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Le second sens d’un récit

Méthodologie et cas d’étude dans La Quête du Saint-Graal

Claudine KORALL

Paris

Lors de la lecture d’un texte, de quelque genre qu’il soit, je suis habituellement curieuse de découvrir si l’auteur a intégré, avec adresse et habilité, un second récit dans son écriture. Quelquefois, il décide d’y dissimuler un sens qu’il désire ne pas mettre en évidence dès la première lecture du texte. Dans l’article que j’écris, à l’issue du colloque Rêver au Moyen Age, j’ai choisi d’élargir mon intervention sur « Le récit de rêve comme outil de non-dit : la Quête du Saint-Graal de Bohort de Gaunes – un cas d’étude ». J’y adjoins une présentation des modes opératoires me guidant dans mes recherches. Ceux-ci me permettent d’extraire d’un récit les idées incises en non-dits. J’espère que ces pages permettront à d’autres de procéder à ce type de lecture pouvant leur apporter une grande jouissance qui consiste à découvrir des significations subtilement enfouies entre les mots et les lignes.

L’attention que j’ai portée à ce type d’écriture m’a permis de suggérer2 plusieurs raisons qui poussent un auteur3 à recourir à cette forme d’expression. Lorsqu’un locuteur ou un auteur se sent en présence d’une autorité qu’il ne désire pas affronter, mais qu’il cherche pourtant à critiquer, voire à contredire, il peut opter pour des moyens d’expression décalés de sorte à n’être pas tenu pour responsable de l’opposition émise. Nul besoin de chercher des cas extrêmes de censure ou de persécution pour déceler un type d’écriture décalée. La crainte de la réprimande d’un parent ou de l’ostracisme social4 justifient pour certains ce choix de discours oral ou écrit. L’objectif du locuteur ou de l’auteur peut consister en une critique d’instances, d’institutions ou de concepts acceptés et répandus.

Certains perçoivent ce décalage des propos tandis que d’autres écoutent ou lisent avec délectation tout le récit sans y déceler le jeu sémiologique. Roland Barthes signale à ce propos que « l’imagination de la corrélation n’est pas immédiate. Une corrélation se cherche, se travaille ; il faut donc un certain temps et une certaine patience »5. Toutefois, dès que le décalage est identifié, nous détenons une grille de lecture supplémentaire insérée par l’auteur. Le lecteur en quête de non-dits se doit de pister les plus fines nuances entre divers rapport d’un récit et les détails insolites ou répétés. Le récit livre, ou le chercheur découvre, les filons significatifs.

Quant au non-dit à des fins critiques, le parcours qu’il emprunte peut s’articuler sur plusieurs idées. Ainsi en est-il du récit de rêve comme outil de non-dit. La connaissance est souvent6 un outil de valorisation. Nous identifions les valeurs qui lui sont associées et recherchons si celles-ci accompagnent systématiquement un autre élément du même récit. Cette méthode d’analyse nous renseigne sur les points communs entre le rêve et la connaissance, et sur la possible substitution de l’un à l’autre. A l’idée de connaissance associée au songe s’ajoute la dimension religieuse : Dieu choisit le rêveur à qui il transmet son message onirique et celui-ci se trouve marqué du sceau divin de l’élection. De plus, le rêveur capable d’interpréter seul le contenu de son songe est valorisé davantage qu’un rêveur contraint de recourir à un herméneute. Dans ce dernier cas, rêveur et herméneute se partagent le prestige de cette connaissance. On voit ainsi apparaître différents niveaux de connaissance, et d’aptitude à interpréter, à accéder à la connaissance.

Si un auteur décide de doter l’un de ses personnages de rêves ou de visions, cela le grandit. Là n’apparaît pas la difficulté dans l’écriture, car l’élection et la connaissance accroissent le prestige du personnage. Mais si l’auteur désire critiquer l’un des personnages-clefs de l’œuvre et ainsi renvoyer l’auditoire à une personne réelle, il s’expose à une censure ou à un reproche. Aussi le choix de l’auteur se trouve-t-il plus libre si sa critique passe par un système d’atténuation. Par l’omission de visions, l’auteur peut décider d’ignorer et d’exclure un personnage important, voire central, sans s’exposer à des reproches ou à une censure qui l’auraient obligé à modifier un contenu plus évident portant directement sur la connaissance ou l’élection d’un héros dans le récit. En effet, le problème ne se pose pas tant que tous les héros rêvent, mais il surgit si certains personnages ne rêvent pas tandis que d’autres font des rêves. Cette omission d’échanges avec Dieu, grâce à la valeur d’élection du rêve, permet à l’auteur de faire comprendre qu’untel n’est pas marqué ou n’a pas eu droit à la connaissance. Le non-rêve devient un outil d’expression essentiel car cette forme de langage est assez discrète et le jugement de valeur porté par l’auteur indirect. Toutefois, Dieu, derrière qui se cache l’auteur, n’a pas estimé ce personnage digne de rêver.

A l’ombre de récits d’échanges surnaturels – rêves, visions éveillées7, interpellations ou miracles – sont souvent insérés des détails ou des nuances de récits particulièrement significatifs. La curiosité de l’auditoire est immanquablement attisée par le matériau composant le rêve ou la vision et, de ce fait, les éléments qui retiennent notre attention participent au récit de façon excentrée. Afin de les mettre à jour, je pose systématiquement une série de questions, dont les plus récurrentes sont : Qui rêve ? Qui ne rêve pas ? Le rêveur est-il capable d’interpréter son rêve ? Qui lui sert d’interprète ? Où a lieu l’échange avec le représentant divin ? Que porte le rêveur ? Quel objet lui sert de lit ou d’oreiller ? Le rêveur reçoit-il plusieurs messages divins ? Sont-ils tous du même type ?

La sémiologie et le biblique

Plusieurs principes de travail me viennent d’une longue fréquentation des textes de la Bible hébraïque et de l’exégèse biblique. La multiplicité de sens se superposant pour un seul verset est un des fondements de l’interprétation biblique. Il est dit que la Thora possède soixante-dix visages – שבעים פנים לתורה. Je tiens à introduire deux principes de travail qui me viennent de cette tradition : le remez8 – רמז – et le principe de la pertinence de la première occurrence d’un mot. Le remez – ou l’indice – consiste à trouver les allusions auxquelles renvoie l’épisode étudié. Le principe de la pertinence de la première occurrence d’un mot consiste à rechercher cette première occurrence dans le récit biblique car la trace de son sens dans le contexte de l’épisode auquel il se rattache reste présente dans toutes ses futures occurrences.

Dans mes analyses de textes, je procède à une microanalyse de chacune des séquences oniriques en deux temps. Vient d’abord l’analyse des non-dits intra-séquentiels ; Si plus d’une séquence pertinente figure dans le récit, après l’analyse intra-séquentielle de chacun des épisodes vient l’analyse des non-dits inter-séquentiels ; Finalement, j’observe le jeu qui s’instaure entre les non-dits de ces séquences oniriques et ceux des autres séquences du récit. Ce type d’analyse ne prétend pas à l’exhaustivité dans l’étude des non-dits d’un récit. Il s’agit de montrer le mode opératoire d’une lecture attentive à ces techniques d’écriture dans le cadre des échanges oniriques.

Une sémiologie des vêtements : le patriarche Jacob et Ruben

De fines nuances s’insèrent dans un récit et nous signalent un filon à prospecter, un message à découvrir. Cette piste devient crédible et me convainc si une seconde occurrence la confirme. Afin d’illustrer ce mode de lecture, nous procéderons à l’analyse de deux versets qui concernent un vêtement dans le récit de Joseph en reprenant le sens charrié, dans le texte biblique, par les premières occurrences de ces mots liées à des épisodes qui leur fixent une certaine acception. Dans le récit des songes de Joseph9, le vêtement précède les messages oniriques. En effet, avant de rêver, Joseph reçoit de son père une tunique rayée. Plusieurs épisodes du dernier tiers de la Genèse10 recourent au vêtement comme moyen de transmission de messages.

Dès les premiers versets du chapitre 37, la préférence de Jacob-Israël pour Joseph s’affiche publiquement. Le texte aborde le regard et l’interprétation.

Or, Israël préférait Joseph à ses autres enfants, parce qu’il était le fils de sa vieillesse ; et il lui avait fait une tunique à rayures. Et ses frères virent que leur père l’aimait de préférence à eux tous et le prirent en haine. (…) Joseph, ayant eu un songe, le conta à ses frères, et leur haine pour lui s’en accrut encore (Gn 37, 3-5).

Pour les frères, le début de la haine et le constat du favoritisme de Joseph surviennent après le don de la tunique à rayures. Jacob force ses fils à interpréter le vêtement comme signe de prédilection. Il les contraint à comprendre le sens de cette tunique.

Quelque temps plus tard, le père envoie son fils préféré vers ses frères. Les rayures de sa tunique se voient de loin, et bien avant qu’il ne rejoigne ses dix frères11 ceux-ci ont déjà décidé de le tuer. Cette séquence comporte un indice vestimentaire – remez – dont nous reconstruisons le sens ultérieurement. Un acte est répété, mais le vêtement n’est pas identique dans les deux scènes. Les frères désirent tuer Joseph mais Ruben les convainc de le jeter dans un puits. Il s’absente et, à son retour, Joseph a été vendu à des marchands, selon le conseil de Juda. La réaction de Ruben est celle d’un homme endeuillé :

Ruben revint à la citerne, et voyant que Joseph n’y était plus, il déchira ses vêtements – בגריו – , retourna vers ses frères et dit : « L’enfant n’y est plus, et moi, où irai-je ? « Ils prirent la tunique – כתנת – de Joseph, égorgèrent un chevreau, et trempèrent la tunique dans son sang ; puis ils envoyèrent cette tunique à rayures, qu’on apporta à leur père en disant : « Voici ce que nous avons trouvé ; examine si c’est la tunique de ton fils ou non. » Il la reconnut et s’écria : « La tunique de mon fils ! Une bête féroce l’a dévoré ! Joseph, Joseph a été mis en pièces ! » Et Jacob déchira ses robes – שמלתיו– et il mit un cilice sur ses reins, et il porta longtemps le deuil de son fils (Gn 37, 29-34).

Pour l’habit que Ruben met en pièces, le texte choisit le mot beged qui, au génitif pluriel, devient begadav. Les fils envoient à leur père la tunique – koutonet – tachée de sang. Jacob reproduit le geste de Ruben, mais lui déchire ses robes – simlotav – génitif pluriel de simla. Seul quatre versets séparent la répétition du geste. La comparaison s’impose. Pourquoi Jacob déchire-t-il une robe – simla – alors que Ruben déchire un vêtement – beged ? Quel sens accorder à cette nuance ? Nous le déduisons de leur première occurrence.

La tunique, la robe et le vêtement

La tunique est le vêtement confectionné par Dieu pour Adam et Eve. Avant de les renvoyer du jardin d’Eden, Dieu les habille d’une tunique de peau12 (koutnot or – כָּחְנוֹת עוֹר). Des 29 occurrences du mot koutonet, celles-ci concernent à huit reprises la tunique à rayures de Joseph et plus d’une douzaine se réfèrent au vêtement de prêtrise, plus particulièrement à celui du grand prêtre Aharon. Cette tunique du prêtre est faite de lin (koutnot shesh – כָּתְנת שש). La tunique distingue Adam et Eve du reste du monde animal car ils sont vêtus de peau animale. Ils reçoivent une seconde couverture ajoutée à leur peau afin de la protéger. La tunique s’inscrit en vêtement de distinction, de différenciation. Ainsi en est-il du vêtement de prêtrise, habit de distinction d’un homme d’exception vivant au sein d’une communauté élue par Dieu.

Le deuxième habit est la robe, simla. Après le déluge, Noé plante une vigne, boit du vin et se couche nu et ivre au milieu de sa tente. Son fils Kham entre dans la tente, le voit, ressort et rapporte la nudité du père à ses deux frères.

Shem et Japhet prirent la robe – simla – , la déployèrent sur leurs épaules, et marchant à reculons, couvrirent la nudité de leur père mais ne la virent point, leur visage étant retourné (Gn 9, 21-23).

La robe que déploient les deux fils sur leur père est un vêtement de dignité, car ils le respectent malgré son ivresse et sa nudité. Shem et Japhet agissent mieux que Kham et semblent mieux accomplis dans la conscience de leurs responsabilités d’adultes. L’ivresse passée, Noé reprend ses esprits et, à son réveil, maudit Kham et bénit les deux autres fils. L’hébreu est une langue formée de racines trilitères qui se prêtent à un jeu courant : un mot peut en rappeler un autre grâce à la capacité d’inverser l’ordre des lettres. Si, outre le sens du récit, nous pouvons trouver un appui lexical pour abonder dans ce sens, cela renforce l’acception du mot. Le mot simla – שמלה – dans un ordre inversé, forme le mot shlema – שמלה – qui signifie entier ou complet. Se fixe à cet habit le sens de dignité, de complétude et d’accomplissement.

Le dernier habit est le terme générique beged. Lorsque Rébecca accepte de suivre le serviteur d’Abraham afin d’épouser Isaac, il lui offre de nombreux présents et parmi ceux-ci figurent les bgadim (Gn 24, 53). La première acception du mot est celle d’un vêtement premier faisant référence au sens générique de l’habit humain. Cette acception émerge aussi de l’utilisation qu’en fait Jacob, à l’issue du rêve de l’échelle13, quand il demande à Dieu sa protection, le pain et le vêtement.

« Si le Seigneur est avec moi, s’il me protège dans la voie où je marche, s’il me donne du pain à manger et des vêtements – begadim – pour me couvrir ; si je retourne en paix à la maison paternelle, alors le Seigneur aura été un Dieu pour moi ;… » (Gn 28, 11-22)

Au sens de vêtement premier, générique, que comporte beged, nous ajoutons celui apporté par le premier usage qu’en fait celle qui a reçu ce vêtement. Ce mot revient lorsque Rébecca décide de tromper son mari aveugle. Elle habille Jacob des vêtements d’Esaü afin de lui donner l’odeur de son frère (Gn 27,15). La racine trilitère de beged se compose de [B.G.D.]. Ces trois lettres forment aussi la famille sémantique du mot traître, trahir, trahison. Le traité talmudique Sanhédrin (37A) mentionne le rabbin Zera qui suggère de ne pas lire les vêtements cités ci-dessus avec la vocalisation de begadav – ses vêtements – mais plutôt celle de bogdav – ses traîtres ou ses traîtrises. Beged, le vêtement générique, est aussi porteur de la capacité à tromper.

A présent que nous avons associé les sens de distinction, de dignité et de vêtement premier ou vêtement de tromperie aux trois habits, nous appliquons ces acceptions au récit. Joseph porte bien une tunique le distinguant d’autres élus et fondateurs du peuple. Quant à Ruben, il se distingue de ses neuf frères car il déplore la vente du jeune homme. Il marque le deuil de la vente de Joseph, mais dans son évolution personnelle, il en est au stade premier, générique, rudimentaire. Tel n’est pas le cas de Jacob qui a déjà atteint la complétude et la distinction. Le récit biblique reprend ce filon signifiant et le changement ultérieur des frères est à nouveau subtilement signalé à l’aide des vêtements. Ils révèlent le cheminement d’un continuel advenir. Cette séquence se produit vingt-deux ans plus tard, le jour où Joseph piège son frère Benjamin en lui attribuant un vol. Il désire le garder à ses côtés. Les autres frères craignent de le voir emprisonné et déchirent leurs vêtements (Gn 44, 13). Ils ne mettent pas en pièces un beged mais une simla, habit qui révèle leur état : ils ont atteint la distinction et la complétude. Leur détresse face au risque encouru par Benjamin et aux conséquences que cet emprisonnement aurait sur Jacob témoigne de leur évolution. Le texte nous en informe par un remez.

Lancelot du Lac, Gauvain et le savoir

Nous venons d’observer un procédé qui, à l’aide d’une répétition de gestes, révèle la phase d’évolution du cheminement des personnages. Un jeu semblable apparaît dans La Quête du Saint-Graal entre Lancelot et son ami Gauvain. Une épée figée dans un socle de marbre vermeil arrive à la cour d’Arthur et le roi prie Lancelot de la retirer de la pierre. Il s’y refuse, convaincu qu’elle ne lui est pas destinée. Le roi prie son neveu de tenter l’épreuve. Gauvain y consent. Lancelot lui prédit une blessure en punition de son geste. La réitération d’un mot figurant dans ce passage illustre toute la distance entre le choix de Lancelot et celui de Gauvain14.

Et il giete la main et prent l’espee par le heut et sache, mes il ne la puet trere fors. Et li rois li dist maintenant : « Biax niez, laissiez ester ; car bien avez fet mon comandement. » – « Messire Gauvain, fet Lancelot, or sachiez que ceste espee vos touchera encore de si pres que vos ne la voldriez avoir baillee por un chastel. » – « Sire, fet messires Gauvains, je n’en poi mes ; se je en deusse orendroit morir, si le feisse je por la volenté mon seignor acomplir » (p. 6).

Gauvain saisit donc l’épée par la poignée et tire mais il ne peut la dégager. « Cher neveu, arrêtez, lui dit alors le roi, vous avez fait ce que je voulais. – Monseigneur Gauvain, dit Lancelot, sachez que cette épée vous touchera un jour de si près que vous ne voudriez alors y avoir porté la main pour un château. – Seigneur, qu’y puis-je ? J’aurais agi de même, même si j’avais dû mourir sur-le-champ, pour obéir aux ordres de monseigneur le roi » (pp. 22-23).

Gauvain attrape l’épée par le manche et sache alors que Lancelot désire qu’il sache. Les deux verbes sont séparés l’un de l’autre par quelques mots et ils sont placés ainsi afin d’apporter en trois phrases toute l’opposition qui émerge, à plus d’une reprise, dans La Quête du Saint-Graal entre deux personnages, Lancelot et Arthur (ici représenté par son neveu). Arthur ordonne à un Gauvain récalcitrant de retirer l’épée. Ce chevalier agrippe l’arme fixée dans son socle de pierre et sache. Sachier ou sacher serait issu du verbe en latin populaire *saccare dérivant de saccus, sac. Il signifie tirer violemment, arracher, purger, mettre à sac ou saccager. Alors que le verbe utilisé par Lancelot – provenant de *sapere en latin populaire et signifiant ‘possédant de la saveur’ – exprime la connaissance qu’il désire partager. Ces deux mots presque homophones représentent le parcours des deux héros. Lancelot va vers la connaissance, il tente de trouver le Saint-Graal. Il accepte de reconnaître ses propres erreurs, ses péchés qui l’excluent de la quête et persévère avec foi pour atteindre le plus haut niveau de savoir qui lui sera accordé. Tandis que Gauvain devient responsable de saccages dans l’univers spirituel et tue dix-huit chevaliers de la Table Ronde. A quelques lignes de distance, sache et sachiez placent les héros des deux côtés de la Quête. L’un désire la connaissance et l’autre tue, fort malheureusement, ses amis.

Bohort de Gaunes : un cas d’étude

A l’issue d’une présentation de brèves analyses de messages oniriques ou de non-dits se jouant sur un mot, je désire exposer l’articulation complète d’un procédé d’écriture à l’aide de ces techniques. J’ai choisi d’évoquer Bohort car l’analyse de cet exemple indique où l’auteur s’exprime et par quel moyen il masque ses propos peu conformistes. L’étude de ce personnage se fera à travers un texte majeur : La Quête du Saint-Graal. Je me permets de rappeler que les rêves de Bohort sont d’origine divine et ne suscitent pas de méfiance sur ce point.

Si je porte mon choix sur un chevalier en apparence secondaire dans cette œuvre, les raisons en sont qu’il sied le mieux à la présentation du récit de rêve comme outil de non-dit, et qu’il est justement choisi par l’auteur pour porter son message car il agit à l’ombre des élus. Demandons-nous qui est Bohort. Il n’est ni l’élu, ni le père de l’élu ou un élu déchu, tel Lancelot du Lac. Il n’est pas Hector des Mares, le demi-frère de Lancelot. Il n’est pas rattaché à la parenté du roi Arthur comme Gauvain. Il n’est pas l’élu de la version du Conte du Graal de Chrétien de Troyes, Perceval. Bohort est le cousin germain de Lancelot, donc un parent de l’élu Galaad, son fils. Il est un chevalier chaste et pieux. Ce personnage est le dernier à rêver dans la quête (le rêve de Salomon est un récit rapporté) et, de surcroît, il fait deux rêves consécutifs.

Les deux songes

Les rêves de Bohort reprennent des idées présentes dans le premier songe de La Quête du Saint-Graal, celui de Perceval.

Quant il ot fetes ses proieres et ses oroisons, si s’endormi. Et si tost come il fu endormiz, si li fu avis que devant lui venoient dui oisel dont li uns estoit si blans come cisne et ausi granz, et cisne resambloit bien. Et li autres ert noirs a merveilles, si n’ert mie de grant corsaige. Et il le resgardoit, si li sembloit une cornille ; mes molt ert bele de la nerté qu’ele avoit. Li blans oisiaux venoit a lui et li disoit : « Se tu me voloies servir, je te donroie totes les richesces dou monde, et te feroie ausi biaus et ausi blans come je sui. » Et il li demandoit qui il ert. « Dont ne voiz tu, fet il, qui je sui ? Je sui si blans et si biax et puis assez plus que tu ne cuides. » Et il ne li respondoit mot a ce. Et cil s’en aloit ; et maintenant revenoit li noirs oisiax, et li disoit : « Il co vient que tu me serves demain, et ne m’aies mie en despit por ce se je sui noire. Saches que mielz vaut ma nerté qu’autrui blanchor ne fait. » Lors s’em partoit d’ilec, qu’il ne veoit ne l’un ne l’autre oisel.

Aprés ceste avision l’en avint une autre assez merveilleuse. Car il li ert avis qu’il venoit en un ostel bel et grant, et bien resembloit une chapele. Et quant il i estoit venuz, si trovoit un home seant en une chaiere. Et avoit a senestre partie loign de lui un fust porri et vermeneus, si foible que a poines se pooit sostenir en estant ; et a destre avoit deus flors de lys. L’une des flors se traoit pres de l’autre et il voloit sa blanchor tolir. Mes li preudons les departoit, si que l’une ne touchoit a l’autre, et ne demoroit gueres que de chascune flor issoit arbres portant fruit a grant plenté. Quant ce estoit avenu, li preudons disoit à Boort : « Boorz, ne seroit il fox, qui ces flors lairoit perir por cest fust porri secorre qu’il ne chaïst a terre ? » – Sire, fet il, oïl voir. Car il m’est avis que cest fust ne porroit riens valoir, et ces flors sont assez plus merveilleuses que je ne cuidoie. » – « Or te garde donc, fet li preudons, que se tu voiz tele aventure avenir, que tu ne lesses pas ces flors perir por le fust porri secorre. Car se trop grant ardor les sorprent, eles porront tost perir. » Et il dist qu’il seroit remembranz de ceste chose s’il venoit en leu.

Einsi li avindrent la nuit ces deus avisions qui mout le firent merveillier, car il ne pooit onques penser que ce pooit estre. Et tant li greverent en son dormant qu’il s’en esveilla et fist le signe de la croix et son front, et mout se comanda a Nostre Seignor ; et atendi jusqu’à tant qu’il fu jorz. (pp. 170-171).

Ses prières terminées, il s’endormit. Aussitôt, il vit venir devant lui deux oiseaux. L’un ressemblait à un cygne par la taille et la blancheur. L’autre, très noir et plus petit, lui paraissait ressembler à une corneille qui, bien que noire, était très belle. L’oiseau blanc s’approchait de lui en lui disant : « Si tu voulais me servir, je te donnerais toutes les richesses du monde et je te rendrais aussi beau et aussi blanc que moi. » Et comme Bohort lui demandait qui il était, l’oiseau répondait : « Ne le vois-tu donc pas ? Et je suis encore plus blanc et plus beau que tu ne penses. » Mais Bohort ne répondait mot et l’oiseau s’envolait. L’oiseau noir prenait alors sa place et disait au chevalier : « Il te faudra demain te mettre à mon service et ne me méprise pas parce que je suis noir. Mieux vaut, sache-le, être noir comme moi que blanc comme d’autres le sont. » Sur ce, il s’en allait, comme le premier. Bohort fit ensuite un second rêve, très extraordinaire. Il arrivait dans une grande et belle demeure semblable à une chapelle où il trouvait un homme assis sur un trône. A gauche de cet homme, et loin de lui, il y avait un morceau de bois tout pourri, plein de vermine et prêt à s’effondrer ; à sa droite poussaient deux fleurs de lys. L’une des deux se penchait vers l’autre et cherchait à faire tomber ses blancs pétales mais l’homme les séparait et, peu après, de chaque fleur naissait un arbre qui portait grande abondance de fruits. Quand tout était accompli, l’homme disait à Bohort : « Bohort, ne serait-il pas fou celui qui laisserait périr ces fleurs pour empêcher ce bois pourri de s’effondrer ?

– Assurément seigneur, car ce tronc ne pourrait plus servir à rien tandis que ces fleurs sont encore plus extraordinaires que je ne pensais.

– Alors, reprenait l’homme, fais bien attention, si tu vois pareille aventure arriver, à ne pas laisser périr les fleurs pour secourir le bois pourri car si un souffle trop ardent vient à les embraser, elles risquent de succomber rapidement. » Et lui l’assura qu’il s’en souviendrait le cas échéant.

Voici donc les deux rêves que fit Bohort et qui le déroutèrent beaucoup car il n’arrivait pas à en voir le sens. Il en fut si tourmenté qu’il se réveilla. Après s’être signé et recommandé à Dieu, il attendit le lever du jour. (p. 157)

Une analyse intra-séquentielle nous permet de dégager certains éléments que l’auteur utilise savamment : l’idée de pauvreté et les couleurs dans le premier rêve, les végétaux et un rapport à l’espace dans le second. La signification de la mission assignée à Bohort en émerge. Nous la juxtaposerons à d’autres idées émises dans le récit par une analyse interséquentielle. Il est important de garder à l’esprit, pendant cette analyse des songes, le lieu où Bohort passe cette nuit : une belle chambre dans une tour fortifiée appartenant à une jeune dame.

L’appel des couleurs

Un premier défi s’impose à Bohort par la reconnaissance des couleurs. Il voit dans son rêve deux oiseaux : le premier ressemble à un cygne par sa blancheur et le second à une corneille. Une opposition, soulignée dans le texte, indique la beauté inattendue de la bête noire : si li sembloit une cornille ; mes molt ert bele de la nerté qu’ele avoit. L’impression que dégage l’oiseau sert d’indice au rêveur et le guidera.

L’oiseau blanc l’aborde et tente de le gagner à sa cause par des promesses de dons et une proposition de lui accorder une apparence resplendissante. Cet oiseau montre une blancheur externe cachant la noirceur interne du maléfice diabolique. Toutefois, dans les avances qu’il fait à Bohort, l’oiseau ne ment pas ; il ruse quand il s’engage envers le rêveur : te feroie aussi biaus et aussi blans come je sui. L’astuce du discours consiste à ne pas promettre de beauté ou de blancheur absolues, mais à offrir une beauté et une blancheur égales à celle qu’il possède, un artifice de beauté. Il n’aura pas trompé sa victime si celle-ci se laisse prendre au piège, car la responsabilité du discernement incombe à l’humain. S’il faillit dans son choix, l’homme ne peut le reprocher au Malin qui cherche continûment ces failles.

Bohort, comme d’autres rêveurs, répond à l’interpellation qui lui est faite dans l’espace onirique. Il demande à l’oiseau blanc de s’identifier et ce dernier répète ses propos dans la surenchère : Je sui si blans et si biax et puis assez plus que tu ne cuides. Il persiste dans sa manœuvre en ne se référant à aucun élément objectif. Il renvoie à ce que Bohort peut penser. Le récit du rêve précise que Bohort ne répond pas à ces propos, ce qui signifie l’échec de cette négociation car l’oiseau se retire. La corneille revient pour lui dicter ce qu’il convient de faire et le mettre en garde contre les dangers d’une fausse blancheur.

Ajoutons à la complexité de ce décodage des couleurs les événements précédant de peu la nuit des rêves. La dame qui héberge Bohort reçoit l’annonce que sa sœur aînée lui a pris deux châteaux et ne les rendra qu’en cas de défaite de son chevalier, Priadan le Noir, contre le sien propre. Bohort accepte de la servir. Il devient, de ce fait, l’opposant au chevalier noir, donc un chevalier plutôt blanc. En effet, le blason noir de Priadan situe ce chevalier dans le camp opposé à celui choisi par Bohort alors que le rêve lui rappelle de ne pas mépriser la corneille noire – d’autant que certains noirs valent mieux qu’une blancheur suspecte. L’invitation de l’oiseau noir crée une tension dans le récit, car ni Bohort ni l’auditoire ne peuvent savoir, à ce point donné, si la sœur aînée est dans son droit, si Priadan le Noir est un champion légitime ayant Dieu à ses côtés, si l’oiseau blanc renvoie à l’innocence et le noir à la perfidie.

Le second élément lié à la dame et au rêve est la pauvreté. Elle est belle et jeune, et le récit ajoute : mes povrement estoit vestue. Le texte place une contradiction entre la belle jeunesse et le vêtement modeste. Pour autant, le repas servi au chevalier et la chambre qui lui est offerte ne sont pas misérables. L’habit de la dame exprimerait donc un choix personnel d’humilité et non un cas d’extrême nécessité. L’idée du choix de vêtement et d’un rapport à une apparence modeste revient dans le rêve en s’opposant à la proposition de richesses faite par l’oiseau blanc. Les dehors simples de la dame l’associent à l’oiseau noir. Bohort ne donne pas suite à l’offre de richesses, tout comme il n’est pas entré, quelques instants auparavant, dans le bon lit mais a préféré se coucher à même le sol. Certains pourraient considérer ce rêve comme un produit du désir d’un chevalier cherchant à se convaincre qu’il a opté pour la bonne cause.

Le second songe apporte plus d’éléments clairement conçus pour s’adresser à Bohort, le chevalier appelé à agir. Ni Lancelot du Lac ni Gauvain ne reçoivent un tel appel malgré leur flamboyante réputation au combat dans l’univers arthurien. Dans La Quête du Saint-Graal, l’élu pour l’action est Bohort.

Le bois et les fleurs

Lors du second songe, le rêveur pénètre dans un espace religieux rappelant une chapelle. Le rêveur se trouve face à un homme assis sur un trône. Cet inconnu lui indique, au loin, un bout de bois pourri et infesté de vermine puis, à proximité, deux fleurs de lys blanches. L’homme explique à Bohort qu’il lui faudra reconnaître les aventures représentées par ces images car il devra sauver la blancheur des lys et laisser le bois à sa pourriture. Le récit exprime une vision de rapport aux formes de vie reflétant un rapport esthétique plutôt qu’une hiérarchie de l’animal sur le végétal. En effet, bien que le bois nourrisse des vers, souvent de couleur blanche, le respect de cette forme peu attrayante de vie doit céder le pas à la protection de la blancheur ou de la pureté d’une fleur appréciée.

La leçon que transmet le second songe nous apporte un renseignement important sur le rêveur : Bohort est mis en situation d’apprentissage. Un maître donne un enseignement à un chevalier capable d’entendre une telle recommandation et apte à distinguer la supériorité d’une aventure liée aux fleurs. En outre, ce personnage l’invite à agir et Bohort répond qu’il s’en souviendra. Une comparaison des songes des chevaliers partis en quête – Perceval, Lancelot, Gauvain, Hector des Mares et Bohort – permet de constater que ce message surnaturel est unique dans le récit de la quête.

Si le rêve de Perceval ressemble au premier songe de Bohort par le matériau renvoyant aux deux religions en conflit – le judaïsme et le christianisme – il n’est pas aussi exigeant envers son rêveur. Il ne fait aucune référence aux connaissances du chevalier et ne suggère aucune aptitude à comprendre les priorités. Perceval, personnage au développement rudimentaire, reçoit un message clair fait d’ordres et de menaces, alors que Bohort est invité à dépasser les apparences, à apprendre à reconnaître le vrai du faux et à se soucier des autres. De ses deux rêves se dégage, pour Bohort, l’image d’un chevalier intelligent qui reçoit des messages subtils. Ils s’adressent à sa perspicacité, à son empressement, à son dévouement envers les humains et à sa promptitude à secourir autrui.

L’épisode pré-onirique

Deux séquences méritent d’être associées à l’analyse onirique de Bohort : celle de l’oiseau se sacrifiant pour ses oisillons et la révélation du Graal. Il est certain que le thème aviaire se répète dans les échanges surnaturels de Bohort. En effet, une scène mystérieuse survient peu avant le songe et, pour le chevalier, il est évident, dès le premier regard, que cela sort de l’ordinaire. Nous qualifions ce genre d’événement inséré dans le récit d’épisode pré-onirique, car il se rattache au rêve par un lien qui ne laisse pas le moindre doute. L’épisode est connecté à la séquence onirique soit par une référence dans le matériau onirique, soit par l’interprétation qui peut en être donnée lors du décryptage du rêve. Dans le cas présent, l’abbé cistercien – l’interprète des rêves de Bohort – procède à cette jonction entre les séquences (p. 184).

Bohort voit un grand oiseau se poser sur un vieil arbre sec et sans fruits où gisent des oisillons morts. Il se frappe la poitrine, du sang chaud en jaillit et les petits reviennent à la vie alors que l’oiseau meurt. Le chevalier ne comprend pas immédiatement le sens de cette scène mais il ne doute pas de sa merveilleuse signification ou senefiance. L’interprétation de l’homme de religion figure plus loin dans le récit et elle retient notre attention. Il explique que le fils de Dieu vit le monde, « où régnaient l’infortune, la pauvreté et la souffrance », un monde semblable à un arbre sec, sans fleurs ni fruits. Il monta sur la croix – l’arbre – et saigna pour sauver l’humanité. Sa conclusion appelle au sacrifice réciproque de l’homme pour son Dieu, tels les martyrs :

« Et de celui sanc reçurent vie li poucin, cil qui ses oevres avoient fetes : car il les osta d’enfer, ou toute morz estoit et est encor sanz point de vie. Ceste bonté que Diex fist au monde, a moi et a vos et as autres pecheors, vos vint il mostrer en semblance d’oisel, por ce que vos ne doutissiez pas a morir por lui, ne plus qu’il fist por vos » (p. 184).

« Ceux des oisillons qui avaient vécu selon sa loi ressuscitèrent alors grâce à ce sang car il les tira de l’Enfer où régnait et règne toujours la mort éternelle. Ce don que Dieu fit à l’humanité, à moi, à vous, à tous les autres pécheurs, Il vint vous le signifier sous la forme d’un oiseau afin que vous n’hésitiez pas à mourir pour Lui comme Il l’a fait pour vous » (p. 168).

L’abbé donne à l’épisode pré-onirique une signification conforme à une idée chrétienne du sacrifice du Christ : offrir sa vie au fils de Dieu en retour de sa Passion. Cependant, cette interprétation modifie et dévie le sens de l’épisode pré-onirique et ne suit pas plus l’appel envoyé au chevalier dans son second rêve. Il existe également un hiatus entre le sens apporté par l’abbé, et les choix du chevalier que nous verrons plus loin dans le récit. Il faut, évidemment, comparer l’interprétation de l’herméneute avec celle que nous construisons à l’aide d’un respect minutieux des éléments présents dans l’épisode pré-onirique. En effet, dans cette séquence, le grand oiseau ne se sacrifie pas pour le bonheur de se sacrifier. S’il meurt, cela survient pour le salut des oisillons. L’acte prôné est l’offre de sa vie pour la sauvegarde d’autrui. La description détaillée de l’épisode pré-onirique permet au lecteur de distinguer le sens offert par l’abbé de celui induit par l’auteur. La parole explicite de l’homme de religion est celle attendue par un auditoire habitué à louer des martyrs chrétiens. L’auteur oppose subtilement à cela les choix de Bohort qui n’incluent pas l’option d’une mort glorieuse après la révélation du Graal.

Le second rêve de Bohort suit de peu la scène des oiseaux. Son message est une invite à agir, à distinguer le vrai du faux, l’apparence du réel, et à protéger celui qui doit être sauvé au détriment de la personne qu’il aurait naturellement choisi de défendre. Il lui faudra, en effet, laisser son frère aux mains de brigands pour soustraire à la menace une demoiselle inconnue. Telle ne sera que sa première épreuve. En effet, Bohort est le chevalier sensible aux manifestations du divin. Il les reconnaît. Ce personnage est plus intelligent, mature, réfléchi et expérimenté que ses deux compagnons purs, Galaad et Perceval. Dans le domaine de la connaissance, cela le situe au haut de la pyramide ; au travers des rêves, nous observons que les messages divins sont plus exigeants dans son cas.

Le choix ultime

Bohort accompagne Galaad et Perceval lors de la phase finale de la vision du Graal. Si les deux chevaliers purs meurent à Sarras et disparaissent de l’univers arthurien, tel n’est pas le cas de Bohort qui revient vers ses compagnons de la Table Ronde. Nous aurions pu penser – si nous avions décidé d’ignorer les éléments issus de l’analyse onirique – que seuls les purs méritent de mourir à Sarras après la révélation du mystère du Graal. Bohort n’est que chaste. Cette lecture n’est pas fausse mais incomplète. Le deuxième songe et l’épisode pré-onirique relient Bohort à ses compagnons de Camaaloth. Dieu l’appelle à partir au secours des personnes en détresse et à bien choisir ses aventures. Semblable à l’oiseau de l’épisode pré-onirique qui ne se sacrifie pas pour la seule idée de s’immoler, Bohort s’offre afin de transmettre la vie aux autres. La mort doit servir à sauver ceux qui sont soit enfants, soit peu instruits. L’oiseau ne se suicide pas et n’agit pas en solitaire. Il accepte le martyre pour le bien d’autrui. Bohort est appelé à transmettre et est le seul des trois à revenir ; à son retour, il peut diffuser les connaissances. Grâce à ce personnage, le récit des aventures du Saint-Graal et de la fin de vie de Galaad et de Perceval existe. La vie transmise par Bohort aux autres est le récit du Saint-Graal dont il est l’unique dépositaire.

En dernier lieu, nous nous attacherons à comprendre ce qui motive les choix des trois chevaliers face à la révélation du mystère du Saint-Graal. Galaad vient au Palais spirituel, un an après son couronnement, et voit Josèphé ainsi que les mystères célestes. Sa demande est immédiate :

Et puis qu’il est einsi, biax dolz Sires, que vos m’avez acomplies mes volentez de lessier moi veoir ce que j’ai touz jors desiré, or vos pri ge que vos en cest point ou je sui et en ceste grant joie soffrez que je trespasse de ceste terriene vie en la celestiel (p. 278).

Et puisqu’il est ainsi, mon doux Seigneur, que Vous avez exaucé tous mes souhaits, que Vous m’avez laissé voir ce que j’ai toujours désiré voir, acceptez, je Vous en supplie, qu’en cet instant même et dans l’état de béatitude où je suis, je passe du monde d’ici-bas au monde céleste (p. 245).

Le chevalier élu de la quête désire mourir dès qu’il a vu les mystères du Graal. Il ne cherche ni à transmettre ses connaissances, ni à les appliquer à un niveau de compréhension accessible à d’autres, ni à se trouver d’autres aspirations. Il était l’élu du Saint-Vase, et dès que ce secret lui est révélé, il ne veut plus exister. L’accent est mis sur le désir d’élévation à un moment d’ultime joie, de béatitude : le modèle du martyr comblé. Ce qui est occulté dans ce passage est, d’une part, l’absolue attirance de ce personnage pour la mort et, d’autre part, la lâcheté de cette démarche qui fuit une vie faite de difficultés et de déceptions. Galaad désire sortir du mouvement de la vie et de ses épreuves. Son vœu est satisfait et les anges viennent recueillir son âme. Perceval désire se retirer dans un ermitage et meurt un an et trois jours plus tard. Le mouvement de retrait dans cet endroit signifie un égal renoncement à la vie. Ce personnage suit la même logique de fonctionnement que Galaad : il est habité d’une envie de mort sous l’apparence d’une attitude de martyr. Les deux chevaliers purs s’épargnent le retour à la vie avec ses épreuves et ses déceptions, ses douleurs et ses moments de médiocrité. Dès l’instant de la révélation, ils ne veulent plus s’associer au rythme normal, naturel et difficile d’une vie humaine, terrienne. Ils désirent la remplacer par celle du monde céleste.

Bohort ne choisira pas ce renoncement. Galaad et Perceval le savent et l’élu le prie, juste avant de mourir, de remettre un message à son père. Si nous ne procédions pas à la lecture des non-dits intra- et inter-séquentiels des épisodes oniriques et de l’épisode pré-onirique, nous pourrions être tentés de ne voir dans la survie de Bohort et dans son retour à Camaaloth que son indignité à mourir comme Perceval et Galaad. Grâce à l’appel du second rêve, nous voyons le message envoyé par Dieu : Bohort doit servir les autres. Dieu le protège tellement que ce personnage a même droit à un miracle pour le sauver de la fureur vengeresse de son frère (p. 193). Les non-dits oniriques et l’épisode pré-onirique nous livrent au soupçon suivant : et si le départ de Sarras pour Bohort n’était pas si doux ? Le texte dit :

Quant Boorz vit qu’il ert remés tot seuls en si loingteinnes terres come es parties de Babiloine, si se parti de Sarraz tot armez et vint a la mer et entra en une nef (p. 279).

Lorsque Bohort se vit tout seul dans ces terres si lointaines du royaume de Babylone, il quitta tout armé la cité de Sarras et monta dans une nef (p. 246).

Le chevalier se parti – se sépare – de Sarras, s’arrache à ce lieu. Homme de mission, il remplira son ultime devoir dans cette quête. Et si son départ de ce lieu de béatitude égalait le sacrifice de l’oiseau se tuant pour les oisillons ? Il se coupe de cette ville et de son Palais spirituel pour s’offrir à ses compagnons. Il vient leur livrer le sang chaud, l’encre qui permet de transmettre la connaissance des événements. Bohort nous offre également la possibilité, tant d’années plus tard, d’en débattre encore.

Au terme de ce cas d’étude, pouvons-nous considérer Perceval et Galaad comme les héros de La Quête du Saint-Graal ? Certes, ils se rapprochent au mieux du Saint-Vase, objectif de ces aventures. Ensuite, baignant dans un état de béatitude, ils demandent la mort. Que nous dit le récit second sur ce choix de fin de vie ? Ces personnages optent pour une mort égoïste sans les souffrances du martyr. Les réels héros du récit sont ceux qui s’inscrivent dans une transmission et possèdent le courage de se dévouer à autrui au lieu de mourir après la révélation du Saint-Graal. Ce sens se construit à l’aide de diverses pièces importantes parsemées par l’auteur dans son récit. Il contredit l’idée de glorification d’une mort vaine en échange de la Passion du Christ car il ne s’agit guère de « mourir pour Lui comme Il l’a fait pour vous (p. 168). » L’auteur réfute l’idée de martyre prônée par le religieux par une écriture en décalage. A nous de la découvrir.

Dans cet article, j’ai abordé Jacob, Ruben, Joseph, Lancelot du Lac, Gauvain, Bohort, Perceval et Galaad. Tant de personnages qui habitent notre culture et notre imaginaire. Des lectures minutieuses de leurs histoires peuvent encore, des siècles plus tard, mettre à jour certains messages enfouis en récit second dans la narration. Ces messages du récit second l’enrichissent, la contredisent ou dévoilent des tensions supplémentaires pensées par l’auteur. J’espère avoir convaincu les lecteurs de reprendre ces textes et de rechercher d’autres significations, des décalages dans l’écriture, qu’ils découvriront à l’aide de ces modes de lecture.

Sources et instruments de travail

Bible, texte hébraïque d’après la version massorétique. Traduction par le Rabbinat français, 1994, Tel-Aviv (j’ai repris le sens des traductions quand cela m’a semblé nécessaire).

Traité talmudique Sanhédrin, Israel Institute for Talmudic Publications, Jérusalem, Israël, 1974 (en hébreu).

La Queste del Saint Graal. Roman du XIIIe siècle. Edité par Albert Pauphilet, Paris, Honoré Champion (CFMA, 33), 1923, réimpr. 1999.

La Quête du Saint-Graal. Roman du XIIIe siècle. Traduit par Emmanuèle Baumgartner, Paris, Honoré Champion (Traduction des classiques du Moyen Age, 30) 1979, réimpr. 1999.

Even Shoshan, Abraham, Nouvelle Concordance pour la Torah, les Prophètes et les Hagiographes, Hamilon Hakhadash, Israël, 2000 (en hébreu).

CD-Rom de Concordances de l’Unité mixte de recherche (UMR 9503) CNRS-Ecole normale supérieure : « Analyse de corpus linguistique ». La Quête du Saint-Graal.

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1 Je tiens à remercier Alain Corbellari, Jean-Yves Tilliette et Rhea Anderes des universités de Lausanne et de Genève qui ont permis la publication de cet article. Je remercie Tal Aronzon pour sa relecture de ces pages.

2 Ce travail consiste en une thèse de sémiologie sur les non-dits dans les récits en ancien français, sous la direction de Christiane Marchello-Nizia.

3 Le terme « auteur » recouvre tous les auteurs successifs qui ont pu remanier un texte. J’aborde le texte comme produit fini d’un individu ou d’un ensemble d’individus.

4 « The term persecution covers a variety of phenomena, ranging from the most cruel type, as exemplified by the Spanish Inquisition, to the mildest, which is social ostracism. » (Leo Strauss, Persecution and the Art of Writing, Chicago, The University of Chicago Press, 1988, p. 32).

5 L’Aventure sémiologique, Paris, Seuil, 1985, p. 301.

6 Selon qu’elle provient d’une origine divine ou diabolique.

7 Je ne m’attarderai pas ici sur l’origine divine ou diabolique des rêves ni sur la méfiance qui accompagne quelquefois le songe, à l’inverse des visions.

8 Une tradition hébraïque tardive attribue au mot pardes ou paradis un sens relevant de l’anagramme de quatre niveaux de signification du texte biblique : le Pa.R.De.S — pchat, remez, drach et sod. Ces diverses lectures du verset sont le sens littéral, le sens allusif, le sens allégorique et le sens caché.

9 Je donne un cours sur les non-dits dans les rêves, les visions et les prophéties bibliques à l’Institut universitaire européen Rachi à Troyes et au Collège des études juives à Paris. J’y explore également l’idée de prophétie de l’écoute chez les matriarches et les patriarches.

10 Toutes les références concernant l’étude des vêtements proviennent de ce livre.

11 Benjamin n’assiste pas à la vente de Joseph.

12 Genèse 3, 21.

13 Le rêve de l’échelle est un des épisodes majeurs du récit de Jacob : des anges montent et descendent d’une échelle dressée sur terre dont le sommet atteint les cieux. Dieu, apparaissant au sommet, promet à Jacob de veiller sur lui et d’accomplir par lui sa promesse envers Abraham.

14 Les références en ancien français renvoient à La Queste del Saint Graal, et celles en français moderne à La Quête du Saint-Graal (voir la bibliographie en appendice).