Introduction
Io non so ben ridir com’i’ v’intrai, tant’era pien di sonno…
(Dante, Inferno 1, 10-11)
Le titre dont s’orne la couverture du présent recueil est sans doute indéfendable. Existe-t-il en effet un « rêve médiéval » ? La réponse à une telle question ne va pas de soi. Et, à vrai dire, on serait tenté d’y répondre par la négative. Que ce soit comme produit d’une expérience strictement individuelle, ou bien comme fonction primaire, et partant universelle, de la psyché humaine, l’activité onirique paraît de prime abord indifférente aux déterminations historiques et culturelles. Il n’est pas jusqu’à l’art pariétal que l’on n’ait tenté d’interpréter à l’aide de quelque moderne clé des songes !…
Aussi bien sera-t-il question dans les pages ici offertes à la lecture – et le sous-titre vient, on l’espère, dissiper le flou répandu par la ligne qui le surmonte – non du rêve, mais de rêveurs, réels ou fictifs, et des discours qui leur servent à traduire les images nocturnes venues les visiter. Dès lors qu’il s’inscrit dans les mots et s’organise selon les lois d’une syntaxe narrative, le rêve cesse d’être (de n’être-que) pur jeu d’interaction neuronales – ou trace indélébile du « roman familial » ou affleurement des archétypes à la conscience… – pour se faire, à la façon de tout récit, « activité culturelle codifiée par une collectivité qui imprime ainsi sa marque sur les discours qu’elle produit »1. Le kaléidoscope des contributions réunies voilà quarante ans par Roger Caillois et G.E. von Grunebaum sous le titre Le Rêve et les sociétés humaines2 en fournit la passionnante illustration.
Ces évidences posées, on peut revenir, par la bande, à la question du « rêve médiéval ». Le moyen âge qui, du style troubadour du romantisme aux fracas épiques et intergalactiques de l’heroic fantasy, a imprégné le monde moderne de tant de songeries fut-il une époque rêveuse ? Dans un article capital, cité par presque tous les auteurs des textes que rassemble ce volume, Jacques Le Goff a montré comment, pourquoi et à quel point le christianisme a monté en épingle le pouvoir signifiant, positif ou plus souvent néfaste, des rêves3. C’est devant une telle toile de fond que les écrivains du XIe au XVe siècle en latin, français, allemand ou catalan dont il sera question ici mettent en scène les produits de leur imagination. Sur un terrain désormais bien balisé par la réflexion des historiens, on a choisi de mettre à la question les seuls objets poétiques, ou peu s’en faut, selon les méthodes de la critique et de l’histoire littéraires. Et certes, la matière ne fait pas défaut ! Pour évoquer ici d’un mot des œuvres dont il ne sera pas autrement question, c’est en durmen / sobre chevau (« en dormant sur un cheval ») que Guillaume IX d’Aquitaine, le premier troubadour, rencontre l’inspiration, le trobar (chanson IV, 1, 5-6) ; de même Galon, le héros de l’un des rares romans de chevalerie en langue latine, s’assoupit au gré du pas nonchalant de sa monture qui le conduit ainsi au château de la fée – lequel se révélera bientôt pour lui un lieu de cauchemar4 ; le prince captif, Charles d’Orléans, fait son deuil de l’amour en un Songe en complainte, le plus long de tous ses poèmes ; et la Divine comédie ne déploie-t-elle pas ses quatorze mille vers et quelque entre le moment où Dante era pien di sonno (Enfer 1, 11) et celui où l’alta fantasia … mancò (Paradis 33, 142) ?
Chose curieuse, il ne semble pas que cette riche thématique ait été très systématiquement explorée. Certes, les études ponctuelles ne font pas absolument défaut, mais les plus importantes d’entre elles portent plutôt sur les aspects rhétoriques – le songe comme cadre formel, dont le génial Roman de la Rose fournit le modèle – ou topiques – le songe d’annonciation adressé au saint ou au héros épique par une puissance surnaturelle – du récit de rêve. Bref, on a porté plus d’attention au caractère itératif, conventionnel du thème qu’aux intentions et aux effets de sa mise en contexte. Dans la littérature médiévale, aussi bien que dans la littérature moderne, le récit de rêve est bien souvent un récit second qui ne prend son sens que par rapport à un récit-cadre et qui est donc justiciable d’une analyse contextuelle et particularisante. Au delà des topoï et des régularités liées à l’inscription du songe dans des genres divers et souvent bien délimités, chaque récit de rêve mérite en effet d’être considéré pour lui-même. Les onze études réunies ci-après n’ambitionnent sans doute pas de combler à elles seules un vide bibliographique. Elles se présentent pour la plupart comme des études de cas, sans toutefois renoncer à formuler des propositions synthétiques. Il paraît bien en effet que l’étude de l’insertion du récit de rêve dans le tissu du texte fournisse bien des informations sur le fonctionnement de la fiction comme telle. Espace d’incertitude entre le « peut-être vrai » et le « faux à coup sûr » (voir les avatars de la rime songe-mensonge), le rêve s’avère un instrument bien efficace entre les mains de l’écrivain médiéval habile à jouer avec son lecteur le jeu du chat et de la souris – on veut dire : à déployer à son intention les ruses du « faire croire ». Mais aussi, à un niveau plus essentiel, la possibilité accordée par l’auteur à son personnage de s’absenter provisoirement du monde n’offre-t-elle pas en retour à celui-là le poste d’observation idéal, celui du Scipion de Cicéron, pour dire l’impermanence de l’être, la fragilité des choses, et aussi l’étrange brûlure des conflits qui traversent l’âme ? Le « rêve médiéval », selon les codes culturels qui sont les siens et au moyen de la grammaire qui lui est propre, rejoint ici le rêve intemporel dont nous parlions en commençant.
Tous les articles de ce volume sont issus des contributions aux journées d’étude qui se sont déroulées à l’Université de Lausanne du 26 au 28 mai 2005 dans le cadre d’un « Troisième cycle romand », avec le regret que les discussions spécialement riches et copieuses qui ont suivi chacune des communications n’aient guère pu y trouver place. La postface synthétique de Jean-Claude Schmitt nous dispense de donner ici des résumés de chacun des textes. Qu’il nous suffise de souligner le plan à la fois chronologique et systématique que nous avons adopté : aux textes latins glosés par Jean-Yves Tilliette succèdent les considérations de l’éminent spécialiste du récit de rêve moderne qu’est Jean-Daniel Gollut, lequel a bien voulu explorer ici les marges de sa spécialité, puis les considérations génériques d’Alain Corbellari. Sont ensuite envisagés, outre bien sûr quelques grands repères de la littérature française médiévale (La Queste del Saint Graal, les romans d’Alexandre, Le Roman de la Rose, les textes moraux et satiriques), les littératures allemande et catalane (sans oublier, avec Claudine Korall, une ouverture du côté de la tradition juive), ainsi que l’apport de l’iconographie. Une fois encore, on l’aura compris, il s’agit de coups de sonde, plutôt que de synthèses exhaustives. Une idée cependant se dégage, nous semble-t-il, de l’ensemble : l’opportunité d’établir enfin un répertoire exhaustif des récits de rêve de la littérature médiévale, tâche assurément de longue haleine que nous espérons mener à bien comme seconde étape d’une entreprise dont le présent volume pose déjà, nous l’espérons, les premiers jalons.
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1 Françoise Parot, L’Homme qui rêve, De l’anthropologie du rêve à la neurophysiologie du sommeil paradoxal, Paris, PUF (coll. « Premier cycle »), 1995, p. 89.
2 Paris, Gallimard (« Bibliothèque des sciences humaines »), 1967.
3 « Le christianisme et les rêves (IIe-VIIe siècle) », dans Tullio Gregory (éd.) I sogni nel Medioevo, Rome, 1985, Edizione dell’Ateneo, p. 171-218 (repris dans : L’Imaginaire médiéval, Paris, Gallimard [« Bibliothèque des Histoires »], 1985, pp. 265-316).
4 Gautier Map, De nugis curialium III, 2 (De societate Sadii et Galonis – éd. M.R. James, C.N.L. Brooke et R.A.B. Mynors, Oxford, Clarendon, 1983, pp. 210-246 [p. 226]).