Songes creux et insomnies dans les récits médiévaux
(Fabliaux, dits, exempla)
Ce que nous voyons la nuit, ce sont les restes malheureux de ce que nous avons négligé dans la veille. Le rêve est la revanche des choses qu’on méprise ou des êtres abandonnés.
Anatole France, cité en note par Sigmund Freud, L’Interprétation des rêves1
Les songes vains ont-ils une place et une histoire dans la tradition littéraire antique et médiévale ? En apparence, l’insignifiance des rêves creux condamne ceux-ci à un oubli immédiat, comme l’explique d’emblée Macrobe dans son Commentaire sur le Songe de Scipion, qui fournit à la tradition médiévale, à partir du XIIe siècle, l’essentiel de sa réflexion sur les productions mentales nocturnes :
Hinc et insomnio nomen est, non quia per somnium videtur – hoc enim est huic generi commune cum ceteris – , sed quia in ipso somnio tantummodo esse creditur dum videtur, post somnium nullam sui utilitatem vel significationem relinquit (Macrobe, Commentaire au Songe de Scipion, I, 3, 5).
[D’où le nom d’insomnium : ce n’est pas parce qu’on l’a sous les yeux au cours d’un songe – car cela vaut pour les autres catégories comme pour celle-ci – mais parce qu’on n’y accorde crédit que durant le songe même, aussi longtemps qu’on l’a sous les yeux : après le songe il ne présente plus d’intérêt ni de signification.]2
S’ils ne véhiculent aucun sens, aucun message qui puisse éclairer la vie diurne, leur contenu ne saurait, assez logiquement, fournir aucune matière digne de trouver place dans les œuvres narratives. Le rêve faux, celui qui, à en croire la tradition épique antique3, parvient à nous à travers les portes d’ivoire, n’a d’autre fonction que d’indexer les errements dus à une croyance illusoire, à une falsification trompeuse. Certains épisodes romanesques en témoignent, qui s’attachent à gloser la rime fameuse associant le songe au mensonge. Ainsi en va-t-il, dans le Cligès de Chrétien de Troyes, du philtre destiné à tromper Alis, le mari de Fénice. Les songes érotiques factices du peu scrupuleux empereur de Constantinople ne font que renvoyer le dormeur à l’inanité de son désir :
Tenir la cuide, n’en tient mie,
Mais de neent est a grant ese,
Neent enbrace et neent baise,
Neent tient et neent acole,
Neent voit, a neent parole,
A neent tence, a neent luite.
(Chrétien de Troyes, Cligés, vv. 3312-3317)4
Seuls les genres littéraires qui tirent de bourdes, de bagatelles ou de vétilles l’essentiel de leurs effets poétiques, peuvent se montrer suffisamment inconséquents pour s’attarder sur le récit d’un rêve indigne de recevoir la moindre glose. C’est ainsi que le point de départ de la présente enquête n’est autre que le curieux rêve d’une femme, raconté dans un fabliau, le Souhait des vez. Voici l’histoire d’une vénérable épouse qui dresse une table opulente pour fêter le retour, un jeudi au soir, d’un mari longuement attendu. La preudefame (v. 6), soumise et obéissante, met tout son cœur à satisfaire les désirs du maître de maison qui est resté absent trois mois :
Quant l’ot acolé et baisié,
un siege bas et aaisié
por lui aaisier li apreste ;
et la viande refu preste,
si mangierent qant bon lor fu,
sor un coisin, delez lo fu
qi ardoit cler et sans fumiere.
Mout i ot clarté et lumiere ;
deus mes orent, char et poissons,
et vin d’Aucerre et de Soissons,
blanche nape, saine vïande. (vv. 21-31)5
Mais elle est bien mal payée de ces attentions, puisque le brave mari s’endort paisiblement, repu et satisfait, alors que la malheureuse, qui attendait une autre fête, reste éveillée dans le lit conjugal :
De servir fu la dame engrande :
son seignor donoit dou plus bel,
et lo vin a chascun morsel
por ce que plus li atalant.
Mout ot la dame bon talant
de lui faire auques de ses buens,
car ele i ratandoit les suens.
et sa bienvenue a avoir.
Mais de ce ne fist pas savoir
que del vin l’a si enpressé
que li vins l’i a confessé,
et, qant vint au cochier el lit,
qu’il oblia l’autre delit.
Mais sa fame bien en sovint,
qui delez lui cochier se vint :
n’atandi pas qu’il la semoigne,
tote iert preste de la besoigne.
Cil n’ot cure de sa moiller,
qui lo joer et lo veiller
soufrist bien encor une piece (vv. 32-51).
Lorsque, enfin, elle parvient à s’endormir, elle se voit en cliente d’un marché animé. La dame accède en rêve à l’espace public et commercial qui, dans la réalité, est réservé à son marchand de mari. Mais cette foire est pour le moins singulière, puisque la marchandise qui s’y échange contre monnaie sonnante et trébuchante n’est autre qu’un merveilleux assortiment de sexes masculins :
El dormir, vos di sanz mençonge
que la dame sonja un songe,
q’ele ert a un marchié annel.
Ainz n’oïstes parler de tel !
Ainz n’i ot estal ne bojon,
ne n’i ot loge ne maison,
changes, ne table, ne repair,
o l’an vandist ne gris ne vair,
toile de lin, ne draus de laine,
ne alun, ne bresil, ne graine,
ne autre avoir, ce li ert vis,
fors solemant coilles et viz (vv. 71-82).
Le choix de la dame se porte sur l’instrument le plus gros qu’elle a pu trouvé :
La dame a par tot resgardé
tant s’est traveillie et penee
c’a un estal est asenee
qu’ele en vit un gros, un lonc,
si s’est apoiee selonc.
Gros fu darriere et gros par tot
lo musel ot gros et estot (vv. 100-106).
Le marché est bientôt conclu, mais voici qu’en voulant avérer la transaction par le geste symbolique du « paumoier », la rêveuse abat sa main sur la joue de son mari, le tirant ainsi de sa léthargie :
Et la dame hauce la paume,
si l’a duremant esmee.
Qant cuide ferir la paumee,
son seignor fiert, mout bien l’asene
de la paume delez la caine
que li cinq doiz i sont escrit.
La paume li fremie et frit
del manton deci q’an l’oroille,
et cil s’esbaïst, si s’esvoille
et en son esveillier tressaut (vv. 136-145).
La malheureuse, pour expliquer ce mouvement intempestif est bien obligée d’en confesser la cause à son époux, qui se met alors en devoir – mieux vaut tard que jamais – de combler les vœux de sa femme, non sans s’entendre dire que ses attributs ne supportent que fort médiocrement la comparaison avec les vits contemplés en songe. A quoi le bonhomme de répliquer qu’elle devra pourtant se contenter de ce qu’il a à lui offrir. Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras :
« Sire […]
nes li vit a la povre gent
estoient tel que uns toz seus
en vaudroit largement ces deus :
teus con il est, or eswardez
que la ne fust ja regardez
de demande prés ne de loin.
-Suer, fait il, de ce n’ai je soin,
mais pran cestui et lai toz çaus
tant que tu puisses faire miaus ! »
Et ele si fist, ce me sanble (vv. 196-205).
On ne boude pas son plaisir lorsqu’on lit, aujourd’hui encore, un fabliau inspiré par une verve si fantaisiste. Mais le charme du récit se trouve également rehaussé si, d’aventure, on se prend à y déceler quelque chose comme une préfiguration burlesque de la théorie freudienne du rêve. Pour un peu, on croirait à une traduction littérale, outrageusement simplifiée, du discours psychanalytique qui prévoit que le rêve trouve son origine dans l’expression d’un désir obscur du rêveur ou de la rêveuse, resté informulé ou méconnu à l’état de veille. De ce point de vue, le titre même du fabliau, le Souhait des vez, ne peut manquer de retenir notre attention, puisqu’il implique la reconnaissance implicite du rapport entre rêve et désir. Il peut être compris comme une reprise de l’intitulé d’un autre fabliau, les Quatre souhaits saint Martin. Ce dernier raconte comment un mari et une femme transforment chacun le corps de leur partenaire en y faisant proliférer, grâce au don d’une fée, des organes génitaux6.
Notre anecdote attribue au corps une place prépondérante dans la représentation des expériences nocturnes du sommeil et du rêve. Par son sujet, qui porte sur un appendice corporel, par sa cause, le désir sexuel, et par son effet, ce grand geste du bras qui occasionne le réveil des époux et plus lointainement leur plaisir, ce rêve et son récit restent englués dans des réalités physiques et des préoccupations prosaïques.
Même si on pourrait être tenté d’admettre que ce récit élabore par avance une vérité intangible révélée à six siècles de distance par Sigmund Freud, il convient néanmoins d’examiner ce récit de rêve avec les instruments que nous fournissent les réflexions médiévales et antiques sur les songes et au moyen des typologies qui s’y rapportent.
Le rêve, ventre vide, ventre plein
Comme le montre Jacques Le Goff7, la tradition antique lègue au christianisme deux systèmes classificatoires distincts. L’un, énoncé par Grégoire le Grand dans ses Dialogues, au livre IV, 48, classe les rêves en fonction de leur origine interne, corporelle ou spirituelle, ou externe, démoniaque ou divine. L’autre est disponible, comme nous l’avons déjà signalé, dans le Commentaire sur le songe de Scipion de Macrobe et propose une typologie en cinq catégories bien connues : insomnium (enhupnion) et visum (phantasma) pour les songes vains, oraculum, somnium et visio pour les rêves signifiants. Le texte de Macrobe semble faire un retour remarqué sur la scène savante du XIIe siècle : Jean de Salisbury en reprend l’intégralité au livre II, 15 de son Policraticus. Mais vers 1240, un auteur ecclésiastique comme Césaire de Heisterbach peut très bien s’appuyer, quant à lui, sur l’autorité de Grégoire (Dialogus miraculorum VIII, IV)8. On trouve dans le Speculum naturale de Vincent de Beauvais, une habile et intéressante mise en regard de ces deux traditions9.
Ceci dit, quels que soient les systèmes de classification adoptés, les songes les moins estimables, sont ceux, comme on pourrait s’y attendre, qui restent dépendants de phénomènes physiologiques comme l’ivresse ou la réplétion, et les excitations sexuelles. Ainsi chez Pline l’ancien :
A vino et a cibis proxima atque in redormitione vana esse visa propre convenit (Histoire naturelle X, 211).
[On convient en général que les songes, aussitôt après boire et manger ou après qu’on s’est rendormi, n’ont pas de sens.]10
Grégoire le Grand résume cette emprise corporelle sur les songes aux effets de la digestion ou au contraire de la faim (plenitudine vel inanitate ventris). Il passe sous silence la question des rêves érotiques, mais on comprend sans mal que cette focalisation sur le bas corporel renvoie à une sphère d’activités physiques diverses et que cette tyrannie du ventre cache d’autres appétits. Cette focalisation permet sans doute d’arrimer solidement la vanité du songe creux à des fonctions purement physiologiques. Macrobe, quant à lui, structure toute sa description des insomnia sur la réitération d’un couple d’opposés : le manque et la satisfaction :
Corporis, si temeto ingurgitatus aut distentus cibo vel abundantia praefocari se aestimet vel gravantibus exonerari, aut contra si esuriens cibum aut potum sitiens desiderare, quaerere vel etiam invenisse videatur (Macrobe, Commentaire au Songe de Scipion, I, 3, 4).
[Le songe est] d’origine physique, quand, gorgé de vin pur ou gavé de nourriture, on s’imagine qu’on suffoque sous les excès ou qu’on se libère de l’oppression, ou au contraire quand, ayant faim ou soif, on rêve qu’on manque de nourriture ou de boisson, qu’on en cherche, voire qu’on en a trouvé.] (Trad. citée, vol. 1, p. 11)
En associant le songe d’origine corporelle à des restes des préoccupations diurnes, il disqualifie tout ce qui, dans le texte du rêve, peut rappeler la vie du rêveur11.
Les songes plus dignes de foi, par contre, sont les plus éthérés, qui ne font plus appel, comme l’indique le nom de la catégorie la plus élevée selon Macrobe (visio), qu’au plus intellectuel de tous les sens, la vue. Ainsi l’opposition vrai / faux se superpose à une autre qui donne du prix, dans l’expérience onirique, à tout ce qui transcende le corporel et disqualifie, au contraire, ce qui maintient le dormeur prisonnier du monde physique. Parmi les rares exemples de songes creux que nous livre le corpus des exempla, on peut citer la mésaventure d’un convers qui, s’étant endormi pendant la messe, se met, dans un rêve de gourmandise inspiré par le diable, à ronger le mobilier ecclésiastique. Le bruit produit par le mouvement des dents sur le bois attire l’attention de son supérieur qui croit d’abord à l’action de quelque animal nuisible, avant de découvrir la cause grotesque de cette nuisance sonore. L’anecdote est consignée par Césaire de Heisterbach dans son Dialogus miraculorum12
Dans le même ordre d’idée, les rêves de la seconde partie de la nuit sont, dès l’Antiquité, réputés plus véridiques et de plus grande valeur que ceux qui suivent immédiatement l’endormissement. Ces derniers restent en effet sous la dépendance de phénomènes physiques comme la digestion ou l’excitation sexuelle13. Les témoignages de cette croyance sont nombreux :
Namque sub aurora, iam dormitante lucerna,
Somnia quo cerni tempore vera solent,
Stamina de digitis cecidere sopore remissis,
Collaque pulvino nostra ferenda dedi.
Hic ego ventosas nantem delphina per undas
Cernere non dubia sum mihi visa fide,
Quem postquam bibulis inlisit fluctus harenis,
Unda simul miserum vitaque deservit.
Quidquid id est, timeo ; nec tu mea somnia ride
Nec nisi tranquillo bracchia crede mari
(Ovide, Héroïdes XIX, 195-204).
[En effet aux approches de l’aurore et ma lampe déjà somnolant, au moment où d’ordinaire apparaissent les rêves véridiques, le fuseau tomba de mes doigts alanguis de sommeil et je confiai à l’oreiller le fardeau de ma tête. Alors, par les ondes que le vent soulevait, il me sembla, sans que j’en puisse douter, voir un dauphin qui nageait. Après que le flot eut jeté le malheureux sur le sable humide, l’onde et la vie l’abandonnèrent en même temps. Quoi que cela signifie, j’ai peur. Toi, ne ris pas de mes songes et ne confie tes bras à la mer que si elle est calme.]14
Vincent de Beauvais fait par deux fois mention de cette partition des rêves en fonction du moment de la nuit où ils se présentent15 .
A n’en pas douter, le rêve de la dame est un songe vain, un rêve du temps de l’endormissement tout entaché de préoccupations diurnes et physiques. Cette certitude sera encore renforcée si on prend en considération le sommeil de son mari. Dans un premier temps, on pourrait penser que le sommeil épais du mari pris de boisson semble déteindre sur la qualité de celui de sa femme, en tout cas que la description de celui-ci influence sur la représentation de l’espace onirique du fabliau. Même si, on y reviendra, le rêve de la dame s’oppose à la léthargie de son mari comme l’expression d’un manque répond au sentiment de satiété, le récit inscrit clairement les événements oniriques dans un contexte largement disqualifiant.
Somnus et insomnium
Le rêve doit donc être appréhendé en fonction de ses rapports avec le sommeil qui l’abrite. La qualité du repos pris par le dormeur influe sur la valeur au songe. Un système complexe et réversible prévaut donc à la mise en place du songe littéraire, dont la description nous oblige à dépasser la simple opposition entre bons rêves véridiques et mauvais rêves mensongers. Tous les constituants de la scène du rêve sont à prendre en compte. Les conditions de l’endormissement, la qualité du sommeil, l’investissement corporel ou spirituel dans l’événement onirique, le poids des événements diurnes, la saison16, tous ces critères interfèrent dans l’évaluation du songe. Car, si le rêve est polymorphe et s’il se mesure à l’aune de systèmes de valeur contradictoires, le sommeil ne l’est pas moins. Pour aller vite, disons qu’il faut envisager deux approches concurrentes et opposées de la question du sommeil.
Le sommeil comme engourdissement (torpor, sopor)
D’une part, on pourra stigmatiser l’engourdissement que procure le sommeil comme la marque d’une défaite des facultés psychiques de l’être humain : c’est le sommeil fatal de Palinure, au livre V de l’Enéide :
Iamque fere mediam caeli Nox umida metam
contigerat, placida laxabant membra quiete
sub remis fusi per dura sedilia nautae,
cum leuis aetheriis delapsus Somnus ab astros
aera dimonuit tenebrosum et dispulit umbras,
te, Palinure, petens, tibi somnia tristia portans
insonti ; puppique deus consedit in alta
Phorbanti similis funditque has ore loquelas :
« Iaside Palinure, ferunt ipsa aequora classem,
aequatae spirant aurae, datur hora quieti.
Pone caput fessosque oculos furare labori
Ipse ego paulisper pro te tua munera inibo. »
[…] clauomque adfixus et haerens
nusquam amittebat oculosque sub astra tenebat.
Ecce deus ramum Lethaeo rore madentem
uique soporatum Stygia super utraque quassat
tempora, cunctantique natantia lumina soluit.
Vix primos inopina quies laxauerat artus,
et superincumbens cum puppis parte reuolsa
cumque gubernaculo liquidas proiecit in undas
praecipitem ac socios nequiquam saepe uocantem.
(V, 835-846 ; 852-860)
[Et déjà la Nuit humide avait presque touché la borne médiane du ciel, les matelots allongés sous les rames, parmi les bancs aux planches dures, délassaient leurs membres en un paisible repos quand le Sommeil, léger, glissant du haut des astres de l’éther, écarta l’air ténébreux, repoussa les ombres, allant à toi, Palinure, et, t’apportant des visions fatales, que tu ne méritais pas. Sur le haut de la poupe le dieu s’assit, semblable à Phorbas, et, de ses lèvres, il laisse couler ces propos séducteurs : « Fils d’Iasius, Palinure, les eaux, d’elles-mêmes, portent notre flotte, le souffle des brises s’est fait égal, une heure nous est donnée pour le repos. Appuie ta tête, et dérobe à la tâche tes yeux qui sont las. J’assurerai moi-même quelques moments ton service à ta place. » [… Palinure] attaché à son gouvernail, faisant corps avec lui, ne le lâchait pas d’un pouce et tenait les yeux fixés sur les astres. Mais voici que le dieu, prenant un rameau trempé d’une rosée léthéenne et embrumé de la vertu du Styx, le secoue des deux côtés de son front ; l’homme hésite, le dieu égare ses yeux noyés. A peine la surprise de ce repos avait-elle commencé de relâcher ses membres que, s’abattant sur lui, il le précipita dans les ondes transparentes avec une partie de la poupe arrachée et avec son gouvernail, tête en avant et de cris répétés appelant en vain ses compagnons.]17
La torpeur est ici synonyme de défaut d’attention, et, en contexte chrétien, elle devient un symbole du péché. L’exhortation répétée à la vigilance que l’on trouve dans les évangiles et les épîtres du Nouveau Testament repose sur cette métaphore. Au XIIe s., Chrétien de Troyes adapte ce propos à son projet romanesque dans l’épisode fameux de l’endormissement coupable d’Erec. Le sommeil du héros oublieux de sa prouesse fait contraste avec la veille de son épouse, Enide, qui s’interroge sur les moyens de préserver l’honneur de son mari. Il n’est pas indifférent de constater que la situation narrative proposée par le Souhait des vez conduit à une réitération de cette partition entre veille féminine et sommeil masculin. Cette similitude de situation donne le ton de la réécriture comique dans une scène où la prouesse attendue du mari reste purement sexuelle18.
Dans cette configuration, le sommeil est un espace de l’abandon, de l’impuissance, du renoncement, de la victoire du corps et de ses exigences, sur l’âme. Le relâchement corporel fait image pour cette appréciation négative : ainsi le portrait du dieu Sommeil chez Ovide, au livre XI des Métamorphoses :
Vix oculos tollens, iterumque iterumque relabens
Summaque percutiens nutanti pectora mento
(Ovide, Métamorphoses XI, 619-620).
[Le dieu soulève à grand peine ses paupières appesanties ; il retombe et retombe encore, tandis que son menton chancelant va frapper sa poitrine.]19
Iris, envoyée par Junon dans l’antre du sommeil afin d’obtenir un rêve consolateur pour la malheureuse Alcyon incapable de faire le deuil de son mari Ceyx, doit lutter pour ne pas céder à la torpeur qui l’envahit :
Iris abit ; neque enim ulterius tolerare soporis
Vim poterat, labique ut somnum sensit in artus,
Effugit (XI, 630-632).
[Iris s’éloigne ; car elle ne pouvait pas résister plus longtemps à l’engourdissement ; quand elle sent le sommeil s’insinuer dans ses membres, elle s’enfuit.]
Dans sa Fontaine amoureuse, Guillaume de Machaut insère cette anecdote dans une longue plainte qu’il place dans la bouche du prince, l’un des deux protagonistes principaux de son lai20. L’amant courtois souhaite être visité d’un songe semblable à celui qui a mis fin à la torturante incertitude de l’épouse trop aimante. Là encore, la description du Sommeil personnifié confère au corps endormi une inertie qui assimile l’assoupissement à un abandon des forces vitales :
Dedens la chambre ou dieus de sommeil couche
Avoit un lit trop riche et une couche.
La dedens gist, aussi comme une souche,
De tel maintien
Que ses mentons a sa poitrine touche,
N’il ne remuet ne piet ne main ne bouche
(Guillaume de Machaut, La Fontaine amoureuse, vv. 603-608)21.
La paix de l’âme
Pourtant, le sommeil peut tout aussi bien être présenté comme un état mental offrant à l’âme un repos bien mérité, au cours duquel elle pourra se détacher de ce corps qui l’encombre et la retient prisonnière du monde physique. C’est en ces termes, d’ailleurs, que, toujours dans le même récit ovidien, Iris, en messagère avisée, fait l’éloge du sommeil :
« Somne, quies rerum, placidissime, Somne, deorum,
Pax animi, quem cura fugit, qui corpora duris
Fessa ministeriis mulces reparasque labori. »
(Ovide, Métamorphoses XI, 623-625)
[« Sommeil, repos de la nature, Sommeil de tous les dieux le plus doux, ô paix de l’âme, toi qui mets en fuite les soucis, toi qui soulages les corps épuisés par de durs travaux et répares leurs forces. »]22
C’est au creux de ce sommeil-là que, comme le dit Cicéron en s’appuyant sur le témoignage de la République de Platon, les rêves véridiques peuvent se manifester :
Cum ergo est somno seuocatus animus a societate et a contagione corporis, tum meminit praeteritorum, praesentia cernit, futura prouidet ; iacet enim corpus dormientis ut mortui, uiget autem et uiuit animus (Cicéron, De divinatione I, XXX, 63).
[Par conséquent, lorsque l’âme s’est affranchie par le sommeil de son association et de son contact avec le corps, alors elle se souvient du passé, comprend le présent et prévoit l’avenir. Car le corps d’un homme qui dort gît comme celui d’un mort, mais son âme est vivante et pleine de force.]23
Grégoire le grand s’applique à une réflexion du même ordre lorsque, dans les Moralia in Job (V, 55), il dépeint comme un sommeil spirituel le détachement du monde auquel le croyant doit atteindre : « Les saints dorment à l’égard des choses du monde, non par nonchalance, mais par vertu (non torpore sed virtute). Alors, ils travaillent plus qu’ils n’eussent fait en veillant (laboriosius dormiunt quam vigilare potuerunt) ; car ayant vaincu, en s’en abstenant, les agitations du monde, ils ne doivent pas cesser, pour autant, de se livrer à eux-mêmes un rude combat. »
Un autre passage du De divinatione définit clairement, à travers une traduction assez libre d’un extrait de la République de Platon (9, 571c-572b), le rapport entre la valeur du rêve et la qualité du sommeil qui lui sert d’écrin :
Lorsque la part de notre âme qui participe de l’esprit et de la raison est dans le sommeil engourdie et affaiblie et que celle au contraire qui comporte une espèce de sauvagerie et de grossière démesure est gonflée par des excès de vin et de nourriture, cette partie-là se donne libre cours dans le sommeil et s’agite de manière effrénée. C’est pourquoi toutes les visions qui s’offrent sont insensées et déraisonnables […] Celui qui en revanche s’abandonne au sommeil après s’être comporté et alimenté de manière saine et mesurée, ayant stimulé, mis en éveil et rassasié de bonnes pensées la partie de l’âme qui relève de l’esprit et du raisonnement, n’ayant ni épuisé par le manque ni satisfait à l’excès la partie qui se repaît du plaisir (l’un et l’autre – que quelque élément naturel manque ou vienne en abondance ou en excès – aveuglent l’esprit), ayant calmé et adouci la troisième partie de l’âme, qui est le siège du feu et de la colère, alors il arrivera que, une fois contenues les deux parties irréfléchies de l’âme, celle qui tient de la raison et de l’esprit se manifeste et se révèle vive et ardente pour rêver. Alors se présenteront à elle dans le sommeil des visions calmes et véridiques. (op. cit., I, XXIX, 60-61, pp. 57-58)
On comprend alors que le sommeil agité s’oppose au sommeil réparateur. Comme l’assoupissement léthargique, auquel il fait pendant, il manifeste le sommeil caractéristique d’une âme prisonnière de la tyrannie corporelle. Ainsi, à travers ces notations concernant les défauts de la somnolence, c’est encore le registre du corporel qui affirme sa précellence dans les descriptions de songes insignifiants, négligeables ou fallacieux. De la même manière, dans le Souhait des vez, le geste du bras de la dame, qui met fin à son rêve tout en frappant son mari, montre combien, dans son sommeil, la dame reste sous l’emprise de son corps.
La thématique du repos apaisant (placida quies) se présente régulièrement sous la plume des auteurs latins, lorsqu’ils s’apprêtent à retracer un événement onirique, quelle soit sa qualité. Tantôt, il s’agit d’indiquer dans quelle atmosphère paisible la vision a lieu, tantôt de mieux isoler le dormeur en proies aux insomnia, de souligner sa solitude au moment où la nuit offre un repos communément réparateur. Sénèque semble sensible à cette topique lorsque, dans une de ses Lettres à Lucilius (VI, 56, 6) il s’exclame, en citant une traduction des Argonautiques d’Apollonios de Rhodes :
Omnia noctis erant placida composta quiete.
Falsum est : nulla placida est quies, nisi quam ratio composuit : nox inhibet molestiam, non tollit, et sollicitudines mutat. Nam dormientium quoque insomnia tam turbulenta sunt quam dies : illa tranquillitas uera est in quam bona mens explicatur.
[« Le monde reposait dans le calme apaisant de la nuit. »
C’est faux ! il n’est point de calme apaisant si la raison n’y a présidé. La nuit n’enlève pas le chagrin ; elle le suspend et ne fait que changer nos soucis. Les songes du dormeur sont aussi tumultueux que sa journée. La vraie tranquillité est celle où l’esprit en bonne santé s’étend à l’aise.]24
Insomnium / insomnia
Cette intimité entre sommeil apaisant et songe véridique éclaire le rôle que joue l’insomnie dans ce système. Le sommeil réparateur, conçu comme un état pacifié de l’âme, ne s’oppose en effet pas tant à la vigilance qu’à l’absence de repos. Si la première opposition que nous avons examinée prend comme référence l’état de veille et donc un régime de vigilance diurne, il apparaît clairement que la norme impliquée par la seconde opposition concerne un régime nocturne et que le fait de rester éveillé y sera décrit comme une pathologie. Un petit récit rapporté par Pierre Alphonse dans sa Disciplina clericalis et intitulé « du roi et de son fabulateur » illustre bien ce point de vue. Il stigmatise l’insomnie : c’est le symptôme d’une incapacité à trouver la sérénité. Il s’agit d’un roi qui, accablé par les soucis du règne, compte sur les talents de son jongleur (fabulator) pour trouver le sommeil. Une nuit d’insomnie particulièrement tenace, il ne cesse de réclamer toujours plus d’histoires et toujours plus longues. Le fabulateur se lance alors dans un récit mettant en scène un paysan qui doit traverser une rivière à la tête d’un troupeau de mille brebis. Au moment de raconter cette laborieuse traversée, le conteur feint de s’endormir. Au roi qui le réveille pour le presser de continuer son histoire, il rétorque : « Il y avait beaucoup d’eau, la barque était minuscule, et le troupeau immense. Donc laisse le paysan, dont je viens de parler, transporter ses brebis et alors moi je finirai l’histoire que j’ai commencée »25.
Les causes de l’insomnie sont nombreuses. Ce sont, par exemple, les chagrins de l’exil dans les Tristes d’Ovide :
Ut tetigi Pontum, uexant insomnia uixque
Ossa tegit macies nec iuvat ora cibus (Ovide, Tristes, III, 8, 27-28).
[Depuis que j’ai touché le Pont, l’insomnie me tourmente, ma maigreur couvre à peine mes os et aucun aliment ne flatte mon palais.]26
Elles renvoient toutes à un déséquilibre physique et ou mental : l’excès de bile noire, la maladie, les soucis. Il n’y a donc pas de grandes différences, du point de vue de leur origine, entre l’insomnie et les rêves induits par la survivance, dans le sommeil, des besoins corporels ou des préoccupations diurnes. Cependant, parmi toutes ces causes de l’insomnie, il en est une que les textes littéraires retiennent de préférence à toute autre : c’est, bien sûr, l’amour. Les amants et amantes les plus coupables, Médée, ou encore Térée, ou Myrrha sont, dans les Métamorphoses d’Ovide, victimes de cette privation de sommeil proche du délire :
Iam labor exiguus Phoebo restabat equique
Pulsabant pedibus spatium decliuis Olympi ;
Regales epulae mensis et Bacchus in auro
Ponitur ; hinc placido dantur sua corpora somno.
At rex Odrysius, quamuis secessit, in illa
Aestuat et, repetens faciem motusque manusque,
Qualia uult, fingit quae nondum uidit et ignes
Ipse suos nutrit cura remouente soporem
(Ovide, Métamorphoses VI, 486-493).
[Il ne restait plus à Phébus qu’un étroit espace à parcourir et ses chevaux foulaient de leurs pieds la région où s’incline l’Olympe ; on sert sur les tables un festin royal et, dans les vases d’or, les dons de Bacchus ; puis un doux sommeil s’empare du corps qu’on lui abandonne. Mais le roi des Odryses, quoique séparé de Philomèle, bout d’impatience en pensant à elle, il se rappelle ses traits, sa démarche, ses mains ; il se représente au gré de ses désirs les charmes qu’il n’a pas encore vus ; il alimente lui-même le feu qui le dévore et sa passion éloigne de lui le sommeil.] (op. cit.)
Noctis erat medium curasque et corpora somnus
Soluerat; at uirgo Cinyreia peuigil igni
Carpitur indomito furiosaque uota retractat
(Ovide, Métamorphoses X, 368-370).
[La nuit avait accompli la moitié de sa course ; le sommeil avait détendu les soucis et les corps des mortels ; mais la fille de Cinyras veille toujours, en proie à une flamme indomptable et elle revient sans cesse à ses désirs insensés.] (op. cit.)
C’est ici que les termes latins prennent tout leur intérêt. On sait qu’il faut distinguer le féminin insomnia désignant l’état, le plus souvent maladif, de la veille nocturne, du neutre insomnium, forgé sur le grec enhupnion, et dont le préfixe n’a pas un sens privatif, mais représente la préposition in, signifiant « dans ». Insomnium renvoie à ce qui arrive pendant le sommeil et désignent les rêves de peu de poids, par opposition à oneiros27. Cependant on ne peut qu’être frappée par cette curieuse rencontre lexicale entre le rêve vain ou creux et l’insomnie qui rassemble des phénomènes en apparence antinomiques, mais pourtant, nous venons de le découvrir, appendus aux mêmes causes et qui, au gré de la veille amoureuse, prennent, peu à peu, un visage fort semblable.
L’amour empêche de dormir, mais favorise aussi les rêves. Les rêves des femmes surtout, qui, à longueur de nuit, se représentent, dans une sorte de veille hallucinée, l’objet de leurs désirs. Comment ne pas évoquer ici le célèbre début du livre IV de l’Enéide qui décrit les tourments de la malheureuse Didon en proie à l’amour :
At regina graui iamdudum saucia cura
uolnus alit uenis et caeco carpitur igni.
Multa uiri uirtus animo multusque recursat
gentis honos ; haerent infixi pectore uoltus
uerbaque, nec placidam membris dat cura quietem (IV, 1-5).
[Mais la reine, d’un long mal sent la lourde blessure. Son sang nourrit sa plaie, un feu secret la brûle. Le héros, noble et grand, bat et rebat son âme ; ses mots, ses traits, gravés se fixent dans son cœur et pour le corps malade, il n’est ni calme ni paix.] (op. cit.)
A l’aube, prenant sa soeur à témoin elle s’écrie :
Anna soror, quae me suspensam insomnia terrent ! (IV, 9)
Le commentaire de Servius sur ce vers est particulièrement éclairant, puisque, s’interrogeant sur la forme, singulière ou plurielle, que peut prendre le verbe terrere dans ce vers, ce dernier souligne l’ambivalence du substantif insomnia et rapproche très clairement l’insomnie du songe obsessionnel. Le repos de Didon est inplacidus, traversé de songes, de sorte, nous dit Servius, que nous devons nous la représenter sous l’emprise tout à la fois de la crainte que lui inspirent ses rêves et des tourments de l’insomnie :
INSOMNIA TERRENT et « terret » et « terrent » legitur. Sed si « terret » legerimus, « insomnia » erit vigilia : hoc enim maiores inter vigilias et ea quae videmus in somnis interesse voluerunt, ut « insomnia » generis feminini numeri singularis vigiliam significaret, « insomnia » vero generis neutri numeri pluralis ea quae per somnium videmus, ut (VI 897) « sed falsa ad caelum mittunt insomnia manes ». Sciendum igitur, quia si « terret » dixerimus antiqua erit elocutio ; « insomnia » enim, licet et Pacuvius et Ennius frequenter dixerit, Plinius tamen exclusit et de usu removit. Sed ambiguitatem lectionis haec res fecit, quod non ex aperto vigilasse se dixit, sed habuisse quietem inplacidam, id est somniis interruptam, ut intellegamus eam et insomniis territam et propter terrorem somniorum vigilias quoque perpessam28.
Ovide reprend, au premier livre des Pontiques, pour se l’appliquer, l’expression de Didon, tout en soulignant à quel point les tourments insomniaques sont le fruit d’une superposition des peines de l’éveil et de celles du rêve de ressassement :
At, puto, cum requies medicinaque publica curae somnus adest, solitis nox uenit orba malis.
Somnia me terrent ueros imitantia casus et uigilant sensus in mea damna mei (I, 2, 41-44).
[Mais peut-être, à l’heure du repos et du sommeil, ce remède universel des soucis, la nuit vient-elle, libérée des habituelles misères ? Des songes m’épouvantent, offrant l’image de mes malheurs réels et mes sens restent éveillés pour mon tourment.]29
Mais Didon n’est pas seule. La Médée d’Appolodore l’a précédée et les héroïnes des romans et des lais médiévaux sont nombreuses à connaître ces veilles hallucinées30. Ainsi la jeune Thisbé dans le lai ovidien du milieu du XIIe siècle :
Le jour
I sui en lerme et en freour,
Et en angoisse et en dolour,
Et en torment et en tristour.
La nuit,
N’ai je ne deport ne deduit
Quant je me gis dedens mon lit.
Riens n’oi,
S’en sui en paine et en esfroi ;
Si m’est avis que je vous voi
Et ne poez parler a moi,
Dont suis pire que ne soloi.
Tressail
Tressu d’angoisse et de travail ;
Dont tens mes mains que je vous bail,
Et quant vous doi prendre, si fail (vv. 519-534)31.
La référence plus ou moins explicite à la mésaventure de Narcisse, absente de la source latine, est éclairante. Les fantaisies nocturnes de l’insomnie amoureuse n’en font pas mystère : le songe creux, comme l’amour, repose sur un dérèglement de l’imagination. Ces insomnia se donnent comme des illusions, elles obligent la rêveuse à contempler un objet qu’elle ne pourra pas saisir.
Cette tradition n’est pas sans jeter un jour nouveau sur le rêve de la dame dans le fabliau. La preudefame en mal d’amour n’est-elle pas semblable à ces Thisbé ou Didon insomniaques qui se laissent leurrer par les créations de leur imagination, mais dont les mains, au lieu de se refermer sur l’objet de leurs vœux ne rencontrent que du vide ? Le geste de paumoier qui met fin au rêve de la dame ne s’apparente-t-il pas, par la frustration qu’il engendre, aux mouvements de ces bras qui, dans l’ombre, se tendent vers le néant ?
Et la dame s’esvoille et saut,
qui encor se dormist, son vuel,
car sa joie li torne a duel.
La joie en veillant li eslonge
don ele estoit dame par çonge :
por ce dormist, son voil, encor ! (éd. cit., vv. 146-151)
Fantasma : la dorveille entre hypovigile et insomnie
Tout ceci, cette parenté avérée d’insomnium et d’insomnia, nous ramène vers le moment si délicat du passage entre la veille et le sommeil. Chez Macrobe, la catégorie du visum ou fantasma, qui partage avec l’insomnium le privilège douteux d’appartenir à la catégorie des rêves sans significations, se caractérise justement par le fait qu’il « se produit entre veille et repos profond, dans cette espèce, comme on dit, de première brume du sommeil, quand le dormeur, qui se croit encore éveillé alors qu’il commence tout juste à sommeiller, rêve qu’il aperçoit, fondant sur lui ou errant çà et là, des silhouettes qui diffèrent des créatures naturelles par la taille ou par l’aspect ainsi que diverses choses confuses, plaisantes ou désordonnées » (op. cit. I, 3, 7, vol. I, p. 12). Ce mystérieux point de bascule se trouve souvent figuré, dans les textes littéraires médiévaux, pour donner à percevoir la valeur fantastique ou imaginaire d’un événement. On songe à l’« entroubli » de François Villon, ou à la « dorveille » du clerc dans la Fontaine amoureuse de Guillaume de Machaut. Toutes ces productions imaginaires troublent la claire distinction entre veille et sommeil. Notre enquête semble indiquer que cet espace de l’insomnie ou du rêve insomniaque a partie liée avec le mauvais sommeil tout habité du fonctionnement physiologique des organes. Une telle conclusion a de quoi surprendre, car les moments d’inconscience fantasmatique proposée par les textes littéraires français n’apparaissent pas forcément sous ce jour si peu recommandable. On le sait, bien souvent l’esprit qui évolue entre veille et sommeil est conduit à la révélation d’une réalité autre, surnaturelle ou féerique.
Dans le chapitre qu’il consacre à la « dorveille » dans Jeux d’errance du chevalier médiéval32, Michel Stanesco rapproche ces phénomènes d’« hypovigile » d’une technique chevaleresque de maîtrise du sommeil. Son analyse permet de reconduire la dorveille ou l’entroubli vers une appréhension plus positive. Les moments d’entroubli recensés par l’auteur proposent des scènes de chevauchée diurne au cours desquelles les protagonistes se rendent maîtres de leur sommeil et se plongent dans un état de veille paradoxale. Ce délassement obtenu presque sur commande s’apparente sans doute à la pratique aujourd’hui fort prisée d’une sorte de sieste vertueuse, brève et réparatrice, qui évite l’engourdissement et l’impudique torpeur d’après déjeuner, dont elle se distingue radicalement. Stanesco met en évidence le contraste entre les épisodes qu’il commente et celui qui met en scène le relâchement de Lancelot endormi, du fait de son péché, au pied d’un arbre dans la Quête du Graal. Le héros s’avérera incapable de s’éveiller pour découvrir le Graal.
L’auteur de l’étude propose de voir une influence de cette tradition chevaleresque sur les nombreux textes de la fin du Moyen Age qui utilisent le motif de la dorveille ou de l’entroubli pour favoriser une entrée en songe. Sur ce point, il conviendrait de continuer l’enquête, tant il est vrai que ces multiples occurrences de visions ensommeillées ne peuvent se comprendre sans y faire intervenir le paramètre, en partie hétérogène à notre propos, de la crise mélancolique.
Si on se réfère à Guillaume de Machaut, la scène du début de la Fontaine amoureuse semble pourtant confirmer l’accointance d’une dorveille nocturne avec l’insomnium, puisque le narrateur nous propose de suivre les émois d’un clerc insomniaque et peureux, qui fait l’expérience d’un endormissement plein d’effroi :
Il n’a pas lonc temps que j’estoie
En un lit ou pas ne dormoie
Einsois faisoit la dorveille
Com cils qui dort et encor veille,
Car j’aloie de dor en dor
Pour ce qu’assez envis m’endor
Quant aucune merencolie
Avec ma pensee se lie.
Mais quant repos en moy nature
Voloit prendre, une creature
Oÿ, qui trop fort se plaignoit
Et bien vi que pas ne faingnoit
Car son plaint si parfondement
Prenoit, et son gemissement
Que j’en os horreur et frëour,
Doubtance, frisson et päour (éd. cit., vv. 61-76).
L’inquiétante étrangeté de cette plainte est due au fait que notre « rêveur » n’est pas familier des lieux où il se trouve, mais, une fois de plus, l’événement nocturne se traduit par des conséquences physiques pour le moins remarquables :
Lors a un queude me dressai
Et songneusement escoutay
Pour savoir que ce pooit estre,
Car je n’estoit pas del estre
Ne de la chambre mout acointes,
Dont je ne fui mie plus cointes.
Mais einsi com je l’escoutoie
Dedens mon cuer ymaginoie
Que c’estoit aucuns esperis
Dont je peüsse estre peris.
Adont durement me doubtay
Et dedens mon lit me boutay.
Il sambloit que j’eüsse fievres
Car je suis plus couars qu’uns lievres
Et si trambloie, et goute a goute
Suoie d’effroy et de doute (vv. 79-94).
Si nous lions rapidement la gerbe de nos constatations, nous pourrons opposer un espace onirique caractérisé par un sommeil profond, reposant, susceptible de libérer l’âme de ses attaches corporelles, et par une production de songes matinaux, riches en impressions visuelles et plein d’une signification digne de révélation. A cela s’oppose un espace que vous me permettrez de qualifier d’insomniaque dont les symptômes sont : un sommeil agité ou une torpeur excessive, le retour d’impressions diurnes, une indistinction entre vigilance et endormissement, la permanente influence de la nourriture, de la boisson et du désir sexuel ainsi que des humeurs, mélancoliques en particulier ; l’importance et la fréquence des sollicitations corporelles, des rêves vespéraux érotiques ou des cauchemars, des rêves d’angoisse33.
Le songe creux en littérature : pour un brouillage de la typologie ?
Dans le champ littéraire, ces représentations jouissent d’une remarquable stabilité. Or les textes que j’ai rassemblés me semblent intéressants dans la mesure où ils interrogent, dans une veine parfois parodique, les limites de la typologie des songes. Il n’est pas rare de constater que les représentations littéraires du songe creux procèdent à des brouillages de la classification ou travaillent à superposer des traits que les codes descriptifs distinguent au contraire soigneusement.
A l’évidence, la représentation du songe vain est si labile qu’elle offre de nombreuses possibilités de jeux sur les conventions oniriques. Ainsi Thisbé, la malheureuse adolescente que nous avons vue en proie à l’insomnie amoureuse, continue-t-elle son « récit de rêve » en racontant comment, dans la suite de la nuit, sous l’effet du sommeil, il lui semble encore voir Pyrame. Mais cette fois, elle désigne l’apparition comme un songe, qu’elle espère favorable. Dans son émoi, elle donne à entendre la plainte de son amant qui l’exhorte à le reconnaître, à s’éveiller et à prendre la fuite, échappant ainsi à l’autorité parentale.
Amis
Quant me rendors, si m’est avis
Que vous estes devant mon vis,
Tous dehaitiez et tous pensis.
Diex donge
Que biens me viengne de cest songe !
Dont m’est avis que me semonge
Sovent
Ne sai quel vois en complaignant,
Qui ce me di apertemant
Ensi :
« Tysbé, cognois tu ton ami ?
Esveille toi, s’alons de ci,
Tysbé » (éd. cit., vv. 535-548).
Dans les vers qui suivent, elle transforme la portée du rêve, passant de l’obsession d’amour à la révélation divine. Elle traite ses hallucinations comme s’il s’agissait d’une admonestation des dieux dont la volonté s’exprimerait par une sorte d’oraculum. Cette forme de communication onirique est décrite par Macrobe et ses successeurs comme un songe au cours duquel un être investi d’autorité vient visiter nuitamment un mortel pour lui intimer un ordre ou lui révéler une vérité34 :
Li dieu nous ont amonesté
Que issons fors de la cité,
Tant que pussons estre assamblé (vv. 549-551).
Déjà la présentation de la parole oraculaire entendue en rêve prêtait à confusion. C’était une voix inconnue qui appelait Thisbé à s’éveiller, une voix qui pouvait n’être pas celle de l’ami, même si la proximité de l’évocation nocturne de l’amant et de l’oraculum permet de maintenir l’indécision à ce propos. L’indistinction même des catégories oniriques et leur mélange confèrent à cette scène magnifique tout son intérêt. La jeune fille se met à l’écoute de son désir de liberté qu’elle fantasme comme un appel du divin. Tout est renversant dans ce texte, jusqu’à l’impératif du vers 547, qui au creux même du songe relaie la thématique de l’éveil de la croyante et ou de l’amante : comment ne pas être charmée par cette évocation d’un éveil des sens qui se dit avec le vocabulaire de l’éveil spirituel d’une âme prisonnière ?
Grâce à la collision de deux ordres de représentations du rêve, lorsque oraculum et insomnium s’entrechoquent, le texte délivre un message à double entente. La malheureuse Thisbé court à sa perte, elle s’illusionne elle-même, prenant la voix de son désir naissant pour un ordre supérieur qui l’autoriserait à rompre là avec la piété filiale. Tel est la leçon cléricale et bien-pensante, tout entière appliquée à souligner les dangers de la fugue nocturne des jeunes amants, qu’il faut assurément entendre dans cette scène, qui se donne comme un exemple de mauvaise interprétation de rêves. Cependant, cette manière de travestir une voix intérieure, une aspiration à la liberté en un appel venu d’ailleurs, de l’amant ou même d’un amant travesti en dieu, ne traduit-elle pas aussi, avec une précision et une grâce approchant la perfection, le mouvement de l’âme de la jeune fille en fleurs, en fixant dans le texte, pour la postérité, la valeur transgressive de l’éveil à la vie adulte ?
Dans le même ordre d’idée, on pourra admirer la manière dont Ovide forge la représentation de Morphée au livre XI des ses Métamorphoses. Le fils du dieu Sommeil est un messager divin, porteur d’une nouvelle véridique. La vision qu’il va délivrer à la malheureuse Alcyone pour lui permettre d’engager le deuil de son époux Céyx s’assimile donc parfaitement, là aussi, à la catégorie bien connue de l’oraculum. Pourtant, Morphée nous est présenté comme le maître des fictions (artificem simulatoremque figurae Morphea). L’antre du dieu sommeil est le palais des somia vana, revêtus de formes diverses, aussi nombreuses que les épis de la moisson, les feuilles de la forêt ou les sables rejetés par la mer sur le rivage (Met. XI 613-615). La révélation véridique adressée à Alcyone, qui l’avertit de la mort par noyade de son mari, se calque, du fait du pouvoir de simulation et d’illusion explicitement souligné par Ovide, sur les formes du rêve érotique. Morphée prend les traits de Céyx et la malheureuse épouse, abusée par la ressemblance, ne peut que répéter à son tour le geste vain des amoureuses confondues :
Adicit his uocem Morpheus, quam coniugis illa
Crederet esse sui ; fletus quoque fundere ueros
Visus erat gestumque manus Ceycis habebat.
Ingemit Alcyone lacrimans mouet atque lacertos
Per somnum corpusque petens amplectitur auras
Exclamatque : « Mane. Quo te rapis ? ibimus una. »
Voce sua specieque viri turbata soporem
Excutit (Ovide, Métamorphoses XI, 671-678).
[Morphée avait dit ces mots d’une voix qu’Alcyone aurait prise pour celle de son époux ; il avait semblé verser des pleurs véritables et sa main avait les gestes de Céyx. Alcyone gémit, elle répand des larmes et agite ses bras tout en dormant : elle cherche à saisir un corps, elle n’embrasse que les airs ; elle s’écrie alors : « Reste, où fuis-tu ? Nous partirons ensemble. » Troublée par sa propre voix et par l’apparition de son époux, elle s’éveille.]
Les artifices du maître des fictions, dont le talent n’est pas sans similitudes sans doute avec celui du poète des Métamorphoses, se mettent au service du projet bienveillant de la déesse consolatrice.
Sans doute cette virtuosité illusionniste a-t-elle intéressé Guillaume de Machaut, qui, on l’a vu, en reprend le récit dans sa Fontaine Amoureuse :
Celle s’esveille afin qu’ele le teingne,
Mais cil qui n’a pooir que plus remaigne
S’evanuist (éd. cit., vv. 680-682).
Le songe d’Alcyone, tout vain et mensonger qu’il est, a la vertu d’offrir à la malheureuse épouse, jusque là condamnée à l’insomnie, le repos d’un sommeil vainement cherché. Les derniers vers, contrastés, des strophes XX et XXI de la complainte du Chevalier soulignent ce progrès :
Elle l’amoit plus que rien d’amour fine.
Ses crins tiroit et batoit sa poitrine
Et pour s’amour seur lit ne soubs courtine
Ne pot dormir.
[…]
Si que Juno, la deesse, ot si grant
Pité de li
Qu’Alchioine vit Ceïs en dormant.
Or vous dirai la maniere comment :
Dieus de sommeil le fist par son commant
Et l’endormy. (vv. 551-554 ; 565-570)
En cela, le songe d’Alcyone anticipe sur celui des deux personnages principaux du dit, le narrateur de première personne et le chevalier. Dans la scène initiale déjà évoquée, l’insomnie vespérale domine. Cependant le lendemain matin, les deux acteurs sombrent ensemble, enlacés dans les bras l’un de l’autre, dans un sommeil réparateur qui leur offrira, par le biais d’un songe, le réconfort. La puissance de Morphée, artisan de fictions réconfortantes qui s’adresse directement à l’âme de l’amoureux ou de l’amoureuse fait image pour le pouvoir de la poésie, langage du secret capable de saisir sans intermédiaire les moindres inflexions du désarroi amoureux. Il y a certainement une sorte analogie entre l’apparition en partie trompeuse de Morphée dans le songe d’Alcyone et le travail nocturne du clerc, pourtant rude et malappris, qui transcrit « mot à mot » (v. 1523) la plainte vespérale du chevalier pour la lui offrir au matin toute prête, devançant ainsi sa requête. On notera d’ailleurs que ce vœu comblé provoque, par l’apaisement qu’il procure, l’entrée en songe des dormeurs jusque là insomniaques.
Quant à notre fabliau, si vous permettez que j’en termine avec lui, nous avons vu comment dans une logique de renversement carnavalesque, il utilise la valorisation de la veille pour faire de la pulsion sexuelle qui tient la dame éveillée, une valeur positive. Mais il bouleverse lui aussi la typologie en nous donnant à lire un rêve qui rassemble les caractéristiques de l’insomnium vain et insignifiant, mais qui produit pourtant si bien du sens qu’il permet aux époux de rétablir leurs relations conjugales.
Cependant, comme il se doit dans l’espace du fabliau, si le songe creux mérite une interprétation, celle-ci sera relayée par le langage des gestes. Arrêtons-nous tout d’abord à la gifle assenée au mari et qui cause le réveil des protagonistes. Elle semble bien relayer le contenu latent du rêve, et exprime, à l’insu de la rêveuse, toute l’agressivité accumulée, refoulée sans doute, par une épouse dévouée et obéissante, mais bien mal récompensée de sa patience et de la peine qu’elle se donne pour plaire à son mari. Par ailleurs, le rêve de la dame fait aussi l’objet d’un récit rétrospectif, comme dans le cas des rêves de rois ou de saints étudiés par Jacques Le Goff. Ce récit amène le mari à se faire, en quelque sorte, l’interprète du rêve puisqu’il va se saisir de la main de la dame pour en appliquer la paume sur son propre sexe :
Puis l’acole estroit et enbrace
et li baise la boche tandre ;
et li viz li conmance a tandre,
que cele l’eschaufe et enchante.
Et cil en la paume li plante
lo vit, qant un po fu finez (éd. cit., vv. 182-187).
Le vœu de la dame, dont le rêve s’est fait le messager, va être comblé d’une manière qui permet la réitération du paumoier. Le coup porté à la joue se double d’un geste d’amour, ou plus précisément de l’amour – physique s’entend. Grâce à cette translation érotique, le mouvement violent et intempestif du bras est reconduit vers sa sphère d’origine : le désir sexuel. Est-ce parce que le Souhait des vez offre, fait rarissime, une forme d’expression à la sensualité féminine, que le songe creux ouvre enfin, grâce à la relance d’un geste, sur sa propre interprétation ?
____________
1 Sigmund Freud, L’Interprétation des rêves ; trad. en français par Ignace Meyerson, nouv. éd. augmentée et entièrement révisée par Denise Berger, Paris, Presses universitaires de France, 1987, p. 78.
2 Macrobe, Commentaire au Songe de Scipion, texte établi, traduit et commenté par Mireille Armisen-Marchetti, Paris, Les Belles Lettres, 2001-2003, 2 vol.
3 Homère, Odyssée, XIX, 562-569 ; Virgile, Enéide VI, 893-901.
4 Chrétien de Troyes, Cligès, éd. et trad. de Charles Méla et Olivier Collet, Paris, Librairie générale française, 1994 (Le Livre de poche. Lettres gothiques). Sur ce point, on lira les remarques qu’Alain Corbellari consacre au traitement pour le moins circonspect que les romans médiévaux font subir aux phénomènes oniriques.
5 Les citations du fabliau de Jean Bodel, parfois intitulé aussi Le Songe des vits, sont tirées de l’édition de L. Rossi et R. Straub : Fabliaux érotiques, textes de jongleurs des XIIe et XIIIe siècles, éd. critique, trad., introd. et notes par Luciano Rossi ; avec la collab. de Richard Straub ; postface de Howard Bloch, Paris : Librairie générale française, 1993 (Le Livre de poche. Lettres gothiques). Sur ce fabliau et sa valeur onirique et nocturne, on pourra lire en particulier l’étude de Françoise Laurent, « Dormirs n’est or pas de saison : la nuit dans les fabliaux de Jean Bodel », Revue des Langues romanes 106 (2002), pp. 383-413.
6 Une version atténuée de ce récit circule dans la littérature enfantine. Dans ce cas, l’ardeur sexuelle est remplacée par la gourmandise et des saucisses prennent la place des attributs sexuels. On soulignera au passage que Freud utilise ce conte afin d’expliquer comment la réalisation de désirs peut être génératrice de déplaisir et d’angoisse lorsqu’elle se heurte à l’ambivalence du sujet à l’égard de ses propres vœux, symbolisée ici par les divergences de vues entre les époux (L’Interprétation des rêves, op. cit., pp. 493-4).
7 Jacques Le Goff, « Le christianisme et les rêves (IIe-VIIe s.) », dans Tullio Gregory, I sogni nel Medioevo, Rome, Editione dell’Ateneo, 1985, ppp. 171-218, repris dans L’Imaginaire médiéval, Paris, Gallimard (Bibliothèque des histoires), 1985, pp. 265-316.
8 Césaire de Heisterbach, Dialogus miraculorum, textum, ad quatuor codicum manuscriptorum editionisque principis fidem accurate recognovit Josephus Strange, Coloniae ; Bonnae [etc.] : J.M. Heberle, 1851.
9 Vincentius Bellovacensis, Speculum quadruplex, sive speculum maius : naturale, doctrinale, morale, historiale, Graz, Akademische Druck-u. Verlagsanstalt, 1964-1965 (reprod. photomécanique de l’éd. de Duaci, B. Belleri, 1624), I. Speculum naturale livre XXVI, LII-LXV, 1872-1878. La discussion de Vincent englobe également la tradition aristotélicienne sur le songe et expose les points de divergence entre la théorie de Grégoire et celle d’Aristote.
10 Pline l’Ancien, Histoire naturelle, texte établi, traduit et commenté par E. de Saint Denis, Paris, Les Belles Lettres, 1961.
11 Macrobe reconnaît trois causes possibles aux insomnia. Que les rêves sans valeur divinatoire (cura interpretanionis indigna sunt) soient suscités par le corps, le psychisme ou par une cause extérieure que notre auteur associe à la fortune (animi corporisve sive fortunae), ils sont toujours le résultat d’un souci, d’une préoccupation oppressante qui obsède le rêveur lorsqu’il est en état de veille (qualis vigilantem fatigaverat, talem se ingerit dormienti) (Op. cit., I, 3, 3-4).
12 Op. cit., IV, XXXIII : De converso in missa dormitante qui lignum pro carnibus rodebat.
13 De ce point de vue, on peut sans doute ranger l’entroubli de François Villon (Lais, huitains XXXV-XXXIX), si mystérieux et ambigu, qui se situe au début de la nuit, au moment des vêpres, à neuf heures du soir, dans cette catégorie d’images oniriques peu recommandables en raison de leur attachement aux résidus de la vie diurne.
14 Ovide, Héroïdes, texte établi par Henri Bornecque ; et trad. par Marcel Prévost, 2e tirage de la 5e éd, revue, corrigée et augmentée par Danielle Porte, Paris, Les Belles Lettres, 1999. Sur ce point, voir aussi Horace, Satires I, 10, 33 : Quirinus / Post mediam noctem visus, cum somnia vera.
15 Nos autem cum sanctis et prophetis dicimus quod somnia frequenter aliquid signant de futuris, maximeque ut dicit Avic. quae sunt in dormitionis fine, sicut illa quae videntur in mane. Omnes enim cogitationes hac hora quiescunt, humorum motus finiti sunt, ideoque cum imaginativa non sit impedita per corpus nec impediatur ab aliis actibus animae, tunc obsequium eius quod praestat animae, melius est quam post, et ideo in talibus imaginationibus frequenter praevidentur futura. (op. cit., L. XXVI, LII, 1871 D)
Circa ver enim et autumnum turbida fiunt et falsa, veluti ab ipsa continua esca sumpta. Matutina vero cessante iam perturbatione pura. Et iterum qui supini dormiunt somniant, proni vero minus, quia bene collocati sunt. (op. cit., 1877 D)
16 Ainsi les rêves d’automne sont réputés être moins véridiques que ceux de la bonne saison (cf. Plutarque, Propos de table VIII, 10). Vincent de Beauvais connaît aussi cette distinction saisonnière (voir ci-dessus, note 15).
17 Virgile, Enéide, trad. par André Bellessort. [1], Livres I-VI, texte établi par Henri Goelzer, Paris, Les Belles Lettres, 1974.
18 Cf. vv. 49-51 : « Cil n’ot cure de sa moillier / qui lo joer et lo veillier / soufrist bien encor une piece ». La plainte de la dame est, elle aussi, explicite : « Il deüst veillier, et il dort ! », op. cit., v. 56.
19 Ovide, Les Métamorphoses, texte établi et trad. par Georges Lafaye, 2e éd. du 7e tirage revu et corrigé par H. Le Bonniec, Paris, Les Belles Lettres, 1999, T. 3, XI-XV.
20 Sur les réécritures de la fable de Ceyx et Alcyoné à la fin du Moyen Age, voir Jean-Claude Mühlethaler, « Entre amour et politique : métamorphoses ovidiennes à la fin du Moyen Age : la fable de Céyx et Alcyoné, de l’Ovide moralisé à Christine de Pizan et Alain Chartier », Cahiers de Recherches Médiévales (XIIe-XVe s.) 9, 2002, pp. 143-156.
21 Guillaume de Machaut, La Fontaine amoureuse, éd. et trad. par Jacqueline Cerquiglini, Paris, Stock, 1993.
22 Voir aussi Ovide, Met. VIII 83, Virgile, Aen. II, 253 ; VIII 26 ; IX 224.
23 M. Tulli Ciceronis, De divinatione libri duo, ed. by Arthur S. Pease, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1963 [réimpr. de l’éd. de 1920-1923] ; Cicéron, De la divination, trad. et commenté par Gérard Freyburger et John Scheid, préf. de Amin Maalouf, Paris, Les Belles Lettres, 1992 (La Roue à Livres) p. 58.
24 Sénèque, Lettres à Lucilius, texte établi par François Préchac et trad. par Henri Noblot, 6e tirage revu et corrigé avec index par Claude Rambaux, Paris, Les Belles Lettres, 1993, t. 2, Livres V-VII.
25 Pierre Alphonse, Disciplina clericalis, hrsg. von Alfons Hilka und Werner Söderhjelm, Helsingfors : Druckerei der finnischen Litteraturgesellschaft, 1911-1912, exemple XII, De rege et fabulatore suo.
26 Ovide, Tristes, texte établi et traduit par Jacques André, Paris, Les Belles Lettres, 1968.
27 Cette opposition entre enhupnion et oneiros se trouve déjà dans la Clef des songes d’Artémidore.
28 Maurus Honoratus Servius, Servii grammatici qui feruntur in Vergilii carmina commentarii recensuerunt Georgius Thilo et Hermannus Hagen, Hildesheim : G. Olms, 1961.
29 Ovide, Pontiques, texte établi et traduit par Jacques André, Paris, Les Belles Lettres, 1977.
30 Voir Francis Gingras, « Nocturnes vulgaires : l’invention des nuits romanesques » et Aimé Petit, « Nuits blanches dans les romans antiques », dans L’Imaginaire de la nuit au Moyen Age, Revue des Langues romanes 106 (2002), pp. 273-294 et 295-314.
31 Pyrame et Thisbé, Narcisse, Philomena, trois contes du XIIe siècle français imités d’Ovide, présentés, édités et traduits par Emmanuèle Baumgartner, éd. bilingue, Paris, Gallimard, 2000 (Folio).
32 Michel Stanesco, Jeux d’errance du chevalier médiéval : aspects ludiques de la fonction guerrière dans la littérature du Moyen Age flamboyant, Leiden ; New York [etc.] : E.J. Brill, 1988, pp. 148-172.
33 Les conclusions de notre enquête permettent peut-être de mettre en perspective le projet de Sigmund Freud. Il apparaît clairement, à lire les témoignages anciens sur le songe et ses mystères, que le rapport entre rêve et désir est bien établi dans la tradition. Le geste novateur de Freud, de ce point de vue, semble être d’avoir pris au sérieux la part obscure et malfamée de la typologie onirique, pour lui appliquer un traitement herméneutique.
34 Macrobe, op. cit., 1, 3, 8.