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La peinture du danger

Lecture, imagination et « tableau médical » au XVIIIe siècle

Alexandre WENGER

Université de Genève – Faculté des lettres, Département de français moderne

alexandre.wenger@lettres.unige.ch

Jusque dans les années 1750, les traités mentionnant purement l’acte de lire, indépendamment de toute qualification du texte lu, sont inexistants : les ouvrages qui portent sur la lecture sont toujours, de près ou de loin, des bibliothèques idéales. C’est le cas, par exemple, du classique de Nicolas Lenglet-Dufresnoy (1674-1755), De l’usage des romans, où l’on fait voir leur utilité et leurs différents caractères avec une bibliothèque des romans accompagnée de remarques critiques sur leur choix et leurs éditions (1734) qui reste, malgré une indéniable dimension pionnière, un catalogue raisonné. Même Charles-Louis Bardou-Duhamel (1699-1759), qui propose de décomposer la lecture en quatre opérations fondamentales de l’esprit – concevoir, réduire, développer, juger – donne pourtant le titre suivant à son ouvrage : Traité sur la Manière de Lire les Auteurs avec Utilité (A Paris, Chez Ph. N. Lottin, & J. H. Butard, 1747) ; « lire les Auteurs », comme si l’acte de lire ne pouvait se concevoir en soi, indépendamment du texte lu.

Les choses changent dans la seconde moitié du siècle. Ainsi, en 1765, Louis Bollioud-Mermet (1709-1794) publie-t-il un Essai sur la Lecture au début duquel il précise :

Parcourons les diverses situations où la naissance les [les lecteurs] place, les différents devoirs qu’ils ont à remplir dans l’ordre civil. Examinons les qualités personnelles de chacun relativement au moral et au physique. Soit que nous les considérions par rapport à la conformation de leurs organes, soit que nous ayons égard au genre d’éducation qu’ils ont reçue, & aux fonctions de leur état, nous reconnaîtrons que les réflexions approfondies sont le partage du plus petit nombre. (Bollioud-Mermet 1765, 11)

La lecture dépend désormais des dispositions organiques du lecteur – « au moral et au physique » écrit Bollioud-Mermet, reprenant la terminologie vitaliste du temps – et/ou de son éducation ; or, ces deux dimensions seront prises en charge par le discours médical, au point qu’il devient le principal discours constitué portant sur les effets de la lecture romanesque dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Il vient s’adjoindre, et dans une certaine mesure se substituer au discours théologique et moral, jusqu’alors privilégié pour se prononcer sur les questions touchant aux rapports de l’âme et du corps.

Ce discours médical tient majoritairement dans une position de mise en garde, qui attire l’attention sur les conséquences physiologiques, et le cas échéant les pathologies, entraînées par la lecture de romans. Parmi les griefs retenus contre le roman, il y a le fait qu’il sollicite, et même développe, l’imagination du lecteur.

A l’article « Imagination » de son Dictionnaire de Littérature, l’abbé Sabatier de Castres écrit :

Il y a deux sortes d’imagination ; l’une, qui consiste à retenir une simple impression des objets ; l’autre, qui arrange ces images reçues, & les combine en mille manières. La première a été appelée Imagination passive, la seconde active : la passive ne va pas beaucoup au-delà de la mémoire ; l’active rapproche plusieurs objets distants : elle sépare ceux qui se mêlent, les compose & les change ; elle semble créer, quand elle ne fait qu’arranger. (Sabatier de Castres 1770, II : 359)

L’imagination est donc la faculté de représenter et de réordonner dans son esprit des impressions ou des séquences enregistrées par les sens. Elle couvre un éventail de possibilités qui vont de la restitution passive – l’imagination est alors proche de la mémoire – à une recomposition active – l’imagination assume alors une fonction dynamique, personnelle et projective. La définition de Sabatier de Castres peut être complétée par celle que donne la quatrième édition du Dictionnaire de l’Académie Française :

Imagination. s.f. Cette faculté par laquelle l’ame imagine. Avoir l’imagination vive, l’imagination forte, l’imagination fertile, l’imagination heureuse, l’imagination gâtée. La force de l’imagination. Voyez ce que peut l’imagination. Un effet de l’imagination. Cela m’est venu à l’imagination.

Il signifie aussi Pensée. Voilà une belle imagination. Une agréable imagination. Ce Poëte, ce Peintre ont beaucoup d’imagination.

Il se dit aussi De la croyance, de l’opinion qu’on a de quelque chose sans beaucoup de fondement. La plaisante imagination, que de vouloir nous soutenir… C’est une imagination qu’il s’est mise dans l’esprit.

Il signifie pareillement, Fantaisie bizarre, idée folle & extravagante. C’est un homme qui a des imaginations étranges. Il se laisse emporter à de sotes imaginations. Ce n’est qu’une imagination. Imaginations folles, vaines, creuses, grotesques, extravagantes. Se repaître d’imaginations. (Dictionnaire de l’Académie française 1762, 903)1

Ainsi, lorsque l’imagination penche du côté actif, selon la distinction opérée par Sabatier de Castres, elle peut faire l’objet d’une valorisation aussi bien positive que négative. Dans le premier cas, elle est tempérée par la raison et elle contribue à la « Pensée », voire au génie2. Dans le second cas, elle est assimilée à la fantaisie et à la folie. Il s’agit là d’une perspective traditionnelle, que les médecins de la période des Lumières vont assimiler. Le dernier cas en particulier, celui d’une imagination débridée et désordonnée, fera progressivement l’objet de toutes leurs alarmes, et c’est à son sujet qu’ils vont progressivement déployer un discours d’explication physiologique.

En 1753, dans sa célèbre Médecine de l’Esprit, Antoine Le Camus (1722-1772), Docteur-Régent de la Faculté de Médecine de Paris, prend acte du fait que « l’Imagination trop forte » se répand dans le siècle à la suite de la « multitude prodigieuse de Romans » qui éclosent ; en outre, il attire l’attention sur le fait qu’il s’agit d’une maladie présentant un caractère d’urgence parce que désormais elle « attaque aussi les personnes qui ne sont nullement soupçonnées de délire. » (Le Camus 1753, II : 152)

Dans son non moins célèbre ouvrage, La nymphomanie, ou traité de la fureur utérine (1771), Bienville (†~1785) confirme le rapport privilégié que l’imagination entretient avec la lecture romanesque. Le traité se termine en effet par une partie intitulée Observations sur l’Imagination par rapport à la Nymphomanie. Concrètement, ces observations consistent en l’exposition d’un cas, que Bienville présente comme étant réel, et qui raconte la tragique histoire d’une jeune adolescente de douze ans prénommée Julie3. Celle-ci est de tempérament vif, et elle commence à éprouver dans sa chair certains mouvements qu’elle ne parvient pas à s’expliquer. Berton, sa femme de chambre et confidente, « expérimentée dans l’art de jouir, & initiée dans les secrets de Vénus » (Bienville 1777, 141), se rend compte que sa jeune maîtresse se languit. Dans un premier temps, elle tente de la consoler et de la rassurer, mais

Berton, voyant que toutes ces raisons morales n’opéraient pas sur sa maîtresse, résolut de la soustraire à la tristesse par quelque autre moyen. Elle imagina que la lecture l’intéresserait assez pour faire une diversion : elle ne manqua pas de faire un choix des romans les plus tendres, les plus lascifs et les plus voluptueux, & elle les mit dans ses mains par gradation. […]

Cette lecture fut pour [Julie] semblable à un verre ardent qui rassemble les rayons du soleil pour les fixer dans une partie, & l’incendier ; ce fut son imagination qui fut cette partie enflammée, & qui communiqua bientôt un feu nouveau & plus vif dans son cœur. [D]epuis l’usage de ces livres, son imagination lui avait tracé le plan d’une passion plus en règle ; son cœur sentait du penchant à se fixer à un objet. Ses yeux commençaient à chercher sans cesse à ses côtés quelque héros qui, paraissant propre aux amoureux exploits, fût digne de décider son goût. (Bienville 1777, 147-148)

Pour des questions d’argent, les parents de Julie congédient les prétendants qui s’annoncent. De la lecture des romans, Julie passe alors à la masturbation. Sa santé se délabre rapidement, aussi bien physiquement que mentalement ; elle s’isole dans une chambre dont elle ne sort plus, prématurément usée et définitivement imbécile. A sa manière, cette histoire affiche la puissance des effets de la lecture romanesque.

Si la littérature médicale de la seconde moitié du XVIIIe siècle connecte la lecture romanesque à l’imagination, elle véhicule en outre une condamnation morale. On en trouve un exemple très clair sous la plume du médecin Christoph Wilhelm Hufeland (1762-1836) – un représentant tardif de l’Aufklärung allemande – qui qualifie la lecture d’« onanisme moral » ; la confusion lexicale qu’il opère entre la masturbation et la lecture parle d’elle-même. Mais Hufeland ne fait pas référence à n’importe quelle lecture : l’onanisme moral se produit « toutes les fois qu’on se nourrit et s’échauffe l’imagination par des images voluptueuses et lascives, et qu’on imprime de bonne heure une direction vicieuse à cette faculté ». Cet état, qui manque rarement de dégénérer en maladie mentale, se rencontre fréquemment « chez les femmes non mariées, dont la lecture habituelle des romans et autres livres semblables a corrompu l’imagination » (Hufeland 1841, 191-192).

A suivre l’avis des lettrés de l’époque – c’est-à-dire des spécialistes de la théorie esthétique, des moralistes, et des médecins à leur suite – une des raisons pour lesquelles les romans agissent sur l’imagination, c’est qu’ils présentent des tableaux. En gros, un tableau est une scène présen – tant un certain ordonnancement des personnages dépendant de tel stade de l’intrigue.

Les caractéristiques du tableau romanesque changent au milieu du XVIIIe siècle. Jusque dans les années 1750, le tableau est donné comme un quasi synonyme de l’hypotypose4. Il constitue une image particulièrement vive qui s’impose prioritairement au sens de la vue pour le lecteur. Un poème, explique par exemple Jean Baptiste Dubos (1670-1742) dans ses Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture (1719) doit former « des tableaux dans notre imagination » (Dubos 1719, I : 265). Vers 1750, une nouvelle conception du tableau fait son apparition en France5, entraînant une réévaluation de ses conditions et de ses conséquences. Sous l’influence de Diderot en particulier, mais également de Marmontel ou de Mercier, le tableau est progressivement défini comme une unité dramatique qui absorbe le spectateur ou le lecteur tout entier, qui le touche au plus profond de son être6. Désormais, au tableau ne répond plus une réaction passant de façon privilégiée par le regard, mais une réponse mobilisant toutes les ressources sensitives7.

La différence entre les deux définitions du tableau est de nature conceptuelle. Elle tient de la structure d’intention bien plus que d’un changement réel dans la manière de composer un tableau discursif. Ce qu’il faut retenir, c’est que dans les deux cas, le tableau est investit d’une valeur didactique parce qu’il passe par l’imagination du lecteur. Le lecteur est marqué à vif, impressionné au point de pouvoir se projeter dans le tableau, ou se l’approprier par l’imagination.

Or, c’est là précisément ce qui est craint par les moralistes et par certains médecins : le tableau est un « mode de communication » immédiat, n’impliquant aucun recul critique de la part du lecteur, et tenant à l’écart l’exercice de sa raison. L’illusion romanesque est tout entière tournée vers la persuasion ; elle doit être énergique et expressive, non démonstrative et logique8. Ainsi, les tableaux romanesques, qui traitent volontiers de sujets amoureux, sont-ils pour les moralistes une contagion qui entraîne les lecteurs dans le libertinage et le péché9. Pour les médecins, ils sont une contagion au sens propre, qui multiplie les dérèglements pathologiques dans la société10.

Par ailleurs, le discours médical explique que tout le monde ne réagit pas de façon identique aux sollicitations romanesques. En particulier, certains lecteurs, ou certains lectorats ont, en vertu de caractéristiques physiologiques propres, une imagination naturellement plus développée. C’est le cas des femmes (ou des lectrices)11.

Les traités physiologiques de la seconde moitié du XVIIIe siècle abondent, qui expliquent que l’imagination féminine est non seulement plus vive, mais également plus instable que celle des hommes. Dans ses Recherches physiologiques et philosophiques sur la sensibilité, le médecin montpelliérain Paul-Victor De Sèze se fait l’écho de la conception ambiante en écrivant :

La cause physique est manifestement liée à la cause finale ; des fibres grêles, molles, flexibles s’ébranlent facilement, mais perdent bientôt le mouvement qui leur a été imprimé ; de là naissent ces spasmes si fréquents qu’elles éprouvent, qui, étant excités par les plus légère causes, sont par cette raison même peu effrayants ; cette activité des sensations, jointe à leur peu de durée, fait que l’imagination des femmes est vive sans être forte. (De Sèze 1786, 225)12

On reconnaît là, pris dans un discours sur la conformation fibrillaire, l’imagination entendue comme fantaisie. Par conséquent, entre les romans qui sollicitent l’imagination, et les femmes dont l’imagination est réputée naturellement vive, le rapport de continuité est assez rapidement effectué par les médecins du XVIIIe siècle13.

Les romans sont donc efficaces, en ce sens qu’ils exercent une influence sur le moral et le physique des lecteurs. Dans ces conditions, on peut se demander si les médecins n’ont pas été tentés de reprendre à leur compte les procédés romanesques à l’origine de cette efficacité (les tableaux en particulier). Les tableaux peuvent-ils répondre à une visée médicale, qu’elle soit thérapeutique ou prophylactique ?

Or, force est de constater que l’on trouve de nombreuses mentions de tableaux dans la littérature médicale de la période des Lumières, et tout particulièrement dans les traités qui portent sur des questions de sexualité (soit, surtout, l’onanisme et la nymphomanie). Trois questions se posent alors : d’abord, quelles sont les caractéristiques de ces tableaux ? Sont-ils assimilables aux tableaux romanesques ? Ensuite : s’agit-il d’une utilisation consciente, ou le terme tableau est-il employé par défaut, sans intention spécifique. Dans le cas contraire, dans quel but les tableaux sont-ils utilisés par les médecins ? Finalement, pourquoi les trouve-t-on majoritairement dans les traités portant sur l’hygiène sexuelle ?

Dans l’ouvrage bien connu du médecin lausannois Samuel-Auguste Tissot (1728-1797), l’Onanisme, ou dissertation sur les maladies produites par la masturbation (1760), l’auteur écrit que la « peinture du danger, quand on s’est livré au mal, est peut-être le plus puissant motif de correction ; c’est un tableau effrayant, bien propre à faire reculer l’horreur » (Tissot 1991, 169). Fort de cette conviction, Tissot livre à ses lecteurs l’exemple le plus célèbre de tableau anti-masturbatoire, celui de « D****, horloger » (Tissot 1991, 44-46). Ce tableau, dont Tissot dit avoir été effrayé lui-même, est censé provenir de sa propre pratique ; il présente l’effroyable rabougrissement et la dramatique crétinisation, jusqu’à la mort, d’un jeune masturbateur par ailleurs promis à un avenir brillant. Or, le tableau des pathologies de D*** forme indéniablement un spectacle saisissant ; il s’agit bien d’une hypotypose. S’il se singularise par rapport au tableau romanesque, ce n’est donc pas par sa nature, mais par son contenu. En effet, là où un roman sentimental – ou libertin – représenterait la cause, ce qui fait tableau dans le texte médical, ce sont uniquement les suites de la masturbation, jamais la pratique elle-même14. Ces suites sont toujours effrayantes ou terribles15, moyennant quoi le tableau médical fonctionne comme un repoussoir. L’imagination du lecteur est sollicitée pour mieux l’éloigner des pratiques malsaines.

Par ailleurs, le recours au tableau, utilisé comme une séquence narrative relativement autonome dans l’économie générale du texte médical, et destiné à marquer le lecteur, est parfaitement délibéré. On peut en accepter pour preuve le fait que ce tableau de D*** tombé « bien au-dessous de la brute », au point « que l’on avait peine à reconnaître qu’il avait appartenu autrefois à l’espèce humaine » (Tissot 1991, 46), a été repris, approprié, brandis d’innombrables fois, tant par les médecins contemporains de Tissot que par la postérité, jusqu’à devenir une sorte de fait indiscutable, évident à force d’être répété. Par exemple, dès 1763, le médecin Achille-Guillaume Le Bègue de Presle (1735-1807) reprend le cas de « D****, horloger » au chapitre des Dangers de la Manstupration de son traité sur les moyens de se conserver en bonne santé, en insistant clairement sur l’horreur qu’il doit susciter :

J’espère que ce tableau affreux, mais fidèle, fera frémir d’horreur ceux qui commettent ce crime, lorsqu’ils y verront la cause des maux qu’ils souffrent, & ceux qui leur sont réservés pour le reste de leurs jours ; que ceux qui n’en sont point encore coupables, ou ne l’ont commis que rarement, trembleront en lisant les deux effets terribles des premières fautes sur leur esprit & sur leur corps. (Le Bègue de Presle 1763, 320-321)

Par ailleurs, le tableau de D*** est présent dans les dictionnaires médicaux jusqu’à la fin du XIXe siècle16. Le tableau médical contribue donc à la réalisation délibérée d’une pédagogie de l’effroi.

Pourquoi trouve-t-on des tableaux dans les ouvrages médicaux traitant de sujets tels que l’onanisme ou la nymphomanie ? Une des causes de l’« épidémie » masturbatoire avancée par les médecins est précisément la lecture de romans. Les masturbateurs et les nymphomanes sont des lecteurs de romans – l’histoire de Julie, par Bienville, l’illustre distinctement. Or, pour les lettrés de l’époque, la lecture romanesque est également dangereuse car elle est solitaire et secrète. De façon un peu schématique, quelqu’un qui lit un roman le fait seul, le soir dans son lit ; il échappe donc à tout contrôle familial ou social17. De même, lorsque, emporté par son imagination, ce lecteur ou cette lectrice sera entraîné dans l’onanisme ou la nymphomanie, la pratique sera honteusement tenue secrète.

Les masturbateurs sont donc difficiles à approcher, et plus encore à convaincre. Les tableaux médicaux ont par conséquent pour objectif de toucher ces types de malades par là même où ils pèchent. Parler à leur imagination, fût-ce pour susciter chez eux le dégoût de leur condition, c’est s’insinuer au cœur même du mécanisme pathologique.

On pourrait objecter à ce raisonnement que les textes médicaux ne sont pas forcément lus par un public de non-spécialistes et de « malades ». Si une telle objection n’est pas à écarter, elle n’enlève rien au fait que les médecins restent convaincus qu’une lecture imaginative peut être faite de leurs ouvrages, comme en témoigne Bienville dans son Traité des erreurs populaires sur la Santé :

Je ne ferais point la sottise de donner ici la liste des maux chroniques qui sont au-dessus de l’art. Dans des livres, qui comme celui-ci, doivent tomber entre les mains de tout le monde, il faut épargner à certains lecteurs des sujets d’exercer leur imagination. (Bienville 1775, 134-135)

A côté de sa première fonction, thérapeutique ou prophylactique, le tableau médical doit donc également empêcher qu’une lecture détournée, ou déviante soit faite du texte médical. Un tel détournement peut concerner les hypocondriaques qui font une

lecture habituelle des ouvrages de médecine, […] ne les appliquent pas à l’art, comme font les médecins, mais à leur propre personne, et […] faute de connaissances suffisantes, ils les interprètent souvent à contre-sens. (Hufeland 1841, 224)

Mais il peut également s’agir d’une lecture qui ferait du texte médical un texte d’incitation érotique. Bienville est clair à ce sujet :

Je m’attends que ce livre excitera bien plus la curiosité des jeunes gens que celle du sexe ; je croirais donc manquer au zèle que je leur ai particulièrement voué, si je terminais ce chapitre sans leur offrir un puissant correctif pour l’idée qu’ils ont de leur force & de leur excellence au dessus de la femme : cet antidote est l’Onanisme de M. Tissot. Tout ce que je pourrais dire à cet égard ne pourrait jamais atteindre l’énergie & la vivacité des tableaux de ce grand homme. (Bienville 1777, 25)

L’approche adoptée dans les lignes qui précèdent répond à trois objectifs, le premier concernant ce que l’on peut nommer la littérarisation du discours médical. La sollicitation de l’imagination est un des moyens par lesquels les médecins des Lumières expliquent les mécanismes ou les effets de la lecture romanesque. Or, ces mêmes médecins appliquent à leurs propres textes les procédés à l’origine, à leur sens, de l’efficace romanesque, subordonnant ainsi à leurs visées des procédés qu’ils décrient par ailleurs. De ce double mouvement, on peut conclure que la logique d’efficace qui préside aux textes médicaux envisagés ne tient pas dans un paradigme « scientifique », mais « littéraire ».

Le recours à l’imagination, pris dans un sens plus large, constitue un moyen d’impliquer le lecteur, de l’intéresser, au sens fort que le XVIIIe siècle donne à ce terme. Or – c’est le deuxième point –, cette démarche n’a rien d’une tentative isolée, et l’on pourrait identifier d’autres stratégies rhétoriques poursuivies par la médecine de l’époque allant dans ce sens18. Parmi elles, on peut mentionner la fréquence du recours, sinon à une réelle forme épistolaire, pour le moins à l’insertion de lettres dans les traités médicaux. On en trouve des illustrations dans certains « romans pédagogiques » de philanthropes allemands portant précisément sur des questions telles que la masturbation19, ainsi que dans l’Onania, un traité qui a joué un rôle de poids dans la médicalisation de l’onanisme au XVIIIe siècle. L’édition originale de ce texte, parue à Londres vers 1715, ne comporte que quelques pages. Mais, faisant l’objet de nombreuses rééditions, l’opuscule initial croît jusqu’à occuper plus de cinq cents pages au milieu du siècle20. L’amplification consiste en l’adjonction progressive de lettres (soit-disant) écrites par des patients. L’Onania et ses multiples rééditions augmentées fonctionnent donc sur une fiction de l’épistolarité21. On sait par ailleurs que le genre épistolaire est défini à l’époque comme un genre d’imagination, permettant aux lecteurs de prendre le contenu des lettres à leur compte et se trouvant, de ce fait, particulièrement approprié aux publics influençables, au premier rang desquels figurent les femmes22. Le recours médical à la lettre n’a donc rien n’anodin.

Enfin, appréhender la question de la lecture par le biais du discours médical entraîne des effets de décentrements de perspective, qui permettent au critique moderne de percevoir la littérature dans son ensemble sous un jour original. D’une part, l’analyse du point de vue médical rend la lecture aux déterminations somatiques qui étaient les siennes au XVIIIe siècle, une dimension peu prise en compte par les exégètes des Lumières. D’autre part, la focalisation sur les effets de la lecture permet au chercheur d’adopter une vision transversale, échappant à la séparation a priori entre les « grands auteurs » et les minores imposée par l’héritage d’un panthéon littéraire. De la sorte, c’est à la requalification des frontières mêmes de la littérature d’une époque qu’il procède, comme aussi à celles de la médecine.

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1 Cette définition varie peu au cours du XVIIIe siècle ; on la retrouve pratiquement telle quelle d’une édition à l’autre du Dictionnaire.

2 Le génie, « c’est la disposition, la facilité que la nature a accordée à certains hommes d’imaginer hardiment, & de peindre vivement les objets par le secours des expressions ; ou, pour parler plus précisément, c’est un jugement exquis, soutenu d’une imagination vive & brillante, commun à tout ce qu’on appelle beaux-arts. » (Sabatier de Castres 1770, II : 246 – art. GÉNIE)

3 Au sujet de cette histoire, voir Laqueur 2003, 327 ss.

4 A ce sujet, voir Frantz 1998, 9 ss.

5 Voir Fried 1990, 75. Dans la seconde moitié du siècle, les définitions données par les dictionnaires restent fidèles à l’hypotypose ; elles sont en décalage avec l’acception prônée par Diderot. Cf. Frantz 1998, 9-12.

6 Sur ce changement, voir Fried 1990, 76-77 ; Hobson 1977.

7 Voir Frantz 1998, 31.

8 « Chez Diderot, le “tableau” dramatique est une notion qui porte l’énergie de la vérité plutôt que la représentation de la réalité » (Frantz 1998, 35). « Diderot voulait de la persuasion et non de la démonstration, du déterminisme et non de la logique » (Fried 1990, 87).

9 Voir par exemple le Discours sur les romans (1736) du père Charles Porée (1675-1741), ou encore l’Appel an meine Nation. Uber die Pest der deutschen Literatur (1795) du libraire Johann G. Heinzmann.

10 Il suffit de penser au motif de la maladie d’amour, réactualisé avec une vigueur inédite sous la plume des médecins des Lumières. L’exemple de Julie, figurant dans la Nymphomanie de Bienville, est probant : la jeune fille commence par lire des romans, son imagination se détraque, elle se livre à la masturbation, finit par complètement détruire sa santé, se rendant ainsi inapte au mariage et à la procréation.

11 C’est d’ailleurs un des intérêts de la médecine que de fournir une typologie de lecteurs sur la base de considérations physiologiques. Outre les femmes, les « types » récurrents sous les plumes des médecins sont les gens de lettres, les gens du monde, les adolescents et les enfants.

12 Les exemples abondent. En voici un autre, du médecin Joseph Raulin (1708-1784) : « L’imagination des femmes vivement frappées de quelque objet, agit puissamment sur le genre nerveux ; c’est un effet de leur vivacité, de la délicatesse de leurs fibres ; celles-ci prennent des pentes irrégulières qui changent les directions naturelles des sens, & en imposent à l’esprit. » (Raulin 1759, 324.)

13 Voir Wenger 2004.

14 Un roman libertin insisterait au contraire sur les délices attachées à la pratique elle-même. Selon Jean M. Goulemot, les tableaux des plaisirs charnels constituent fondamentalement la structure d’appel au désir du lecteur réel dans les romans libertins (Goulemot 1991).

15 Les syntagmes « tableau effrayant », « tableau effroyable », etc. sont beaucoup plus fréquents dans les ouvrages médicaux que le terme « tableau » en occurrence isolée. A titre d’exemple, on peut consulter l’ouvrage du médecin Nicolas Chambon de Montaux (1748-1826), Des Maladies des Filles (1785, II : 98 & 223).

16 Au XIXe siècle encore, le cas de D*** est rapporté en entier à l’article MASTURBATION du Dictionnaire des Sciences Médicales, Par une société de Médecins et de Chirurgiens (1819, XXXI : 100-135). Le Dictionnaire de Médecine et de Chirurgie Pratiques réaffirme que la crainte inspirée par la lecture de Tissot a sauvé nombre de masturbateurs (1834, XI : 376 – art. MASTURBATION). On pourrait multiplier les exemples tout au long du siècle ; il faut attendre 1881 et le Dictionnaire Encyclopédique des Sciences Médicales de Dechambre pour que soit exprimé le « doute que beaucoup d’onanistes aient été guéris de leur funeste habitude par les peintures effrayantes qu’il [Tissot] s’est plu à accumuler. » (XI : 361 – art. ONANISME).

17 Par contrecoup, la lecture traditionnelle peut, particulièrement chez les femmes, être qualifiée de boutiquière et de domestique. Voir à ce propos Fabre 2000, 179-212.

18 Pour un exemple, voir Wenger 2004.

19 C’est le cas, par exemple, de Carl von Carlsberg oder über das menschliche Elend (1783-1788). Ce roman épistolaire de Christian Gotthilf Salzmann (1744-1811) donne, sous le couvert d’une histoire d’amour, une représentation concrète et vivante des vues et des idéaux pédagogiques de l’auteur, en particulier pour ce qui concerne la sexualité, l’amour, le mariage et la famille. Les questions liées à la masturbation font en outre l’objet d’un traité théorique séparé destiné moins aux adolescents qu’à leurs éducateurs (Uber die heimlichen Sünden der Jugend, 1785), les deux textes étant toutefois appelés à se compléter mutuellement.

20 Onania a été attribué à un certain Dr Bekkers. Les premières éditions ne comportent que quelques pages. La traduction allemande publiée à Leipzig en 1751 à partir de la quinzième édition anglaise comporte 556 pages. Voir Stengers & Van Neck 1998, 54 ss.

21 Voir Stengers & Van Neck 1998, 49-72 ; Laqueur 2003, 324 ss.

22 Voir à ce sujet les études réunies dans Planté 1998.