Entre prédiction et résurgence : Le rêve oraculaire d’Alexandre au Temple de Mars dans Les Vœux du paon de Jacques de Longuyon
Préalable aux aventures éphezoniennes d’Alexandre, le récit de rêve qui se place en ouverture des Vœux du paon1 de Jacques de Longuyon tire son originalité des nombreux rites d’ordre religieux qu’il met en scène. Après avoir effectué une série de rituels, le conquérant s’endort dans un sanctuaire consacré au dieu Mars afin de recevoir le présage de sa victoire sur l’Indien Clarvus. Jacques de Longuyon renoue à cette occasion avec la tradition antique de l’incubation abandonnée pourtant par son prédécesseur Alexandre de Paris. Le récit qu’il propose prend sens presque davantage par le cérémonial qui l’accompagne que par le contenu du songe qu’il expose. En effet, les préliminaires au rêve infléchissent radicalement l’énoncé de l’oracle de Mars qui paraît pourtant d’emblée sans équivoque. La portée signifiante du songe se donne à entendre à partir des données antérieures à celui-ci. Il présente un cas singulier dans le vaste corpus littéraire du rêve au Moyen Age où les récits oniriques signifient le plus souvent par l’exposé de leur contenu mais surtout par l’interprétation ultérieure qui en est donnée. Cette lecture a priori proposée par les Vœux du paon tranche dès lors avec les lectures a posteriori auxquelles le lecteur médiéval était accoutumé.
Une entrée en texte en trois temps
Jacques de Longuyon, plus d’un siècle après l’écriture du récit biographique d’Alexandre de Paris, dont il tire son point de départ narratif, renouvelle la matière alexandrine en inventant un épisode inédit au parcours du roi macédonien. Les Vœux du paon, texte écrit vers 1312, même s’ils connaissent une existence indépendante – en témoignent les nombreux manuscrits dans lesquels ils apparaissent seuls – sont aussi une interpolation du Roman d’Alexandre. Il s’agit d’un épisode guerrier, à savoir l’aide apportée par Alexandre aux enfants de Gadifer du Larris assiégés dans leur ville d’Ephezon par l’Indien Clarvus. Ce dernier n’est autre que le frère de Porus, tué par le Macédonien dans la branche III du Roman d’Alexandre. Gadifer du Larris est, quant à lui, le chef égyptien tué par Emenidus, le connétable d’Alexandre, dans la branche II du Roman. Malgré son caractère guerrier, les Vœux du paon réservent une grande place à la courtoisie, à ses codes et ses pratiques. Il s’agit en quelque sorte d’une parenthèse courtoise dans le parcours du conquérant en route pour Babylone, destination funeste où une mort annoncée l’attend.
Le texte commence lorsqu’Alexandre chevauchant vers Tarse croise la route d’un vieil homme, Cassamus, qui se rend au Temple de Mars afin de réclamer vengeance pour la mort de son frère, Gadifer du Larris. Le souvenir douloureux de la razzia menée par ses hommes à Gadres ressurgit alors dans l’esprit d’Alexandre. Cet épisode intitulé Fuerre de Gadres, ou Fourrage de Gaza2, présente une opération de ravitaillement soldée par la mort de nombreux guerriers de valeur, parmi lesquels Sanson et Pirrus. Leur disparition est l’objet d’infinis regrets pour Alexandre. C’est cette mésaventure cuisante du Roman d’Alexandre qui sert de point d’attache à l’œuvre nouvelle. Elle fonctionne comme une sorte de traumatisme dont la difficile remémoration scande le texte et conditionne les choix des personnages. Alexandre demande pardon au vieil homme au nom de son compagnon pour la mort de Gadifer et propose son aide aux neveux de celui-ci, assiégés par Clarvus dans leur cité d’Ephezon. Après une scène poignante de réconciliation, Cassamus suggère à Alexandre de se rendre au Temple de Mars avant de se diriger vers le lieu du siège. Sur leur chemin, après une halte au temple, ils rencontreront encore Emenidus qui, après avoir reçu le pardon de Cassamus, ira demander celui du fils de Gadifer du Larris, Gadifer d’Ephezon, pour la mort de son père. Jacques de Longuyon soigne particulièrement son entrée en texte3. Le long épisode liminaire, qui précède l’intervention des Grecs à Ephezon, est structuré autour de trois moments principaux : la réconciliation d’Alexandre puis d’Emenidus avec Cassamus à propos de la mort du frère de ce dernier4; le rêve oraculaire ; les scènes de pardon entre Gadifer d’Ephezon et Alexandre d’une part, Gadifer et Emenidus de l’autre5.
Ainsi le rêve d’Alexandre est encadré par des scènes parallèles de réconciliation. Nous verrons que cet effet de structure n’est pas insignifiant pour la compréhension de la séquence onirique.
Incubation
Accompagné du vieux Cassamus et de ses hommes, Alexandre se rend au temple afin d’äourer, sacrefiier pour respons demander (vv. 315-316) – cette dernière expression peut, en ancien français, avoir le sens spécifique de consulter un oracle. Dans l’oratoire, après la réalisation d’une série de rituels, Alexandre va en effet s’endormir afin de recevoir en songe le présage de la réussite de sa prochaine entreprise à Ephezon. Jacques de Longuyon met en scène ici une incubation, pratique antique qui consiste à dormir dans un lieu sacré afin de recevoir, par la voie des rêves, une prémonition – incubare signifie littéralement « dormir dans le sanctuaire ». Cette pratique religieuse fut plus spécifiquement liée aux temples de certaines divinités guérisseuses comme Serapis ou Asclepios6auprès desquelles des malades venaient chercher une thérapie. Après certains rites purificateurs, ablutions, sacrifices préliminaires, le malade s’endormait sur son lit ou klinê7. En outre, l’incubation pouvait être pratiquée de façon plus générale et dans un contexte non médical pour obtenir une réponse à une question quelconque, pour trouver le moyen de résoudre un problème et particulièrement pour s’assurer de la victoire avant une bataille.
Jacques de Longuyon se distingue ici de son prédécesseur direct, Alexandre de Paris, par le traitement original qu’il applique au motif du rêve. Conjointement il renoue avec une tradition plus ancienne, celle des œuvres antiques sur Alexandre. Les rêves oraculaires occupent une grande place dans la destinée légendaire du Macédonien. L’exemple le plus célèbre est bien sûr le songe qu’Alexandre reçoit dans le sanctuaire du dieu Ammon, relaté dans les recensions grecques du Roman d’Alexandre du Pseudo-Callisthène8. Alexandre y était allé chercher une réponse quant à l’identité de son père et quant à son origine divine. Alexandre de Paris, s’il retient l’idée du rêve prémonitoire, rompt avec la tradition antique et renonce à décrire la pratique de l’incubation qu’il juge peut-être trop païenne. Par son roman, il nourrit le projet de faire du héros macédonien une préfiguration du Christ, on peut dès lors supposer qu’il ait voulu gommer les références trop appuyées aux religions antiques. L’un des rêves les plus fameux du Roman d’Alexandre est celui que le héros fait alors qu’il est âgé de cinq ans, dans lequel il voit un terrible serpent sortir d’un œuf, tourner trois fois autour de son lit et mourir avant d’avoir pu retourner dans sa coquille9. Ce songe, cette avison oscure, est interprété au réveil d’Alexandre de façon contradictoire par une assemblée de sages, dont fait partie Aristote. C’est donc un rêve nocturne, non sollicité, au contenu obscur qui se manifeste de façon imprévue à l’enfant qui repose dans son lit qu’Alexandre de Paris a décidé de décrire. De plus, ce songe a la caractéristique très médiévale d’être un rêve animalier. Au contraire, l’auteur des Vœux du paon met en scène un rêve diurne, sollicité au contenu apparemment clair et sans équivoque.
Par l’épisode du rêve oraculaire au Temple de Mars, Jacques de Longuyon se place non seulement dans la lignée des récits grecs ou latins sur Alexandre, mais il cultive aussi des accointances avec les romans antiques médiévaux. Dans Le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure, plusieurs scènes proches de l’incubation sont décrites. Ainsi Achille se rend à Delphes et passe la nuit – dort-il ? – dans le temple d’Apollon afin de connaître le dénouement de la guerre de Troie :
Un sacrefise apareillié
A Achillès sacrefïé.
La nuit oï e sot de veir
Ço qu’il esteit venuz saveir.
Li respons li a dit en bas :
« As Grezeis », fait il, « nonceras
Que al disme an, senz nule faille,
Iert tote fin de la bataille.
Ço ait bien chascuns en memoire,
Que en l’an disme avront vitoire ;
Et bien sachent de verité
Qu’adonc avront tot achevé,
Quar Troie iert prise e abatue,
Et la gent destruite e vencue. »
Tot ço que li respons a dit
A Achillès mis en escrit.
Le deu aore e sil mercie
E devant l’autel s’umelie.
(Le Roman de Troie, vv. 5799-5816)10
La divinité investit Achille du rôle de messager. C’est par son truchement que la prophétie doit être annoncée à son peuple et que le message délivré doit s’ancrer dans les mémoires. A son réveil, Achille fixe donc par écrit la prédiction qui prend force de vérité irréfutable. Dans les Vœux du paon, ce rôle de messager est délégué à Cassamus. Il est chargé d’annoncer à ses neveux assiégés la victoire d’Alexandre sur leurs assaillants, prédite par la divinité des batailles. Le fait qu’Alexandre ne se rende pas en personne auprès des habitants d’Ephezon afin de porter à leur connaissance le présage favorable est un premier signe du peu de cas qui sera fait de la prédiction de Mars. En effet, une fois à Ephezon non seulement Cassamus annonce la venue d’Alexandre en omettant de parler de l’oracle, mais encore le jeune Gadifer réserve un accueil plus que mitigé à la bonne nouvelle ; ainsi déclare-t-il avec une certaine désinvolture : « petit secours y voi. » (v. 414) ! La même légèreté impertinente détonnant avec le sérieux de l’oracle se retrouve dans les commentaires des jeunes gens – protagonistes empruntés aux Vœux du paon – qui accompagnent Alexandre au Temple de Vénus dans le Roman de Perceforest11. Ce roman présente, dans la lignée de l’œuvre de Jacques de Longuyon, un récit d’incubation. Alexandre se rend sur l’île de Cicheron où, dans le temple de la déesse, il s’endort et reçoit en songe une vision :
Si fut tost la navie appareillee qui les porta oultre et quant ilz furent en l’ylle descenduz, ilz firent leur pelerinaige jusques au temple ou ilz demourerent toute la nuyt par devotion. Advint la ou le roy Alexandre estoit aqueuté sur ung perron par dedens le temple pour dormir, que une vision luy vint au devant merveilleuse […]
(Le Roman de Perceforest, 1re partie, ll. 2433-2439.)
Dans son rêve, Alexandre essuie une tempête alors qu’il est sur un navire en pleine mer. Il redoute alors une mort prématurée qui le priverait de sa conquête ultime, Babylone. Un vieil homme survient pourtant pour le rassurer et annoncer le dénouement heureux de sa mésaventure. Alexandre aborde ensuite une île enchanteresse dont les habitants lui font bon accueil et le prient de destituer leur mauvais souverain. Alexandre partage alors l’île en deux et met à la tête de chacune de ces régions un nouveau roi. Ce songe proleptique annonce la suite immédiate du récit, puisque dès le lendemain Alexandre et ses compagnons embarquent sur des navires, sont pris dans une tempête et finissent par accoster en Grande-Bretagne. Les habitants de l’île, éprouvés par l’anarchie qui règne alors dans leur pays, attendent sur le rivage l’arrivée du sauveur venu de la mer que leur a annoncée la déesse Vénus. Alexandre prend en main la destinée de l’île et, se souvenant de son rêve, la partage en deux royaumes. Betis gouvernera l’Angleterre tandis que Gadifer règnera sur l’Ecosse. Le rêve oraculaire d’Alexandre au Temple de Vénus est programmatique, il marque un tournant et, dans la suite du roman, est d’un enjeu décisif pour l’avenir des héros comme pour celui de la Grande-Bretagne. L’extraordinaire d’une communication avec la divinité est pourtant démythifié au sortir du temple par l’amusement des jeunes gens au sujet de l’endormissement prolongé d’Alexandre :
Lors que le roy fut esveillié, ilz luy vindrent devant Perducas et Lyonés, Porrus et Cassiel, Gadifer et Betis et les dames qui estoient en leur compaignie, et lui dirent tous ensemble en riant : « Sire, avez vous dormy a vostre aise, quant tant l’avés conjoy que le soleil est levé ? » Le roy qui rumioit son songe respondy a ceulx a chief depressé : « Seigneur et dames, mon dormir fut au commencement amer, mais en la fin fut assavouré de doulceur.
(Le Roman de Perceforest, 1re partie, ll. 2465-2475.)
Le motif sérieux de l’incubation se voit ainsi tourné en dérision lorsque le sommeil surnaturel d’Alexandre est présenté comme une triviale grasse matinée ! Cette banalisation comique du sacré est déjà présente dans la scène de rêve des Vœux du paon. Le texte nous dit qu’Alexandre une fois dans le Temple de Mars s’endort facilement « car matin se leva ». Ainsi, l’interlocuteur de la divinité s’endort volontiers parce qu’il a eu une nuit courte et qu’il a encore sommeil ! Le mystère de l’incubation se dégrade ici aussi en une explication bassement physiologique. Ce mystère est en fait reporté sur tout le cérémonial qui précède le rêve lui-même et auquel se livre le héros. Les signes extérieurs d’une pratique religieuse prennent le pas sur l’intériorité d’une rencontre avec le divin.
Le rituel
La solennité que nécessite la scène au Temple de Mars est amenée par les différents rites auxquels se prête Alexandre. Encadrant le rêve, ils donnent à la scène sa dimension dramatique. Les Vœux du paon accordent une grande place à l’ordonnancement et l’apparat. En cela, ils illustrent bien le goût qui s’affirme, à partir du XIVe siècle, pour une théâtralisation de la vie sociale et qui trouve à se concrétiser de manière privilégiée dans le cérémonial de cour12. La multiplication des opérations rituelles effectuées par Alexandre participe de cette prédilection. Cependant cette succession de rites ne peut se réduire à un assemblage de détails pittoresques destinés à piquer la curiosité du lecteur et à satisfaire son goût pour l’ordre et le décorum ; elle détient une cohérence, porte en elle une symbolique qu’il vaut la peine de déchiffrer.
Le choix d’écrire la scène dans une laisse monorime en – a permet de mettre particulièrement en valeur la succession d’opérations accomplies par Alexandre en plaçant les verbes d’action au passé simple systématiquement à la rime. Ce rôle actif du rêveur tranche avec la passivité d’Alexandre enfant qui avait subi l’irruption onirique avant de se réveiller effreés de son songe (Roman d’Alexandre, I, v. 264). L’incubation et les rites qui l’accompagnent sont prémédités par le rêveur qui entre dans le temple en emportant avec lui quanques mestier li fu. Alexandre semble ainsi coutumier du cérémonial sacré qu’il dirige de bout en bout :
Jusqu’au temple Marcus belement chevaucha.
Li roys y descendi quant il s’en avisa ;
De ce fist moult que sages, qu’a son droit s’atorna,
Blanche robe vesti, et deschaus y entra ;
Quanques mestier li fu, avoec lui emporta.
Emenidus d’Arcade par dehors demora.
Quant li roys fu dedens, tantost s’appareilla,
Devant l’autel s’en vint et si se despoulla,
Huile et miel et blanc lait contreval reversa,
Seur le marbre lïoys de ses .ij. mains hurta,
Et aus .iiij. corons .iiij. espées drecha.
Trois tours entour l’autel humblement tornoia,
Entre les .iiij. brans tout adens se coucha,
Le chief vers orïant, a Dieu merci crïa,
Que il li doinst respons conment se maintendra
Contre les Yndiens, ne s’il se combatra.
Quant sa proiere ot dite, .j. petit sonmella ;
Volentiers s’endormi, car matin se leva.
En son sonme premier une vois s’escrïa :
« Bons roys de Macedoine, lieve sus, si t’en va
Au siege de Phezon, qui tant esté y a !
Aïde a Gadifer, que grant mestier en a ;
Et saches que Clarvus a toi se combatra,
Mais ains que tu le vaintes, grant paine te fera
Et de tes melleurz honmes assés y occira ;
Mais en la fin morra et desconfis sera. »
A iceste parole li bons roys se leva,
A ce qu’il ot oÿ moult durement pensa,
De l’autel descendi, la porte deffrema,
A l’issue du temple les compaingnons trouva.
Floridas de Dephur de l’iave li donna,
Perdicas la touaille dont son vis essuä.
(Les Vœux du paon, vv. 323-353)
Avant de pénétrer seul dans le sanctuaire, Alexandre se déchausse et revêt une robe blanche, tel un prêtre. En Grèce, les officiants dans les temples se mettaient pieds nus afin d’être en contact direct avec le sol, mais le fait d’être deschaus a, nous le verrons, une signification autre au Moyen Age. Ensuite il se dévêt devant l’autel où il fait des libations en versant à terre de l’huile, du miel et du lait. Il frappe le marbre de l’autel de ses deux mains13 puis érige aux quatre coins de l’autel quatre épées, délimitant ainsi l’espace sacré14. L’épée, par sa forme particulière, est fréquemment associée au Moyen Age au symbole de la croix. Alexandre tourne à trois reprises autour de l’autel créant une enceinte imaginaire et sacrée15; le rite de la circumambulation associé au chiffre trois est susceptible de générer une puissance magique. Il se couche à plat ventre (adens) entre les quatre épées et donc par conséquent sur l’autel. Il oriente son corps en plaçant sa tête à l’est, puis prie le dieu de lui donner l’oracle qu’il demande. Une fois endormi, il entend dans son premier sommeil la voix de la divinité. Le message divin reçu, il se lève et descend de l’autel, ouvre la porte pour sortir du temple, retrouve ses compagnons et enfin se livre à des ablutions. Bonne illustration du syncrétisme médiéval, ces rituels déconcertent quelque peu le lecteur moderne par leur hétérogénéité. Le syncrétisme de cette séquence rituelle ressort à la fois de pratiques païennes et chrétiennes. Les libations, l’incubation sont apparentées aux paganismes grec et romain. Le changement de vêtement, symbole de conversion dans l’iconographie médiévale notamment, l’orientation de la tête, la prostration, comme celle effectuée par les prêtres lors de leur ordination, ou plus généralement lors de la prière, sont des pratiques qui ont une signification dans la religion chrétienne. La structuration du lieu sacré en fonction des quatre points cardinaux, la circumambulation, l’usage symbolique de l’épée peuvent être identifiées à des pratiques d’influence celtique que l’on retrouve notamment dans la littérature arthurienne. Toutefois la partition entre ces différentes influences ne peut être faite de façon bien distincte puisque certains éléments appartiennent à plusieurs champs culturels avec des significations parfois différentes : ainsi la prostration, ou humiliatio des chrétiens d’Occident, était pratiquée par les Grecs sous le nom de proskynèse16 ; la circumambulation est pratiquée notamment par les évêques catholiques lors de la messe, etc. Cette polysémie des symboles ne doit être réduite à une explication simple et unique. Empruntés à différents milieux culturels et religieux, ces rites sont convoqués pour créer du sacré, du solennel et non pour reconstituer une cérémonie dans un souci de réalisme référentiel. La séquence onirique s’enrichit également d’un jeu sur la symbolique des nombres. Lié aux pratiques magiques ou surnaturelles, mais aussi chiffre du spirituel dans la religion chrétienne, le trois, que l’on retrouvait notamment dans le triple enroulement du serpent dans le rêve d’Alexandre, est associé au quatre, symbole de la création et du matériel. Ce rapprochement fondamental, symbole de la dualité du spirituel et du temporel, est à la base de la réflexion philosophique et religieuse au Moyen Age.
Mort symbolique et renaissance
Le foisonnement de symboles convoqués à l’occasion du récit onirique porte en lui une cohérence. A côté du rite propitiatoire de l’offrande des libations destiné à s’assurer la bienveillance de la divinité et l’espoir d’obtenir une contrepartie aux sacrifices consentis, la plupart des actions rituelles accomplies par Alexandre ont une fonction de purification. La récurrence de la couleur blanche est un premier indice évident de cette aspiration à la pureté : la robe blanche que revêt Alexandre avant de pénétrer dans le temple, le blanc lait qu’il verse à terre et le marbre lyois – cet adjectif, en ancien français, est dérivé d’un substantif désignant le calcaire ou toute autre pierre blanche. La purification d’Alexandre va passer par un état transitoire de renoncement. Le héros abandonne, pour un temps, la puissance de sa vie profane, la dignité de son rang et son pouvoir temporel. Ce détachement des biens matériels est symbolisé par l’abandon des vêtements et le fait d’être déchaussé. Au Moyen Age, le dépouillement vestimentaire signifie le dénuement et signale, par exemple, la condition dégradante des vagabonds telle que l’évoque l’auteur de la chanson des Aliscans lorsqu’il utilise l’expression nus et descaus comme ribaus17. En outre, comme dans la pratique de l’ascétisme, la nudité permet à Alexandre de connaître l’humilité par laquelle il peut atteindre un état de pureté spirituelle. Il se couche face contre terre la tête vers l’est. Le texte utilise le terme adens, littéralement « sur les dents », c’est-à-dire à plat ventre. Nous pouvons identifier cette posture comme la pratique chrétienne de la prostration prescrite notamment dans la règle de saint Benoît. Cette attitude de prière dans laquelle le corps est complètement allongé, les bras dans l’axe du corps, ou « prostratio venia », est considérée par Humbert de Romans, dans son commentaire des constitutions de l’ordre des dominicains et plus précisément dans son chapitre sur les « inclinaisons », comme la plus humble des positions envisageables18. L’auteur des Vœux du paon choisit donc de représenter Alexandre dans la posture la plus soumise et la plus modeste qui soit. Mais au Moyen Age, en plus d’être une attitude de dévotion, cette posture est liée à la mort, à la peur et l’affliction. Elle caractérise par exemple le comportement de Berthe dans la chanson d’Adenet le Roi19 lorsque l’héroïne est confrontée à des moments de grand effroi, ainsi lorsqu’elle menacée par l’épée du traître Tybert :
Cel jour fist molt lait tans et de froide maniere,
Et Berte gist adens par deseur la bruiere ;
Paour a de Tybert que il sor li ne fiere,
Nostre Dame reclaime, la dame droituriere.
(Adenet le Roi, Berte as grans piés, vv. 608-611)
Façon de s’abandonner et de remettre sa vie entre les mains de la Vierge ou de Dieu, la posture adens correspond aussi à la façon que choisit Joinville20 pour décrire le futur Saint Louis, persuadé de l’imminence de sa mort et prostré sur le pont de son navire lors d’une terrible tempête :
[Le] roy, qui estoit en croiz adentz sur le pont de la nef, tout deschaus, en pure cote et tout deschevelé, devant le cors Nostre Seigneur qui estoit en la nef, comme cil qui bien cuidoit noier.
(Joinville, La Vie de saint Louis, § 622)
Il est remarquable en outre que le roi, dans ce moment de grand péril, se retrouve, à l’instar d’Alexandre, déchaussé et dévêtu, signe là encore de grand dénuement. La posture adens peut également être une façon de représenter les morts. Dans la Chanson de Roland21, le héros retrouve ainsi l’un de ses compagnons mort gesir adens la tête tournée vers l’Orient :
Li quens Rollant, quant veit mort sun ami,
Gesir adenz, a la tere sun vis,
Mult dulcement a regreter le prist.
(Chanson de Roland, vv. 2024-2026)
Le renoncement d’Alexandre passe par un état de mort symbolique. Outre le fait qu’Alexandre se retrouve nu et adens, il faut aussi se souvenir que le texte nous laisse entendre de manière étonnante que le héros se couche entre les quatre épées et donc sur l’autel, alors que cette place est traditionnellement celle du sacrifié22. Dans la littérature médiévale et plus particulièrement dans le Roman d’Alexandre d’Alexandre de Paris, le héros macédonien, mort prématurément alors qu’il avait une trentaine d’années, est doté d’une dimension christique. L’auteur des Vœux du paon, par l’attitude qu’il attribue à Alexandre dans le Temple de Mars, poursuit peut-être cette comparaison. Quoi qu’il en soit, il met en scène la mise à mort symbolique du conquérant qu’il fait suivre immédiatement d’une renaissance. A son réveil, après son rêve oraculaire, Alexandre redescend de l’autel et se livre à des ablutions. L’eau apportée par Floridas, telle l’eau lustrale du baptême, marque le retour d’Alexandre à la vie. Le héros sort transformé de cette consécration, son séjour au temple correspond à une étape de régénération. Les libations qu’il effectue en entrant dans le sanctuaire sont composées de lait, d’huile et de miel, autant de substances symbolisant la fertilité. En mettant sa tête vers l’est23, Alexandre, figure solaire, se tourne vers le levant. C’est d’ailleurs une constante du parcours du conquérant qui le fera remonter toujours plus vers l’Orient, à savoir vers l’origine dans la pensée médiévale.
Cette lecture s’impose de façon plus convaincante si l’on met en relation l’épisode du rêve oraculaire avec les scènes de réconciliation qui l’encadrent. Lors des premières, successivement Alexandre et Emenidus font amende honorable face à Cassamus endeuillé. Celui-ci, convaincu par les regrets sincères que lui témoignent les deux hommes pour la mort de son frère Gadifer du Larris, leur accorde son pardon. Grâce à celui-ci, Alexandre et son connétable pourront apporter leur aide aux Ephezoniens et endosser leur nouveau rôle de justicier, attribution originale et particulière à l’œuvre de Jacques de Longuyon. Dans le camp des Grecs, Alexandre fait la paix avec Gadifer puis ce dernier accorde son pardon à Emenidus. Cette seconde scène donne lieu à un cérémonial et, en cela, doit retenir particulièrement notre attention. En effet, lorsque le connétable d’Alexandre vient demander pardon au fils de l’homme qu’il a tué devant les murs de Gadres, il forme une procession avec ses compagnons qui portent leur épée par la pointe – en signe de paix – avant de s’humilier en se présentant à genoux, déchaussé, en partie dévêtu :
A .xij. compengnons s’est a la voie mis,
Deschaus et nues testes, en cotes de samis,
Chascuns tenoit s’espée toute nue a son pis,
Dessi au maistre tref au roy macedonis.
(Les Vœux du paon, vv. 2364-2367)
Le jeune Gadifer, ému par l’humilité du meurtrier de son père lui octroie son pardon et le lui signifie en le prenant dans ses bras et en le soulevant de terre comme s’il s’agissait d’un nouveau-né :
Li varlés fu honteux quant il l’ot esgardé,
Pour la trés grant franchise et pour l’umelité.
Jones fu et courtois, si ot force a plenté.
Emenidus embrace par le destre costé ;
Aussi le lieve en haut con s’il fust nouvel né.
(Les Vœux du paon, vv. 2399-2403)
Cette mise en scène émouvante présente un phénomène analogue de renaissance symbolique du héros suivant une dégradation préalable. La renaissance est permise cette fois par l’octroi du pardon qui entraîne l’annulation de la dette contractée par le meurtrier envers la famille de sa victime. Les deux séquences rituelles – celle du rêve au Temple de Mars et celle de la réconciliation dans le camp grec – signifient que l’Alexandre des Vœux ne sera plus le même que celui du Roman d’Alexandre. De même l’Emenidus des Vœux est un Emenidus transfiguré, un héros ayant fait la paix avec le lignage de son ennemi d’antan, celui de l’œuvre ancienne. Les personnages doivent mourir symboliquement pour renaître à leur nouvelle vie romanesque.
L’oracle
Le préambule rituel au rêve d’Alexandre occupe dans la séquence au Temple de Mars la plus grande place. Une petite dizaine de vers seulement sur la cinquantaine que comporte l’épisode sont consacrés au rêve lui-même. Ce songe est un oraculum selon la typologie des rêves de Macrobe dans le Commentaire au Songe de Scipion en ce qu’il montre clairement un événement futur contrairement au songe dont l’obscurité nécessite le recours à un interprète. L’oracle est une prescription, une marche à suivre : « Il y a oracle, lorsque dans le sommeil un parent ou quelque autre personne auguste et imposante, ou encore un prêtre, voire un dieu, révèlent clairement quelque chose qui se produira ou ne se produira pas, qu’il faut faire ou éviter. »24 Pour désigner le contenu du rêve le texte mentionne une vois (v. 340), une parole (v. 348). Le verbe oïr est aussi utilisé (v. 349) Tout est fait pour nous laisser penser qu’il s’agit d’un rêve auditif. De plus, nous ne savons rien de ce qu’Alexandre voit en rêve, rien de l’aspect de celui qui parle, même si le contexte sous-entend qu’il s’agit du dieu Mars. Et pourtant, le texte présente paradoxalement ce songe comme une vision :
Aristotes y vint, qui demandé li a :
« Sire, du sacrefisce conment se maintendra ? »
« Maistre, » ce dist li roys, « moult bien respondu m’a. »
La visïon li conte que la vois li conta.
(Les Vœux du paon, vv. 354-357).
Le paradoxe est rendu d’autant plus flagrant par la juxtaposition dans le même vers des termes de vois et de visïon, première équivoque pour présenter un rêve au premier abord pourtant non problématique. Le rêve fait irruption de jour, nous sommes le matin, dans le premier somme du dormeur. Le rêve matinal est un motif qui a connu une évolution intéressante dans la littérature médiévale. Jacqueline Cerquiglini-Toulet a étudié l’inversion des valeurs attachées au matin qui s’opère dans la littérature de la fin du Moyen Age25. Aux XIIe et XIIIe siècles, « le matin est toujours inducteur d’une action » (p. 7) ; par la suite « s’il a dit la joie des commencements et des départs, il dit maintenant la couleur de la mélancolie » (p. 18). Le songe matinal d’Alexandre semble bien être le signal d’une nouvelle aventure militaire pour le conquérant, une incitation à l’action :
« Bons roys de Macedoine, lieve sus, si t’en va
Au siege de Phezon, qui tant esté y a !
Aïde a Gadifer, que grant mestier en a. »
(Les Vœux du paon, vv. 341-343)
L’énoncé de l’oracle allie les impératifs de l’injonction et les futurs de la prédiction. La voix du songe dicte à Alexandre la conduite qu’il doit adopter en lui intimant l’ordre d’aller se battre pour défendre les habitants d’Ephezon. Nous avons déjà relevé le changement de rôle qui est attribué à Alexandre dans les Vœux du paon où le grand conquérant du Roman d’Alexandre est appelé à devenir un redresseur de torts. C’est une guerre défensive et non plus offensive que doit mener Alexandre. Pourtant le départ pour cette nouvelle mission va être considérablement différé. Au sortir du Temple de Mars, Alexandre dresse son camp sur la roche du Faron, éminence qui constitue un observatoire privilégié pour assister en tant que spectateur aux combats qui se déroulent en contrebas devant les murs de la ville et demeure ainsi longuement en retrait. Alexandre est d’une inhabituelle passivité dans les Vœux du paon ; il faudra attendre le dernier tiers du poème pour qu’il rentre véritablement en lice. Le songe matinal d’Alexandre, au lieu de le lancer dans l’action, le pousse donc à l’immobilisme. Est en œuvre ici le renversement des valeurs attribuées aux songes du matin dans les textes de la fin du Moyen Age : « Le matin devrait chasser les ombres de la nuit. Il les multiplie. Il devrait marquer, après le repos nocturne, le temps du labeur. Il produit au contraire la langueur, la torpeur, le sommeil. Matin mélancolique. »26 L’auteur des Vœux joue manifestement ici avec les attentes de son lecteur en ne donnant pas au songe l’efficacité escomptée.
Le contenu du rêve semble clair et ne paraît pas nécessiter d’interprétation. Mais étonnamment, Aristote se trouve présent à la sortie du temple pour livrer sa lecture du rêve. Cette présence dans le texte est totalement opportuniste puisqu’il n’apparaît ni avant ni après dans la suite du récit. L’intervention du philosophe à cet endroit semble constituer un passage obligé du récit de rêve. Aristote est l’interprète traditionnel des rêves d’Alexandre et des présages qui ponctuent sa route. Ici l’interprétation du philosophe est minimale et totalement superflue ; elle n’apporte rien sinon la confirmation du message divin :
« Sire, » dist Aristotes, « tout ainsi en ira. »
(Les Vœux du paon, v. 358).
La prophétie annonce une victoire en demi-teinte pour Alexandre, puisque s’il prédit la victoire du Grec et la mort de Clarvus, il prédit aussi la mort des meilleurs hommes d’Alexandre :
Et saches que Clarvus a toi se combatra,
Mais ains que tu le vaintes, grant paine te fera
Et de tes melleurz honmes assés y occira ;
Mais en la fin morra et desconfis sera. »
(Les Vœux du paon, vv. 344-347)
Pourtant force est de constater que la prédiction ne se réalisera pas totalement. Si la guerre contre les Indiens aura bien lieu, si Clarvus y trouvera la mort, il n’y aura pas disparition des meilleurs hommes d’Alexandre. Il est bien sûr fait mention dans la suite du texte de quelques soldats grecs tués dans l’indistinction des mêlées mais ce sont des morts anonymes qui ne seront pas regrettés par Alexandre. Le rêve prémonitoire semble plutôt être un rappel du passé douloureux de Gadres et des morts de Sanson et Pirrus survenues lors de l’épisode du Fuerre de Gadres pour lesquels les regrets d’Alexandre forme un leitmotiv au début du poème. La prolepse se révèle en fait être une analepse. Comme si l’épisode du Fuerre de Gadres était appelé à se reproduire, le songe prophétique serait l’annonce de la répétition tragique des catastrophes. La gageure des protagonistes de l’œuvre nouvelle est alors d’éviter à tout prix cette funeste répétition. Il faut faire pièce à la logique implacable de la violence et, pour y parvenir, renoncer à laver dans le sang l’injure que constitue la mort d’un compagnon ou d’un parent. Si la suite du récit procède de la réfutation de la prédiction, est-ce à dire que les héros des Vœux du paon sont parvenus à briser la logique de répétition qui était jusqu’alors à l’œuvre ?27 qu’ils sont parvenus, autrement dit, à échapper à la détermination de la prédiction et à faire mentir l’oracle du dieu des batailles ? Dans l’exemple tiré du Roman de Troie, le rêve prophétique d’Achille, abrégé annonciateur du récit à venir, est d’une fiabilité indiscutable. Il prédit avec exactitude les événements qui vont se dérouler et l’issue de la guerre entre les Grecs et les Troyens. Insistance est d’ailleurs faite sur cette véridicité ; Achille, dans une mise en scène réflexive de l’écriture du roman, fixe son rêve en le mettant « en escrit » (v. 5814). Il est ainsi des oracles contre lesquels on ne peut lutter. Le roi Laïos, dans le Roman de Thèbes, tentera en vain de se rebeller contre l’oracle d’Apollon qui lui prédit que son fils le tuera :
Vers les diex voet eschaucirrer
Et lor respons a fals prover
(Le Roman de Thèbes, vv. 75-76)28
Nous savons pourtant que l’oracle sera inéluctable et que le roi ne pourra réécrire l’histoire29. Dans la destinée d’Alexandre, l’oracle des arbres du soleil et de la lune, trois fois réitérés, qui annonce au héros sa mort prochaine à la fin de la branche III du Roman d’Alexandre30, est également sans appel comme le pressentent les compagnons du roi infortuné :
Car ce savés vos bien et l’avés oï dire
Que de la mort n’eschape li mieudres ne li pire ;
Mors est Adams meïsmes que Dieus fist a sa tire.
Se vos savés le terme, nel devés contredire.
(Le Roman d’Alexandre, III, vv. 3853-3856)
L’auteur des Vœux ne revient d’ailleurs pas sur cette donnée tragique du destin du Macédonien. Le rappel de la mort annoncée d’Alexandre encadre d’ailleurs le poème. Malgré cela, dans les Vœux du paon, les oracles ne doivent pas être pris trop au sérieux. Ultérieurement dans le récit, un gab épique sera qualifié ironiquement de prophecie, façon détournée de jeter le discrédit sur cette pratique sacrée. Ainsi, lors des combats, les Indiens présument de leurs forces et prédisent la déroute de l’armée grecque. Le narrateur souligne le fait que leur prédiction, fanfaronnade présomptueuse, se révélera inopérante :
D’Alixandre devisent et de sa baronnie
C’on ne gardera l’eure qu’il tourneront en fuie.
Certainnement le cuident, mais il pensent folie
Car, ains que la journée soit du tout acomplie,
Verront il autrement tourner leur prophecie !
(Les Vœux du paon, vv. 7140-7144)
Les Vœux du paon présente une vision optimiste de l’histoire selon laquelle le cours des choses annoncées peut être sinon enrayé du moins retardé. Il faut nous souvenir que les hommes au Moyen Age avaient une appréhension particulière du futur et des prédictions. Jean-Claude Schmitt la décrit en ces termes : « Ils cherchaient en effet à connaître le futur pour y adapter leurs actions ou même agir sur lui, le transformer. La Providence n’avait pas fixé une fois pour toutes le cours des choses : l’homme était libre encore de s’amender, de faire pénitence, de se convertir pour changer l’avenir funeste qui lui était promis et se préparer, ici-bas et surtout dans l’au-delà, un futur meilleur. Dans le christianisme, l’homme ne subit pas aveuglément le destin, le fatum, comme dans la tragédie grecque. Sans porter atteinte pour autant à la toute-puissance et à l’omniscience de Dieu, il a la faculté d’agir sur son destin, de transformer son futur. L’utilité des songes, des visions, des prophéties est justement de le mettre en garde contre ce qui l’attend s’il n’intervient pas sur son destin : il doit se souvenir qu’il n’est jamais trop tard pour bien faire. »31 Le songe prophétique au Temple de Mars est donc plus un avertissement qu’une annonce. Alexandre et ses compagnons doivent changer leur façon d’agir, mettre un terme à la logique de conquête et de vengeance qui les faisait progresser jusqu’alors et marquer une pause. Le salut proposé par les Vœux du paon, œuvre profane, n’est pas un salut chrétien. Il réside dans l’accession des protagonistes aux valeurs courtoises. L’entrée en texte du nouveau poème est conçue comme un moment de bascule par rapport au Roman d’Alexandre. Au cœur de ce montage littéraire liminaire se trouve le rêve oraculaire. Il contribue, comme les scènes de réconciliation qui l’entourent, à changer la donne, à transformer les inimitiés passées en alliances nouvelles, à faire des guerriers du Roman d’Alexandre des modèles de courtoisie.
La séquence du rêve d’Alexandre dans le Temple de Mars ainsi que les scènes de pardon qui l’encadrent obéissent à une même stratégie d’entrée en texte. Le projet que nourrit leur auteur est de mettre en place en ouverture de son œuvre une mémoire pacifiée. Il était nécessaire pour poursuivre le destin littéraire d’Alexandre de trouver une nouvelle orientation qui, dans une dialectique de reprise et d’innovation, s’appuie sur la remémoration des épisodes antérieurs de la tradition littéraire sur Alexandre. C’est à partir d’une réflexion sur les traumatismes anciens qui ont entaché le parcours du conquérant et sur les moyens qui peuvent être mis en œuvre pour y remédier que sera instauré un ordre courtois qui, s’il n’empêche pas la guerre, la rend du moins plus acceptable. Par l’intermédiaire de l’oracle de Mars, le passé désastreux du Fuerre de Gadres et la perte scandaleuse des melleurz honmes d’Alexandre font donc irruption dans le présent du nouveau poème sous l’apparence d’un futur annoncé. Cette mise en scène subtile des temps du récit est emblématique du protocole de lecture proposé par les Vœux du paon : les nouvelles aventures d’Alexandre doivent être lues en gardant en mémoire celles du passé et les premières doivent être considérées comme un amendement apporté aux secondes. Les Vœux du paon se présentent ainsi comme une possible régénération de la matière alexandrine. Dans le récit onirique liminaire, celle-ci se fait au prix d’une dévaluation de la parole prophétique. Car donner raison à la voix du rêve oraculaire, métaphore de la détermination littéraire du destin d’Alexandre, c’eût été reproduire un scénario épique bien connu. Libéré des schémas préétablis, l’auteur de l’interpolation peut donner libre cours à ses innovations. Alexandre sort transfiguré de son expérience onirique, car peut-être lui fallait-il mourir symboliquement à l’orée de l’œuvre nouvelle afin de mieux y renaître.
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1 John Barbour, The Buik of Alexander, edited by R.L.G. Ritchie, 4 vol., The Scottish Text Society, Edimburg and London, 1921-1929.
2 Cet épisode interpolé au XIIe siècle par Alexandre de Paris et qui constitue une grande partie de la branche II du Roman d’Alexandre aurait été écrit par un certain Eustache et aurait connu une existence autonome. E. C. Armstrong et Alfred Foulet ont tenté de reconstituer la version d’Eustache. Voir The Medieval French Roman d’Alexandre, vol. 4 : « Le Roman du Fuerre de Gadres d’Eustache, essai d’établissement de ce poème du XIIe siècle tel qu’il a existé avant d’être incorporé dans le Roman d’Alexandre avec les deux récits latins qui lui sont apparentés, par E. C. Armstrong et A. Foulet », Princeton University Press, 1942 (Elliott Monographs ; 39) ; rééd. New York, Kraus Reprint Corporation, 1965.
3 Voir à ce propos Martin Gosman, « Le début des Vœux du paon. L’organisation d’une entrée en texte », in : Neuphilologische Mitteilungen 85, no 3, 1984, pp. 353-366.
4 Les Vœux du paon, vv. 38-246.
5 Les Vœux du paon, vv. 2258-2423a.
6 Emma J. Edelstein et Ludwig Edelstein, Asclepius. Collection and Interpretation of the Testimonies, Baltimore and London, The Johns Hopkins University Press, 1945, rééd. 1998 ; Carl Alfred Meier, « Le rêve et l’incubation dans l’ancienne Grèce », in : Le Rêve et les sociétés humaines, sous la dir. de Roger Caillois et G.E. Von Grunebaum, Paris, Gallimard, 1967, pp. 290-305 (Bibliothèque des Sciences humaines) ; Mary Hamilton, Incubation, Londres, 1906.
7 C’est ce mot grec qui est à l’origine du terme « clinique ».
8 « Il se prosterna devant Ammon, lui offrit un sacrifice et, se souvenant que sa mère lui avait dit qu’il était né d’Ammon, il lui adressa cette prière : « Père, si ma mère dit vrai, si je suis vraiment né de toi, fais-le-moi savoir par un oracle. » Il passa le reste de la journée dans l’exaltation, puis, quand il fut couché, il vit en songe Ammon et Olympias enlacés. Il se leva alors, et reconnaissant là une intervention du dieu, il fit restaurer le sanctuaire et y grava de sa main cette inscription : « A son père le dieu Ammon, Alexandre. » (PS.-Callisthène, Le Roman d’Alexandre, traduction et édition d’Aline Tallet-Bonvalot, Paris, G.F. – Flammarion, 1994, pp. 58-59).
9 En l’aé de cinc ans, ce conte l’escripture,
Se dormoit Alixandres en un lit a painture ;
D’un chier paile d’orfrois estoit la couverture,
De martrines dedens estoit la foreüre.
La nuit songa un songe, une avison oscure,
Que il mangoit un oef dont autres n’avoit cure,
A ses mains le roloit par mi la terre dure,
Si que li oés brisoit par mi la pareüre ;
Uns sarpens en issoit d’orgelleuse nature,
Onques hom ne vit autre de la sieue figure ;
Son lit avironoit trois fois tout a droiture,
Puis repairoit ariere droit a sa sepulture,
A l’entrer chaï mors, ce fu grans aventure.
The Medieval French Roman d’Alexandre, vol. II : Version of Alexandre de Paris. Text edited by E.C. Armstrong, D.L. Buffum, Bateman Edwards, L.F.H. Lowe, Princeton, 1937 (Elliott Monographs ; 37) ; rééd. New York, Kraus Reprints, 1965, branche I, vv. 250-262.
10 Benoît de Sainte-Maure, Le Roman de Troie, éd. par L. Constant, Paris, Firmin Didot, 1904, t. 1 [S.A.T.F.].
11 Le Roman de Perceforest, édition critique de Jane H. M. Taylor, Droz, Genève, 1979.
12 Voir à ce sujet Christiane Marchello-Nizia, « L’homme en représentation », chapitre XII du Précis de littérature française du Moyen Age, sous la direction de Daniel Poirion, Paris, P.U.F., 1983, pp. 336-361.
13 Ce geste d’Alexandre qui frappe l’autel de ses deux mains semble être une invention de Jacques de Longuyon qu’il n’est pas aisé d’interpréter. On pourrait éventuellement le rapprocher de l’apposition des mains sur l’autel par l’officiant dans la religion chrétienne.
14 Nous pouvons penser ici aux épées dressées sur les sépultures que découvrent Gauvain et Hector dans le Lancelot en prose (t. II de l’éd. Micha, LXV) et contre lesquelles ils doivent lutter dans le cimetière de la tombe ardente.
15 Pour une définition de la notion de sacré nous renvoyons à l’essai de Roger Caillois, L’homme et le sacré, Paris, Gallimard, 1950, 1re éd. 1939 (Folio Essais).
16 Voir à ce propos Jean-Claude Schmitt, La Raison des gestes dans l’Occident médiéval, Paris, Gallimard (Bibliothèque des Histoires), 1990, pp. 290 et 295.
17 Aliscans, kritischer Text von Erich Wienbeck, Wilhelm Hartnacke, Paul Rasch, Halle, M. Niemeyer, 1903, Genève, Slatkine Reprints, 1974, v. 6912.
18 Sur les gestes de la prière, voir Jean-Claude Schmitt, op. cit., pp. 301-315.
19 Adenet le Roi, Berte as grans piés, édition critique par Albert Henry, Genève, Droz, 1982 (T. L. F.).
20 Joinville, Vie de saint Louis, édition par Jacques Monfrin, Paris, Classiques Garnier, 1998.
21 La Chanson de Roland, édition critique par Cesare Segre, traduction de l’italien par Madeleine Tyssens, 2 t., nelle édition revue, Genève, Droz, 1989. Le manuscrit C (Châteauroux, Bibliothèque municipale, ms. 1) propose pour le vers 2025 la variante : « Gesir adenz, contre oriant lo vis » où la position adens est déjà associée à l’orientation du corps.
22 La scène du rêve d’Alexandre au temple de Mars est rarement illustrée dans les manuscrits nous transmettant les Vœux du paon. Toutefois l’enlumineur du manuscrit conservé à la Bibliotheca Apostolica Vaticana de Rome (Vat. lat. 3209) a réalisé une miniature représentant le séjour d’Alexandre dans le sanctuaire (folio 6 v°). L’artiste, peu respectueux des options peut-être trop déconcertantes du texte, choisit de figurer Alexandre vêtu et couronné dans une attitude de dévotion plus conventionnelle. En effet le héros est agenouillé au pied de l’autel, de profil, les mains jointes. La divinité dont le buste sort du haut de l’image pointe sa main en direction de la tête de l’orant pour signifier la communication avec le divin. Rien dans cette représentation ne peut nous signaler qu’Alexandre est en train de dormir. L’incubation se transforme ici en simple prière.
23 Nous pouvons penser également à l’orientation des églises chrétienne dans lesquels les fidèles sont amenés à se tourner vers l’est, en direction de l’Orient « où se lève le soleil et où le Christ a vécu, et qui est symboliquement la direction de la béatitude vers laquelle tend l’Eglise » (Jean-Claude Schmitt, op. cit., p. 333).
24 Macrobe, Commentaire du Songe de Scipion I, 3, 8, édité et traduit par Mireille Armisen-Marchetti, Paris, Les Belles Lettres, 2001, p. 12.
25 Jacqueline Cerquiglini-Toulet, « Le matin mélancolique. Relecture d’un topos d’ouverture aux XIVe et XVe siècles », in : Cahiers de l’association internationale des études françaises 45, mai 1993, pp. 7-22.
26 Ibid., p. 14.
27 Le texte insiste sur le fait que si Emenidus a tué Gadifer s’est parce que ce dernier venait de tuer son neveu Pirrus.
28 Le Roman de Thèbes, éd. par FR. Mora-Lebrun, Paris, Le Livre de Poche, 1995 (Lettres gothiques, 4536).
29 Voir Sylviane Messerli, Œdipe enténébré. Légendes d’Œdipe au XIIe siècle, Paris, Champion, 2002, pp. 158-159.
30 The Medieval French Roman d’Alexandre, branche III, vv. 3781-3877.
31 Jean-Claude Schmitt, Le corps, les rites, les rêves, le temps. Essais d’anthropologie médiévale, Paris, Gallimard, 2001, chap. XVII : « L’appropriation du futur », pp. 427-428.