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Songe-mensonge et songe-parodie dans le roman de Joanot Martorell Tirant lo Blanc

Marina ABRAMOVA

Moscou

Le roman Tirant le Blanc a été commencé par Joanot Martorell, d’après ses propres mots, le deux janvier de l’an de grâce mil quatre cent soixante et publié à Valence le 20 novembre de l’année 1490 de la Nativité de Notre-Seigneur Jésus Christ par Marti Joan de Galba, à cause de la mort de Martorell. Cette œuvre maîtresse de la littérature catalane médiévale représente une nouvelle étape dans le développement du genre du roman européen. Elle est encore très liée à la tradition précédente, et d’abord avec les romans français du cycle breton, assurément bien connus en Catalogne à l’époque. Mais, en même temps, elle représente une sorte de rupture avec cette même tradition : partant peut-être en premier lieu de la différence des langues, Martorell réussit à créer une distance par rapport à la « matière française », ce qui lui permet de manipuler assez librement celle-ci et de concevoir une nouvelle vision de l’invention littéraire. On pourrait dire qu’il se sert de l’arsenal des romans arthuriens de la même façon que les romanciers français s’étaient servis de la « matière bretonne ». Tirant le Blanc est caractérisé surtout par une polyphonie des toutes sortes de genres, par une polyphonie de différents types de romans, de différents styles, et aussi par une ambiance ludique. Autrement dit, il est littéralement imprégné d’intertextualité. C’est cette particularité qui permet à Martorell de surmonter – à sa propre manière – une évidente crise de l’idéal chevaleresque et, par conséquent, du genre du roman chevaleresque, qui est d’ailleurs caractéristique pour toute l’Europe du XIVe et du XVe siècle. Ce n’est pas par hasard que Tirant le Blanc ait figuré parmi les très rares œuvres épargnées par le sévère jugement frappant les romans chevaleresques qui avaient provoqué la folie du pauvre Don Quichotte.

Avant d’aborder le thème annoncé, je vais résumer dans ses grandes lignes le contenu de ce roman de plus de mille pages. Tirant le Blanc, jeune gentilhomme d’antique lignage et natif de Bretagne, rencontre en Angleterre Guillaume de Warwick, dont les exploits sont décrits au début du roman ; celui-ci l’instruit dans le domaine de la chevalerie et l’incite à participer à un grand exercice d’armes, organisé par le roi d’Angleterre à l’occasion de son mariage. Tirant est unanimement appelé le meilleur chevalier du tournoi. Après avoir entendu parler du siège de Rhodes organisé par les Turcs, Tirant, en compagnie de Philippe, cinquième fils du roi de France, s’en va libérer l’île des Templiers. En passant par la Sicile, le meilleur chevalier du monde fait épouser à Philippe la fille du roi de Sicile et dans cette circonstance il agit avec une astuce consommée. La victoire sur Rhodes elle aussi est remportée grâce aux ruses militaires de Tirant ou de ses aides, mais ce n’est qu’un prélude aux événements de Grèce. Le chevalier breton part pour Constantinople secourir le vieil empereur qui a cédé la plupart des villes de son empire aux Maures et a perdu son unique fils, tué dans une bataille. Tirant est nommé maréchal de l’armée grecque et une lutte acharnée et victorieuse contre les Maures commence. Cette ligne épique est accompagnée d’aventures sentimentales, en premier lieu celles de Tirant qui tombe amoureux de Carmésine, fille de l’empereur, mais aussi celles de quelques-uns de ses parents et de chevaliers français venus avec lui à la cour de Constantinople et de demoiselles de la princesse et de l’impératrice même. Malheureusement une tempête emporte soudain le navire ou se trouve Tirant en haute mer. Le maréchal grec se sauve par hasard et se retrouve en Barbarie. Là il réussit à devenir conseiller et ami d’un roi, participe à des guerres entre quelques princes autochtones et fait baptiser les peuples de plusieurs royaumes. Après son retour en Grèce, il obtient enfin l’amour de Carmésine, chasse les musulmans du pays, mais meurt soudain d’un violent mal au côté. Carmésine, bouleversée par la mort de son fiancé, meurt elle aussi, et son vieux père ne peut pas lui survivre non plus. Ainsi finit l’histoire de Tirant le Blanc. Le roman s’achève par le mariage de l’impératrice et d’un parent de Tirant, Hippolyte, dont nous allons bientôt reparler.

Conformément au thème de notre colloque je vais analyser comment et dans quel but Martorell se sert du genre du songe ou de la visio. Dans le roman on trouve deux songes : le premier est racontée par Plaisirdemavie, demoiselle de Carmésine (chap. 163), le deuxième par l’impératrice de Constantinople (chap. 262). Les deux songes se produisent donc dans la partie du roman qui concerne les évènements de Grèce. Plaisirdemavie a rêvé que la nuit précédente une autre demoiselle de la princesse, Stéphanie, amoureuse du cousin de Tirant Diaphébus, amenait dans la chambre de Carmésine les deux chevaliers, qui se comportaient sans aucune contrainte, et même avec beaucoup de frivolité ; Diaphébus parvenait à remporter la victoire dans la lutte amoureuse contre Stéphanie, tandis que la princesse avait gardé sa virginité en promettant à l’impétueux Tirant monts et merveilles pour le futur. Sur quoi la demoiselle se réveille. Quant à l’Impératrice, elle se voit elle-même en rêve sur une terrasse du palais disant sa prière aux trois rois d’Orient. Puis elle entend une voix qui lui dit de rester si elle veut obtenir la grâce qu’elle vient de demander. Après quoi, son fils mort apparaît devant elle, tenant par la main Hippolyte, son amant ; tous les trois s’asseyent sur le sol de la terrasse et échangent de nombreux propos. Puis son fils se couche auprès d’elle et lui dit en montrant Hippolyte que maintenant c’est lui qu’elle doit prendre pour fils, puisque lui-même est déjà mort et se trouve au paradis. Sur quoi l’impératrice est réveillée par sa demoiselle Elisée lui annonçant que son mari l’empereur vient frapper à la porte.

Il faut remarquer avant tout que généralement, il n’y a que le rêve de l’Impératrice qui attire – pour des raisons bien évidentes, d’ailleurs – l’attention des critiques. Mais il me paraît qu’il n’est pas seulement intéressant, mais absolument indispensable, de faire une étude comparée des deux épisodes.

Ce qu’on remarque tout de suite en comparant les songes, c’est que tous les deux sont liés aux femmes et au thème de l’amour, plus précisément de l’amour secret et charnel. Il y a encore une très importante particularité qui les unit : les deux songes sont introduits dans le texte de telle façon que le lecteur devine bien vite qu’ils sont inventés et qu’en réalité les femmes n’ont rien rêvé. Mais tant dans le premier cas que dans le second nos pseudo-voyantes tiennent leur « visions » pour vraies. Ainsi l’idée traditionnelle qu’« en songe n’ait se fable non et mensonge », à laquelle fait référence Guillaume de Lorris, Martorell la traite délibérément au pied de la lettre. La tromperie des narratrices se révèle dans les deux cas de différentes manières. Dans le cas de Plaisirdemavie c’est avant tout grâce à ce que l’auteur insinue, à savoir qu’elle n’a pas même dormi !

A l’heure convenue, Stéphanie prit une longue bougie allumée dans sa main et gagna le lit ou dormaient les cinq demoiselles. Elle les observa l’une après l’autre pour s’assurer qu’elles dormaient toutes. Plaisirdemavie, désirant voir et entendre tout ce qui allait se passer, résista au sommeil et ne s’endormit point. Mais lorsque Stéphanie approcha avec sa bougie, elle ferma les yeux et fit semblant de dormir1.

De plus, Plaisirdemavie en racontant son songe dit elle-même qu’elle ne savait plus si elle dormais ou était éveillée2.

Quant à l’impératrice, qui, en cachette, passe la nuit précédant le récit du songe avec son amant, Martorell remarque qu’« elle ne s’était pas trompée quand elle avait dit aux médecins qu’elle dormirait peu cette nuit-là. Enfin, fatigués de leur veille ils s’endormirent alors que le jour venait de se lever »3. On pourrait donc supposer qu’elle avait vraiment eu le temps de voir un rêve, mais il existe un autre procédé qui fait douter le lecteur de la vérité de celui-ci. C’est que le récit du songe est dans les deux épisodes du roman précédé par un récit du « narrateur » qui parle des mêmes événements que les femmes et cependant les présente tout à fait autrement. Plus encore, c’est ce décalage qui fait le piquant du procédé. Dans le premier cas, la conduite de Carmésine, de Stéphanie et des deux chevaliers est représentée dans la narration de l’auteur comme tout à fait chaste, malgré les pressentiments de Plaisirdemavie :

En voyant [Carmésine] si élégamment habillée, Tirant lui fit une profonde révérence et, mettant un genou à terre, il couvrit ses mains de baisers. Ils échangèrent mille discours amoureux. Lorsqu’il leur sembla que c’était l’heure de se retirer, ils prirent congé et s’en retournèrent dans leur chambre4.

Par contre, le récit de Plaisirdemavie est plein de détails érotiques – Tirant prend la princesse dans ses bras, la dépose sur le lit, lui défait le bandeau sur la poitrine, embrasse ses seins, Stéphanie gémit de douleur et de volupté, et ainsi de suite. Il est à noter que c’est en racontant comment Stéphanie a vérifié si tout le monde dormait que Plaisirdemavie elle aussi commence son récit. L’identité du début des deux versions souligne leurs différences ultérieures.

Dans le deuxième cas tout se répète mais « dans le sens inverse ». L’amour de la femme de l’empereur grec et d’Hippolyte est peint par l’auteur comme une passion réciproque, qui ne connaît aucune restriction – ni celle de la condition sociale, ne celle de la raison, ni celle de l’âge (quoique l’Impératrice ait environ 35 ans et soit presque deux fois plus âgée qu’Hippolyte)… Et cette fois les détails érotiques se trouvent en abondance dans la narration antérieure de l’auteur, tandis que le songe est appelé à envisager le sentiment de la dame envers le jeune homme purement et simplement comme un amour maternel. Ce qui contribue déjà à dévoiler le mensonge de l’Impératrice.

Il existe donc dans les deux épisodes un récit dédoublé concernant les mêmes événements, les reproduisant dans la perspective de la « réalité » ou du « songe ». Cela est justifié par l’existence d’un secret amoureux qui est tantôt caché, tantôt révélé par un des narrateurs, y compris l’auteur. Cette duplication permet déjà telle quelle de penser à un effet parodique. Cependant, les deux songes remontent bien sûr aux stéréotypes du genre de la vision chrétienne médiévale, soutenue par l’autorité d’auteurs antiques et païens (parmi ces derniers Cicéron, peut-être commenté par Macrobe, est le plus important pour Martorell). Depuis la naissance même du genre de la vision, les éléments primordiaux de sa poétique étaient liés à son problème-clé : d’une part prouver la vérité et le caractère transcendant de ce qui est révélé, de l’autre savoir distinguer un signe de Dieu d’une hallucination diabolique. Martorell parodie les deux points essentiels de la vision chrétienne. Tout d’abord, comme on l’a déjà vu, c’est la vérité du songe. Il est d’autant plus curieux que Plaisirdemavie dans son « rêve » regarde ce qui se passe par le trou de la serrure ! Ce qui est un aveu tacite de son mensonge ! Dans ce contexte, la traditionnelle preuve « matérielle » de la vérité du rêve donnée par Plaisirdemavie à la fin du récit est tout à fait parodique, puisqu’on comprend que tout s’est passé en réalité (elle aurait rêvé qu’elle se serait lavé le cœur, la poitrine et le ventre pour se calmer et montre à la Princesse sa chemise encore vraiment mouillée). Outre la vérité, c’est le caractère sacré et solennel du contenu du songe qui est parodié. Dans le cas de Plaisirdemavie, au lieu d’être un message transcendant, il s’avère une description presque indécente d’un rendez-vous amoureux. Au lieu de rappeler à l’homme qu’il est mortel et qu’il doit aspirer à n’accomplir que de bonnes œuvres, le rêve fait naître dans l’âme de Plaisirdemavie un désir tout à fait charnel, la fait regretter de ne pas partager les délices des deux couples d’amoureux avec son favori qui ne l’aime pas. Au lieu d’être prophétique, c’est-à-dire au lieu de prévoir le futur, le rêve de Plaisirdemavie est « renversé » vers le passé, puisqu’il reproduit des évènements qui sont déjà arrivés.

Quand au songe de l’impératrice, au premier coup d’œil il paraît être par sa forme prophétique, sublime, donc vrai, par conséquent plus fidèle au genre authentique. Il est symptomatique que l’Impératrice s’endorme le matin – d’après les croyances de l’époque c’est à l’aube qu’on recevait des visions divines5. Dès lors Martorell se sert d’autres moyens de parodie. Les paroles de l’impératrice, tout innocentes pour les profanes, sonnent comme extrêmement érotiques aux oreilles de ceux qui sont au courant de sa liaison amoureuse avec Hippolyte, donc en premier lieu pour les lecteurs. Il est absolument impossible de ne pas se rappeler le contexte, de rejeter les allusions érotiques. Ainsi l’impératrice dit avoir rêvé qu’elle était couchée dans son lit entre les bras de son fils décédé. Mais quelques pages auparavant, l’auteur nous a informé qu’en s’adressant à Hippolyte elle l’a appelé « mon fils », qu’ils ont passé plusieurs nuits d’amour et que lorsque la demoiselle est venue annoncer à l’impératrice l’arrivée soudaine de son mari, celle-ci était dans les bras de son jeune amant. Plus tard l’impératrice dit que dans son rêve son fils, Hippolyte et elle-même étaient assis sur le sol de la terrasse et avaient « échangé de nombreuses paroles de consolation »6. Or l’auteur vient de nous raconter comment Hippolyte et l’impératrice viennent de connaître la fin ultime de l’amour sur le sol de cette même terrasse. Après avoir raconté le songe, l’impératrice prie qu’on la laisse seule, afin qu’elle puisse se rendormir, revoir son fils et retrouver les délices auxquelles elle vient de goûter, puisqu’elle sent que le fils n’est pas encore parti. Mais le lecteur sait très bien qu’Hippolyte reste encore caché dans le cabinet de l’impératrice.

Ainsi il y a une double lecture possible des deux « visions », qui est déterminée par deux contextes : sérieux et comique. Dans le récit de Plaisirdemavie, la marque du genre sérieux n’est que supposée, les repères essentiels l’évoquent automatiquement dans l’esprit du lecteur médiéval, tandis que le récit de l’impératrice, imitant le style élevé des visions, l’inclut et rappelle au lecteur à la fois une vision classique (notamment celle du fameux Songe de Scipion) et le récit érotique de Martorell. La parodie se réalise donc dans ce cas grâce à une superposition textuelle à l’intérieur même du roman. Curieusement, la vision de l’impératrice est donc au fond elle aussi fortement reliée au passé. Et quoique au niveau superficiel le fait qu’elle doive se soucier d’Hippolyte comme de son propre fils apparaisse comme un avertissement suprême pour elle (et pour tout le monde), c’est en fait une ruse de sa part pour obtenir une pleine liberté dans ses amours avec le jeune homme. Il faut remarquer que cette façon qu’a Martorell de traiter le merveilleux rappelle beaucoup celle de Boccace dans des nouvelles du Décaméron, ce qui n’est d’ailleurs pas étonnant. Plusieurs chercheurs ont parlé de « l’énergie boccacienne » (pour reprendre l’expression d’Albert Hauf), de Tirant le Blanc, d’autant plus qu’il existait une traduction médiévale du Décaméron et qu’il y avait beaucoup de contacts directs entre la Catalogne et l’Italie. Mais curieusement on ne s’est pas beaucoup intéressé aux deux songes sous cet aspect.

On voit déjà à quel point Martorell essaie d’exploiter toutes les possibilités du genre de la vision, en les combinant de maintes manières. On pourrait comparer ses « exercices de style » aux expérimentations linguistiques des troubadours et des trouvères les plus audacieux. Mais ce n’est encore pas tout.

Un des principaux éléments dans les scènes où nos héroïnes racontent leur songe consiste en l’introduction de plusieurs points de vue parmi les destinataires de leurs récits. Il est très important que les songes ne soient pas racontés directement aux lecteurs, mais à d’autres personnages. On pourrait même dire qu’il sont joués comme une sorte de spectacle et Plaisirdemavie et l’impératrice deviennent d’excellentes comédiennes ! Plaisirdemavie adresse même un petit monologue comique au lit où les scènes piquantes entre Tirant et Carmésine se sont passées, ce qui, d’ailleurs, fait rire la princesse (« Ah ! Doux lit ! Tu n’es plus que l’ombre de toi-même à présent, seul, abandonné, inutile ! Où se trouve celui qui t’occupait quand je rêvais ? »)7. La réaction de ceux qui les écoutent, ou, pour mieux dire, des spectateurs fait partie du jeu des points de vue et des narrations. Cela crée un effet comique et procure encore plus de plaisir au lecteur. Ce qui est intéressant, c’est que, dans les deux scènes où l’on raconte le songe, cette situation est de nouveau reflétée à l’envers, comme dans un miroir. Ainsi, Plaisirdemavie adresse son récit aux héroïnes de sa « vision » : ces deux demoiselles savent ce qui est effectivement arrivé, mais ont voulu le cacher à Plaisirdemavie – celle-ci, d’ailleurs, est un personnage-adjuvant, selon la terminologie de Vladimir Propp. Voilà pourquoi Carmésine (qui, ne l’oublions pas, a su garder sa virginité) se réjouit en écoutant le spirituel récit de sa demoiselle (« La princesse demanda : – As-tu rêvé davantage? Et, ravie de plaisir, elle lui faisait cette question dans des éclats de rire »8). Dans ce cas donc ce sont les lecteurs qui ont été ignorants, profanes, et c’est à eux que le songe révèle la vérité. La fonction principale de la vision (dire le vrai) est donc conservée, mais elle est pour ainsi dire mise à l’envers grâce au thème « rabaissé » et aux effets comiques. L’impératrice, au contraire, raconte son rêve aux personnages qui ignorent ce qui lui est arrivé dans la réalité. Et son but principal est justement de leur cacher la vérité ! Voilà de nouveau un songe à l’envers. Ainsi, le lecteur appartient cette fois aux initiés. Il se trouve alors à la place de la princesse et de Stéphanie écoutant le récit de Plaisirdemavie, et lui aussi « est ravi de plaisir et fait des éclats de rire » en voyant la bêtise des médecins et de l’empereur lui-même, comme l’ingéniosité de la dame. De plus, Martorell parodie ici encore un élément propre à la vision : souvent le visionnaire sur le point de recevoir une vision se trouve entre la vie et la mort, souffre d’une maladie incurable etc. L’impératrice a dit au médecin qu’elle se sentait très mal parce qu’elle avait reçu le message transcendant. Le lecteur sait pourtant qu’elle a simulé sa maladie pour avoir une possibilité de passer du temps avec Hippolyte. La bêtise et la crédulité de l’empereur le rendent semblable au mari trompé des fabliaux ou des farces – genres dont Martorell utilise très volontiers beaucoup d’éléments. Par conséquent, l’impératrice n’est pas accusée du tout, au contraire. Il est symptomatique que devant un public si naïf elle n’ait même besoin d’aucune preuve matérielle, fût-elle fausse, de la vérité de son « songe », une fois encore, remarquons-le, à la différence de Plaisirdemavie.

Il est aussi intéressant que les narratrices soient liées à leur songe d’une façon opposée. Plaisirdemavie n’est qu’un témoin des évènements qu’elle contemple à la dérobée ; l’impératrice est la protagoniste du rêve. Il faut dire que Plaisirdemavie est amoureuse elle aussi d’Hippolyte, qui est le seul personnage à participer aux deux visions, puisque c’est aux délices partagées avec lui que pense Plaisirdemavie en « se réveillant ». Par conséquent, les deux femmes sont rivales. Cette ligne d’ailleurs n’est pas développée dans le roman au niveau de l’intrigue, mais elle est reprise dans un épisode parodique où le vieil empereur, en badinant, promet à l’habile et gaie demoiselle de l’épouser une fois l’impératrice morte. Celle-ci, l’ayant appris de Plaisirdemavie même, tourne les paroles du mari en plaisanterie en remarquant que son épée est très émoussée, ce qui ne plaît pas aux jeunes filles. Cet aveu justifie aussi indirectement l’impératrice quant à son infidélité envers son mari. On peut donc voir que Martorell introduit plusieurs « échos » de chaque thème, même du plus modeste, ce qui l’aide à tisser l’étoffe complexe et bariolée de son texte.

Les songes dans le roman sont donc coordonnés à la vision chrétienne ou antique et, d’autre part, étroitement liés l’un à l’autre. Nous en avons déjà vu plusieurs exemples. On peut aussi remarquer qu’en se reflétant l’un l’autre de manière inversée, les deux songes se parodient mutuellement. En plus des cas déjà mentionnés de cette parodie mutuelle, il en reste encore un, des plus importants. Quoiqu’elle ne partage pas les délices de l’amour avec Hippolyte en épiant les couples amoureux, mais y rêve seulement, Plaisirdemavie achève néanmoins son récit en exprimant un vif désir de passer toute sa vie à dormir et à éprouver du plaisir. « L’amour a troublé tous mes sens, et je suis morte si Hippolyte ne vient pas à mon secours, à moins de passer ma vie à dormir. Car c’est sûr, celui qui se réveille d’un rêve merveilleux souffre mille morts »9. Ces paroles représentent une citation exacte du poème I d’un contemporain aîné de Martorell, le plus grand poète catalan du XVe siècle, Ausiàs March (« Plagués a Déu que mon pensar fos mort, e que passás ma vida en dorment ! », vv. 17-18)10. March avoue dans ce poème qu’il préfère dormir et rêver le passé puisque c’est au passé qu’il a éprouvé de la félicité, tandis qu’à l’heure actuelle il ne sent que des souffrances et que le réveil ne lui apporte que des tourments. Ce motif du songe comme délectation sera repris par l’impératrice : elle aussi oppose le « plasent dormir » – sommeil délicieux – au « dolorós despertar » – réveil douloureux. Cependant elle l’envisage d’une autre façon. A la différence de Plaisirdemavie, son amour pour Hippolyte est partagé. Si on prend en considération le fait que dans son « songe » elle représente les événements dans un style élevé et d’une façon chaste, tandis que le lecteur initié à sa vie intime ne peut que se rappeler ses récentes délices avec l’amant, le motif d’obtenir dans les rêves ce qui manque à la réalité devient bien équivoque et, encore une fois, est traité à l’envers. Sa demande au public de la laisser dormir davantage n’est qu’un moyen de prolonger son rendez-vous de plusieurs journées avec Hippolyte. Ainsi ce n’est pas seulement le songe de Plaisirdemavie qui est parodié, mais aussi le poème d’Ausiàs March.

Au cours de la lecture du roman on découvre que, curieusement, les deux « songes » sont prophétiques, c’est-à-dire qu’ils présentent la caractéristique essentielle de la visio. Ils prédisent tout à fait exactement tant les rapports du parent de Tirant avec les deux femmes (Plaisirdemavie n’aura aucune chance d’être aimé par Hippolyte et plus tard, Tirant l’ayant fait marier au seigneur d’Aigremont, elle deviendra reine de Fez) que sa brillante carrière (le fils de l’impératrice, en désignant Hippolyte comme son successeur, a prédit ainsi que celui-ci deviendrait empereur grec après avoir épousé l’impératrice). C’est à cause de cette dernière circonstance que le songe est tellement apprécié par les critiques qui notent sa forte ressemblance avec le songe de Scipion, raconté par Cicéron. Mais cette ressemblance est à la surface du texte de Martorell. Ce qui est plus intéressant, c’est qu’elle cache encore une parodie. En effet, dans l’esprit médiéval c’est justement le songe de Scipion qui est l’exemple même de la « vérité » des visions, envoyées par la force divine (rappelons-nous encore une fois le Roman de la Rose), tandis que l’impératrice invente son « songe prophétique ». Par ailleurs, dans le rêve de Scipion, son grand-père lui promet un grand avenir grâce à ses exploits militaires et politiques, tandis qu’Hippolyte obtient la couronne impériale avant tout grâce à ses « exploits » dans la chambre de l’impératrice. Il est à noter que la parodie du songe de Scipion est soutenue par tout le contexte de l’histoire des relations entre l’Impératrice et Hippolyte : après que celle-là au moyen du « songe » a déclaré Hippolyte son « fils adoptif », l’allusion au mythe antique devient tout à fait transparente et le lecteur découvre encore une inversion parodique : à la différence des personnages antiques, les nouveaux Phèdre et Hippolyte deviennent un couple heureux malgré le caractère illicite de leur passion.

Reste à faire une dernière remarque avant de tirer les conclusions. Le fait que les héroïnes prédisent leur propre destin et celui d’Hippolyte reflète une très importante idée de Martorell : le destin de chaque personne dépend avant tout de lui-même. C’est une façon pour Martorell de dire que l’homme crée son destin avec le même succès que la Fortune qui, bien sûr, est aussi très puissante et rivalise avec les gens. Cette idée est incarné de plusieurs manières et à différents niveaux du texte – au niveau du sujet, des différents types de roman, au niveau du système des personnages, de leurs répliques et discussions… En inventant les « songes », Plaisirdemavie et l’impératrice deviennent capables elles-mêmes de juger correctement les évènements, d’aller à l’essentiel (surtout grâce à leur esprit pratique, probablement aussi grâce à leur intuition, mais pas d’une façon mystique, comme les visionnaires des époques précédentes), de prévoir la direction principale de leur vie ultérieure en partant de la situation actuelle. En même temps l’auteur se présente dans le roman comme une sorte de démiurge, il prouve d’une manière captivante et convaincante son droit suprême de savoir comment il faut écrire un roman. Dans ce contexte, on peut considérer les « songes » comme un écho de ses propres idées. Ces pseudo-visions ne prédisent pas la vie telle quelle, mais le contenu de l’œuvre et contribuent à développer une interrogation sur l’idée même de vraisemblance. La narration romanesque, c’est aussi un songe inventé et prophétique à la fois, aidant à voir les mystères cachés de la vie.

Pour conclure, je voudrais dire que les songes dans Tirant le Blanc servent à parodier le genre de la vision chrétienne et antique grâce à la négation de la vérité du songe et de son caractère mystérieux. Les songes ne sont plus envoyés par des forces transcendantes, mais inventés par des personnages qui n’ont rien à voir avec des saints ou des visionnaires. Les songes sont créés par des femmes aux mœurs bien libres, qui rêvent aux délices de l’amour et s’y livrent. Il est donc question dans le roman de Martorell du caractère inventé, fictif du songe, lequel révèle paradoxalement une vérité. Comme les mêmes évènements sont racontés deux fois de suite (une fois par l’auteur, une autre par les héroïnes), les personnages se transforment de quelque façon en coauteurs de Martorell. Cet aspect est soutenu par l’ambiance ludique du roman et correspond à la tendance constante de l’auteur à changer notre compréhension de ce qu’est la fiction littéraire. Dans les épisodes analysés apparaissent différents points de vue sur les mêmes événements, les mêmes personnages, les mêmes conflits ou les mêmes problèmes… Le lecteur, sans s’en rendre compte, est entraîné dans un jeu, lié à la création d’un nouveau type de littérature et d’une nouvelle conception du monde.

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1 Martorell, Joanot, « Tirant le Blanc », traduit du catalan par Jean-Marie Barberà. Toulouse, Anarsis Editions, 2003, p. 420.

2 Ibid., p. 422.

3 Ibid., p. 584.

4 Ibid., p. 420.

5 « Les rêves du matin sont souvent vrais », dit l’impératrice elle-même (ibid., p. 588).

6 Ibid., p. 587. Notons que c’est la citation de la phrase-clé du récit de l’auteur au premier épisode que fait l’Impératrice.

7 Ibid., p. 422

8 Ibid., p. 422.

9 Ibid., p. 425.

10 March, Ausiàs, « Poesies ». Barcelona, 1980, vol. II, p. 5. (« Qu’il plaise a Dieu que mes pensées soient mortes et que je passe ma vie à dormir ! »)