36 à l’abbé Raynal37 du 18 juin 1780 :

Samin a l’honneur de présenter ses respects à Monsieur l’abbé Raynal et de lui renvoyer son manuscrit auquel il a joint le nouveau tableau du Commerce d’Alep… Avec les données que j’ai procurées à Monsieur l’abbé Raynal il peut seul opérer la réduction des détails concernant la Compagnie d’Afrique…

C’est également le cas de correspondances privées, comme la lettre de M. de Valory à l’un de ses cousins38. Ce dernier y précise :

J’aurai l’honneur de vous apporter ou de vous envoyer une collection de plans des différents établissements européens dans l’Inde fort bien dessiné et levé. J’ai envie d’en faire le cadeau à M. l’abbé Raynal qui malgré l’excellence de son ouvrage a commis bien des erreurs… 39

L’exercice du commentaire de l’œuvre de l’abbé Raynal, pratiqué d’une manière formelle par la publication d’un mémoire ou d’une manière plus diffuse, comme celle des correspondances, s’installa peu à peu en discipline d’école40. Ainsi, une multitude d’explorateurs, voyageurs, administrateurs ou négociants anonymes, souhaitant participer au progrès des lumières, communiquaient leurs observations, par le biais de la correspondance pour devenir les maillons de cette chaîne de la connaissance.

Mise en place et fonctionnement du réseau

Sans aucun doute le résultat dépassa les espérances de Raynal si l’on en juge à la fois à la diffusion exceptionnelle de l’œuvre et à l’étendue de ses correspondants. Le bénéfice de cette entreprise rejaillissait tant sur le domaine littéraire que sur la pérennité de l’ensemble de l’œuvre entreprise par Raynal comme nous pouvons en témoigner à partir de quelques exemples.

Parmi ceux-ci, celui de Montyon reste le plus emblématique. Le prix Montyon décerné à l’heure actuelle par l’Académie française s’inscrit légitimement dans la continuité des prix fondés par l’auteur de l’Histoire des deux Indes si l’on s’en tient à la volonté du lauréat qui remit en jeu la somme déposée par Raynal. La similitude des engagements (œuvre philanthropique) et la concordance des idées (énoncé du prix sur la main d’œuvre des nègres) correspondent en réalité à des liens très étroits entre les deux personnages. Ceux-ci devaient se rencontrer dans les salons à partir des années 70 et se fréquentèrent au moins jusqu’en 178341.

On relèvera également le cas de Bonaparte qui après avoir proposé ses premiers écrits à Raynal au début des années 80 devient son correspondant. Il rencontrera l’abbé lors de son séjour marseillais et participera en 1791, au concours de l’Académie de Lyon sur le « bonheur des hommes ». Son mémoire reste un vibrant hommage à son modèle :

Illustre Raynal, si dans le courant d’une vie agitée par les préjugés et les grands que tu as démasqué, tu fus toujours constant et inébranlable dans ton zèle pour l’humanité souffrante et opprimée, daigne aujourd’hui, du milieu des applaudissements d’un peuple immense qui, appelé par toi à la liberté, t’en fait le premier hommage, daigne sourire aux efforts d’un zélé disciple dont tu voulus quelquefois encourager les essais…

Bonaparte sera encore en relation épistolaire avec Raynal en 1793, lorsque le prix est attribué à Daunou. Le cas de Daunou est sans doute le plus instructif pour démontrer l’efficacité du réseau. Daunou obtient en 1793 le prix proposé par l’Académie de Lyon sur « le bonheur des hommes ». Il est alors député à la Convention et sera l’un des fondateurs de l’Institut National (qui accueillera Raynal quelques mois avant sa mort). Trois ans plus tard, le 25 nivôse an 442 de la République43, soit près d’un mois avant le décès de Raynal, on connaît une lettre de Daunou écrite au ministre des Relations extérieures :

Toujours plein de son objet, toujours occupé de méditations et de recherches utiles aux arts et à la politique et à l’humanité, le vieux et respectable auteur de l’Histoire philosophique s’adresse à vous citoyens et vous appelle à concourir avec lui à l’augmentation et au perfectionnement de son bel ouvrage. Je vous adresse en conséquence une série de questions auxquelles je vous invite à répondre bien assuré qu’une invitation faite en son nom et au mien est plus que suffisante pour stimuler votre zèle. Entre ses questions, il en est comme vous le verrez qui ne paraissent exiger qu’une réponse laconique, d’autres qui demanderont plus de développement. Votre sagacité vous indiquera cette différence et vous trouverez aisément autour de vous les renseignements qui peuvent sous ce double rapport vous être nécessaires. L’abbé Raynal nous observe qu’il désire être servi très promptement, à 83 ans dit-il, on n’a pas de temps à perdre. Il est extrêmement pressé de donner sa nouvelle édition. Je ne doute pas citoyen que vous ne partagiez avec le public et moi son impatience qu’à cet égard encore vous ne mettez tout en œuvre pour remplir ses vœux. Salut et fraternité, Daunou.

Trois jours plus tard, le 28 nivôse an IV44, le ministre des Relations extérieures écrit au ministre de la marine45 :

Conformément à la lettre qui m’a été adressée de votre part au nom de l’abbé Raynal, j’ai adressé aux ministres plénipotentiaires en Hollande, Danemark… et à Madrid les questions qui regardent les pays que chacun d’entre-eux habite et je ne doute nullement que partageant avec vous l’impatience de l’abbé Raynal, ils ne remplissent ses vœux aussi promptement que son grand âge le demande…

Suit le courrier du ministre des Relations extérieures aux ambassadeurs, accompagné des questionnaires :

Le vieux et respectable auteur de l’Histoire philosophique se recommande à M. Daunou pour remettre lui-même au ministre des Affaires étrangères les questions que je laisse. L’abbé Raynal désire être servi promptement, à 83 ans dit-il, il n’a pas le temps d’attendre […]46

Cet échange épistolaire vient prouver, si besoin était, que Raynal jusqu’à la fin de sa vie, jusqu’à ses derniers jours même, a obtenu – à une époque où il a perdu un part de son prestige – le soutien actif et le concours de l’administration consulaire par l’intermédiaire de son réseau de correspondants.

Il y a plusieurs motivations dans la mise en œuvre de la correspondance ; de même qu’il y a plusieurs degrés d’implications dans un réseau de correspondants, degrés qui se mesurent dans la durée, témoignant d’une fidélité au réseau. Dans le cas de Raynal, la motivation est entretenue par le rôle moteur que joue l’Histoire des deux Indes véritable catalyseur des correspondants. Cette dimension particulière de la réception de l’Histoire des deux Indes permet de comprendre les rouages d’une « machine » qui articulait subtilement la lecture d’un livre avec sa conception, faisant du lecteur tour à tour un informateur, puis un collaborateur.

Pour Raynal l’Histoire des deux Indes est un laboratoire, le dispositif d’une stratégie ayant pour instrument la littérature et pour champ d’action l’opinion publique. Ainsi, l’« aventure coloniale » qui est l’objet même du livre est étroitement associée à l’image politique de la Révolution américaine qui vient sublimer celle plus philosophique de la découverte du Nouveau Monde. En épousant à ces objectifs, la parution répétitive de l’Histoire des deux Indes et la succession des concours posés sur « la découverte de l’Amérique » ne font que concourrir au même résultat : la diffusion de l’Histoire des deux Indes et la mise en œuvre de son actualisation perpétuelle. L’Histoire des deux Indes sera à la fois une fin et un moyen, et le réseau des correspondants un outil adapté pour y parvenir. L’abbé Raynal qui avait parfaitement identifié l’essence même de la communication moderne en avait une approche pragmatique. Son réseau est utilitaire avant d’être un réseau de sociabilité. Il avait compris que les moyens ne sont rien s’il n’y a d’objectif. L’imprimé et la correspondance venaient en son temps remplacer l’Internet d’aujourd’hui.

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1 Raynal, de la polémique à l’histoire, textes réunis et présentés par Gilles Bancarel et Gianluigi Goggi, Oxford, 2000, (SVEC, 2000, n° 12), 446 p.

2 Lire nos articles : « L’apport de la bibliographie matérielle à l’histoire éditoriale de 1’Histoire des deux Indes », in L’Histoire des deux Indes : Réécriture et polygraphie, Oxford, 1995, pp. 43-56 ; id., « Eléments de la stratégie éditoriale de Guillaume-Thomas Raynal », in Raynal, de la polémique à l’histoire, textes réunis et présentés par Gilles Bancarel et Gianluigi Goggi, Oxford, 2000, pp. 121-141.

3 Nous faisons ici allusion à l’ensemble des contacts établis par Raynal au cours de sa carrière, évoqués en partie dans notre ouvrage Raynal ou le devoir de vérité, Genève, 2004.

4 Pierre-Yves Beaurepaire, Antony Mc Kenna (dir.), « Du bon usage de la correspondance : les lettres de l’abbé Raynal », in Les Réseaux de correspondance en Europe (XVIe-XIXe siècle) : matérialité et représentation, (Colloque international, Lyon, ENS lsh – 16-18 janvier 2003). sous presse.

5 Raynal à [M. de La Tourrette] le 12 octobre 1780. Voir Correspondance Raynal, édition critique de la correspondance de l’abbé Raynal, en cours de publication.

6 Philadelphie, American Philosophical Society, Registre des séances, Subject for Prizes (1780).

7 Raynal à [M. de La Tourrette], Lausanne le 21 septembre 1783. Voir Correspondance Raynal.

8 Lyon, Archives de l’Académie, Programme l’Académie des Sciences, belles-lettres et arts de Lyon. Ms. 266 inséré début 1784.

9 Raynal [à M. de La Tourrette], à Toulon le 8 novembre 1784. Voir Correspondance Raynal.

10 Programme l’Académie des Sciences, belles-lettres et arts de Lyon 1789 Lyon, Archives de l’Académie, Ms. 266 inséré au début du registre des p.v. de 1790.

11 Raynal [à M. de La Tourrette] Marseille le 12 août 1789. Voir Correspondance Raynal.

12 Lyon, Archives de l’Académie, Extraits des p.v. de l’Académie de Lyon. Du mardi 18 août 1789.

13 Le prix de Raynal sera annoncé dans la séance du 25 août 1790.

14 J. Dacier, Histoire de l’Académie royale des inscriptions et belles lettres avec les mémoires de littératures tirés des registres de cette Académie depuis l’année 1784 jusqu’au 8 août 1793, Paris, 1809, t. 3, pp. 635.

15 Coup d’œil sur les quatre concours pour le prix de M. l’Abbé Raynal, Lyon, 1791.

16 On sait qu’il y en eut 16 déposés au premier février 1783, 11 au premier mars 1785, 42 au 1er mars 1787 et 12 au 1er avril 1789 date de la dernière échéance.

17 J. B. Dumas, Histoire de l’Académie royale des belles lettres et arts de Lyon, Lyon, 1839, pp. 209.

18 Mallet Butini sera candidat aux quatre concours, en obtenant la mention honorable à chaque fois.

19 H. Carle, Discours sur la question proposée par M. l’abbé Raynal : La Découverte de l’Amérique a-t-elle été utile ou nuisible au genre humain ? Si elle a produit des maux, quels sont les moyens d’y remédier ? et s’il en est résulté des biens quels sont les moyens de les conserver et les accroître ?, Paris, 1790.

20 F. J. de Chastellux, Discours sur les avantages ou les désavantages qui résultent pour l’Europe de la découverte de l’Amérique : objet du prix proposé par M. L’abbé Raynal par M. P***, vice consul à E***, Londres ; Paris, 1787.

21 Le Spectateur Américain, ou Remarques générales sur l’Amérique septentrionale et sur la République des treize Etats-Unis (1785).

22 L’influence de la découverte de l’Amérique sur le bonheur du genre humain (1788).

23 Publication insérée en 1788 dans les Recherches historiques et politiques sur les Etat Unis par Mazzei.

24 Observations sur le gouvernement et les lois des Etats-Unis, 1784.

25 M. Alissan de Chazet, Vie de M. de Montyon, ancien intendant d’Auvergne de Provence et de Saintonge, Paris, 1829, pp. xliv.

26 Il fait partie d’un chapitre du Livre xix, publié en 1780 sous le titre : Réflexions sur le bien et le mal que la découverte du Nouveau Monde a fait à l’Europe.

27 Cet aspect de la diffusion de l’ouvrage de Raynal est signalé par l’exemple de Panckoucke « à la fois le libraire du gouvernement et des Académies et le diffuseur des éditions clandestines de Voltaire et de Raynal », cf. S. Tucoo-Chala, Charles-Joseph Panckoucke et la librairie française 1736-1798, Paris ; Pau, 1975, pp. 288.

28 Cette hypothèse déjà avancée à partir des observations faites sur le déroulement de l’édition de l’Histoire des deux Indes, cf. G. Bancarel, « Eléments de la stratégie éditoriale », op. cit., pp. 121-141, trouve une confirmation par la publication, à Londres, en 1781, de la Révolution de l’Amérique. Voir Raynal ou le devoir de vérité.

29 H. Mechoulan, « La Découverte de l’Amérique a-t-elle été utile ou nuisible au genre humain, Réflexions sur le concours de Lyon 1783-1789 », in Cuadernos salamatinos de Filosofia, Salamanca. 1988, pp. 112-152.

30 Avantages et désavantages de la découverte de l’Amérique : Chastellux, Raynal et le concours de l’Académie de Lyon, textes réunis et commentés par H.J. Lüsebrink et A. Mussard, Saint-Etienne, 1974, pp. 11.

31 Sur l’étendue des concours propsés par Raynal nous renvoyons à notre ouvrage, Raynal ou le devoir de vérité.

32 Raynal au Monsieur le baronet Ostervald à Neuchâtel en Suisse. Berlin le 4 avril 1783. Cf., Correspondance Raynal, op. cit.

33 William Bolts (1740-1808), navigateur hollandais. Employé dans les établissements anglais du Bengale, il devient membre du Conseil des revenus de la province, puis à Bénarès, avant d’être nommé à Calcutta.

34 HDI, Maestricht, Dufour, 1775.

35 HDI, Paris, Amable Costes et Cie, 1821.

36 Agent des affaires étrangères à Marseille, cf. Archives Résidence de France à Tunis Paris, Archives Ministère des Affaires Etrangères.

37 Rodez, Société des Lettres Sciences et Arts de l’Aveyron, fonds Raynal, Samin à Raynal du 18 juin 1780.

38 BNF, AB XIX 3562, dr. 2. L.a.s. de M. de Valory à l’un de ses cousins sur la situation aux Indes et au Bengale, où l’auteur rectifie certaines erreurs commises par l’abbé Raynal, 13 mars 1777.

39 M. de Valory fait ici référence au chapitre XXX du livre quatrième de l’HDI, publié en 1775 sous le titre : « Situation actuelle des Français à la cote du Coromandel ».

40 Cette assertion est vérifiée par le fait que de nombreux exemplaires de l’Histoire des deux Indes, toutes éditions confondues, objet d’une lecture attentive et savante, portent de nombreuses annotations ou mentions marginales.

41 Montyon était alors agé de soixante-dix ans. Louis Guimbaud, Un grand bourgeois au XVIIIe siècle Auget de Montyon (1733-1820), Paris, 1909, pp. 50, 65, 188.

42 15 janvier 1796.

43 Paris, Archives Ministère des Affaires Etrangères, Dossier personnel Raynal, vol. 59 fo139 microfilm PO 6316. (Paris 25 nivôse an 4 de la République).

44 18 janvier 1796.

45 Paris, Archives Ministère des Affaires Etrangères, Dossier personnel Raynal, vol. 59 fo140, 28 nivôse an IV.

46 Paris, Archives Ministère des Affaires Etrangères, Dossier personnel Raynal, vol. 59 fo142.