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Symphorien Champier

Logique(s) du compilateur

Thomas HUNKELER

Département de français – Université de Fribourg

thomas.hunkeler@unifr.ch

Pourquoi s’intéresser à Symphorien Champier, l’un des polygraphes les plus redoutables de la première moitié du XVIe siècle ? De l’avis même de ses commentateurs modernes, son œuvre immense, composée de traités de médecine, d’œuvres de caractère philosophique, astronomique ou théologique et de récits historiques, est marquée par une érudition « indigeste, encyclopédique et confuse » (Vaucheret 2001, 245). A en croire l’un des spécialistes de l’œuvre de Champier, les livres du médecin lyonnais sont poussiéreux, parfois même illisibles, et leur seule originalité réside dans leur absence presque totale d’originalité (Copenhaver 1978, 95-96).

Cette boutade constitue elle-même une première réponse à la question initiale : il faut s’intéresser à Champier, ne serait-ce que dans la mesure où l’image que nous nous faisons de son époque est trop souvent fabriquée à partir d’œuvres profondément originales, mais peut-être pas toujours représentatives. Les carnets de Léonard de Vinci, les romans de Rabelais ou les ouvrages anatomiques de Vésale, qui servent si souvent de marqueurs d’une rupture entre le Moyen-Age et la Renaissance, sont en réalité autant d’œuvres exceptionnelles qui ont plutôt tendance à cacher les traditions épistémiques marquant l’organisation, la codification et la transmission du savoir, médical ou autre, à l’époque qui nous intéresse. L’œuvre de Champier, elle – mais ce singulier pose lui-même un certain problème, puisque cette œuvre est extrêmement hétérogène et ne peut guère être analysée en vue d’une quelconque unité doctrinale –, les écrits de Champier, pour choisir une expression plus juste, sont dignes d’intérêt précisément parce qu’ils nous renseignent sur la « contemporanéité du non-contemporain », c’est-à-dire sur la coprésence, à un moment donné, de plusieurs stades de développement au sein de la pensée pré-moderne. Comme le fait remarquer Jacques Roger, il est bien plus facile « d’adapter une philosophie nouvelle que de transformer un art, mélange de théories, de connaissances techniques et de pratiques, exercé par un corps qui est à la fois un corps de techniciens et un groupe social » (Roger 1973, 265). Chez Champier, la volonté de rénover est souvent tempérée par un opportunisme qui l’incite au respect des traditions ; sa curiosité est marquée, et parfois limitée, par des partis pris d’ordre religieux et patriotique, qui l’amènent entre autres à une polémique anti-arabe et à une rivalité acharnée avec l’Italie (cf. Cooper 1991).

Face à ces aspirations contraires, Champier opte – du moins à première vue – pour une stratégie cumulative, qui, au lieu de résoudre les conflits résultant de ces aspirations contraires, choisit de les ensevelir sous une foule de références qui ne paraissent pas forcément concordantes au lecteur moderne. Ce comportement lui a valu les épithètes de « polygraphe » et de « compilateur » ainsi que des compliments mitigés, comme celui d’Albrecht von Haller, qui considérait Champier comme un « non indoctus homo, polygraphus et collector, semibarbarus tamen » (Allut 1972, 75). Dans ce qui suit, j’aimerais, à partir de quelques œuvres de Champier, proposer une réflexion sur la notion de « compilation », si souvent utilisée dans une intention dépréciative, sans que les motivations, les techniques rhétoriques et les stratégies argumentatives de l’auteur ainsi désigné ne soient analysées. En effet, contrairement à ce que l’usage courant du terme insinue, le soi-disant compilateur n’obéit pas à la seule logique cumulative. Il n’est pas non plus forcément un vulgarisateur, même si son projet d’écriture est souvent marqué par une visée didactique plus ou moins ouvertement affichée. Enfin, il importe de distinguer le compilateur du plagiaire, même si l’un et l’autre se servent très librement, et sans toujours l’indiquer explicitement, des ouvrages d’autrui. Tandis que le compilateur réunit dans son ouvrage plusieurs sources ou traditions différentes dans le but de faire le point sur une problématique, mais sans en revendiquer l’origine, le plagiaire imite habituellement un texte particulier dans l’intention de s’attribuer personnellement ce qui est dû à autrui.

Le cas de Champier devrait donc nous permettre de mieux comprendre une technique scripturale aussi répandue que, finalement, méconnue.

Champier et la metaphysica Platonis

Au centre de mon enquête sur le compilateur Champier, je placerai le rapport que ce dernier entretient avec la pensée néo-platonicienne et en particulier avec sa formulation par Marsile Ficin. Depuis les travaux fondamentaux de Jean Festugière et de Walter Mönch, cet aspect des écrits de Champier a fait l’objet de plusieurs études, qui ont souvent fait de Champier l’une des figures clés de l’influence de Ficin en France au début du XVIe siècle et, partant, du néo-platonisme de l’école lyonnaise et de certains poètes de la Pléiade. A en croire Festugière (1941, 64-76), Champier serait en effet non seulement l’introducteur, mais le traducteur du célèbre Commentaire sur le Banquet de Platon ou De amore rédigé par Ficin en 1469 – un jugement que James Wadsworth a fortement nuancé lors de sa réédition du quatrième livre de la Nef des dames vertueuses de 1503, qui servait de base aux affirmations de Festugière. Selon lui, Champier ne serait en réalité qu’un « compilateur » (Champier 1962, 31) de la philosophie amoureuse de Ficin, qui se contenterait de rassembler un certain nombre de citations de l’ouvrage de son prédécesseur. Wadsworth montre que les emprunts de Champier se limitent à 3 sur 72 chapitres du traité de Ficin, et qu’il ne peut donc en aucune façon être question d’une traduction1. On regrette toutefois que Wadsworth lui-même ne fournisse que des indications très sommaires sur l’activité de compilation de Champier, et qu’il se contente de qualifier le travail de ce dernier trop rapidement d’« œuvre d’un adaptateur enthousiaste ».

Le principal manque du commentaire de Wadsworth résulte pourtant de sa décision de ne prendre en considération que le Livre de vraye amour, qui est le seul des quatre livres regroupés par Champier dans la Nef des dames vertueuses à contenir des références explicites au commentaire de Ficin. Pour mieux saisir les enjeux du travail de compilation effectué par Champier, il paraît au contraire nécessaire de revenir d’abord de façon générale sur l’importance de la philosophie ficinienne chez Champier pour analyser ensuite plus en détail la place qu’occupe le Livre de vraye amour au sein de la Nef des dames. C’est seulement de cette façon qu’on pourra comprendre quelle valeur et quelle fonction Champier attribue aux écrits ficiniens.

Mais commençons par une question aussi simple que fondamentale : pourquoi un médecin s’intéresse-t-il à la philosophie platonicienne et néo-platonicienne ? Dans un traité de 1516, intitulé de façon significative Symphonia Platonis cum Aristotele et Galeni cum Hippocrate, Champier explique qu’il ne fait que suivre en cela la leçon de Galien, qui avait déjà tenté la synthèse des philosophies aristotélicienne et platonicienne avec la médecine d’Hippocrate : « Erat in Galeno Platonis metaphysica, Aristotelis philosophia, Hippocratis medicina » (Roger 1974, 46). Aux yeux de Champier, la metaphysica Platonis – dont le corpus englobe non seulement les écrits de Platon, notamment le Timée et le Phédon, mais aussi les écrits des néo-platoniciens, de Plotin à Ficin, ainsi que les écrits orphiques et hermétiques considérés à l’époque comme pré-platoniciens (cf. Walker 1954) – est le complément indispensable des études médicales. Dans le De triplici disciplina (1508) qui regroupe une série de traités relevant de la philosophie naturelle, de la médecine, de la théologie et de la philosophie morale, Champier explique dans le chapitre « De theologie orphice et platonica inventione atque origine. Et cur miscentur orphice cum nostris » du Platonice philosophie liber tertius qu’il mêle l’étude de la médecine avec la réflexion théologique parce que

la nature a joint en nous l’âme au corps au moyen du spiritus. Le corps est soigné par les remèdes de la médecine. Le spiritus (qui est une vapeur aérienne du sang et pour ainsi dire le nœud de l’âme et du corps) est tempéré et nourri par des odeurs aériennes, par des sons et des chants. (Champier 1508)2

Mais en réalité, le modèle de Champier est moins Galien que Ficin, qui était « medicus, platonicus et sacerdos », comme Champier ne manque pas de le noter dans son Tractatus […] de viris ecclestiasticis qui in medicinis claruerunt et in ea arte scripserunt recueilli dans les Libelli duo (Champier 1506, 30)3. C’est en suivant l’exemple de Ficin que Champier se désignera explicitement comme « docteur en theologie et medicine » sur la page de titre de La nef des princes de 1502, de même que bien plus tard, en 1532, il défendra dans son Myrouel des appothiquaires et pharmacopoles l’idée que « la noblesse et ancienneté de la médicine » s’explique d’abord et avant tout par son rapport privilégié à la théologie :

les Egyptiens anciennement constituèrent par leurs loix que les médecins seulement feussent prebstres, affin qu’ilz eussent la cognoissance non seulement du corps, mais aussi de l’âme, affin qu’ilz seussent ministrer et curer non seulement les maladies corporelles, mais aussi spirituelles. (Champier 1894, 21)

Parmi les écrits de Ficin, c’est surtout le De vita triplici (1489) qui eut une influence déterminante sur Champier, lequel publia en 1507 un ouvrage intitulé De vita quadruplici. Ce livre constitué de quatre traités témoigne manifestement de la tentative de Champier de se poser en continuateur du philosophe florentin. Le médecin lyonnais y vise non seulement à relier, à l’instar de Ficin, la metaphysica Platonis à la médecine, mais également à la théologie chrétienne. C’est pourquoi l’auteur se défend dès l’épître dédicatoire de s’être contenté de plagier le traité de Ficin en citant les célèbres mots de Virgile, Non omnia possumus omnes, et d’Horace, Quandoque bonus dormitat Homerus. En effet, l’ouvrage de Champier n’est pas une simple reprise du texte de Ficin ; il témoigne au contraire de la tentative de compléter ce qui manque, du moins aux yeux de Champier, à ce texte, et, dans une moindre mesure, de corriger ce qui paraît problématique. A cet égard, il n’est peut-être pas inutile de rappeler que le De vita triplici avait connu une réception mitigée ; il était certes l’un des ouvrages les plus populaires de Ficin, réédité de nombreuses fois et pendant une longue période ; mais d’autre part, on sait que cet ouvrage, et notamment le troisième livre intitulé De vita coelitus comparanda avec son recours à l’astrologie et à la magie, avaient valu à Ficin de sévères reproches d’hérésie de la part de l’Eglise (cf. Ficin 1989, 55-70 ; Walker 2000, 30-59). Champier, qui s’était fait connaître dès 1500 par la publication d’un Dyalogus […] in magicarum artium destructionem, ne pouvait pas ne pas être attentif à cette dimension du texte de Ficin. Sa décision de réécrire le De vita triplici en lui ajoutant un quatrième livre, le De vita supercoelesti – qui était censé couronner l’édifice commencé par Ficin – témoigne de la volonté, de la part de Champier, de subordonner les réflexions médicales, c’est-à-dire « terrestres » (livres I et II de Ficin), et astrologiques, autrement dit « célestes » (livre III), à une dimension « supercéleste », à savoir théologique. Champier choisit de placer cette ascension sous le signe de Platon, plus exactement des derniers chapitres du Phédon qu’il tente de réconcilier avec les Pères de l’Eglise (Mönch 1936, 219-233).

A titre général, Champier suit la logique de l’hypotexte ficinien dans le De vita quadruplici de façon assez fidèle, tout en n’hésitant pas à le compléter là où cela lui semble nécessaire. Une telle pratique n’est compréhensible que si l’on prend en compte le fait que l’œuvre de Ficin fait aux yeux de Champier partie d’un courant de pensée plus large : celui de la metaphysica Platonis. Ce courant, qui n’est pas une philosophie au sens moderne du terme, relève plutôt d’une vision du monde (d’une Welt – anschauung) par définition transdisciplinaire. Pour Champier, compléter Ficin signifie donc avant tout de restituer le volet théologique manquant tout en restant – ce qui est important – à l’intérieur de la metaphysica Platonis. La critique presque toujours implicite que Champier adresse à Ficin (cf. Pantin 1977) se fait largement au moyen de textes appartenant à la nébuleuse platonicienne, notamment par recours aux Disputationes adversus astrologiam de Pic de la Mirandole et au Phédon déjà mentionné (cf. Antonioli 1974 ; Joukovsky 1979). Aux yeux de Champier, l’essentiel est manifestement d’éviter que le platonisme dans son ensemble ne soit suspecté d’hérésie.

A la lumière de ce qui vient d’être dit sur le rapport complexe qui lie Champier à Ficin et le De vita quadruplici au De vita triplici, le traité de Champier dans son ensemble ne peut donc être qualifié ni de traduction, ni de compilation. Cet ouvrage, s’il n’est pas à proprement parler original, fait preuve d’une connaissance approfondie de l’hypotexte ficinien ainsi que du désir de respecter sa logique interne. Si le texte obéit par endroits à une logique cumulative, si son argumentation n’est pas toujours serrée, il doit ce déficit autant au texte de Ficin qu’aux ajouts de Champier. En revanche, le quatrième livre est clairement le résultat d’un travail de compilation des textes patristiques et du Phédon à propos de la vie de l’âme après la mort. Ici, on s’aperçoit que la compilation des autorités sert de contrepoids à ce que Champier appelle les « ambiguïtés » de Ficin : « Vide qualiter ipse Marsilius ut ambiguus loquatur. » (Champier 1507). Manifestement, c’est là où l’autorité de Ficin semble défaillir que la compilation des autorités vient au secours de Champier.

De la Nef des Princes à la Nef des Dames vertueuses

Les choses se présentent autrement dans la Nef des dames vertueuses, publiée en 1503. L’ouvrage compte parmi les premiers textes rédigés par Champier ; à cette époque, l’auteur n’a publié qu’un manuel de philosophie aristotélicienne, la Janua logice et phisice (1498), son dialogue contre la magie déjà mentionné et, plus important dans notre contexte, un recueil de préceptes moraux destiné aux jeunes princes et publié sous le titre La Nef des princes et des batailles de noblesse (1502). C’est là son premier ouvrage en langue française, qu’il fait suivre, l’année d’après, par la Nef des dames vertueuses.

Le titre choisi par Champier fait clairement référence à la Nef des fous de Sébastien Brandt, parue à Bâle en 1494 et éditée dès 1497 en traduction française, entre autres à Lyon (1498) chez Guillaume Balsarin, l’éditeur où Champier devait publier la Janua, le Dialogus et la Nef des princes. Dans le prologue de la Nef des princes, Champier s’explique longuement sur le titre de son ouvrage en se référant à l’allégorie de la vie comme navigation (Dubuis 1974 ; Champier 2002, 157-160). De même, on lit à la fin de l’ouvrage que le contenu très varié du livre répond à autant de dangers auxquels on doit faire face durant sa vie sur terre, puisqu’il offre à ses lecteurs « plusieurs enseignemens & doctrines tres utilles », qui ne s’adressent pas seulement aux personnes érudites, mais plus généralement « tant a gens litterez que non litterez ». Dans l’emploi qu’en fait Champier, le titre de « Nef » peut donc aussi être rapproché d’autres titres de recueil affectionnés par l’auteur, comme par exemple « Rosa », « Margarita » ou encore « Miroir »4. Dans tous ces cas, l’ouvrage ainsi appelé est construit comme une collection de plusieurs « livres », traités, chapitres ou préceptes regroupés selon des thématiques voisines.

La rédaction de la Nef des dames vertueuses relève de la volonté de Champier de réagir à au moins deux ouvrages précédents. Elle constitue d’abord une sorte de réplique à un ouvrage de Josse Bade, paru en traduction française en 1498 sous le titre La Nef des folles avant d’être édité dans sa version latine originale, deux ans plus tard, sous le titre de Stultiferae naves. Cet opuscule est à son tour une sorte de « supplément » de la Nef des fous de Brandt, comme son auteur l’avoue ouvertement dès la préface :

Comme je remarquais que la première souillure des mortels avait découlé plus de la folie de la femme que de celle de l’homme, que les hommes les plus sages, les plus grands et les plus vaillants, tels que le premier homme, Samson, David, Salomon, étaient tombés pour s’être laissé prendre également aux filets de la femme, que rien ne semble, sans le sexe féminin, tout à fait séduisant et agréable aux yeux des Epicuriens, que notre Seigneur Dieu a dit aussi : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul ; faisons-lui une compagne semblable à lui », j’ai décidé de pousser vers le navire des fous une petite nef de folles, d’une carène sans doute exiguë, mais d’une capacité immense, si je ne m’abuse, puisqu’elle doit contenir presque toute la folie humaine. (Bade 1500)

C’est contre ce type d’affirmations misogynes que Champier s’élève dès l’introduction de sa Nef des dames vertueuses, quand il cite les mêmes cas de Samson, David et Salomon suivis de quelques autres dans une perspective inverse :

Mais il y a ung tas de gens qui par une malice de langue envenimee ont voulu dire que les plusgrans et enormes pechez anciens ont ete perpetrez par femmes. Comme […] David homicide par Barsabee. Sanson trahy par Dalida. […] Salomon et les juifz ydolatres par femmes. Et aultres maulx sans nombre. Ausquelz je respons que ja soit ce qu’il y aye en quelques suasions ou occasions de femmes. Touteffois la cause principale ou primitive est procedee des hommes. […] David de son mauvais vouloir fut homicide sans persuasion de femme. Sanson trahy pour son amour illicite. […] Salomon et les juifs ydolatres par leur luxure. (Champier 1503)

Mais la Nef des dames vertueuses est également à considérer comme une réplique dans la mesure où elle répond à la Nef des princes du même Champier, c’est-à-dire à un ouvrage qui s’adressait d’abord et avant tout aux hommes, comme l’indiquent les titres des livres contenus : « Le testament d’ung vieil prince », « Le gouvernement & regime d’ung jeune prince », « Les proverbes des princes », « Le doctrinal du père de famille », etc. Ce sont surtout deux petits traités, également recueillis dans la Nef des princes, qui méritent ici notre attention : le premier, le seul d’ailleurs en latin, intitulé Opus admodum tornatum corruptos mulierum mores, c’est-à-dire un opuscule contre les femmes, suivi d’un second livre, cette fois-ci en français, intitulé La Malice des femmes. Ce dernier ouvrage est en réalité une compilation, datant de la fin du XVe siècle, faite à partir de vers tirés des Lamentations de Matheolus, un texte célèbre à cause de son caractère misogyne, et de plusieurs strophes du Blason de faulses amours de Guillaume Alexis5. Champier explique son intégration dans la Nef des princes par sa valeur didactique :

[Le Livre] est cy couché non pour mesdire : mais par doctrine pour eviter aux inconveniens que peuvent arriver par femmes. Par quoy s’il y a aulcuns mots qui soient desplaisans & mordans soient attribués au bigame Matheolus.

Il n’est pas interdit de penser que la décision de composer une Nef des dames vertueuses était, du moins en partie, motivée par des reproches de misogynie adressés à l’auteur par d’éventuelles lectrices. C’est du moins ce qu’indiquent plusieurs pièces du paratexte, comme le « Double rondeau par maniere d’epigramme sur la nef des dames » et, de façon plus explicite, le « Prologue de l’acteur fait en rethorique francoise sus la nef des dames », dans lequel Champier imagine qu’un matin, dame Prudence vient le voir dans son cabinet d’étude. Après lui avoir adressé des compliments au sujet de son activité d’écrivain – « Tout ton vivant tu n’as fait autre chose / Que ta personne tenir tousjours enclose / Pour profiter quelque chose aux humains » – dame Prudence en vient à la Nef des princes, dont elle critique le caractère partial et misogyne : « Mais tu n’as pas tout ton cas emmallé / Quant des dames les vertus as celé / Et n’as parlé comme par malveillance ». La Nef des dames vertueuses vient donc à la fois combler une lacune et réparer une faute6.

Par comparaison à la Nef des princes, qui contient une série hétéroclite de traités et d’opuscules dont certains ne sont même pas de la plume de Champier – tel est le cas, notamment, de La Malice des femmes, mais aussi de la Nef des batailles et de la moralité Le Droit chemin de l’hopital, rédigées toutes les deux par Robert de Balzac, conseiller et chambellan du roi et sénéchal aux pays de Gascogne et d’Agen –, la Nef des dames obéit à une structure plus ordonnée. L’ouvrage contient quatre livres qui sont à considérer comme autant de défenses des femmes ; mieux, qui visent à fournir aux femmes une série de topoi pour assurer leur auto-défense. Car les femmes, affirme Champier dans son introduction au premier livre, sont « comme les berbis devant le loup, et communément ne visitent pas les escriptures a eulx savoir deffendre ». Le travail de compilation effectué par Champier vise par conséquent à permettre aux dames de profiter des « escriptures » sans nécessairement les « visiter » dans leurs versions originales, souvent difficiles d’accès dans la mesure où celles-ci sont rédigées en latin ou en grec, ou simplement parce que ces textes sont difficiles à lire et à comprendre.

Le premier livre de la Nef des dames vertueuses, intitulé La Fleur des dames, est lui-même divisé en quatre parties : une défense générale des femmes, suivie de l’énumération des « gestes […] vertus et operations treslouables des dames anciennes » puisées dans les écrits historiques et mythologiques, dans l’Ancien Testament et dans les légendes de saintes. Voici comment Champier introduit son propos :

Ainsi que recite Plutarche en ses probleumes l’homme est de la nature du feu et la femme de la nature de l’eaue. Et pource que le feu n’avoit d’humidité et ne peut nourrir de soy, et l’eaue n’a point de chaleur, et pource que de soy mesmes est sterille et l’ung ne vault riens sans l’autre, ainsi l’homme de soy ne peult vivre bonnement en ce monde sans la femme. […] Aussi le feu de la nature modifie et purge et l’eau illustre et resplendist et le restraint de la grant chaleur et fureur. Ainsi la femme illustre et clarifie l’homme et le restraint de la chaleur par la doulce nature et persuasions honnestes. Et pource ont dit les anciens que la femme est la chose plus aimable doulce et de bonnaire que chose qui soit au monde.

Parmi la liste des femmes qui confirment cette idée – et qui, du même coup, infirment les calomnies reproduites par le même Champier dans la Nef des princes – se trouvent, à coté de figures prévisibles comme Minerve, Pénélope ou Lucrèce, des personnages plus surprenants, comme par exemple Méduse. Pour revaloriser cette figure, Champier passe sous silence l’assassinat de la Gorgone par Persée pour lui préférer certains éléments d’un autre passage des Métamorphoses (IV, 793-803), où Méduse est décrite non comme un monstre abject, mais comme une jeune fille d’une grande beauté – sans mentionner ici le fait que Poséidon aurait violé Méduse dans le temple de Minerve, qui, elle, se serait vengée en transformant la chevelure de la pauvre fille en un nid de serpents. Voici comment Champier présente Méduse :

Méduse ne doit estre privée de nos fleurs laquelle fut fille et heritiere du tresriche roy Forcus [Phorkys] de si merveilleuse beaulté qu’elle excitoit tous ceux qui la voyoent esmerveiller la dessusdicte beaulté. Elle avoit le visaige si plaisant qu’elle sembloit plus angelique qu’humaine. Et le corps long et d’une increable forme et sus son chef ung habillement de teste si riche et precieux que l’on ne pourroit estimer plus beau. En la terre de laquelle vint Perseus noble et couraigeux chevalier du royaulme des Argins dedans une navire où pour enseigne avoit paint ung cheval a helles [ailes] qui pour proye en rapporta par son saige et prudent entretient de grandes richesses.

Je cite ce passage in extenso pour donner un aperçu de la façon dont Champier se sert de ses sources. En effet, on constate que l’hypotexte ovidien est ici réarrangé de manière à ce que les éléments retenus corroborent l’intention générale de l’ensemble de la collection d’exemples : celle de l’éloge des femmes. Tous les éléments qui pourraient mettre en doute la vertu de Méduse – son caractère monstrueux comme son viol – se trouvent simplement écartés par un Champier soucieux non seulement de prendre le contrepied des médisants, mais aussi de sauvegarder les bienséances. S’il affirme dans sa préface que la plupart des vices attribués aux femmes sont en réalité dus aux hommes – « Et quant tu auras bien veu et considere les maux perpetrez par hommes tu n’auras cause de les transferer aux femmes ne de les blasmer » –, le livre est construit dans son ensemble moins comme un recueil d’histoires ayant pour protagonistes des femmes heureuses (ou malheureuses) que comme une collection d’exemples à suivre. Pour les besoins de la cause édifiante, il faut imaginer Méduse heureuse.

Le second livre de la Nef des dames est intitulé Le Gouvernement de mariage. Il est dédié à la princesse Suzanne de Bourbon et expose les devoirs conjugaux à l’attention de la jeune femme. Comme le montrent les nombreuses notes savantes en marge du texte courant, c’est ici l’endroit où Champier peut donner libre cours à son savoir médical. Je mentionnerai comme exemples les chapitres X à XIII, consacrés respectivement aux questions « De l’aage que la femme peut user de generation », « Comment la femme et l’homme se doivent garder de trop user de leur plaisances charnelles », « En quel temps et aage l’œuvre de la chair est nuysible », et « En quel temps de l’annee et en quelle heure du jour on doit vacquer a generation ». Les autorités citées à ce propos sont Aristote, Avicenne, Averroès, Haly Abbas, Hippocrate ou encore Galien ; dans d’autres chapitres consacrés à la bonne gestion de la famille, Champier a également recours à Platon ou à Ficin. Contrairement au premier livre, le second livre de la Nef est donc rédigé en large partie selon la perspective du médecin. Son but n’est pas de fournir des exemples pro-féminins en vue de l’éternelle querelle des femmes, mais d’instruire les jeunes femmes par rapport aux réalités naturelles et sociales qui devront guider leur comportement dans le mariage. Son rapport à l’idée de « vertu » réside dans le fait d’enjoindre la jeune femme à obéir, dans son intérêt et dans celui de son futur mari, aux prédispositions de son sexe. Autrement dit, la femme doit régler son comportement moral en fonction de sa nature que le médecin vient de lui exposer.

Je passerai sur le troisième livre de la Nef, qui regroupe les « propheties, ditz et vaticinations des sibilles », pour passer directement à la quatrième et dernière partie de l’ouvrage, le Livre de vraye amour, qui est précédé d’une longue épître latine adressée au médecin lyonnais André Briau. Champier y insiste sur l’importance de la vertu pour ceux qui pratiquent l’art de la médecine. Comme le montre Wadsworth (Champier 1962, 14-26), Champier y intègre deux extraits de la correspondance de Ficin où ce dernier fait l’éloge de la médecine.

L’introduction massive de la référence platonicienne au seuil du livre IV signale, dans l’ouvrage de Champier, la convergence explicite de la médecine et de la morale et leur dépassement final dans la révélation de la metaphysica Platonis. Après les leçons historico-mythologiques du livre I, médicales du livre II et prophétiques du livre III, le Livre de vraye amour vient couronner l’édifice savamment construit qu’est la Nef des dames vertueuses. C’est pourquoi il n’est pas suffisant d’affirmer, comme le fait l’éditeur moderne du Livre de vraye amour (Champier 1962, 32), que ce texte doit lui aussi être considéré comme un épisode de la querelle des femmes. Si l’ouvrage de Champier prend son origine dans cette querelle, si le début du texte en témoigne ouvertement, il vise cependant à la dépasser en ayant recours, précisément, à la metaphysica Platonis.

Le livre de vraye amour est constitué d’une série d’emprunts au De amore de Ficin ainsi que de quatre récits enchâssés puisés dans les Nuits Attiques, dans le Décaméron ainsi que dans la correspondance de Ficin7. Cependant, on cherchera en vain le nom de Ficin dans le Livre de vraye amour. Champier alterne dans certains passages de son traité la traduction et la paraphrase du De amore ; le choix même qu’il effectue réduit la lecture que le philosophe florentin propose du modèle platonien à quelques lieux communs8. Mais en même temps, il faut bien constater que Champier poursuit avec son traité un tout autre but que Ficin. Pour lui, il s’agit essentiellement de donner un cadre métaphysique à la notion d’amour en lui rendant une noblesse que la querelle des femmes avait passablement mise en doute. C’est pourquoi il n’a que faire des réflexions complexes et compliquées de Ficin au sujet, par exemple, des deux genres d’Amours et de la double Vénus (discours II, 7), du mythe de l’androgyne (IV), des démons (VI) ou encore des explications pneumo-physiologiques de la naissance de l’amour (VII). Ce que Champier retient en revanche de Ficin, c’est l’idée de l’utilité de l’amour (I, 3), celle que l’amour part de Dieu et ramène à lui (II, 2-3), et enfin l’importance de l’amour réciproque (II, 8). Seul le dernier aspect porte d’ailleurs clairement la marque du De amore de Ficin. Les autres emprunts, même s’il font souvent preuve d’une reprise littérale, appartiennent moins à Ficin qu’aux représentants de ce que j’ai appelé la nébuleuse platonicienne, et que Champier nomme « les anciens theologiens » : à Orphée et Mercure Trismégiste ; à Platon et Socrate ; à Hiérothée et Denys l’Aréopagite, que Champier cite tous dans son texte, en prenant soin de leur adjoindre les « theologiens modernes » comme saint Augustin ou saint Ambroise.

La référence explicite à Ficin ne serait-elle pas absente ici parce que Ficin est d’abord, comme l’indique la lettre au confrère de Champier qui sert de préface au Livre de vraye amour, un médecin ? Parce que Ficin est considéré par Champier, du moins dans cette matière, comme un commentateur et non comme une autorité ? Il est clair en tout cas que Champier occulte le nom de Ficin dans le texte français, et ceci en dépit – certains diront sans doute : à cause – de l’influence manifeste qu’exerce le De amore sur le Livre de vraye amour. Cette astuce permet bien sûr à Champier d’occuper la place rendue vacante : celle du commentateur de Platon.

La question de l’influence de Ficin sur Champier dépend donc, on le voit, du type d’ouvrage qui est censé accueillir la leçon du philosophe florentin. Alors que le De amore est expurgé par Champier de ses passages les plus difficiles et les plus problématiques, le De vita triplici est au contraire corrigé et complété. Le souci est toutefois le même : faire en sorte que la leçon des « theologiens anciens » corresponde à celle des « theologiens modernes ». Bien entendu, il ne faut pas sous-estimer les différences de domaine, de registre ou de lectorat entre les deux textes analysés. La Nef des dames vertueuses est un texte édifiant qui s’adresse – son titre et les dédicaces l’indiquent assez – à un public féminin peu « litterez », qui est surtout à la recherche de textes faciles d’accès et utile à la vie de cour, tandis que le De vita quadruplici est un ouvrage spécialisé appartenant au domaine de la philosophie naturelle, qui s’adresse avant tout à un public instruit, capable de lire couramment le latin. Mais au-delà de ces différences, on constate une continuité dans la façon dont Champier utilise la référence à la metaphysica Platonis. Celle-ci constitue pour le médecin lyonnais un cadre de pensée à l’intérieur duquel ses activités et ses intérêts divers prennent leur sens : celui d’un engagement pour l’homme en tant que microcosme.

Pour conclure, revenons à la question initiale : le travail que Champier effectue dans la Nef des dames et dans le De vita quadruplici à partir des textes ficiniens doit-il être qualifié de « compilation » ? A la lumière des analyses précédentes, il paraît nécessaire de manier cette notion avec prudence. Dans les deux cas, il est évident que Champier n’obéit pas à la seule logique cumulative, mais prend soin de soumettre les passages choisis à la ligne argumentative et aux intentions de son propre texte. Mais c’est aussi l’idée d’un Champier vulgarisateur de la philosophie néo-platonicienne qui doit être nuancée. S’il est vrai que la Nef des dames a permis de faire connaître la philosophie platonicienne de l’amour – et non la pensée de Ficin – à un public plus vaste, les choses se présentent autrement dans le cas du De vita quadruplici, qui, s’il représente un apport sérieux au débat sur l’astrologie qui marque les milieux intellectuels de l’époque, n’a eu que peu d’influence en dehors de ces milieux. Enfin, il faut refuser de penser la reprise d’expressions et de thèmes ficiniens par Champier en termes de plagiat. Même dans le cas du Livre de vraye amour, où Champier occulte le nom de Ficin, sa paraphrase et/ou traduction du De amore se limite, à une exception près, à des passages peu originaux du texte ficinien qui appartiennent autant, sinon plus, à la nébuleuse platonicienne qu’à Ficin en personne. En fin de compte, seul le passage sur l’amour réciproque, sur la mort de l’amant et sa double résurrection peut être accusé de plagiat. C’est aussi ce passage précis que l’on retrouve presque littéralement dans les œuvres poétiques d’Antoine Héroët, Charles de Sainte-Marthe, Maurice Scève ou Louise Labé. Que l’influence de Ficin sur la littérature française de la première moitié du XVIe siècle soit le plus manifeste là où son nom est occulté est peut-être un paradoxe ; mais un paradoxe sans doute récurrent dans l’histoire de la littérature.

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1 Il s’agit principalement des chapitres I, 4, II, 2 et II, 8. Des passages plus courts sont empruntés aux chapitres I, 3, II, 3 et VII, 3-4.

2 « Ceterum siquis percontaretur : qua medicine studium thelogie [sic] ratione misceam : cum id preter officium emineat : respondebo facillime id esse : quoniam natura animam in nobis spiritu medio corpori coniunxit. Corpus quidem medicine remediis curatur. Spiritus (qui aereus sanguinis vapor est et quasi quidem animi corporisque nodus) aereis quoque odoribus : sonibusque et cantibus temperatur et alitur. »

3 Cf. la remarque suivante de Ficin dans l’épître dédicatoire du De vita adressée à Laurent de Médicis : « Ego […] patres habui duos : Ficinum medicum, Cosmum Medicem. Ex illo natus sum, ex isto renatus. Ille quidem me Galieno tum medico tum Platonico commendavit ; hic autem divino consecravit me Platoni. Et hic similiter atque ille Marsilium medico destinavit : Galienus quidem corporum, Plato vero medicus animorum. » (Ficin 1989, 102).

4 Cf. sa Rosa Gallica (1514) qui contient aussi une Margarita, le Speculum Galeni (1517) ou encore le Myrouel des appothiquaires (1532).

5 Les Lamentations de Matheolus circulent dès la fin du XIVe siècle ; elles sont mentionnées entre autres par Christine de Pisan dans le prologue de la Cité de Dames, dans les Quinze Joyes de Mariage et dans les Cent nouvelles Nouvelles. Elles sont en fait la traduction, due à Jehan Le Fèvre de Ressons, d’un ouvrage latin rédigé par Mahieu (ou Mathieu) de Boulogne au XIIIe siècle (Van Hamel 1892, CLV-CLXXIV).

6 On notera d’ailleurs que le Livre de Leesce rédigé par Jehan Le Fèvre de Ressons se voulait déjà une réfutation des Lamentations de Matheolus.

7 Il s’agit de l’histoire d’Artémise dans les Nuits Attiques X, 18, de celles de Cymon et Iphigénie et de Titus et Gisippe du Décaméron V, 1 et X, 8 ; enfin de celle de Phébus et Lucilia, tirée de la Correspondance VII de Ficin (cf. Champier 1962, 27-28).

8 Sur la lecture que Ficin propose dans le De amore du Banquet de Platon, cf. l’introduction de Pierre Laurens à Ficin 2002, XXVI-LX.