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La diffusion des périodiques dans les cabinets et les chambres de lecture

Paul BENHAMOU

Purdue University, U.S.A.

On considère généralement que la presse périodique française prend naissance au XVIIe siècle, grâce à trois principaux périodiques : la Gazette (1631), « une des plus heureuses inventions du siècle de Louis le Grand »1, selon Denis Camusat ; le Journal des savants (1665), « le père de tous les ouvrages de ce genre » selon Voltaire2 ; et enfin le Mercure galant (1672). Ces périodiques, représentatifs de la presse officielle, sont publiés avec un privilège et jouissent du monopole des nouvelles politiques (la Gazette), des informations scientifiques (le Journal des savants) et des chroniques littéraires (le Mercure).

Au XVIIIe siècle, le nombre des périodiques augmente de manière spectaculaire (le Dictionnaire des journaux de Jean Sgard recense 1267 titres entre 1600 et 17893). Cette prolifération ne passe pas inaperçue à l’époque. Pour preuve, au début du siècle, l’érudit hollandais Gisbert Cuper écrit à l’abbé Bignon : « Le nombre [des journaux] en devient trop grand, et l’on pourrait appeler ce siècle le siècle des journaux… »4. Vers 1750, le journaliste Fréron note que : « la France abonde en ouvrages périodiques »5. Et, dans un Mémoire anonyme de 1764 adressé au Directeur de la Librairie, on parle même : « d’un débordement effroyable de journaux de toute espèce »6.

Le rapide développement de la presse périodique au XVIIIe siècle ne signifie pas pour autant que tout le monde puisse avoir accès aux gazettes ou aux journaux. Pour ceux, cependant, que les nouvelles politiques, littéraires ou scientifiques sont susceptible d’intéresser, y accéder est rendu possible de plusieurs façons ; notamment grâce à la création dans l’ensemble du territoire français, de nombreux réseaux de diffusion et de communication publics ou semi-publics. Nous en évoquerons pour notre part deux : les cabinets et les chambres de lecture.

Dès ses débuts, les modalités de lecture de la presse périodique ne sont pas limitées au seul achat du journal (les abonnements coûtent cher : 18 livres par an pour la Gazette de France, 36 livres pour la Gazette de Leyde). Admettons, par hypothèse, que les abonnés ne constituent qu’une faible proportion des lecteurs réels ; quand la Gazette, le premier périodique français, est lancé par Théophraste Renaudot en 1631, celui-ci peut être lu en s’y abonnant pour dix-huit livres par an, ou encore acheté au numéro pour cinq sous. Second moyen, louer la Gazette pour deux ou trois sous au Bureau d’adresse, à un colporteur ou un libraire du Quai des Augustins. Le Chevalier de Courmont, qui obtient le privilège de la Gazette en 1751, annonce que « ceux qui ne pourront, ou ne voudront pas acheter la Gazette, pourront la lire à un prix très modique au Bureau d’adresse qui sera établi dans chaque ville, ou bien on la portera chez eux »7. Nous savons également qu’à Grenoble, au milieu du XVIIe siècle, le libraire Nicolas loue la Gazette moyennant cinq à six livres par an, soit un tiers du prix de la souscription8. Dans son Etat de Paris pour 1757, Jèze signale qu’à Paris on lit les gazettes pour un ou deux sous « à la Porte des Tuileries, à celle du Palais Royal, à celle du Luxembourg, dans les bureaux d’écrivains des charniers des Saints-Innocents, du Palais Marchand, Hôtel de Soubise, Place Royale, Quai des Augustins »9. Il est aussi possible d’accéder aux nouvelles en dehors de l’achat et de la location des gazettes. En effet, beaucoup de lecteurs se contentent de lire les gazettes à la sauvette dans la boutique même des libraires. Comme le rapporte François Colletet dans Le Tracas de Paris : « Tous ces lecteurs de nouveautés/Dans les boutiques arrêtés, /L’un à son nez met sa lunette/ Afin de lire la Gazette »10.

Il est aussi possible d’entendre la lecture à haute voix d’une gazette dans un espace public, un jardin, ou un parc, sans avoir à payer un sou. Louis-Sébastien Mercier ne manque pas de commenter cette activité populaire dans son Tableau de Paris : « Voyez-les assis sur un banc aux Tuileries, au Palais Royal, à l’Arsenal, sur le Quai des Augustins, et ailleurs. Trois fois par semaine ils sont assidus à cette lecture, et la curiosité des nouvelles politiques saisit tous les âges et tous les états »11. De même, la lecture publique à haute voix des gazettes devant les échoppes des libraires du Quai des Augustins fait bien sûr du tort à la vente des périodiques ; raison pour laquelle le propriétaire de la Gazette proteste auprès des autorités contre cette pratique :

Depuis quelque temps, il s’est introduit un abus tant à Paris qu’en quelques autres lieux du royaume ou certains particuliers, notamment à Paris où quelques libraires, demeurant sur le Quai des Augustins, se sont avisés depuis quelque temps, de donner à lire toutes sortes d’écrits, soit gazettes, relations, et autres pièces qu’ils composent indifféremment, ou qu’ils disent venir des pays étrangers. Lesquelles gazettes, et autres écrits ils ne se contentent pas de faire crier et débiter dans les rues et les porter par les maisons des particuliers, mais ils les donnent encore à lire publiquement à tous ceux qui se présentent au devant de leur maisons et boutiques, et pour raison du profit qu’ils en tirent : lequel abus donne lieu à plusieurs désordres, querelles et batteries qui arrivent tous les jours au devant des boutiques des dits libraires, notamment sur le Quai des Augustins12.

Nous pensons que ces diverses modalités de lecture publique, gratuite ou payante, du premier grand périodique français, vont servir de fondation à l’élaboration, durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, de deux réseaux importants de communication et de diffusion de la presse périodique qui faciliteront l’accès des lecteurs à un plus grand nombre de journaux : les cabinets de lecture et les chambres de lecture.

Les Cabinets de lecture

A en croire Balzac, les cabinets de lecture ont : « d’abord été établis pour la lecture des journaux, avant d’entreprendre de donner à lire les livres nouveaux moyennant une rétribution »13. Ces entreprises à caractère commercial voient le jour en France au milieu du XVIIIe siècle. Elles sont gérées le plus souvent par des libraires qui offrent la lecture des journaux et des livres, par abonnement « à tout le monde » dans une salle de lecture « bien chauffée en hiver, et toujours éclairée en bougies »14. Les modalités de lecture au sein de ces espaces publics ne sont pas semblables à Paris ou en province. Le libraire-imprimeur parisien Jean-Augustin Grangé ouvre, en 1762, ce qu’il appelle un « Cabinet littéraire de la nouveauté pour la lecture des brochures nouvelles en tout genre, des journaux, gazettes de France et étrangères, et généralement de tous les papiers publics ». Il propose aux lecteurs un abonnement aux périodiques pour la somme de 18 livres par an, 12 livres pour 6 mois, ou 3 livres pour un mois. Les abonnés ont la possibilité de recevoir certains journaux par la Poste de Paris, à condition toutefois de les renvoyer au bout de deux jours : le Mercure, le Journal des savants, l’Année littéraire, le Journal encyclopédique, le Journal de médecine, le Journal des causes célèbres, et le Journal de Trévoux. Mais s’ils voulaient lire la Gazette de France, le Courrier de l’Europe, la Gazette d’Utrecht, la Gazette de Leyde, ou les Petites Affiches de Paris, Grangé permettait aussi aux amateurs ne voulant pas prendre d’abonnement, de lire les journaux dans son cabinet de lecture, de 8 heures du matin à 13 h, et de 15 h à 20 h, en payant 4 sous par séance, ou bien 1 sou par journal15.

Parmi les nombreux cabinets de lecture qui ouvrent à Paris après 1750, comme celui de Quillau, de Leloup, de Moureau, de Mérigot, ou de Couturier, nous pensons que c’est celui du libraire Edmé-Jean Lejay qui semble avoir le plus tenu compte de l’engouement du public pour la lecture des gazettes et des journaux. Son catalogue pour l’année 1782, fait état de trente-huit titres d’ouvrages périodiques, parmi lesquels la Gazette de France, la Gazette de Leyde, la Gazette des Deux Ponts, le Mercure, le Journal de Paris, le Journal de Bruxelles, le Journal encyclopédique, l’Année littéraire, le Courrier de l’Europe, le Courrier du Bas-Rhin, les Affiches de Paris, ainsi que le London Evening Post et le Lloyd’s Evening Post. Ces journaux sont mis à la disposition des lecteurs, de 8 heures du matin jusqu’à 9 heures du soir, pour 6 sous par séance16.

En province, comme le rapporte le rédacteur des Affiches de Lorraine, on suit l’exemple de Paris : « Depuis la formation d’un cabinet littéraire à Paris, on les a vus se multiplier avec le plus grand succès dans les principales villes du royaume »17. Nous en avons dénombré quarante-quatre dans trente villes différentes, et nous pensons, même s’il n’en reste aucune trace en dehors des annonces placées dans les journaux locaux18, qu’il y en exista sûrement bien davantage. Ainsi, à Lille, Joseph-Paris de Lespinard ouvre en 1782, un « Cabinet littéraire et de politique » qui met à la disposition des lecteurs « tous les ouvrages périodiques, tant nationaux qu’étrangers », environ une quarantaine de titres, depuis la Gazette de France, le Journal de Paris, et la Gazette de Leyde, jusqu’aux Affiches de villes et de provinces, telles que les Affiches de Bordeaux, de Nantes, du Dauphiné, du Poitou, etc. L’abonnement coûte 12 livres par an, 9 livres pour 6 mois, et 3 livres par mois, mais les conditions de lecture sont toutefois plus restrictives que dans les autres cabinets de lecture : « On ne pourra garder chez soi une gazette au-delà d’une heure, et les journaux un jour au plus », et de plus « les gazettes ne pourront sortir du cabinet que 3 jours après leur arrivée, et les journaux 8 jours ». Pour encourager la lecture des périodiques sur place, Lespinard aménage deux salles de lecture, « bien éclairées, et bien chauffées en hiver ». Pour ceux qui désirent copier des extraits des journaux, le libraire fournit même de l’encre et du papier. D’autre part, pour les personnes ne voulant pas, ou ne pouvant pas prendre d’abonnement, ainsi que les étrangers de passage, il est possible de consulter la quarantaine de périodiques pour 6 sous par séance, de 8 heures à midi, et de 14 heures à 20 heures19.

A Metz, « empressé de concourir à la satisfaction générale », le relieur Nicolas Gerlache ouvre un cabinet de lecture à côté de sa boutique, où pour 30 sous par mois, ou bien 2 sous par jour, il offre la lecture d’une trentaine de journaux, gazettes et affiches20. Nous connaissons l’identité d’un seul lecteur qui fréquenta ce cabinet de lecture, il s’agit d’Arthur Young. Celui-ci note dans ses Voyages en France : « Il y a à Metz un cabinet littéraire, … On y admet tout le monde à la lecture pour 4 sous par jour. Je m’y transportai avec ardeur, et j’appris par les papiers publics et par les informations que me donna un des lecteurs que les nouvelles de Paris étaient intéressantes »21.

A Lyon, où l’on trouve déjà plusieurs cabinets de lecture dans la seconde moitié du XVIIIe siècle (Regnault, Reguillat, Chomety, Los Rios, Cellier), signalons celui de Claude Morlet, ouvert en 1769, qui offre un abonnement annuel à une vingtaine de gazettes et journaux, pour 24 livres (15 livres pour 6 mois, 3 livres pour un mois). Parmi les seize périodiques que Morlet fait parvenir à ses abonnés, en les priant d’avoir « la bonté de les lire sur le champ », nous trouvons le Mercure, le Journal encyclopédique, le Journal des Savants, l’Année littéraire, la Gazette de France, la Gazette de Hollande, les Affiches de Lyon, le Courrier de Monaco. Il loue aussi huit autres périodiques accessibles seulement au cabinet littéraire : les Affiches de Paris, l’Avant-Coureur, la Gazette salutaire, la Gazette de commerce, la Gazette de Berne, la Gazette de Leyde, la Gazette de Schaffhouse. Il permet aussi à ceux qui ne sont pas abonnés de les lire sur place, en payant 1 sou par gazette22.

A Poitiers, le libraire Chevrier établit un cabinet littéraire dans : « un appartement vaste, éclairé et chauffé, dans lequel on trouve habituellement les papiers publics et ouvrages périodiques », destinés à « une société honnête, composée de citoyens distingués »23. Chevrier met à la disposition de ses abonnés dix-neuf périodiques, parmi lesquels la Gazette de France, la Gazette de Leyde, le Courrier d’Avignon. A Nancy, le libraire Henry ouvre aussi un cabinet littéraire « où se pourront lire tous les principaux journaux et feuilles périodiques, … afin d’être utile au public et satisfaire les amateurs à très peu de frais »24. Et, à Toulouse, Jean-Baptiste Brouilhet, libraire, ouvre un cabinet de lecture dans sa maison, agrémenté d’« un très beau salon, vaste, commode et agréable dans les différentes saisons de l’année » où les amateurs peuvent lire « toutes sortes de gazettes, journaux politiques, de littérature, et papiers publics »25. Ainsi, il ne fait pas de doute que ces réseaux d’information répondent à une demande de plus en plus grande, et qu’ils remportent les suffrages d’un certain lectorat, avide de nouvelles de toutes sortes. Comme en témoigne le journaliste Fréron au sujet de l’ouverture du cabinet de lecture de Quillau à Paris : « Pouvait-on manquer de plaire, en formant un établissement qui réunit l’agrément à l’utilité, … où l’homme de lettres trouve à s’éclairer de plus en plus, les gens du monde de l’un et l’autre sexe à occuper leurs loisirs, les étrangers à prendre connaissance de notre littérature, et les amateurs de nouvelles politiques, économiques ou littéraires à satisfaire leur curiosité par la lecture des journaux et des papiers publics »26.

Il est donc fort probable que ces institutions de lectures publiques permirent à un plus grand nombre de lecteurs d’avoir accès aux nombreux périodiques de cette époque, et de pouvoir les lire sans avoir à les acheter. Il faut ajouter que ces entreprises de location ont non seulement favorisé la diffusion de la presse périodique, mais aussi qu’elles devinrent, au fil du temps, des espaces de sociabilité, où l’on discutait les nouvelles, où les idées circulaient, et qu’elles ont, par là, sans doute facilité la transformation de l’opinion publique avant la Révolution.

Les Chambres de lecture

Le second réseau de diffusion de la presse périodique à apparaître en France à la même époque que les cabinets de lecture est la chambre de lecture, appelée aussi chambre littéraire, ou chambre de société. Concrètement nous pouvons la définir comme une association de citoyens relativement aisés, qui se réunissent dans un local particulier afin de lire les journaux, et d’en discuter. Ce type de réseau répond aux besoins de culture et de divertissement de la classe bourgeoise, en lui procurant les nouveautés dans le domaine des lettres, des arts et des sciences. Les villes où l’on trouve un libraire ou un imprimeur ont facilité l’installation et l’approvisionnement des chambres de lecture. Daniel Roche souligne très justement que « comparées aux académies, les chambres de lectures sont des formes d’associations plus spontanées et inorganiques qui apparaissent en tous lieux au même moment »27.

La chambre de lecture de La Fosse, fondée à Nantes en 1759 par un négociant afin de procurer « un agréable délassement aux hommes d’affaires à leurs heures de loisir, en leur offrant dans un appartement confortable les plaisirs de la conversation et de la lecture »28, constitue un modèle du genre. A la différence des cabinets de lecture qui sont des entreprises lucratives, ouvertes à tout le monde, les chambres de lecture sont des associations de membres liés par des statuts. Ainsi, le règlement de la Chambre de lecture de la Fosse stipule que cette société est régie par cinq commissaires-administrateurs, y compris un trésorier, « qui [sont] chargés de faire venir les gazettes, journaux, ouvrages périodiques »29, et que chaque membre doit s’acquitter d’un droit d’entrée de 3 livres et d’une cotisation annuelle de 24 livres. Ce mode d’association privée, permet une lecture collective des journaux, accompagnée d’une discussion dans un cadre confortable, et représente un compromis entre la société littéraire académique formelle et le cabinet littéraire, comme entreprise commerciale. La Chambre de lecture de La Fosse était surtout composée de notables (négociants, dignitaires du clergé, membres de la Chambre des Comptes de Nantes) qui, selon le Dictionnaire d’Expilly, « cherchent à se procurer l’utile et l’agréable, et un délassement après leurs affaires »30. Avant la Révolution, la ville de Nantes comptait neuf chambres de lecture. Ce fait frappa l’agronome anglais Arthur Young, qui, visitant le pays nantais en septembre 1788, note dans ses Voyages en France : « Une institution répandue dans les villes commerçantes de France, mais particulièrement florissante à Nantes, c’est la chambre de lecture, que nous appellerions un book club »31.

En effet, entre 1760 et 1780, l’exemple de Nantes est suivi dans plusieurs villes bretonnes (Rennes, Quimper, Saint-Malo, Dinan, Lorient, Saint-Brieuc, Morlaix32), ainsi que dans le reste du pays (Bayeux, Boulogne-sur-mer, Auxerre, Niort, Toulon, par exemple). Au total, nous avons pu en identifier une quarantaine environ33, mais nous avons peu de renseignements à leur sujet, sauf pour quelques-unes d’entre elles. Par exemple, la « chambre de société » de Bayeux, créée en 1770, annonce dans son préambule des statuts qu’elle a pour but de permettre à ses membres de « trouver un honnête délassement soit dans la douceur de la conversation, soit dans la lecture des nouvelles politiques et littéraires, soit enfin dans la récréation des jeux de société, resserrés dans de justes bornes »34. Nous savons aussi que la chambre de lecture de Rennes, ouverte en 1775, est une société sélecte, réservée à une centaine de personnes d’un état honnête et considéré de la noblesse, du clergé, du parlement, du barreau, de la médecine, et du commerce. Comme pour la chambre de La Fosse, les sociétaires doivent payer un droit d’entrée, mais bien plus élevé, de 27 livres, et une cotisation de 24 livres par an. Ils ont accès à des dictionnaires, à des ouvrages de référence, et à une sélection remarquable de vingt-trois périodiques de tout genre, parmi lesquels le Courrier de l’Europe, la Gazette de Leyde, le Journal de Paris, les Annales politiques de Linguet, la Gazette de santé, le Journal de médecine, le Mercure de France35. Et, l’établissement d’une « chambre politique et littéraire » à Auxerre, en 1784, pour la lecture des « gazettes, journaux, édits et déclarations du roi », fut l’objet d’une annonce dans les Affiches d’Auxerre36.

Ce réseau de diffusion des périodiques pénètre également la campagne, comme en témoigne l’ouverture en 1783 d’une chambre de lecture à Saint-Gilles-sur-Vie (petite paroisse du Bas-Poitou). Celle-ci fut créée, comme dans les autres villes, pour satisfaire la curiosité des affaires publiques d’un certain nombre de bourgeois de Saint-Gilles voulant se tenir au courant de l’actualité en achetant à frais communs les principaux périodiques de l’époque. Les fondateurs de la chambre de lecture notifièrent les autorités de Saint-Gilles dans une lettre mettant bien en valeur les deux caractéristiques fondamentales de cette institution : d’une part, réseau de communication, et d’autre part, réseau de sociabilité :

Les nouvelles publiques et périodiques devenues de plus en plus intéressantes par les circonstances, ont déterminé les gens éclairés à former le dessein de faire venir ces nouvelles en commun, et de désigner à cet effet un lieu de dépôt pour les recevoir, et les voir en société sans se déplacer… ces particuliers m’ont chargé, Monsieur, de vous prier de les recevoir sous votre protection, sans laquelle ils ne croient pas pouvoir avec confiance faire leur établissement qui n’a rien en lui-même que de très utile à la société, ni de contraire au bon ordre37.

En payant un droit d’entrée de 10 livres, en plus de la cotisation annuelle de 18 livres, les membres peuvent non seulement lire les Affiches du Poitou, la Gazette de France, le Journal de Paris, la Gazette de Leyde, mais aussi jouer aux cartes dans une salle particulière.

La fondation des chambres de lecture entre 1760 et 1789 eut partout les mêmes objectifs qu’à Nantes ou à Saint-Gilles : informer et sociabiliser les individus. Ainsi, quand le libraire Pierre Eliès décide d’ouvrir une chambre de lecture à Niort, il l’annonce en ces termes :

Nous formons cet établissement surtout à cause des soirées d’hiver longues et ennuyeuses, pour ceux qui n’aiment pas le jeu, car pour que notre société soit toujours paisible, nous le bannissons de notre Chambre. Nous ne voulons nous assembler que pour faire des lectures honnêtes, nous en entretenir, et nous instruire mutuellement. Chacun de nous occupé jouira ainsi le soir à se délasser à la chambre pendant quelques heures, reverra ses amis, ses confrères, ses voisins. Indépendamment des instructions que l’on trouve dans cette réunion sur les objets de lecture dont on peut s’occuper, comme il y a des citoyens de tous les états, on peut aussi y trouver des lumières et des conseils sur les objets de sa profession. Tous nos intérêts sont purs, honnêtes et convenables à l’intérêt commun38.

A la fin de l’Ancien Régime, comme le rédacteur des Affiches de Troyes devait l’observer :

Toutes les villes du royaume ont formé des sociétés de concitoyens de tous les rangs et de tous les ordres qui, dans un local consacré à la lecture des papiers publics, et à des conférences sur les sciences, les arts et la littérature, viennent s’instruire des événements du siècle, et en recueillir les lumières39.

Mentionnons d’autres réseaux de diffusion des journaux, et de lecture collective, en dehors des cabinets de lecture et des chambres de lecture. D’abord, les cafés qui sont des espaces de sociabilité très en vogue au XVIIIe siècle, et où l’on peut lire gratuitement de nombreuses gazettes. Ensuite, les sociétés d’amateurs de journaux qui souscrivent en groupe à plusieurs périodiques, sans posséder un lieu de lecture particulier. Ainsi, à Lyon, une telle société (quinze amateurs) naît à la suite d’une simple annonce placée dans les Affiches de Lyon : « Un particulier, amateur de littérature désirerait connaître les ouvrages publiés dans la République des lettres : les journaux peuvent plus que tout autre moyen le satisfaire, mais la dépense pour les acquérir touchant près de 300 livres (avec le port), il voudrait trouver 14 amateurs comme lui, qui, avec la mise d’un louis d’or, se procurerait mutuellement la lecture de ces journaux »40. Cette annonce eût certainement beaucoup de succès, puisque, deux mois plus tard, on annonce que le nombre des souscripteurs est tel que deux sociétés se sont formées.

Les réseaux de diffusion des périodiques que nous avons considérés, cabinets de lecture, chambres de lecture, sociétés d’amateurs (mais aussi : les salons, les musées, les cercles et les sociétés littéraires) ont joué un rôle important dans le développement culturel et politique dans la France du XVIIIe siècle. A une époque où la souscription aux journaux et gazettes reste élitaire (aristocratie, clergé, haute bourgeoisie), et où les bibliothèques publiques offrent peu de journaux en lecture, ces réseaux d’information et de sociabilité ont facilité la circulation des périodiques, et des nouvelles politiques, littéraires et scientifiques. Ils permirent à maints lecteurs de lire les journaux sans avoir à les acheter. En fin de compte, ces réseaux culturels peuvent êtres considérés comme des instruments de transformation de la sphère publique avant la Révolution.

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1 Denis-François Camusat, Histoire critique des journaux, Amsterdam, 1743, pp. 1.

2 Voltaire, Œuvres complètes, éd. L. Moland, Paris, 1877-1885, t. 7, pp. 478.

3 Dictionnaire des journaux 1600-1789, éd. Jean Sgard, Paris, 1991, t. 1, pp. vi.

4 Cité par H. J. Reesink, in L’Angleterre et la littérature anglaise dans les trois plus anciens périodiques français de Hollande, de 1684 à 1709, Paris, 1931, pp. 86.

5 Elie-Catherine Fréron, Lettres sur quelques écrits de ce temps, 1753, n° 10, pp. 168.

6 BNF, Ms. Fr. 22042, fol. 173.

7 Cité par Gilles Feyel dans La Gazette en province à travers ses réimpressions, 1631-1752, Amsterdam, Maarssen, 1982, pp. 171.

8 H.-J. Martin et M. Lecocq, Livres et lecteurs à Grenoble : les registres du libraire Nicolas (1645-1668), Genève, 1970.

9 Jèze, Etat de Paris, Paris, 1757, pp. 183.

10 François Colletet, Le Tracas de Paris, ou la seconde partie de la ville de Paris, en vers burlesques, Paris, 1692, et Genève, 1973, pp. 80.

11 Louis-Sébastien Mercier, « Liseur de gazettes », in Tableau de Paris, Amsterdam, 1782-1788, t. 5, pp. 259.

12 Cité par Gilles Feyel, La Gazette en province, Amsterdam, Maarssen, 1982, pp. 97.

13 Honoré de Balzac, Illusions perdues, éd. A. Adam, Paris, 1961, pp. 341.

14 Sur les cabinets de lecture en France, voir, Jean-Louis Pailhes, « En marge des bibliothèques : l’apparition des cabinets de lecture », in Histoire des bibliothèques françaises, C. Jolly (éd.), Paris, 1988, pp. 415-421. Pour une perspective européenne de cette institution, voir Roger Chartier, « Sociétés de lecture et cabinets de lecture en Europe au 18e siècle, essai de typologie », in Sociétés et cabinets de lecture entre Lumières et Romantisme, Genève, 1995.

15 Jean-Augustin Grangé, « Avis », 1er octobre 1762, BNF Ms. Fr. 22084, fol. 43.

16 Catalogue des livres du cabinet de lecture du sieur Lejay, Paris, 1782.

17 Affiches, annonces et avis divers pour les Trois Evêchés et la Lorraine, 2 novembre 1775.

18 Paul Benhamou, « Inventaire des instruments de lecture publique des gazettes », in Les Gazettes européennes de langue française, Saint-Etienne, 1992, pp. 121-129.

19 Annonces, affiches, nouvelles et avis divers pour la province de Flandres, n° 35, 1er janvier 1782.

20 Affiches de Lorraine, 27 juillet 1771.

21 Arthur Young, Voyages en France en 1787, 1788 et 1789, Paris, 1931, t. 1, pp. 332.

22 Claude Morlet, Catalogue des livres, journaux, gazettes et autres ouvrages périodiques […], Lyon, 1770.

23 Affiches du Poitou, 1er janvier 1776.

24 Affiches, annonces et avis divers pour les Trois Evêchés, 24 octobre 1776.

25 Affiches de Toulouse, 19 novembre 1781.

26 Année littéraire 8, 1769, pp. 283.

27 Daniel Roche, Le Siècle des Lumières en province : académies et académiciens provinciaux, 1680-1789, Paris, 1978, pp. 63.

28 Cité par pp. Manceron, « Les Anciennes Chambres de lecture, ancêtres des cercles nantais », in Bulletin de la Société archéologique de Nantes (94), Nantes, 1955, pp. 120.

29 Règlement de la Chambre littéraire de la ville de Nantes, A. M. Nantes, G. G. 669.

30 Greslan, « Nantes », in Dictionnaire d’Expilly, Paris, 1766, t. 5.

31 Arthur Young, Voyages en France, Paris, 1931, t. 1, pp. 245-246.

32 A. Cochin, Les Sociétés de pensée et la Révolution en Bretagne (1788-1789), Paris, 1925, t. 1, pp. 20.

33 Paul Benhamou, « Inventaire des instruments de lecture publique », art. cit.

34 Cité par M. Pluquet, Notice sur les établissements littéraires et scientifiques de la ville de Bayeux, Bayeux, 1834.

35 Catherine Barre, « La Chambre de lecture de Rennes, 1775-1875 », in mémoire de maîtrise dactylographié, Rennes, 1972.

36 Affiches, annonces et avis divers de la ville et du baillage d’Auxerre, décembre 1784.

37 Cité par E. Barloton, « Une page d’histoire vendéenne », Revue du Bas-Poitou, 1904, n° 18, pp. 20-21.

38 Affiches du Poitou, 28 décembre 1775.

39 Affiches de Troyes, 24 novembre 1784.

40 Affiches de Lyon, 26 septembre 1759.