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Belles-lettres et mauvais rêves

De quelques cauchemars monastiques des Xe et XIe siècles

Jean-Yves TILLIETTE

Genève

De l’onirocritique d’Artémidore à la Traumdeutung de Freud, le rêve apparaît comme un texte à interpréter. C’est un peu la démarche inverse qui sera illustrée ici. Je veux dire que les rêves dont il va être question se donnent, quant à eux, comme des instruments efficaces de l’interprétation des textes. S’il arrive que l’esprit en sommeil enfante des monstres, il peut aussi dans le même temps faire preuve d’une exceptionnelle clairvoyance. Les utopies futuristes des années 1960 mettaient volontiers en scène la possibilité d’acquérir, dans et par le sommeil, un savoir ignoré, une langue étrangère par exemple dont le phrasé s’imprimait directement dans l’inconscient par le biais de signaux électriques. Pourtant, en vue de servir d’amorce au parcours textuel ici proposé, j’ai choisi de rappeler un épisode d’hypnopédie ratée. Charlemagne, si l’on en croit son biographe, a acquis grâce à Alcuin de solides connaissances dans les arts libéraux, mais ne maîtrise pas la compétence de l’écriture. Pour combler cette lacune, il glisse sous les coussins de son lit tablettes et parchemin. Et il faut imaginer le vieil empereur s’efforçant, aux moments d’insomnie, d’y tracer sans grand succès des caractères maladroits…1

Nos tables de chevet sont souvent encombrées de livres. En un temps où ce meuble n’existe pas, l’usage de placer sous son oreiller un objet lié au savoir écrit semble assez diffusé. C’est souvent l’œuvre de Virgile, le seul poète païen dont la lecture, étape obligée d’une éducation littéraire, n’a jamais connu d’éclipse, qui occupe cette place de choix. En guise de « tête de série », j’invoquerai d’abord sans m’y appesantir le curieux témoignage d’Ermenrich d’Ellwangen. Cet attardé de la renaissance carolingienne – il fut élève de Walahfrid Strabon lui-même élève de Raban Maur lui-même élève d’Alcuin – écrit à l’abbé de Saint-Gall Grimald, en qui l’on peut voir le représentant de nouvelles formes de culture, d’orientation plus monastique, une longue lettre pédante et involontairement loufoque2. D’un salmigondis improbable sur la grammaire et sur les arts du nombre ressort le passage dont voici la substance : endormi sur son Virgile après une journée passée à le lire, Ermenrich voit en songe lui apparaître le poète, dont une formule euphémistique suggère qu’il réside en enfer, sous les traits d’un monstre sombre et ricanant. Il aura beau rejeter au loin le livre, son sommeil restera peuplé de mauvais rêves (fantasma)3. Notre auteur, au demeurant, ne s’embarrasse pas de cohérence, puisqu’au chapitre suivant, appliquant à Virgile la formule que celui-ci est réputé avoir appliquée à Ennius, il déclare trouver malgré tout dans l’œuvre de ce « misérable fantôme » (larvula) « de l’or au milieu d’excréments ». « Bien que les propos des poètes païens, conclut-il, soient répugnants, parce qu’ils ne sont pas véridiques, du moins aident-ils considérablement à comprendre l’éloquence divine… »4

Cette indulgence n’est certainement pas le fait des témoignages suivants. Après le préambule drolatique que constitue la lettre d’Ermenrich d’Ellwangen, le dossier fourni et assez bien connu que j’ouvre maintenant vient du Cluny de la grande époque (Xe-XIe siècle). Selon son biographe Jean de Salerne, Odon, le deuxième abbé de Cluny, mais le véritable initiateur de l’immense rayonnement du monastère, se trouve à l’âge de dix-neuf ans hésitant sur sa vocation, tel Hercule à la croisée des chemins. Il s’est déjà équipé de solides connaissances techniques, donc anodines, grâce à la lecture de Priscien. Attiré par les belles-lettres, il songe à entreprendre celle de l’œuvre de Virgile. C’est alors qu’il voit en rêve – l’image est célèbre – un vase splendide, rempli de serpents. L’interprétation aussitôt fournie au réveil est simple : c’est bien du poète antique qu’il s’agit, dont le livre, merveilleux récipient, enclôt une pernicieuse doctrine (retenons le mot). S’y abreuver, c’est courir à sa perte. Odon choisira d’autres voies pour étancher sa soif5.

Les clunisiens ont de la suite dans les idées6. C’est en effet près de deux siècles plus tard (dans le troisième quart du XIe ; l’épisode précédent se situait vers 900) que l’abbé Hugues de Semur, quatrième successeur d’Odon, fait le même rêve que son prestigieux prédécesseur. Appelé, soit dit en passant par une vision reçue en songe, à réformer le monastère de Saint-Marcel-lès-Chalon, dont la discipline s’était relâchée, Hugues s’attelle à cette tâche éprouvante. Et voici qu’une nuit, il lui semble voir – visus est videre, on retrouvera cette formule – un grouillement de serpents sous sa tête. Eveillé en sursaut, il constate qu’« un livre de Virgile » avait été abandonné sous l’oreiller par des moines décidément bien négligents…7 Selon un énoncé que l’on serait tenté de dire topique8, nous commençons donc à voir se dessiner une constellation qui met en rapport le monachisme réformateur, le rêve (comme expression de pulsions refoulées ? il nous reviendra d’en juger), les belles-lettres dont Virgile est l’emblème et l’enfer symbolisé par des bêtes répugnantes.

L’hérétique et les abeilles

Le témoignage suivant, plus énigmatique ou plus sophistiqué, provient encore de la mouvance de Cluny, puisqu’on le doit à Raoul Glaber, l’historien de l’an mil, qui séjourna quelque temps dans la grande abbaye bourguignonne au début des années 1030 et dédia son grand œuvre à l’abbé Odilon, le prédécesseur de Hugues. Les deux épisodes dont il sera question ici se situent à l’extrême fin du livre 2 des Histoires de Raoul, c’est-à-dire à l’endroit qui, selon le plan original de l’ouvrage, devait se situer en son centre exact9, et dont je crois, contre Dominique Barthélemy10, qu’il marque, dans le scénario élaboré par Glaber, la pointe extrême du chaos, de l’invasion du monde par les forces du Mal, avant la renaissance qui marquera le début du livre 3 – le fameux « blanc manteau d’églises… »

Je commenterai tout d’abord le rêve de Leutard de Vertus, qui paraît cependant se situer un peu en marge de mon sujet. Le protagoniste du récit est en effet un paysan inculte, un rusticus. Voici en substance les termes de la relation par l’historien de sa triste mésaventure : en songe, le laboureur Leutard est envahi par un essaim d’abeilles, qui s’introduisent en lui par le fondement. Eveillé sous le coup de la douleur intense que provoque cette invasion, l’homme répudie sa femme, brise la croix de l’église et se met à vaticiner. Sa prédication, d’abord reçue avec méfiance, enthousiasme bientôt les âmes simples. Elle comporte un double aspect : social – le refus de payer les dîmes – et doctrinal – Leutard paraît manipuler, en demi-savant, le texte des Ecritures saintes, dont il se prévaut sur certains points, tout en en rejetant d’autres. Convaincu d’erreur et de folie par l’évêque Gébuin de Châlons, il se suicide, justifiant ainsi la sentence formulée contre lui11.

Ce récit d’un épisode à propos duquel nous ne possédons pas d’autre témoignage est obscur. Les événements s’y succèdent sans lien logique explicite. Ou plutôt sans doute Raoul Glaber pense-t-il en avoir suffisamment rendu raison en déclarant d’emblée que l’« hérétique fou » (insaniens hereticus) « était un probable envoyé de Satan » (Satane legatus credi potuit). La présence du diable nous autorise peut-être à rapprocher le rêve de Leutard des songes évoqués ci-dessus. Ceux-ci dévoilaient la vérité d’un texte pervers, le poème païen, celui-là pervertit le texte vrai des Saintes Ecritures12. C’est dire qu’il est marqué des signes de l’inversion. Les conditions mêmes de son surgissement sont inquiétantes : alors que la révélation salutaire ou prophétique survient en général pendant le repos nocturne, c’est en plein jour, au moment où il s’adonne aux travaux agricoles, que Leutard est terrassé par le sommeil, victime (qui sait ?) du « démon de midi »13. Quant à la manifestation onirique elle-même, elle s’adresse non à la vue, le plus noble des cinq sens, mais au tact, le plus grossier d’entre eux.

Le point intéressant est naturellement l’essaim d’abeilles, et la torture qu’il inflige au malheureux Leutard. On peut y voir un symptôme paranoïde, comparable à ceux que décrit le Président Schreber, victime du même genre de délire, ou, de façon plus terre-à-terre, la manifestation d’une maladie médiévale comme le « feu Saint-Antoine ». A vrai dire, nul ne le saura jamais. Ce qui est frappant en revanche, c’est que l’abeille, à la différence du serpent, est un des animaux les plus valorisés du bestiaire chrétien14, et ce pour deux raisons. Tout d’abord, réputées capables de se reproduire sans contact sexuel par le savoir zoologique du temps (voir le quatrième livre des Géorgiques ou l’encyclopédie de Pline), elles sont symbole de chasteté ; le chant de l’Exultet sur le cierge pascal exalte en elles cette vertu. D’autre part, selon une association métonymique fort ancienne, puisque l’Odyssée vante les « paroles de miel » d’Ulysse, elles incarnent l’éloquence. Sans doute Glaber ignorait-il la légende selon laquelle les abeilles venaient butiner les lèvres de Platon, mais il connaît son application chrétienne à l’exemple de saint Ambroise : selon les hagiographes, le premier docteur d’Occident, encore au berceau, promettait déjà d’être si disert que les abeilles voletaient autour de sa bouche15. Ces deux qualités vont être l’une et l’autre dévoyées par l’hérétique. La pureté dont il fait profession en se séparant de sa femme est fondée, dit le texte, sur une lecture fautive de l’Evangile (quasi ex precepto evangelico). Parodie scandaleuse de la virginité monastique, catharisme avant la lettre, elle est la conséquence de l’espèce de viol que Leutard a subi de la part des insectes. Et quel est donc le fruit de cet accouplement grotesque ? L’ambition du rêveur fou, en donnant libre cours à une faconde torrentielle (affluebat sermonibus…), est de passer pour un docteur (…cupiens doctor apparere). Pour le chroniqueur, cette doctrine est bien entendu mensongère, et l’on comprend pourquoi : en suivant, si l’on ose écrire, l’itinéraire inverse de leur chemin habituel, les abeilles ont inspiré un contre-enseignement, selon un processus que l’on pourrait qualifier, à la manière de Bakhtine, de renversement carnavalesque, de revanche du « bas » sur le « haut » corporel. La parole de l’hérétique est littéralement excrémentielle16.

Pourquoi un rêve est-il à l’origine de ces dérèglements ? Lorsque Jean de Salisbury reprendra la typologie du songe mise au point par Macrobe, il insistera plus que ce dernier sur le fait que certaines catégories de rêves hantent les male sanae mentes, les esprits dérangés. Cette approche psychologisante ne correspond pas vraiment au propos de Glaber. Dans le monde qui est le sien, pénétré par les forces, bonnes et mauvaises, de l’invisible, le rêve qu’il attribue à son hérétique relève plutôt de la catégorie grégorienne de l’illusio, inspirée par l’« ennemi caché ». Mais rien ne ressemble plus que le rêve envoyé par le diable au rêve venu de Dieu17. Si le paysan se croit investi d’une mission, c’est l’effet de ce qu’il imagine être révélation reçue en songe. Or, dans l’univers chrétien, la Révélation s’identifie à un texte. L’hagiographie du temps met volontiers en scène des rêves prémonitoires dont la clé réside dans l’interprétation correcte d’un passage scripturaire18. C’est dans un tel contexte qu’il faut apprécier l’aventure de Leutard : son étrange rêve, sans images ni paroles, a partie liée avec l’exégèse19.

Le second épisode onirique est présenté par Glaber comme étroitement lié au précédent, puisqu’il les associe par un in ipso tempore, « à la même époque », alors qu’ils sont en réalité chronologiquement distants d’une trentaine d’années au moins20. C’est dire que leur rapprochement, imposé à l’historien par la logique de son récit, revêt valeur typologique. Pourtant, le héros de l’aventure est tout le contraire d’un rusticus ; c’est un grammairien, qui plus est originaire d’une ville, Ravenne, où la trace de la culture antique reste profondément inscrite. Le dénommé Vilgard, tout enflé, inflatus, de sa science, malgré les conseils de modestie donnés par la Première épître aux Corinthiens21, voit en songe lui apparaître ses poètes favoris, Virgile, Horace et Juvénal, ou plutôt des démons qui ont revêtu leur apparence (species). Vilgard, séduit, va sur leurs conseils prêcher l’hérésie, opposant à la vraie foi un dogme pernicieux, pestiferum dogma, de même que la Vie de saint Odon diabolisait la doctrina poetarum.

Leutard et Vilgard ont donc en commun d’être rêveurs, prophètes, hérétiques et fous, quatre synonymes peut-être sous la plume de Glaber… Mais si les historiens sont nombreux à commenter la déviance hétérodoxe du premier, qui exhale un parfum familier d’évangélisme radical et de révolte sociale, celle de Vilgard les laisse en revanche à peu près sans voix, tant elle se situe à la limite de l’incompréhensible. En proclamant contre le texte biblique la véracité des dicta poetarum, quelle doctrine le grammairien prône-t-il ? On a quand même quelque difficulté à imaginer que ce soit le retour aux croyances polythéistes du paganisme. Dominique Barthélemy évoque sans y croire « un messianisme inspiré de Virgile »22. A moins que notre maître d’école ne se fasse l’apôtre d’une morale naturaliste, purement humaine, dans l’esprit d’Horace et de Juvénal… Au livre 3 de ses Histoires, Raoul Glaber qualifiera d’épicuriens les promoteurs de l’hérésie qui fleurit à Orléans vers 1020, comme si la référence à la pensée antique était en soi disqualifiante. A défaut d’être plus précis, je me limite à rappeler que les foyers d’hérésie qui s’allument dans diverses régions de l’Occident chrétien aux environs de l’an mil sont souvent attisés par des intellectuels, des clercs parfois attachés aux écoles. C’est le cas à Orléans, c’est le cas à Monforte en Piémont, c’est le cas à Châlons.

Le novice fustigé

Ainsi, aux yeux des moines de l’époque, la poésie classique rend fou. Depuis les origines, la littérature chrétienne entretient un rapport problématique avec les lettres et les sciences païennes. Il semble bien qu’aux Xe et XIe siècles, les solutions de compromis élaborées par Augustin dans le De doctrina christiana, réactivées par Alcuin dans son Dialogue sur la rhétorique et les vertus23, et dont on entend encore un timide écho chez Ermenrich, ne soient plus de mise. En effet, la réforme religieuse – celle que nous désignons aujourd’hui sous l’appellation réductrice de « réforme grégorienne »24 – , fondée sur l’exaltation des valeurs monastiques, est marquée au coin d’un anti-humanisme radical, si tant est qu’une telle notion puisse qualifier de façon pertinente la culture de cette époque. L’inspirateur le plus ardent de cette réforme, Pierre Damien, admirateur et correspondant de Hugues de Cluny, même s’il préconise des formes d’ascèse encore plus rigoureuses que le cénobitisme, est notamment l’auteur d’un traité sur la sancta simplicitas, « la sainte bêtise »25. Avec la rhétorique fougueuse qui caractérise son style, il y oppose notamment la Règle de saint Benoît et les règles grammaticales de Donat, au détriment de ces dernières, inutiles à l’homme de foi26. Odon de Cluny, du moins, conservait pour Priscien quelque estime…

Pierre Damien n’est pas un rêveur. On a du mal à l’imaginer autrement que comme un bloc de certitudes. Je voudrais en revanche analyser avec quelque minutie le témoignage d’un homme, son exact contemporain, que la critique enrôle généralement à ses côtés sous la bannière des anti-dialectiques, Otloh, moine à l’abbaye Saint-Emmeran de Ratisbonne. Réformateur tout aussi exigeant et déterminé que Pierre, il apparaît à la différence de celui-ci comme une personnalité tourmentée, hantée par un scrupule qui confine à la névrose. Ainsi, son autobiographie spirituelle, intitulée par lui La Tentation d’un moine, le montre, dès le début, écartelé entre le goût des lettres classiques (libri gentiles) et l’appel des Ecritures saintes (divina lectio). Le choix auquel il se contraint le conduit jusqu’au désespoir27. Chez lui, la culture profane apparaît bel et bien comme la part nocturne, la partie refoulée, de sa conscience chrétienne.

Or, ce combat contre soi-même est narrativisé dans un autre de ses ouvrages, le Liber visionum28. Ce texte, qui s’inspire de son propre aveu du quatrième livre des Dialogues de Grégoire le Grand, relate une série d’apparitions, ou de manifestations venues de l’au-delà, souvent effrayantes, destinées à induire le lecteur à se convertir. Du moins cette description s’applique-t-elle à dix-neuf des vingt-trois visions qui composent le livre et qu’Otloh rapporte de seconde main. Les quatre premières, narrées en plus grand détail, ont une couleur autobiographique : c’est en effet l’auteur lui-même qui en a été le destinataire, et elles marquent autant d’étapes dans sa difficile profession monastique. La plus copieusement relatée porte le numéro III dans l’un des deux manuscrits. Elle ponctue le moment décisif de la carrière d’Otloh, celui où il finit par sauter le pas, et choisit de s’établir au monastère de Saint-Emmeran, où il demeurera le restant de ses jours29. Avant de l’étudier, remettons-la brièvement en contexte. La scène se passe en 1032. Otloh, né vers 1010, a alors une vingtaine d’années. Tôt attiré par la vie monastique, malgré les réticences de sa famille, il est passé par divers établissements religieux. Son exceptionnel talent de scribe lui vaut ainsi d’être attaché quelque temps à la cour de l’évêque de Freising. Là, il se brouille avec l’archiprêtre, un sot, et compose contre lui une satire mordante en parfaits hexamètres. C’est ce jeune homme « tout gonflé de science libérale » (inflat(us) sciencia liberali – on rencontre de nouveau ici en filigrane les mots de saint Paul sur les dangers de la science qui enfle le cœur orgueilleux) qui, chassé de Freising, est reçu comme hôte par les moines de Saint-Emmeran.

Et c’est alors que surgit le songe. Le texte en est trop long pour être cité in extenso ici30. En voici la substance : alors qu’il s’adonne en plein air à la lecture passionnée du poème de Lucain, le jeune savant est assailli par une bourrasque de vent brûlant, un föhn comme il en souffle dans ces régions subalpines, qui provoque en lui un état maladif dont les symptômes tant physiques que psychologiques sont alors décrits par lui. Il n’en poursuit pas moins sa lecture avec acharnement. Au bout d’une semaine, il est attaqué en rêve par un agresseur d’une extrême brutalité, qui passe la nuit à le rouer de coups. Fou de douleur, il se réveille pour constater avec étonnement que nulle trace matérielle ne subsiste de son supplice, sinon une éruption prurigineuse qui lui couvre tout le corps. Il reste plusieurs semaines dans un état de grande faiblesse : le rêve est survenu vers le début du Carême ; l’état d’Otloh s’améliore le Jeudi saint, et il sera assez rétabli le jour de Pâques pour promettre aux moines de prendre l’habit chez eux. Je passe sur le fait qu’il traîne un peu à accomplir cette promesse et que d’autres épisodes visionnaires, moins spectaculaires, finissent par le remettre dans le droit chemin – un cœur endurci ne s’ouvre pas si aisément à la miséricorde divine. La maladie viendra quand même à bout de ses résistances.

Tout cela, le modèle littéraire que l’on a déjà sûrement deviné en filigrane du rêve d’Otloh, et même la scansion de sa pénitence par le rythme de l’année liturgique, semble un peu cousu de fil blanc, et l’on est fondé à se demander si le vieux moine, qui relate sa vision quelque trente ans après l’avoir éprouvée, n’enjolive pas le souvenir des faits. Je plaiderai cependant la thèse de l’authenticité. Pour le dire d’un mot, les raisons de cette conviction ne tiennent pas tant au contenu du rêve sadomasochiste, rapporté en termes banals et répétitifs31, mais plutôt aux brouillages, aux ratés de la communication entre le « je » rêveur et le « je » narrateur. Ainsi, l’interprète véridique sait, ex eventu et avec le recul du temps, que le tortionnaire qui le malmenait n’avait en vue que son salut ; mais dans le temps du rêve, il ne peut le considérer que comme un agent des forces du Mal. Quelle nécessité y aurait-il eu à rapporter une hypothèse qui désoriente le lecteur et complique provisoirement la démarche herméneutique de celui-ci, s’il s’était seulement agi de forger une anecdote typique et édifiante, comme font les biographes des abbés de Cluny ? Plus remarquable encore est l’aveu que le rêveur a la conscience claire des forfaits qui lui valent d’être fouetté, alors que l’homme éveillé en a tout oublié. Je sais que je savais, mais je ne sais plus quoi… Si cet acte manqué, reconnu comme tel, ne désigne pas le centre obscur de la névrose !… On pourrait encore évoquer l’absence de discontinuité entre le rêve et l’éveil, entre le psychique et le somatique, la confusion mentale, la brutale poussée d’urticaire, plus loin une atonie qui confine à la paralysie, symptômes à nos yeux assez clairs d’un état hystérique. Et l’image du pieux Otloh se superpose ici à celle de l’impie Leutard de Vertus : ce dernier, atrocement torturé par la piqûre de ses abeilles imaginaires, l’autre, le corps tout cuisant des coups de fouet reçus en songe…

Avec un peu de mauvaise foi, on pourrait objecter que la précision minutieuse et la vraisemblance de ces notations cliniques n’ont d’autre objet que de rendre plus crédibles le récit et la leçon dont il est porteur, en engendrant une espèce d’effet de réel. Sincèrement, je ne le crois pas. Otloh de Saint-Emmeran n’a lu ni Charcot ni Freud. Les mésaventures dont il est le jouet involontaire (le texte est au passif, on y retrouve le caractéristique visum est), il n’est capable de les interpréter que dans la perspective du miracle, de l’avertissement surnaturel. Les symptômes dont l’examen permettrait peut-être à la science psychiatrique moderne de formuler un diagnostic se déchiffrent, pour notre auteur, dans le champ du symbolique.

Et nous voici en terrain plus solide. Je m’avoue résolument incapable de m’introduire dans le psychisme d’un homme du XIe siècle ; j’espère en revanche avoir avec le temps acquis quelque aptitude à lire les textes. Or, le récit d’Otloh, en apparence si personnel et si singulier, est semé de références typiques, ou pour mieux dire typologiques. Je n’en prendrai que deux exemples. Le signe avant-coureur du désordre mental qui s’annonce, c’est un souffle de vent brûlant, trois fois réitéré32. Phénomène climatique ou avertissement ? Notre moine, perspicace, se pose la question. La réponse est dans le texte même : l’expression ventus urens, qui décrit l’événement, apparaît treize fois dans la Vulgate – soit la moitié de tous les emplois bibliques du verbe urere – , toujours pour qualifier le signe annonciateur de la colère de Dieu, lorsqu’il s’apprête à châtier les impies, son peuple rebelle, ou encore Jonas, le prophète récalcitrant33. Autre exemple, le mot flagellum, qui désigne avec insistance le châtiment reçu en rêve. Certes, ce terme peut renvoyer à certains usages monastiques – les moines délinquants, et en particulier les mauvais élèves de l’école claustrale, recevaient des punitions corporelles34 – , aux pratiques ascétiques de mortification de la chair – l’hagiographie réformatrice du XIe siècle est peuplée de saints qui se fustigent35, et Pierre Damien écrit un De laude flagellorum – , aux fantasmes eschatologiques – depuis Grégoire le Grand, les visions de l’au-delà appliquent le fouet aux damnés spécialement pervers. Mais les connotations charriées par ces références ne servent qu’à surdéterminer une signification plus profonde, plus essentielle, qui de nouveau est d’origine biblique. Dans la Vulgate, le substantif flagellum est employé vingt-cinq fois, et le verbe flagellare vingt-quatre, quelquefois au sens littéral, mais bien plus souvent par métaphore, pour désigner la réponse de Dieu aux infidélités d’Israël qu’il entend ainsi châtier, mais surtout convaincre de faire retour sur soi-même, de se convertir. Ces références culturelles ne doivent pas pour autant nous conduire à mettre en doute la véracité et la sincérité d’Otloh. Si un rêve, c’est de la matière mentale transformée en matière verbale, il est assez normal que celui d’un moine du XIe siècle parle, sans même peut-être s’en rendre compte, le langage de la Bible. Ce qui est formalisé ici, c’est la rencontre entre une angoisse pathologique et le cadre expressif fourni par le texte sacré.

Des éléments qui constituent la constellation que j’ai précédemment décrite, nous en avons retrouvé trois, le moine, le rêve et le texte. Je laisse pour le moment de côté le quatrième, le diable, pour m’arrêter un instant sur la question du texte. Les récits précédents nous ont enseigné que le rêve développait la compétence interprétative du rêveur : c’est quand il dort qu’Odon de Cluny comprend ce qu’il en est de Virgile, un grouillement serpentin ; à l’état de veille, il en serait peut-être resté à l’apparence étincelante du vase précieux. Le songe fait aussi de Leutard le laboureur un exégète, prompt à décrypter l’Ecriture, mais un exégète raté, puisque la lecture que lui ont inspirée ses abeilles est perverse. Un rusticus ne saurait avoir accès au sens. Le cas d’Otloh est plus complexe, donc plus intéressant. Quel texte gît au centre de son rêve ? celui du poète profane dont la lecture assidue est concomitante de l’état maladif qui suscitera l’événement onirique ? ou le texte sacré dont les réminiscences émaillent le récit ? à moins qu’une troisième hypothèse encore impose son évidence ? Dans un remarquable effort d’auto-analyse, Otloh va élaborer deux interprétations de son propre rêve, qu’il écartera tour à tour au profit d’une troisième, qui demeure pourtant largement implicite. Passons-les en revue.

1/ A peine revenu à lui-même, notre moine, constatant avec épouvante que les souffrances éprouvées par lui n’ont laissé aucune trace tangible, comme du sang, et qu’il a donc complètement mêlé le réel et l’imaginaire se croit atteint de folie, insaniae morbo depressus36. Rien là de surprenant : le discours monastique établit volontiers une équivalence entre hallucination et frénésie, cauchemar et démence ; Raoul Glaber qualifie à trois reprises d’insania le mal dont souffre Leutard. Eût-il été moins cultivé qu’Otloh risquait bien de se retrouver la proie des exorcistes.

2/ Heureusement, un souvenir littéraire va se présenter aussitôt à son esprit : avec une certaine clairvoyance sémiologique, il entend dans sa mésaventure résonner les échos du fameux songe de saint Jérôme37 – comme si le texte d’un rêve s’écrivait en palimpseste sur le texte d’un autre rêve, du rêve d’autrui. Les similitudes sont en effet troublantes : comme Otloh, Jérôme, sur le point d’embrasser la rude vocation érémitique, est à un moment crucial de sa carrière spirituelle ; comme Otloh, il est sérieusement malade lorsque survient, dans les deux cas vers le milieu du Carême, l’épisode onirique ; l’un et l’autre sont en imagination massacrés de coups et tous deux en gardent au réveil le douloureux souvenir physique. Une différence essentielle, pourtant, entre ces deux récits : c’est que le songe de Jérôme est parlant, émaillé des répliques, au style direct, de son tortionnaire. Il sait du moins, lui, pourquoi on le bat. Otloh, nous l’avons vu, ne parvient plus à se remémorer les reproches qui lui ont été faits. Si, poursuivant le raisonnement esquissé par le moine de Saint-Emmeran, l’on superpose les deux récits, de façon à considérer que les deux auteurs voient dans l’amour des lettres classiques un empêchement à la sainteté, on devrait imaginer que le bourreau de notre moine lui hurlait : Lucanianus es, non christianus, « Tu es lucanien, non chrétien ! » Mais pourquoi cette phrase est-elle indicible ? Reprenant une suggestion de Gustavo Vinay38, je voudrais rappeler que Lucain est tout le contraire d’une lecture « anodine », comme l’écrit sottement un critique39. La Pharsale, poème de la guerre civile40, voit le triomphe du chaos, le renversement des valeurs incarnées par Caton ; elle apporte le témoignage que l’histoire n’a pas de sens, le déni radical de toute espérance ; l’homme y est le pur jouet des forces obscures du hasard. Otloh n’y aurait-il pas retrouvé l’image du tourment existentiel, de la difficulté à croire qu’il ose avouer parfois ?41 son crime innommable ne serait donc pas de lire Lucain, mais de lire Lucain, en déplaçant l’accent de l’action sur l’objet. Autre chose qu’une question de choix culturels, c’est l’existence même de Dieu qui est en jeu ! Et c’est parce qu’il ne veut pas voir ici cette réalité en face qu’il écarte, avec l’aide du faux-fuyant assez peu convaincant qu’est le topos de fausse modestie, la comparaison avec Jérôme.

3/ Aussi faut-il chercher ailleurs que dans le trop commode modèle hiéronymien42 la signification du songe. Elle n’est que suggérée par Otloh, dans les derniers mots du récit. Le rêve n’avait pour objet que d’exaucer la prière par laquelle l’apprenti moine demandait que s’exerçât à son détriment la sévérité divine. Quel est le sens de ce vœu masochiste ? C’est ici qu’il faut faire retour à l’intertexte biblique : ceux que Dieu châtie le plus cruellement sont ceux qu’il chérit le plus tendrement, Israël, Job, ses prophètes. Paradoxalement, la punition est signe d’élection43. La souffrance éprouvée était la condition sine qua non pour se faire le messager inspiré de la parole divine. Il faut pour le comprendre remettre en contexte le passage. Dans le Liber visionum, à l’orée duquel se situe notre extrait, Otloh va se poser en interprète autorisé des avertissements célestes. Mais pour acquérir cette dimension prophétique, il fallait qu’au départ, il eût, comme Jérémie, comme Jonas, été marqué du fouet de Dieu44. La langue latine, par le biais notamment des Etymologies d’Isidore de Séville, autorise une telle équivalence entre les coups de fouet, verbera, et la parole, verba45. Comme chez Leutard, mais pour la bonne cause, le moment onirique éveille une parole qui se fait acte.

4/ S’en tiendra-t-on à cette conclusion rassurante, selon laquelle Otloh, non sans une certaine fatuité, se serait au fond su prédestiné ? Il prétend en effet avoir distinctement appelé de ses vœux cette épreuve qualifiante (ut supra retuli, précise-t-il). Magnifique lapsus ! Nulle part, dans les pages qui précèdent, n’est formulée cette prière. Et c’est plutôt la surprise de l’inattendu qui l’assaille au moment où survient l’épreuve, face à laquelle il ne fait pas spécialement preuve de clairvoyance. J’oserai donc une quatrième lecture du passage. Revenons aux impressions suscitées sur le coup par le rêve : le tortionnaire « au visage menaçant, à la physionomie absolument terrifiante » a les traits du sombre fantôme entrevu par Ermenrich et, de façon plus générale, des diables qui apparaissent si souvent aux moines des IXe, Xe et XIe siècles. Quant au rêveur, on l’a dit, il refuse de reconnaître en ce bourreau inaccessible aux supplications un envoyé de Dieu. Jérôme, lui, dont la vision baigne dans une lumière éblouissante, se savait d’emblée sous le regard du juge suprême, et implorait, au vocatif, son Seigneur de le pardonner. Il faut attendre le retour à la claire conscience du réveil, et l’échec de toutes les autres hypothèses interprétatives, pour qu’Otloh se résigne enfin à écrire le mot Dominus, à reconnaître la main du Seigneur dans son martyre. La révélation de la méchanceté de Dieu ne justifierait-elle pas le pessimisme de Lucain ? Je me garderai de répondre à cette question, mais suis d’avis, contre la majorité des commentateurs46, que le vieux moine quinquagénaire qui revit les doutes de sa jeunesse avec une angoisse si palpable n’a pas résolu toutes ses contradictions existentielles. S’il est vrai, comme le montre si bien René Wetzel ci-après, que, pour le mélancolique, les frontières entre le rêve et la vie tendent parfois à s’abolir, toute sa vie, Otloh aura ressenti les coups de fouet reçus en rêve.

L’humaniste et la colonne brisée

On peut toutefois être ovidien et chrétien. C’est du moins ce qui me paraît ressortir du dernier document que j’invoquerai, mais dont je me dois de signaler d’emblée que l’interprétation est grandement conjecturale. Le songe de Baudri de Bourgueil, qui ne ressemble à aucun de ceux qui l’ont précédé et à aucun de ceux qui le suivront, jusqu’au romantisme peut-être, me reste encore dans une large mesure énigmatique. Avant de tenter malgré tout d’en esquisser l’analyse, présentons d’un mot le rêveur. Baudri, né en 1045 ou 1046, est d’une génération plus jeune qu’Otloh. De 1078 à 1107, il dirige le monastère de Saint-Pierre-de-Bourgueil, lui aussi lié au mouvement réformateur47. Sous son règne abbatial, l’établissement connaît paix et prospérité, et tout donne à penser que Baudri ait pris au sérieux les devoirs de sa charge48. C’est donc peut-être au prix d’une erreur de perspective que nous voyons d’abord aujourd’hui en lui un poète élégant et talentueux, profondément imbu d’humanisme, imitateur fervent d’Horace et d’Ovide. De cet aspect de sa personnalité témoigne en effet avec éclat un document précieux et émouvant, le recueil de ses propres poèmes tel qu’il l’a fait copier par les scribes de l’abbaye49. Mais il ne semble pas que cette part de son œuvre, à la différence des écrits historiques en prose qu’il composera sur ses vieux jours, ait connu un très grand succès ; le manuscrit bourgueillois, conservé au Vatican, est unique.

Le récit du rêve, en 132 hexamètres de facture classique parsemés de réminiscences virgiliennes, est le deuxième texte dans l’ordre du recueil. En voici l’argument50 : le poète, sous le coup de calomnies qui menacent son honneur, est à ce point tourmenté d’anxiété et de terreur qu’il ne parvient pas à trouver le sommeil (vv. 1-23). A l’aube, il sombre enfin dans une torpeur profonde (vv. 24-32). En un songe qui a toutes les apparences de la réalité, il se voit alors, à cheval sur sa mule, s’engager sur un pont qui surplombe un fleuve tempétueux. La passerelle s’effondre. Notre abbé, d’abord ballotté par les flots, peut s’accrocher à un roc de la rive, habilement sculpté en forme de lion (vv. 33-62). Il lui faut traverser à la nage ; des écueils flottants, détachés du roc croulant qui surplombe la rive opposée, l’en empêchent, sans pour autant le blesser (vv. 63-78). Loin en aval, à l’endroit où le courant est le plus violent, se dresse une énorme colonne octogonale surmontée d’un dôme de marbre poli (vv. 79-105). Jeté par la violence du fleuve contre ce vestige immémorial, qui avait causé bien des naufrages, le poète, d’une poussée énergique, l’abat (vv. 106-119). C’est alors qu’il se réveille tout joyeux ; les calomnies s’avéreront aussi inoffensives que les périls courus en rêve, et les angoisses de la veille seront anéanties avec autant de facilité que le fut la colonne. De cette issue heureuse, Baudri rend grâces à Dieu (vv. 120-132).

Voici vraiment une intrigue bizarre, parfois confuse, dont les étrangetés mêmes semblent renvoyer l’écho du vécu. Malgré les incertitudes qui pèsent sur le contexte biographique, un savant allemand, Karl Forstner, s’est risqué voilà une trentaine d’années à l’interpréter51. Pour lui, ce songe est à mettre en rapport avec une période malheureuse de la vie de Baudri, la dernière, au cours de laquelle il exerce, entre 1107 et 1130, la charge d’archevêque de Dol-de-Bretagne. Sans doute l’accession à cette fonction plus prestigieuse encore que celle d’abbé de Bourgueil constitue-t-elle une promotion. Mais Baudri, si l’on en croit son propre témoignage et celui de ses contemporains, n’y rencontrera qu’échecs et déconvenues52. En quoi le songe raconté dans le poème 2 illustre-t-il ce malheur ? Forstner fait remarquer que deux des symboles mis en scène par le rêve, le lion et la colonne renversée, peuvent renvoyer aux exploits de Samson, le héros du livre des Juges ; d’autre part, l’expression fort obscure (anticipare decus capitis [su]i, au v. 6) désignant le désastre que redoute Baudri et dont ses ennemis le menacent constituerait une allusion au malheur de Samson, la privation de sa chevelure, « honneur de sa tête », et donc de sa force. Or, il se trouve que le fondateur du siège métropolitain de Dol, lointain prédécesseur de Baudri, un abbé gallois du VIe siècle, est homonyme du personnage de l’Ancien Testament. C’est donc les déboires affrontés et surmontés lors de son triste séjour breton (peut-être la contestation des droits métropolitains du siège de Dol par l’archevêque de Tours) que notre auteur évoquerait ici de façon cryptée.

Une telle hypothèse n’est pas tout à fait sans pouvoir de séduction. On peut à la rigueur imaginer que la logique du rêve confonde, en vertu de leur homonymie, deux personnages que Baudri, dès le prologue de la Vita qu’il consacre à l’apôtre de Dol53, prend pourtant grand soin de distinguer. Et l’épisode du temple de Dagon (Jud 16, 22-30) est, comme la fin du songe, la chronique d’une délivrance. Mais ces rapprochements restent fragiles, pour trois raisons.

1/ D’abord, parce que les signes sélectionnés par Forstner au détriment d’autres (le pont, les récifs flottants) ne font pas système et n’organisent pas une relation cohérente entre le texte et son intertexte supposé. Le lion est un symbole à ce point polymorphe que son interprétation est par définition conjecturale54; de plus, il est dans le poème porteur de valeurs positives, puisqu’il vient en aide au rêveur, ce qui n’est naturellement pas le cas de la bête féroce abattue par Samson au chapitre 14 des Juges. L’écroulement salvateur de la colonne n’entraîne pas pour autant ici le sacrifice du héros. A supposer même que le Samson biblique, thème fréquent de l’iconographie romane55, s’inscrive en arrière-plan du rêve, il paraît au moins hasardeux de lui supposer un lien avec la métropole de Dol. En effet, l’expression capitis decus, même si elle désigne parfois la chevelure dans certains commentaires bibliques56-, paraît bien difficile à référer à la dignité archiépiscopale, dont l’insigne est le pallium plutôt que la mitre57.

2/ Ensuite parce que, si l’hypothèse que nous formulons ailleurs sur le lieu et la date de réalisation du recueil des poèmes de Baudri58 est valide – et les arguments en sa faveur ne semblent guère réfutables – , le poème 2 a été composé avant le départ de notre auteur pour Dol.

3/ Enfin, et c’est là sans doute que réside l’argument décisif, notre auteur, en maint lieu de son œuvre, récuse par avance et catégoriquement toute espèce d’interprétation naïve de celle-ci, en opposant la persona que ses vers construisent de lui-même à la réalité de ses comportements d’homme public. Il y distingue avec un soin jaloux son existence littéraire de son existence religieuse (et/ou politique). Au fil des pièces qui constituent le recueil, c’est de ses seules vocation et ambition poétiques qu’il entretient le lecteur59. Une telle démarche est fort inhabituelle à l’époque – une époque où la « subjectivité littéraire » telle que l’a définie Michel Zink hésite encore à s’affirmer, et où le texte n’est pas volontiers considéré comme vecteur de plaisir. On conçoit donc que l’abbé de Bourgueil ne s’y soit engagé qu’avec circonspection. Il n’est donc pas insensé de se demander si le récit du rêve ne représente pas une des manœuvres précautionneuses destinées par le poète à soutenir cette stratégie. Telle est du moins l’hypothèse que je hasarderai.

Pour l’établir, il faut avant toutes choses prendre au sérieux le propos de Baudri. Et si ce « songe » en était réellement un, et non la métaphore compliquée de mésaventures à peu près invérifiables ? Certes, les contraintes de la forme versifiée paraissent de nature à brider toute spontanéité. Mais, ainsi qu’on l’a vu à propos d’Otloh, le travail sur le langage n’est pas nécessairement exclusif de la sincérité. Ce n’est qu’à travers les mots que leur souffle leur culture biblique et (dans le cas de Baudri) classique que nos moines sont en mesure de formuler leur expérience. Or, le caractère vraiment singulier de la narration faite par le poète, que l’on a déjà relevé, plaide en faveur de l’authenticité substantielle de l’événement onirique. On peut alléguer dans ce sens les incohérences troublantes du récit (après avoir déployé des efforts démesurés pour atteindre la rive opposée, notre homme abandonne soudain sans regret apparent cette entreprise pour revenir en arrière60), la précision hallucinée avec laquelle sont décrits les objets vus en songe, notamment la colonne61, et surtout – comme chez Otloh, de nouveau – , l’espèce de distance que prend le narrateur par rapport à son double endormi, lorsqu’il remémore les sentiments, qui se caractérisent par une euphorie surprenante dans les pires difficultés, éprouvés par le personnage du rêve.

Cette joie qui croît au fil des épreuves et culminera avec le réveil fait contraste avec l’entrée en songe. A cet égard, avant de développer sa théorie « bretonne », Forstner note à juste titre que le trouble extrême qui agite Baudri avant qu’il ne sombre dans l’inconscience n’est pas sans rappeler les angoissants symptômes physiques et mentaux que dit éprouver Jérôme à la veille du fameux songe62. En rêve, le futur ermite de Bethléem aura à répondre de ses goûts littéraires devant le tribunal d’un juge. Or, c’est un jugement, iudicium, – et un jugement qui, étrangement, pourrait être prononcé de nuit63 – que redoute Baudri. Le verdict, souligne-t-il avec insistance, pourrait être influencé par des témoignages malveillants. Avant de chercher des clés de lecture dans un hors-texte hypothétique, ne serait-il pas plus économique de faire confiance à l’auteur ? Il intitule son poème « Un songe et son interprétation », Somnium et expositio somnii. Selon la typologie macrobienne du songe, celui-ci est donc bien porteur d’un sens caché, immanent au tissu du rêve. Certes, l’expositio tourne court, ramassée comme elle l’est en quatre vers. Mais du moins l’équivalence qu’elle pose au moyen d’une comparaison en ut… ita… est-elle claire : les cailloux qui sifflaient aux oreilles du rêveur sans l’atteindre, ce sont les calomnies, et la colonne s’est effondrée comme les accusations lancées par des censeurs arrogants64. Reste à déterminer quelle était, dans la personne ou la conduite de Baudri, la cible de leurs attaques.

Or, le thème des critiques malveillants et hautains qui attaquent notre auteur de leurs blâmes est récurrent sous sa plume. Il revient avec insistance dans les nombreux poèmes-programmes où Baudri s’emploie à définir son art poétique, et s’énonce à peu près en ces termes : « Les gens sérieux vont accueillir avec hostilité mes compositions badines ; ils vont même m’accuser d’immoralité. Mais en réalité, mon art est pur divertissement ; ma vie, elle, est irréprochable… » Je me demande si ce ne serait pas la même inquiétude que désignerait, à grand renfort d’images, le fantasme nocturne. Un solide indice textuel vient en effet appuyer cette proposition, la remarquable parenté entre les intrigues que développent les deux premiers poèmes du recueil baldéricien. Or, je crois avoir établi ailleurs65que l’organisation interne de cette collection, assurément voulue par son auteur, n’est pas laissée au hasard, et que par conséquent chacun des éléments qui la constituent ne prend véritablement sens qu’à la lumière de ceux qui leur sont contigus.

Le premier poème du recueil, « Consolation à son livre en réponse aux critiques » (Contra obtrectatores consolatur librum suum) se modèle sur la première élégie des Tristes d’Ovide. Selon un topos bien connu66, le poète s’adresse comme à son enfant à l’ouvrage qui s’apprête à courir le monde, et s’en effraie ; le « petit livre » (libellus) de Baudri a d’autant plus de raisons d’être inquiet qu’il va devoir affronter la mine renfrognée des « grandes bures noires » (v. 35) qui lui reprocheront sa frivolité. A cette réprimande, il lui faudra alors répondre que son auteur mène la vie d’un parfait religieux, ne s’adonnant à la poésie que pour meubler de façon utile ses moments perdus. Ces arguments, et quelques autres, finissent par rendre confiance au livre et c’est tout rasséréné qu’il entreprend sa course vagabonde en direction des happy few.

Le poème 2, notre rêve, paraît en termes symboliques dessiner le même parcours, de la crainte à la délivrance. La situation de départ est dans les deux cas analogue : pour le livre, il s’agit de « sauter le pas », de courir le risque de la publication en s’arrachant au confort du giron paternel ; pour le rêveur, d’affronter au prix de son salut un franchissement périlleux, à travers l’image assez divulguée et peut-être empruntée aux Dialogues de Grégoire le Grand, du pont qui surplombe un fleuve en furie67. La sévérité des critiques est décrite de part et d’autre en termes voisins. Et, une fois la crise surmontée, c’est le même vers, ou à peu près, qui revient sous la plume de Baudri :

Sed tu, uade, liber terroreque liber ab isto (c. 1, 85)

(« Mais toi, va-t’en, mon livre, libre de ces terreurs »)

et

Anxietate quidem sic uado liber ab omni (c. 2, 122)

(« Eh oui ! je m’en vais libre de toute anxiété »).

Reste à savoir si ce sont bien les blâmes encourus par son activité poétique et par la légèreté de mœurs qu’elle est censée traduire qui tourmentent au début du poème 2 l’insomniaque Baudri. Il m’est difficile de le prouver. Mais d’autre échos intertextuels entre les deux premiers items du recueil semblent le suggérer. Le fait qu’ils comptent presque exactement le même nombre de vers est déjà en soi significatif, vu que ce genre de symétrie n’est jamais purement fortuit dans la poésie de l’abbé de Bourgueil. Des détails plus précis imposent aussi un rapprochement. Ainsi, dans le poème d’envoi, l’auteur prétend ne se livrer à la composition poétique qu’une fois ses autres tâches accomplies, noctibus aut equitans, « de nuit ou à cheval » – des situations bien malcommodes pour écrire, suggère Roger Chartier68 ; or, le récit du songe s’ouvre sur la formule topique Nox erat, et met en scène Baudri en train de chevaucher… De même, et nous retrouvons là la tension entre l’existence monastique et le culte de la poésie, le plaidoyer pro domo du poème 1 rappelle que le travail littéraire n’intervient qu’après l’exécution des exercices de piété :

Sepe reuisit humum religiosus homo ;

Effundebatur supplex oratio mane (c. 1, 66-67)

(Souvent, en vrai religieux, il est revenu faire visite au sol ;

le matin, il exhalait ses supplications dans la prière).

Or, en termes plus dramatiques, c’est dans une attitude tout à fait semblable que Baudri, au petit matin, heure des songes véridiques, est envahi par le rêve :

Sternor humi tantusque « Deus » de uoce sonabat (c. 2, 29).

(Allongé sur le sol, je ne puis prononcer que ces seuls mots : « Mon Dieu ! »).

Ces rapprochements apparaîtront peut-être forcés. Ils ne sont pas impensables de la part d’un poète aussi subtil que Baudri. J’avoue en revanche – et c’est là que ma lecture rencontre ses limites – être bien incapable de conférer une signification convaincante aux objets qui jouent un rôle décisif dans le cours du rêve, le lion et la colonne, dont les deux descriptions contrastées renvoient au sentiment mêlé d’admiration et de terreur qu’inspirent aux hommes de ce temps-là les chefs d’œuvre de la sculpture antique. Faut-il voir dans le lion, qui sert un temps d’appui au naufragé, le symbole christique de la renaissance qu’il incarne souvent dans les Physiologus comme dans l’art ? Quant à la colonne si méticuleusement décrite, elle revêt à ce point l’apparence d’un phallus triomphant que l’on est gêné d’en faire un emblème de la luxure, tant l’explication semble courte. Mais il est vrai aussi que, si l’on en croit Baudri, les censeurs qui l’accablent lui font d’abord grief d’avoir transposé dans sa vie les jeux libertins que se plaît à décrire sa musa jocosa.

Dans un autre des poèmes qu’il compose pour la défense et l’illustration de son art, l’abbé de Bourgueil se dépeint lui-même sous les traits d’Ovide. Ovide, condamné à l’exil pour avoir écrit l’Art d’aimer… Sous ce masque, notre auteur, tout en proclamant une nouvelle fois l’absolue innocence de ses mœurs, prononce un éloge superbe de la littérature, et de l’amour, le don d’un Dieu plein de tendresse envers ses créatures69. Le temps d’Otloh et de son Dieu fustigateur est désormais bien révolu…

Et aussi l’âge d’or du contemptus mundi, ce mépris du monde exalté par un Pierre Damien, dont la haine des lettres profanes est une des facettes. Je n’ai pas systématiquement poussé plus avant mon enquête, mais il me semble que les poètes classiques vont dès le XIIe siècle cesser de hanter les mauvais rêves. Ce sont d’autres démons plus actuels, hérétiques ou juifs, que Pierre le Vénérable voit en songe dans son De Miraculis. Certes, un exemplum cistercien, donc issu d’un milieu peu ouvert à la culture des belles-lettres, met encore Virgile en enfer. Mais il y donne des conseils plutôt salutaires70, et bientôt servira de guide à Dante Alighieri. Le rêve a donc une histoire. Cette conclusion d’une grande banalité n’est pourtant pas absolument insignifiante. Elle suggère que, par-delà les lieux communs qu’ils semblent revisiter avec monotonie, les quelques récits que j’ai commentés traduisent bien des obsessions réelles, et donc de vraies souffrances morales, suscitées par l’univers culturel qui les a vu éclore71.

Annexe Le cauchemar d’Otloh de Saint-Emmeran

Comme je résidais quelque temps en ces lieux [sc. S. Emmeran de Ratisbonne], il advint un jour qu’assis devant la porte du logis que l’on m’avait attribué, j’étais absorbé dans la lecture de Lucain. Tandis que je lisais, soudain une bourrasque de vent brûlant venue du Sud m’assaillit à trois reprises, si bien qu’après la troisième fois, je n’osai plus rester assis hors de la maison ; je pris mon livre, mais, à peine entré, je tombai tout d’abord dans un état de profonde hébétude, puis, très vite, de prostration. Cependant, je ne comprenais pas encore ce que signifiait cette brutale saute de vent : était-ce un banal changement de temps, ou l’œuvre de la piété divine, qui ne s’adressait qu’à moi seul ? En tous cas, j’étais à ce point privé de l’intelligence charnelle et spirituelle que – était-ce l’effet de la crainte ou de mon abattement ? – j’avais par intervalles l’impression de subir les attouchements d’un monstre. Tout le temps que je fus en proie à cette démence, ou à cette illusion, que je fusse en société, ou même tout seul, je tenais sans discontinuer des propos querelleurs contre quelqu’un qui paraissait s’en prendre à moi. Mais de temps à autre, avec les forces qui me restaient, je poursuivais assidûment la lecture de Lucain.

J’étais la proie de cette maladie depuis environ une semaine, et je n’en tirais pas le moindre petit profit pour mon âme – mes péchés l’eussent pourtant exigé – , quand à l’heure de la nuit où, selon mon habitude, je me reposais dans mon lit, m’apparut tout à coup un homme au visage menaçant et à la physionomie absolument terrifiante ; j’eus le sentiment qu’il me frappait si fort de son fouet que nul être humain, à mon jugement, n’eût été capable de tant de cruauté et de brutalité. La correction que, je m’en souviens, il m’infligea alors me semblait féroce et interminable, pour ne pas dire éternelle. Aussi, bien entendu, me disais-je lors de cette correction que celui qui l’infligeait de façon aussi rude ne pouvait en aucun cas être un envoyé de Dieu. Je me rappelle encore que, chaque fois que je voulais ouvrir la bouche pour implorer son pardon, mon bourreau, comme indigné, redoublait d’énergie dans ses coups, m’accusant de crimes qui, sur le moment, me semblaient bien connus, mais que je n’arrive absolument plus à me remémorer aujourd’hui. Lorsque j’eus, tout en restant étrangement assoupi, subi pendant toute la nuit cette flagellation qui semblait ne point devoir finir, à peine m’éveillai-je que je fis de la lumière et, me remémorant l’intensité des coups, la gravité des blessures que l’on m’avait infligées de cette façon inouïe, je pensais que mon vêtement et tout le lit devaient être inondés de sang. J’essayai de m’en assurer, mais mes yeux de chair ne virent rien ; je regardai tout alentour en me demandant où j’étais et comment j’avais pu éprouver tout cela, et, revenu de ma longue surprise, je pensai que j’étais devenu fou.

Je ne tardai pas cependant à reconsidérer ce jugement et, me rappelant avoir lu jadis que saint Jérôme avait été flagellé en songe, je jugeai qu’il m’était arrivé quelque chose de semblable. Puis, je renonçai également à cette hypothèse, eu égard au fait qu’il n’y avait aucune espèce de similitude entre le pervers que je suis et ce saint homme. J’attendis donc quelque temps puis me levai et, d’un pas mal assuré, j’allai réveiller l’enfant endormi près de moi pour lui demander s’il avait entendu quelque bruit pendant la nuit dans la cellule. A sa réponse négative, ma surprise allait croissant et, oubliant que les phénomènes spirituels se produisent sans aucun bruit sensible, j’ôtai mon vêtement et lui demandai de me signaler si d’aventure il remarquait sur mon dos quelque trace de blessure. Il me dit que ma peau tout entière était couverte de piqûres. Je crus enfin, mais non sans mal, à la réalité de ce que j’avais éprouvé. Je reconnais en outre que j’ai bien alors vu exaucée cette prière par laquelle, comme je l’ai dit plus haut, je demandai au Seigneur de me châtier.

Otloh de Saint-Emmeran, Visio 3 (extrait).

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1 Eginhard, Vita Karoli Magni imperatoris, § 25 : Temptabat et scribere tabulasque et codicellos ad hoc in lecto sub cervicalibus circumferre solebat, ut cum vacuum tempus esset manum litteris effigiendis adsuesceret ; sed parum successit labor praeposterus ac sero inchoatus (Il s’essaya aussi à écrire et il avait l’habitude de placer sous les coussins de son lit des tablettes et des feuillets de parchemin, afin de profiter de ses instants de loisir pour s’essayer à tracer des lettres ; mais il s’y prit trop tard et le résultat fut médiocre – éd. et trad. Louis Halphen, Paris, Les Belles Lettres, 1938, pp. 76-77).

2 Franz Brunhölzl, dans son Histoire de la littérature latine du Moyen Age (t. I/2 : L’époque carolingienne [trad. fr.], Turnhout, Brepols, 1991, pp. 121-122) en donne une présentation caricaturale ; mais il faut prendre avec prudence les appréciations critiques de cet auteur, qui a tôt fait de tourner en dérision ce qu’il a du mal à comprendre. Sans doute aurait-on intérêt à relire l’œuvre d’Ermenrich à la lumière du jugement plus pondéré émis par Francesco Mosetti Casaretto dans divers articles (par ex., « L’esordio mistico dell’epistola ad Grimaldum abbatem di Ermenrico da Ellwangen : immaginario, fonti dirette e indirette », Mittellateinisches Jahrbuch 36, 2001, pp. 205-233).

3 Ermenrich dEllwangen, Ep. ad Grimaldum, § 24 (extraits), éd. E. Dümmler, in MGH, Epistulae, V, Berlin, Weidmann, 1899, pp. 561-562 : Nolo tamen ipsum (sc. Maronem) videre quem credo in pessimo loco manere, et quia terret me visus eius. Saepe vero quando legebam illum et post lectionem capiti subponebam, in primo sopore, qui post laborem solet esse dulcissimus, statim affuit monstrum quoddam fuscum, et per omnia horribile, interdum gestabat codicem, interdum calamum, veluti scripturus aliquid, ridebat ad me, vel, quia dicta eius legebam, irridebat me. Ast ego evigilans signabam me signaculo crucis, librum eius longe proiciens iterum membra dedi quieti. Sed nec sic cessavit fantasma eius terrens me (Mais à vrai dire, je ne tiens pas à voir [Virgile] en personne, car il réside, je crois, en un lieu abominable et sa vision me terrorise. Souvent en effet, du temps où je le lisais et où après cette lecture, je reposais ma tête sur son livre (litt. sur lui), lors du premier sommeil – celui qui, après l’effort, est en général le plus doux – m’apparaissait un monstre noir ; absolument affreux, il portait tantôt un livre, tantôt un calame, s’apprêtant, dirait-on, à écrire ; il riait en me regardant, ou plutôt il se moquait de moi, parce que j’avais lu ses mots. Me réveillant, je faisais le signe de la croix et, jetant au loin son livre, je m’abandonnais de nouveau au repos. Mais, même dans ces conditions, son fantôme ne cessa de me terroriser).

4 Id., ibid., § 25, éd. cit., p. 563 : (…) Dicta paganorum poetarum, licet foeda sint, quia non sunt vera, multum tamen adiuvant ad percipiendum divinum eloquium.

5 Jean de Salerne, Vie de saint Odon, c. 12, PL 133, 49 : His praeterea diebus, nauta noster peritissimus, qui nos suo ductu docuit transmeare gurgites istius mundi, immensum Prisciani transiit transnatando pelagus. Nam Virgilii cum voluisset legere carmina, ostensum fuit ei per visum vas quoddam, deforis quidem pulcherrimum, intus vero plenum serpentibus, a quibus se subito circumvallari conspicit nec tamen morderi, et evigilans serpentes doctrinam poetarum, vas in quo latitabant librum Virgilii, viam vero per quam incedebat valde sitiens Christum intellexit (En ces temps, notre capitaine très expérimenté, qui nous enseigna à franchir sous sa conduite les remous de ce triste monde [sc. Odon de Cluny], traversa à la nage l’immense océan de Priscien. Or, comme le désir lui était venu de lire les poèmes de Virgile, se présenta à lui la vision d’un vase magnifique par son aspect extérieur, mais rempli de serpents, qu’il vit sur le champ l’entourer, sans le mordre pourtant. Au réveil il comprit que les serpents, c’était l’enseignement des poètes, le vase où ils se cachaient, Virgile, mais le chemin qu’il suivait en proie à une soif intense, le Christ).

6 Si l’on en croit la Vita que lui consacre son disciple Syrus (BHL 5179, éd. Dominique Iogna – Prat, dans Agni immaculati. Recherches sur les sources hagiographiques relatives à saint Maieul de Cluny (954-994), Paris 1988, ici p. 166), saint Maieul interdit aux moines la lecture de Virgile, dont la facundia luxuriosa est stigmatisée comme impure et mensongère, mais cet oukase ne s’assortit pas d’un épisode onirique.

7 Hildebert de Lavardin, Vie de s. Hugues de Cluny, c. 18 (extrait), PL 159, 872 : (…) Excitatus his Dei servus, iter arripit ; et ingressus monasterium, quemadmodum per visionem didicerat, rem sic habere cognovit. Adhibita itaque vulneri medicina, inveteratam atque difficilem sanari propulsat corruptelam. Quadam autem nocte, dum fatigatis artubus modico sopore vir Dei consuleret, videre visus est decubantium sub capite suo serpentium multitudinem caeteraque diversi generis reptilia, quibus ille perturbatus somnum continuare non poterat. Dehinc amoto pulvinari, librum Maronis reperit, eoque proiecto, somnum duxit tranquillum. Apta rei visio, cum nihil aliud quam quaedam venena sint fabulae poetarum (Ces propos réveillent le serviteur de Dieu, qui se met en route ; arrivé au monastère, il constata que la situation était bien celle dont l’avait informé la vision. Aussi, appliquant un remède à la blessure, il [en] élimine la pourriture ancienne et difficile à soigner. Or, une nuit, tandis que l’homme de Dieu offrait à son corps fatigué le secours d’un léger somme, il lui sembla voir couchés sous sa tête une foule de serpents, et des reptiles de toutes sortes ; bouleversé par ces visions, il ne put continuer à dormir. Alors, déplaçant son coussin, il trouva un livre de Virgile et, l’ayant jeté au loin, il se rendormit en paix. La vision correspond bien à la réalité des faits, car les fables des poètes ne sont rien d’autre que des venins).

8 Ainsi, la Vita de l’abbé Poppon de Stavelot, une des figures de proue de la réforme au début du XIe siècle, évoque-t-elle le cas d’un jeune novice atteint par une grave maladie, qui se voit dans son délire assailli, au point d’être empêché de faire le signe de croix, par la troupe « d’Enée, de Turnus et des autres héros de Virgile » dont il avait étudié l’œuvre trop assidûment ; l’intercession du saint le sauvera : il meurt en paix, pour être enterré… à l’entrée de la salle de classe – avertissement salutaire à l’intention de ses successeurs ! (Everhelm d’Admont, Vita Popponis abbatis Stabulensis, éd. Wilhelm Wattenbach, MGH, SS 11, Hanovre, 1854, pp. 293-316, ici p. 314).

9 Le livre cinquième et dernier des Histoires est en effet le fruit d’un repentir tardif. Comme l’indique assez le début de l’œuvre, placé sous l’invocation de la « divine quaternité », c’est le chiffre 4 qui structure le projet intellectuel et spirituel de Glaber (cf. John France, Rodulfi Glabri Historiarum libri quinque, Oxford, Clarendon, 1989, pp. XXXIV-XLV ; Mathieu Arnoux, Raoul Glaber. Histoires, Turnhout, Brepols, pp. 13-14).

10 Dominique Barthelemy, L’an mil et la paix de Dieu. La France chrétienne et féodale 980-1060, Paris, Fayard, 1999, pp. 156-160. Tout à son souci de dédramatiser le « tournant » de l’an mil – et, sur le fond, il a sans doute raison de le faire – , l’historien édulcore la perception qu’en a eue son lointain prédécesseur et qu’il a traduite dans l’architecture même de son œuvre.

11 Historiae… 2, 22 (éd. John France, cit. supra, pp. 88-91).

12 Le lien entre rêve et hérésie est fortement noué par les Pères de l’Eglise dès les premiers siècles du christianisme, comme le montre Jacques Le Goff (« Le christianisme et les rêves (IIe-VIIe siècle) », dans Tullio Gregoryéd. I sogni nel Medioevo [repris dans : Jacques Le Goff, L’imaginaire médiéval, Paris, Gallimard, 1985, pp. 263-316, ici pp. 284-6 et 313]).

13 Celui-ci, évoqué par les psaumes (Ps 90, 6) est depuis Origène associé au vice d’acédie, qui est la forme morale de la mélancolie.

14 Cf. JacquesVoisenet, Bêtes et hommes dans le monde médiéval. Le bestiaire des clercs du Ve au XIIe siècle, Turnhout, Brepols, 2000, pp. 141-142.

15 Paulin de Milan, Vita Ambrosii § 3 : Qui (sc. Ambrosius) infans in area praetorii in cuna positus, cum dormiret ore aperto, subito examen apum adveniens faciem ejus atque ora complevit, ita ut ingrediendi in os egrediendique vices frequentarent (PL 14, 27).

16 On pourra se reporter à l’analyse anthropologique du lien entre le motif des abeilles et l’hérésie que développent Jean-Pierre Poly et Eric Bournazel dans La mutation féodale Xe-XIIe siècles, Paris, PUF (« Nouvelle Clio » 16), 1980, pp. 425-426.

17 Grégoire le Grand, Dialogues 4, 50 (An observanda sint somnia et quot sint modi somniorum). Selon cette typologie, seuls « les hommes saints font le départ entre illusiones (les visions diaboliques) et revelationes (les visions divines) par l’effet d’une sorte d’intuition ».

18 Pour n’en prendre qu’un exemple, emprunté à la Vita Ursmari du savant Hériger de Lobbes (éd. Karl Strecker, MGH, Poetae, t. V/1, Leipzig, Hiersemann, 1937, pp. 178-208), le rêve que fait la mère, enceinte, du futur saint Ursmer se comprend à la lumière du récit de l’Annonciation (Lc 1, 26-38), du sermon du Christ sur le pain de vie (Jn 6, 30-52) et du songe de Jacob (Gn 28, 10-15).

19 Cf. Brian Stock, The Implications of Literacy. Written Language and Models of Interpretation in the Eleventh and Twelfth Centuries, Princeton, Princeton UP, 1983, pp. 101-106.

20 L’hérésie de Leutard est datée par Raoul Glaber de « la fin de l’an mil environ » (circa finem anni millesimi), celle de Vilgard se déroule sous le long règne archiépiscopal (927-971) de Pierre de Ravenne.

21 I Cor 8, 1 : Scientia inflat, charitas vero aedificat. Le verbe revient six fois dans l’épître pour blâmer les orgueilleux.

22 Op. cit. supra (note 10), p. 158.

23 Cf. Luitpold Wallach, Alcuin and Charlemagne. Studies in Carolingian History and Literature, Ithaca (NY), 1959.

24 Pas tout à fait inexacte cependant : si le mouvement de fond qu’est la réforme s’amorça dès la fondation de Cluny et se poursuivit jusqu’à l’avènement d’Innocent III, qui en marque le parachèvement, le règne pontifical de Grégoire VII est sans conteste le moment de la plus grande tension entre les deux façons désormais incompatibles de penser le monde qui seront celles du siècle et de l’Eglise.

25 De sancta simplicitate scientia inflanti anteponenda, ed. Paolo Brezzi in S. Pier Damiani. De divina omnipotentia e altri opuscoli, Florence, 1943 ; cf. Jos[ef] Ant[on] Endres, Petrus Damiani und die weltliche Wissenschaft (Beiträge zur Geschichte der Philosophie des Mittelalters, Bd. 8, H. 3), Munster, 1910.

26 Au chapitre 11, « De monachis qui grammaticam discere gestiunt », de son opuscule De Perfectione monachorum (… sunt qui, relictis spiritualibus studiis, addiscere terrenae artis ineptias concupiscunt ; parvipendentes siquidem regulam Benedicti, regulis gaudent vacare Donati, PL 145, 306).

27 Sabine Gäbe, Otloh von St. Emmeram ‘Liber de temptatione cuiusdam monachi’. Untersuchung, kritische Edition und Ubersetzung, Berne – Berlin – Francfort – New York – Paris – Vienne, Lang, 1999 (Lateinische Sprache und Literatur des Mittelalters, 29), pp. 246-252.

28 Ed. Paul Gerhard Schmidt, Otloh von St. Emmeram Liber visionum (MGH. Quellen zur Geistesgeschichte des Mittelalters, 13), Weimar, Bohlau, 1989.

29 Ou à peu près : entre 1062 et 1065, Otloh, en délicatesse avec son abbé, « s’expatrie » provisoirement au monastère de Fulda. Il regagne ensuite Ratisbonne où il mourra vers 1070.

30 Nous en donnons la traduction en annexe à cet article, pp. 35-36. Le texte latin se trouve aux pp. 45-47 de l’éd. cit. supra (note 28).

31 On trouvera une « explication » très matérialiste de ce genre de rêves punitifs, dont sont donnés plusieurs exemples, dans Pierre Saintyves, En marge de la Légende dorée. Songes, miracles et survivance (essai sur la formation de quelques thèmes hagiographiques), première partie, ch. 1.II (rééd. Paris, 1987, coll. « Bouquins », pp. 515-518).

32 Ce chiffre est très probablement symbolique : de même, le Seigneur s’y reprend à trois fois pour signifier à l’enfant Samuel sa vocation (I Reg 3, 2-8).

33 Cf. par ex. : ventus urens levavit locustas (ex. 10, 13, à propos de la huitième plaie d’Egypte) ; Tollet eum (sc. divitem) ventus urens (Job 27, 21) ; Sicut ventus urens, dispergam eos (Jer 18, 17 – c’est le Seigneur qui parle) ; Os 13, 15 ; Am 4, 9 ; Jon 4, 8, etc…

34 Voir par exemple, les paragraphes 23, 5 (… vindictae corporali subdatur) ; 28, 1 (verberum vindicta in eum procedant) ; 30, 2-3 (pueri… acris verberibus coerceantur, ut sanentur) de la Règle de saint Benoît.

35 Voir par exemple l’ermite italien Dominique l’Encuirassé (+ 1060), objet de l’admiration de Pierre Damien qui compose sa Vita (BHL 2239 – éd. K. Reindel, Die Briefe des Petrus Damiani, t. 3, Munich, 1988, pp. 207-223).

36 Pour Constantin l’Africain, médecin et moine à peu près contemporain d’Otloh, un des symptômes de la mélancolie est sensus rei quae non est (cité par Raymond Klibansky, Erwin Panofsky et Fritz Saxl, Saturne et la mélancolie. Etudes historiques et philosophiques : nature, religion, médecine et art (trad. fr.), Paris, Gallimard [Bibliothèque illustrée des Histoires], 1989, p. 145).

37 Comme l’aura fait d’emblée tout lecteur tant soit peu frotté de littérature ascétique. Le fait même de recourir explicitement à cette référence me semble un gage d’authenticité : un plagiaire n’avoue pas la source de ses larcins.

38 Gustavo Vinay, « Letteratura antica e letteratura latina altomedievale », dans La cultura antica nell’Occidente latino dal VII all’XI secolo, 18-24 aprile 1974, Spolète, 1975 (Settimane di studio del Centro Italiano di Studi sull’Alto Medioevo, XXII), Spolète, 1970, pp. 511-540 (repris dans : Peccato che non legessero Lucrezio, Spolète 1989, pp. 435-458).

39 Il s’agit de Franz Brunhölzl, qui fait ici preuve de sa perspicacité coutumière (Histoire de la littérature…[cit. supra n. 2], t. II : De l’époque carolingienne au milieu du onzième siècle, Turnhout, Brepols, 1996, p. 419).

40 … et même « plus que civile ». Certains commentateurs glosent le plus quam civilia (bella) du premier vers de la Pharsale en intestina. Or, c’est bien d’une guerre intestine que l’esprit d’Otloh est le lieu

41 Avec le sens dramatique et le goût de l’éloquence qui étaient les siens, Gustavo Vinay s’exclame : « Si nous retrouvions le livre utilisé par Otloh, nous découvririons la trace de ses larmes en marge des vers 445 et suivants du livre 7 [de la Pharsale] : Sunt nulla nobis profecto / Numina ; cum caeco rapientur secula casu,/ Mentimur regnare Iovem… » (loc. cit., p. 455).

42 Sur les antécédents et la postérité de la lettre 22 de Jérôme, appelée à un succès considérable, voir dom Paul Antin, « Autour du songe de saint Jérôme », Revue des études latines 41, 1963, pp. 350-377.

43 Un signe qui s’inscrit dans la chair même du héros : le mot stigmata, qui sert une fois dans la vision d’Otloh à désigner l’éruption cutanée, est, depuis Gal 6, 17 (ego enim stigmata Domini Jesu in corpore meo porto), fortement connoté. Ainsi, il revient très souvent sous la plume de Pierre Damien, dans ses vies de saints ou ses traités sur la perfection monastique, pour désigner mortification et élection.

44 Alain Corbellari me fait remarquer que la crise décisive est enclenchée par une lecture faite en plein air, ce qui peut rappeler (d’assez loin, quand même…) le récit qu’Augustin donne de sa conversion, à la fin du livre 8 des Confessions.

45 Isidore de Séville, Etymologiae I, 9, 1.

46 Ainsi, Michel Banniard, « Vrais aveux et fausses confessions du IXe au XIe siècle : vers une écriture autobiographique ? », dans L’Aveu. Antiquité et Moyen Age, Rome, Ecole Française de Rome, 1986, pp. 215-241 (p. 239).

47 G.M. Oury, « La reconstruction monastique dans l’Ouest de la France, l’abbé Gauzbert de Saint-Julien de Tours (v. 990-1007) », Revue Mabillon 54 (1964), pp. 69-124 (spéc. pp. 77-84).

48 M. Dupont, Monographie du cartulaire de Bourgueil, Tours, 1962, pp. 30-31 et 183-186.

49 Voir. J.-Y. Tilliette, « Note sur le manuscrit des poèmes de Baudri de Bourgueil (Vatican, Reg. lat. 1351) », Scriptorium 37, 1983, pp. 241-245.

50 On trouvera le texte latin et sa traduction française dans J.-Y. Tilliette (éd.) Baldricus Burgulianus. Carmina, t. 1, Paris, Les Belles Lettres, 1998, pp. 5-8.

51 K. Forstner, « Das Traumgedicht Baudris von Bourgueil », Mittellateinisches Jahrbuch 6, 1972, pp. 45-57.

52 Voir le début de son Itinerarium sive epistula ad Fiscannenses (PL 166, col. 1173) ou encore le témoignage d’Orderic Vital (Historia ecclesastica 9, 18, éd. M. Chibnall, t. 5, Oxford, Clarendon, 1975, p. 188).

53 Dicemus igitur sanctum Sansonem non illum qui discerpsit ora leonis fortissimum, sed illum dumtaxat qui zabulum deuicit militem strenuissimum… Nous citons cette phrase d’après l’édition qu’en donne Madame Armelle Coulbeaux-Le Huërou dans sa thèse de doctorat (« Baudri, archevêque de Dol et hagiographe (1107-1130) : édition, traduction et commentaire de quatre textes hagiographiques en prose », dactyl., Université de Rennes 2 Haute Bretagne, 2006, vol. 1, p. 346). Nous la remercions très vivement de nous avoir autorisé à citer ce travail, qui met au jour un texte jusqu’alors inédit.

54 Le combat victorieux contre un lion est une étape fréquente de l’initiation d’un héros : voir le berger David, ou encore Hercule, si souvent christianisé… et associé par la légende au thème de la colonne, au franchissement des Symplégades, à la pluie de pierres lors de la prise de Cos, au cône éboulé de la gigantomachie (cf. P. Grimal, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Paris, PUF, 1951, s.v. Héraclès). En poursuivant sur cette voie, ce que nous n’entendons pas faire, on pourrait imaginer Baudri en Hercule à la croisée des chemins…

55 Cf. Olivier Beigbeder, Lexique des symboles, La-Pierre-Qui-Vire, Zodiaque, 1969, pp. 280-298 (282-287), s.v. lion.

56 On trouve l’expression cum decus capitis in capillis sit… chez Hilaire de Poitiers, dans son commentaire, repris à peu près textuellement par Cassiodore, au verset 5 du ps. 68 Multiplicati sunt super capillis capitis mei qui oderunt me gratis. Ces auteurs s’abstiennent cependant de mettre en scène dans le contexte la figure de Samson, pourtant bien adaptée à leur propos.

57 En revanche, le verset psalmique commenté par les textes cités à la note précédente s’adapte bien au contexte moral évoqué par le début du poème (Multiplicati sunt qui oderunt me…).

58 Loc. cit. supra (note 49).

59 Sur l’image de lui-même qu’il compose à travers ses écrits, voir Jean-Yves Tilliette, « Savants et poètes du Moyen Age face à Ovide : les débuts de l’aetas ovidinana (v. 1050-v. 1200) », dans Michelangelo Picone – Bernhard Zimmermann (Hrsgb.) Ovidius redivivus. Von Ovid zu Dante, Stuttgart, M&P, 1994, pp. 63-104 ; Gerald A. Bond, The Loving Subject. Desire, Eloquence and Power in Romanesque France, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1995, pp. 42-69.

60 Effugio rursus scopulosum littus et undas / Nando citus supero, prius ad littus redeundo (vv. 77-78, éd. cit., p. 7 : « Je fuis à son tour ce rivage plein d’écueils et, d’une nage vive, je traverse les eaux pour revenir au rivage d’avant »).

61 De l’avis autorisé de notre collègue Jean Wirth, professeur d’histoire de l’art médiéval, la forme de cet objet ne semble correspondre à aucune construction contemporaine de Baudri.

62 Baudri connaît bien la lettre 22 de Jérôme, qu’il cite dans son poème 138 « A Agnès, pour qu’elle conserve sa virginité ». Par ailleurs, l’emploi, au début du poème 2 (v. 3), du participe exurens pour qualifier les angoisses qui le torturent nous rappelle les circonstances qui préludent au songe d’Otloh.

63iudicium metuebam / Quod nox illa suumque michi cras improperabat (vv. 15-16, éd. cit., p. 5, « …je redoutais le verdict dont me menaçaient cette nuit et le jour qui allait la suivre »).

64 Vt scopuli indemnes circum caput osque fremebant, / Sic furor indemnis furibundae est garrulitatis ; / Sublimesque minas ceruicososque tumultus / Tanta prostraui quanta leuitate columnam (vv. 124-127, éd. cit., p. 8).

65 Baldricus Burgulianus… (cit. supra note 50), pp. XLII-XLV.

66 Cf. Michel Jourde et alii, « Va, mon livre : Quelques jalons pour une histoire de la destination », Nouvelle Revue du Seizième Siècle, 21/1, 2003, pp. 121-151.

67 Grégoire le Grand, Dial. 4, 37, 8-10, éd. Adalbert de Vogüé et Paul Antin, Paris, Cerf (Sources chrétiennes 265), 1980, p. 130 : pons erat sub quo niger atque caligosus foetoris intolerabilis nebulam exhalans fluuius decurrebat… haec uero erat in praedicto ponte probatio ; cf. Peter Dinzelbacher, Die Jenseitsbrücke im Mittelalter, diss. Vienne, 1973, et, tout récemment, Mireille Demaules, « Du symbolisme du pont dans quelques rêves et visions », dans Danièle James-Raoul et Claude Thomasset (éd.) Les ponts au Moyen Age, Paris, PUPS, 2006, pp. 181-196.

68 Roger Chartier, « La cire et le parchemin. Les poèmes de Baudri de Bourgueil », dans Inscrire et effacer. Culture écrite et littérature (XIe-XVIIIe siècle), Paris, Seuil-Gallimard, 2005, pp. 17-31 (p. 21). Il s’agit en réalité d’un topos emprunté à Venance Fortunat (carmina, Praef. 4), et que l’on retrouvera chez un auteur comme Montaigne. Sa traduction concrète n’en est que plus significative (sur le lien de la formule avec le thème de l’inspiration, voir l’article de Corrado Bologna et Tiziana Rubagotti, « Talia dictabat noctibus aut equitans. Baudri de Bourgueil o Guglielmo IX d’Aquitania ? », Critica del testo I/3, 1998, pp. 891-917)

69 Baudri de Bourgueil, c. 97, Florus Ovidio, vv. 51-53 : Naturam nostram plenam Deus egit amoris ; / Nos natura docet quod Deus hanc docuit. / Si culpatur amor, actor culpetur amoris (Dieu a créé notre nature pleine d’amour ; la nature nous enseigne ce que Dieu lui a enseigné. Si l’amour est mis en accusation, que soit mis en accusation l’auteur de l’amour – éd. cit., p. 98).

70 Jacques Berlioz, « Virgile dans la littérature des exempla (XIIIe-XVe siècles) » in Lectures médiévales de Virgile. Actes du colloque organisé par l’Ecole française de Rome (Rome, 25-28 octobre 1982), Rome, Ecole française de Rome, 1985, pp. 65-120 (pp. 77-78).

71 En rédigeant cet article, nous n’avions pas connaissance de celui de Birger Munk Olsen (« L’esprit critique à l’égard de la littérature païenne au Moyen Age, jusqu’au XIIe siècle », dans Mireille Chazan et Gilbert Dahan (éd.) La méthode critique au Moyen Age, Turnhout, Brepols, 2006, pp. 27-45), qui interroge les mêmes témoignages que nous, mais sans prendre en compte leur caractère onirique.