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Postface du « moi » du rêve au « je » du récit et de l’image

Jean-Claude SCHMITT

Paris

Les textes réunis dans ce volume ont en commun de traiter des rêves dans la littérature médiévale tels qu’ils ont été racontés et commentés dans des langues diverses : le latin d’abord, mais surtout l’ancien et le moyen français et dans une moindre mesure – pour ce qui est de ce livre – l’allemand et le catalan. Dans des œuvres variées et des genres fort divers, depuis les chansons de geste du XIe siècle jusqu’à la littérature didactique et édifiante de la fin du Moyen Age, se découvre ainsi tout un panorama qui enrichit considérablement notre connaissance de la vaste matière onirique de la littérature médiévale. Mais ce livre fait mieux encore. Il ne se contente pas d’étudier la manière dont les œuvres racontent les rêves, quelle place et quelles fonctions les auteurs médiévaux leur assignent. Son originalité consiste à se saisir de la question du rêve pour poser la question même de la littérature. Ou plutôt, pour montrer que la question du rêve fait advenir la littérature, lui donne naissance.

Si ce propos est bien, comme je le pense, au centre des textes réunis dans ce livre, il donne à celui-ci une place bien définie (encore que les limites en soient très souples) dans l’éventail largement ouvert des études possibles sur les rêves. La psychanalyse n’est pas abordée de front, mais elle est présente à l’horizon de plusieurs des contributions, en particulier, cela va de soi, celles qui parlent du rapport entre les rêves, le désir et l’érotisme. Par ailleurs, si le rêve est aux XIe et XIIe siècles le lieu par excellence de l’expression « autobiographique » (cela dit avec toutes les précautions qui conviennent pour éviter le soupçon d’anachronisme), les moines, tels Otloh de Saint-Emmeran ou Guibert de Nogent, qui excellent à raconter – en latin – leurs propres rêves, ne sont vraiment interrogés que dans la première contribution. Il a existé en effet au Moyen Age une autre forme d’écriture du rêve que celles auxquelles ce livre est principalement consacré : une écriture « de soi sur soi » – monodiae – du litteratus qui se découvre sujet chrétien, partagé entre le diable et Dieu – et relatant aussi fidèlement que possible ses rêves personnels. Les choses sont moins nettes dans la « littérature des rêves » en langue vernaculaire où le sujet rêvant, loin de se mettre en avant comme le font Otloh ou Guibert, se dissimule davantage, me semble-t-il, derrière le geste de l’écriture, à l’instar de Guillaume de Lorris qui jamais ne dit son nom, mais est nommé – et au bout de près de 6000 vers seulement ! – par Jean de Meun, au point qu’on les a soupçonnés d’être un seul et même personnage. Rien d’étonnant à cela : ce jeu de masque de l’auteur, double du rêveur, n’est-ce pas très précisément ce que l’on désigne par « littérature » ?

Quels sont donc les traits dominants des rêves « littéraires » médiévaux ? En lisant ce livre, on sera d’abord sensible à l’indécision de l’état du rêveur entre veille et sommeil. C’est même une découverte de cette littérature d’avoir nommé cet entre-deux qui, s’il était également observé à l’occasion par les visionnaires monastiques d’expression latine (je pense par exemple à la nonne extatique Elisabeth de Schönau au XIIe siècle), n’avait pas encore de nom. Certes, on verra certains commentateurs s’interroger sur la proximité d’insomnia – féminin singulier de sens privatif : notre « insomnie » – et des insomnia de la classification des rêves selon Macrobe, pluriel neutre de sens positif qui désigne une forme de rêves « non signifiants ». On sait aussi que l’entrée dans le sommeil et la sortie du sommeil ne sont pas toujours clairement signalés, pas plus dans les textes vernaculaires que dans les textes latins, ce qui entretient le doute quant à l’état du sujet entre veille et sommeil. Mais l’originalité des textes vernaculaires, c’est de valoriser au point de les nommer les états d’« entroubli » (François Villon) et de « dorveille » (Guillaume de Machaut) où la conscience claire cherche à émerger de l’engourdissement persistant des sens en rattrapant, avant qu’elles ne disparaissent inexorablement, les images désirables mais fugitives du sommeil. Ce que semble dire ainsi la littérature – en quoi elle rejoint, notons-le, les observations modernes des neurosciences – , c’est que l’association faite spontanément du sommeil et du rêve est trop grossière, car l’activité onirique et les traces qu’elle laisse dans la mémoire tirent au contraire leur fécondité du glissement imperceptible entre le sommeil et la veille.

La deuxième observation à faire à la suite de nos auteurs est que le rêve relève du champ immense et divers de la « merveille » ou, pour le dire en latin et au pluriel, des « mirabilia ». « Merveilleux », il l’est en ce qu’il introduit toute une série de ruptures dans le cours régulier des choses ; sa puissance imaginative rompt avec les perceptions communes des sens, les images qui s’y bousculent échappent aux contraintes habituelles du temps et de l’espace, font communiquer les hommes et les animaux, transgressent sans difficulté les limites de l’ici-bas et de l’au-delà, de la vie et de la mort, du passé et du futur. Plus encore que les récits monastiques latins antérieurs qu’on peut dans une certaine mesure lui opposer, la littérature magnifie le merveilleux onirique qui lui permet de donner libre cours à son inventivité propre et de s’affranchir du cadre traditionnel de l’éthique et des croyances. La « merveille » des rêves – libre ouverture sur les potentialités infinies de l’imagination – déborde assurément les « miracles » que Dieu accomplit classiquement à travers ses saints ; à l’opposé, elle se joue des terreurs diaboliques du cauchemar monastique (celles d’un Raoul Glaber par exemple vers l’an mil). La hiérarchie et le jugement des valeurs chrétiennes n’importent plus tant que la subtilité du jeu littéraire et de l’expérimentation verbale, qui se complaisent dans la transposition et l’amplification de la « merveille » des rêves dans l’esthétique de l’écriture vernaculaire.

La troisième observation concerne le processus de dissociation et de dédoublement du rêveur et de l’auteur, la mise à distance du rêve et de son souvenir par l’écriture qui trouve, dans cette distance même, le principe de sa virtuosité. Du rêve, la littérature fait une fiction. L’alternative théologique du rêve vrai (le rêve d’origine divine) et du rêve faux (l’illusio ou le fantasma) qui dominent la classification des rêves selon Grégoire le Grand, perd de sa pertinence ; pareillement, la dévaluation traditionnelle des rêves dits sans signification sous prétexte qu’ils procédaient des appétits corporels, de l’excès de nourriture ou de boisson, n’est plus de mise. Le fait de proclamer, comme le fait d’entrée de jeu le Roman de la Rose, que « tout songe n’est pas mensonge », ne conduit pas tant à réhabiliter un plus grand nombre de rêves, qu’à changer de critères de jugement et de cadre d’évaluation, à faire des rêves des textes relevant d’un jugement esthétique et non plus d’une conception transcendante de la vérité. De même que le somnium de Raoul Glaber, d’Otloh de Saint-Emmeran ou de Guibert de Nogent, en tant qu’ouverture « véridique » sur l’invisible divin, a fondé l’affirmation « autobiographique » et monastique du sujet chrétien, le songe, en tant que fiction, échappant à l’alternative religieuse traditionnelle du vrai et du faux, est caractéristique de l’avènement de la littérature. De la littérature et donc de l’auteur : en effet, entre le souvenir diffus de l’expérience onirique et la narration/interprétation qui donne au rêve son existence sociale, s’affirme la distinction du « moi » (rêvant) et du « je » auteur, sans laquelle on ne saurait parler de littérature. Enfin, si la fiction du rêve est consubstantielle à la double naissance médiévale de la littérature et de l’auteur, elle l’est tout autant du lecteur, en un sens nouveau qui ne doit plus rien à la lectio divina, au lector de la liturgie ni à la lectio / meditatio marmonnée du moine. D’une part, en effet, le rêve ouvre sur le futur, appelle son interprétation, invite à la vérification de son message prophétique. D’autre part, au fur et à mesure que la littérature se dégage de la performance orale et vient s’inscrire dans l’usage individuel du livre, l’interprète des rêves est de plus en plus un lecteur. Enfin, comme le montrent bien des exemples du XIVe et du XVe siècle, ce lecteur importe plus encore quand il est censé être le roi. Alors le rêve retrouve, mais à nouveaux frais, une vieille fonction politique de conseil du souverain – cette fonction ne remonte-t-elle pas d’un côté à la Bible elle-même, à Joseph fils de Jacob et au prophète Daniel, et de l’autre au Songe de Scipion de Cicéron dont le commentaire par Macrobe a durablement fondé la classification des rêves ? – , le lecteur idéal, celui qui rêve, dont on rêve, à qui on offre ses rêves sous la forme d’un livre, étant le roi lui-même, Charles V, Charles VI ou leur contemporain dans l’empire, cet autre rêveur notoire, Charles IV de Bohème.

Mais la dissociation du « je » du rêveur et du « moi » de l’auteur, du rêve et de son interprétation, de l’image-souvenir et du sens futur, ne caractérise pas que la littérature. Le développement dans le temps du récit de rêve, l’expansion allégorique de l’interprétation, l’usage métaphorique du songe, n’épuisent pas la richesse de l’image onirique. Le rêve est d’abord image et c’est donc aussi dans des images plastiques qu’il se donne à voir : il ne consiste pas qu’en mots, en récit, en commentaire verbal. La tradition iconographique des rêves, des rêves de la Bible notamment et plus précisément de l’Ancien Testament, est immense. Les images de rêves contenues dans l’hagiographie, les chroniques (où l’on retrouve entre autres les rêves de Charlemagne), la littérature elle-même (dans les manuscrits du Roman de la Rose en premier lieu), sont innombrables aussi. Cette iconographie présente un caractère original qu’il serait réducteur de vouloir traiter avec les mêmes instruments conceptuels et méthodologiques que ceux qu’on applique aux textes littéraires. Rapidement, on en viendrait à ne les considérer que comme des « illustrations » de ces derniers. Pourtant, le présent livre nous a aidés à poser aux textes des questions qui enrichissent aussi je crois le regard de l’historien des images. C’est en ce sens que je voudrais m’appuyer sur lui pour tenter d’en élargir encore le propos.

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Les images médiévales de rêve ont en propre de juxtaposer dans le même champ iconique l’image d’un dormeur (identifié par une position typique : couché, les yeux généralement fermés, le bras replié sous la joue) et l’image de l’objet d’un rêve (par exemple l’échelle de Jacob se dressant juste à côté ou même au contact du corps endormi de celui-ci). Cette tradition iconique a duré bien au-delà du Moyen Age, même si dès la Renaissance (avec Dürer) l’image onirique devient pour elle-même, toute seule, objet de peinture ; dès lors, d’autres signes iconiques l’identifient comme représentation d’un rêve, par exemple l’ambiance nocturne et les émanations vaporeuses caractéristiques de la peinture fantastique d’un Henry Füssli. Le Moyen Age au contraire construit une image du rêve en juxtaposant deux images – celle d’un dormeur et celle d’un objet – qui, prises isolément, ne sont pas assimilables au rêve. Ainsi le dormeur ne devient-il un rêveur qu’à partir du moment où il est étroitement associé à l’objet (de son rêve) : une échelle dans le cas de Jacob, sept vaches grasses et sept vaches maigres dans celui de Pharaon, la statue au pieds d’argile pour Nabuchodonosor, etc.

A cette première observation, il faut en ajouter une seconde. Ce qui caractérise aussi les images médiévales de rêves, c’est qu’elles glosent toujours un texte antérieur, souvent explicite (dans le cas d’un manuscrit enluminé), parfois implicite (s’il s’agit d’une sculpture comme celle des Rois Mages d’Autun), donné par la tradition (le récit biblique, la vie d’un saint, etc). Alors qu’il existe une tradition très ancienne d’écriture « auto-biographique » étroitement liée au rêve (on peut sans crainte la faire remonter aux Confessions de saint Augustin et en observer l’éclosion monastique aux XIe et XIIe siècles), il n’existe pas au Moyen Age de peinture « autobiographique » de rêve : le premier à avoir peint son propre rêve – sans l’image juxtaposée du rêveur – est Albrecht Dürer, en 1525, dans la célèbre aquarelle représentant un déluge dont le cauchemar l’a tiré violemment du sommeil ; il l’a aussitôt peint et commenté dans un texte soigneusement daté et signé.

Des deux observations qui précèdent et qui sont évidemment liées, on peut me semble-t-il tirer les conclusions suivantes :

– C’est l’écriture et non l’expression plastique (peinture, sculpture) qui fut par excellence, dans un premier temps au moins, le lieu de la découverte et de l’approfondissement de la subjectivité (qu’on parle de « sujet chrétien » ou, comme Michel Zink, de « subjectivité littéraire »).

– Cependant, la peinture, à l’instar de la littérature, mais avec les moyens d’expression qui lui sont propres, a fait elle aussi de la relation entre le sujet rêvant et l’objet du rêve et de l’interprétation, le lieu de sa propre réflexion « figurative » sur le rêve.

Certes, toutes les images médiévales de rêves ne sauraient prétendre exprimer une réflexion « figurative » sur le rêve, équivalent plastique de la réflexivité littéraire. Mais les exemples ne manquent pas, qui posent et résolvent de manières diverses le problème de la pensée en image du rêve, dans le processus même de la représentation iconique du rêve1. Je n’en développerai ici qu’un seul exemple : l’image du rêve prémonitoire par lequel l’évêque Brithwold de Winchester eut la révélation de l’élection céleste et du couronnement imminent du roi Edouard le Confesseur.

Edouard le Confesseur, né en 1004, dernier roi anglo-saxon, fut couronné en 1043 et mourut en 1066. Dès sa mort, il jouit d’un culte très important en Angleterre, largement entretenu par la dynastie normande et angevine. En 1102, la découverte de son corps intact raffermit sa réputation de sainteté, qui aboutit en 1161 à sa canonisation par Alexandre III, pour la grande satisfaction d’Henri II Plantagenêt. Deux ans plus tard l’archevêque Thomas Becket procéda à la translation du corps du saint roi à Westminster. Plusieurs Vies furent composées en vue de sa canonisation puis jusqu’au XIVe siècle, en vers ou en prose, en latin2, en français3 et en anglo-normand. On s’arrêtera au manuscrit de Cambridge de la Vie française de Matthew Paris, qui présente l’intérêt de comporter une riche série de plus de soixante dessins illustrant la vie, les miracles et le culte du saint4.

Parmi ces textes et ces images, voyons l’épisode relatif à l’élection divine du futur roi Edouard, révélée en songe à l’évêque Brithwold. Les diverses versions de la Vie rapportaient la longue plainte de l’évêque, qui pleure sur la désolation du royaume. Il est gagné par un « sommeil nocturne » (« nocturnum soporem » dit Osbert), pendant lequel Dieu lui envoie dans un état de semi-veille (semivigilanti) – la « dorveille » de Guillaume de Machaut ? – une « révélation » : il voit saint Pierre consacrer roi une « personne » dont le nom est tenu secret, mais qui est jugée la plus digne, en raison de sa chasteté, de porter la couronne. L’évêque demande à l’Apôtre qui est le nouveau roi, mais le saint ne donne pas son nom, sous prétexte que le choix de l’élu a été fait par Dieu. La suite des évènements vérifiera ce que la vision céleste a montré (postmodum accidit sicut eum visio celestis informavit) : l’avènement et le règne exemplaire du saint roi Edouard.

Fig. 8. Matthew Paris, La Estoire de Seint Aedward le Rei, Cambridge, University Library, ms. Ec 359, f. 10.

La version française en vers de Matthew Paris est beaucoup plus développée, tout en se référant explicitement à sa source latine. Ce seul épisode est raconté en 119 vers :

Apert voil un cunte dire,

Dunt en Latin la grand hestoire

Mentiun fait en memoire (vv. 594-596).

Est rapportée d’abord, au style direct, la longue prière que l’évêque affligé adresse à Dieu (vers 603 à 628). Le sommeil finit par vaincre la trop longue veille que Brithwold s’est imposé. C’est alors qu’une « vision » lui montre que sa prière a été entendue :

Li prudhumme tant ure eveille,

K’il par lasesce sumeille ;

Et veit par avision

Ke oie est sa ureison (vv. 629-632).

La vision onirique est introduite par une formule à la fois active et passive dont les textes latins comportent de nombreux équivalents :

Vis li est k’il veit un ber

Du cel venant lusant e cler (vv. 633-634 : « il fut d’avis qu’il vit, il lui sembla voir – cf. le latin visum est ei – un baron lumineux et clair venant du ciel… »).

Il s’agit d’un « vieillard » ou « prudhomme » qui s’adresse à un juvenceus ou bacheler qualifié de merveilles beau (vers 638). Il lui dit être saint Pierre li claver – identifiable à ses clefs – et demande au jeune homme de se présenter à son tour : « Sire, Aedward », répond celui-ci, car cette version ne tient pas son nom secret. Le jeune Edouard ajoute qu’il est de noble lignage, mais que sa terre a été réduite en cendres par les païens ; il termine son discours en demandant conseil à saint Pierre. Aussitôt, celui-ci sacre Edouard comme roi et lui ordonne de régner vertueusement, chastement et avec justice (vers 655-673).

L’évêque, tout « ébahi » par ce qu’il voit (vers 674, Li evesque tuit esbai) reprend alors la parole en s’adressant à saint Pierre pour lui demander combien de temps il faudra pour que le royaume soit de nouveau florissant. L’Apôtre lui recommande d’être patient et de faire confiance à Dieu, puisque celui-ci a choisi pour être roi l’homme le plus à même de battre les Danois. Mais Brithwold mourra avant de voir la pleine réalisation de la vision (vers 698 : « Avant te conviendra murir »).

Alors l’évêque s’éveille

Li eveske atant s’esveille :

Del avanture s’esmerveille.

De ceste avision la summe

Retent… (vv. 702-705).

Rendant grâce à Dieu, il divulgue sa vision, ce qui permettra de constater la véracité de la « prophétie » onirique.

Le récit de rêve est d’une construction toute classique. Sa scansion – entrée dans le sommeil au début, éveil à la fin – , le recours au dialogue à la première personne entre les protagonistes – saint Pierre, le jeune Edouard et le rêveur lui-même, l’évêque Brithwold, activement introduit de la sorte dans son propre rêve – , l’encadrement narratif – condition préliminaires du rêve, vérification ultérieure de la vérité de la prophétie – , tout cela appartient au fonds commun des récits de rêve médiévaux. De même on aura noté au passage la référence à la « merveille ».

Exceptionnelle en revanche est l’illustration de ce récit dans le manuscrit de Cambridge. Elle court sur trois folios, dont chacun comporte une miniature se divisant en deux épisodes. On peut donc compter six épisodes successifs : folio 9, épisode 1 : mort à table du chef Danois Hardicanute ; épisode 2 : l’évêque Brithwold en prière. Folio 10, épisode 3 : l’évêque est endormi dans l’église fermée, au pied de l’autel ; épisode 4 : il rêve de la descente du ciel de Saint Pierre et du couronnement par celui-ci d’Edouard. Folio 11, épisode 5 : l’évêque, assis dans sa cathèdre, expose à trois personnes sa vision ; épisode 6 : le roi Edouard prie devant l’autel.

Si les épisodes 1-2 et 5-6 illustrent, conformément au récit, mais dans la discontinuité des images successives, les préliminaires et les conséquences du rêve proprement dit, les épisodes 3 et 4 concernent directement celui-ci (fig. 8). Le plus intéressant est le dédoublement du lieu sacré de l’église et de l’autel, dans la mise en scène d’une véritable incubation. L’évêque est au contact de l’autel, mais il est surtout appuyé contre la porte close, qui le sépare du spectacle onirique. Il semble ainsi assister de l’extérieur – qui est en fait l’intérieur de son sommeil – à l’événement du rêve qui lui-même se décompose en deux moments : à droite, en effet, l’évêque est représenté de nouveau dans la même position du dormeur, mais avec deux différences subtiles : d’une part, il est désormais à distance de la porte et s’appuie au contraire contre l’autel lui-même, médium de l’apparition céleste ; d’autre part il a relevé son visage comme pour voir saint Pierre descendre du ciel. Mais le contenu principal du rêve se trouve figuré plus à gauche, au centre de l’image, plus près de la porte contre laquelle, « de l’autre côté » (en fait le même côté, à l’intérieur de l’église), Brithwold s’appuie. La porte est donc bien l’axe autour duquel s’enroule en quelque sorte l’image dynamique du rêve. Saint Pierre est ici au contact direct du corps du dormeur (comme l’échelle céleste est souvent au contact de Jacob endormi) de même que les pieds de l’évêque recouvrent les pieds de la figure du jeune roi en train d’être couronné. Celui-ci reprend le mouvement de gauche à droite qui est celui du récit, du temps futur, de la réalisation de la prophétie : il conduit le regard vers l’épisode suivant, au folio suivant, vers l’accomplissement de la prophétie dans le règne édifiant su saint roi.

De même que les textes littéraires racontent des rêves et tout en même temps introduisent fréquemment une réflexion sur eux, les images figurent les rêves et peuvent faire la preuve, par les moyens qui leur sont propres (dédoublement du même personnage, division du champ, contact ou éloignement des objets, orientation des regards et mouvement des gestes) d’une capacité réflexive comparable. L’image du rêve de l’évêque Brithwold ne se contente pas d’illustrer le récit de la Vie. Elle invente le dédoublement en miroir de l’espace de l’église, crée un double lieu de la révélation onirique et exprime par là même la progression temporelle de celle-ci, qu’elle constitue en rite d’incubation. L’objet hautement symbolique qu’est la porte close devient le pivot et comme l’emblème du rêve. Par deux fois, entre elle et l’autel, le corps de l’évêque marque une position et un écart variables, qui sont de ce fait signifiants. Pareillement se dédouble la figure de saint Pierre, pour suggérer qu’il s’adresse séparément et successivement à Edouard, objet du rêve, et au rêveur Brithwold, dans son propre rêve.

C’est l’évêque qui a rêvé, mais il n’est ni l’auteur du récit hagiographique, ni le peintre. La mémoire du rêve est sans doute nécessaire à l’intervention de ces derniers, mais l’essentiel est bien dans la mise à distance du rêve par l’écriture littéraire et pareillement dans la « pensée figurative » que l’image met en œuvre à propos du rêve.

Cette image de la première moitié du XIIIe siècle appartient évidemment à son époque ; elle participe de l’histoire plus générale des images, en continuel renouvellement tout au long du Moyen Age, notamment en ce qui concerne les modes d’articulation dans les manuscrits de l’image et du texte ; plus spécifiquement, cette image appartient à l’histoire de la monarchie et renvoie à la question de la sainteté royale. Enfin et surtout, elle marque une étape dans l’attention que la culture prête aux rêves, à leur narration, à leurs significations : comme le dit d’entrée de jeu et avec raison Jean-Yves Tilliette, « les rêves ont une histoire ».

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1 J’ai abordé ces problèmes dans plusieurs études dont je ne reprends ici que les conclusions générales : « Bildhaftes Denken : Die Darstellung biblischer Träume in mittel – alterlichen Handschriften », in Agostino Paravicini-Bagliani – Giorgio Stabile (eds.), Träume im Mittelalter. Ikonologische Studien, Stuttgart – Zürich, Belser Verlag, 1989, trad. fr. : « L’iconographie des rêves », dans Jean-Claude Schmitt, Le corps des images. Essais sur la culture visuelle au Moyen Age, Paris : Gallimard, 2002, pp. 297-321. – « Récits et images de rêves au Moyen Age », Ethnologie française, XXIII, 2003, 4, pp. 553-563.

2 Osbert de Clare, Vita Eadwardi regis Anglorum. Cf. Marc Bloch, « La Vie de Saint Edouard le Confesseur par Osbert de Clare », (1923), réed. in Mélanges Historiques, II, Paris, SEVPEN, 1963, pp. 948-1030 (le rêve de l’évêque Brithwold à la p. 990, au chap. III de l’édition de la Vita).

3 Matthew Paris, La Estoire de Seint Aedward le Rei, in : Lives of Edward the Confessor, ed. Henry Richards Luard, London, 1858.

4 Cambridge, Univ. Lib., Ms. Ec. 359, spécialement ff. 9-11.