D’une « bonne et saincte yprocrisie »
Usages et discours épistolaire de la maladie dans la vie nobiliaire au XVIe siècle
Les gentilshommes et les dames du XVIe siècle sont souvent malades. C’est ce qui transparaît dans leur correspondance. Des passages entiers de lettres décrivent, sans pudeur et avec force de détails, les indispositions ou les manifestations corporelles d’une maladie. Il a été souligné, il y a quelques décennies déjà, le fait que le traitement du corps ainsi que la publicité que l’on en faisait, relevaient probablement de la quête de la pureté au sein de la noblesse. Les nobles se préoccupaient avant tout de purifier leur intérieur par purgation, lavement et saignée. Les sources nobiliaires évoquent à longueur de pages les chaises percées et les purges réussies ; la phlébotomie paraît une condition nécessaire de l’équilibre vital. Plus haut on est placé dans la société, plus on est saigné et purgé (Le Roy Ladurie 1983). Ainsi les personnes de dignité royale n’hésitent-elles pas à rendre publics leurs traitements et leurs médecins s’en chargent naturellement lorsque l’occasion s’en présente. Dans trois lettres envoyées coup sur coup à Henri III en septembre 1583, Simon Vigor se montre zélé à relater, non seulement les maux de la reine mère Catherine de Médicis, mais aussi les effets parfois saisissants, pour ne pas dire spectaculaires, des traitements qu’il lui a prescrits pour restaurer l’harmonie de ses humeurs corporelles :
Si pource que la Royne vostre mère se trouvoit de jour en jour pressée de ces passions mélancholiques, desquelles j’ay prins la hardiesse escrire trois fois à Vostre Majesté, et que le désapétissement augmentoit, que le mal de cœur et douleur de teste continuoient, avec pesanteur et lassitude de tout le corps, qui sunt accidens qui menassent de fièvre et autre grande maladie, elle se voulut resoudre à purger, et, ayant pris quelques clystères, commença au second jour de ce mois user d’apozèmes laxatifs, qui la deschargea par un vomissement incroiable, si non à ceux qui l’ont veu car Sire, l’on eust plus tost jugé ce qui luy est sorti estre glus que humeur qui se soyt amassé dans l’estomach. Son apozème l’a anfin grandement purgée par le ventre et, graces à Dieu, si heureusement qu’elle se contente, connoissant que sans ce remède s’en alloit tumber en quelque grand accident. Toute-fois, Sire, je ne sçay si nous nous contenterons de ce seul remède, veu que depuis quelques jours son cerveau, chargé de grande quantité d’humeurs, s’est voulu purger, dont est avenu un catarrhe sur tout le costé dextre, avec enfleure au visage et douleur au bras et cuisse, voire mesme avec crainte de goute au pied. Si nous avons encores besoin d’une autre seconde purgation, comme il avient ordinairement, nous y donneront ordre dans ceste semaine, si il ne survient chose qui nous empesche. (Baguenault de Puchesse, 1901, 424)
Les hommes de la Renaissance sont à la quête du signe, ils autopsient donc en permanence le monde et par voie de conséquence leur corps, à la recherche des moindres déséquilibres, des moindres stigmates néfastes. Cette complainte apparente du corps va de pair avec une autre habitude nobiliaire. En effet, lorsque que deux nobles se rencontrent, ils échangent des propos sur leur « particulier » : ils donnent des nouvelles de leur santé, puis parlent souvent de leur famille. Cette entrée en matière est un préalable à toute discussion relative « au general », c’est-à-dire aux affaires politiques. Comment bien appréhender le monde si l’on n’a pas su auparavant appréhender son propre corps ?
Ces indispositions, ces souffrances ou ces maladies récurrentes ont, dans la plupart des cas, il ne faut pas le nier, une réalité. Catherine de Médicis, évoquée précédemment, souffre de son corps et le fait souvent savoir : une forme de dolorisme corporel qui fait pendant à celui de son âme1. Bien qu’excellente cavalière, elle est plusieurs fois victime de chutes de cheval : la reine est « tumbée au grand dommage de son corps ; car elle fust blessée plusieurs fois, jusqu’à rompure de jambe et blessure à la tête, dont il s’en fallut trepaner » (Brantôme, 1838). Par ailleurs, au fil de l’âge, les maux se font plus nombreux : elle vient à pâtir de « gales », de rhumatismes, de fluxions, d’un catarrhe chronique. Son grand appétit se solde par de fréquents dérangements de l’estomac : ainsi en juin 1575 faillit-elle « crever » et « fust malade au double de son devoiement » pour avoir trop mangé « de culs d’artichaux et de crestes de rongnons de coq, dont elle estoit fort friande » (L’Estoile 1992, 172). Aussi doit-on avoir à l’esprit qu’à défaut d’être malades, les dames et les gentilshommes du XVIe siècle sont presque toujours indisposés de quelque chose et qu’il est donc habituel que l’on en parle.
Cependant la maladie n’est pas uniquement subie et le discours épistolaire que l’on tient sur elle est plus complexe que l’on pourrait le croire. La maladie ou l’indisposition est aussi utilisée dans le cadre des relations courtisanes et politiques comme un artifice, une feinte, mêlant à la fois vraisemblances et inventions, à la fois signes symptomatiques probants et exagération rhétoriques et pathétiques de ces mêmes stigmates par le biais le plus souvent du témoignage indirect ou de la relation épistolaire. Loin d’être spontané, le discours sur la maladie relève bien souvent du calcul et de la stratégie. La seule évocation, même rapide, d’une indisposition peut déjà en soi servir à justifier la brièveté d’une lettre et par voie de conséquence être une forme courtoise de silence. La description des maux peut aussi aider à renforcer l’effet persuasif et pathétique d’une lettre. Celui qui souhaite rendre notoire sa maladie, par la médiation épistolaire ou par d’autres moyens, recherche un effet particulier, il espère susciter des réactions dépassant souvent la seule quête de sollicitude.
Cette instrumentalisation de la maladie était d’ailleurs suffisamment connue et habituelle à la Renaissance pour figurer comme le ressort principal de l’intrigue de l’une des nouvelles de l’Heptaméron de Marguerite de Navarre, à l’image de ce qu’elle pouvait être au sein des intrigues politiques du temps. La maladie idoine, celle dont le discours survient à point nommé, y est présentée comme une « bonne et saincte yprocrisie » : convié à un festin princier en compagnie de trois hommes où devaient aussi se trouver quatre femmes d’une « si grande beaulté, jeunesse et frescheur, qu’elles avoient la presse de tous les amoureux », un jeune gentilhomme aimant sa femme et pensant « qu’il n’estoit possible de luy faire veoir ne hanter aultres femmes, quelque beauté qu’elles eussent », trouva une ruse pour ne pas s’aventurer dans ce banquet tentateur. A sa femme qui lui demandait « comme il se pourroit excuser, veu que les princes trouvent souvent mauvais ceulx qui ne louent ce qu’ilz aiment », il lui répondit : « J’ai tousjours oy dire que le saige a le voiage ou une malladie en la manche pour s’en ayder à sa necessité. Parquoy, j’ay deliberé de faindre, quatre ou cinq jours devant, estre fort malade ». Pour rendre plus efficace l’artifice, le gentilhomme demanda à son épouse de feindre « une contenance » qui lui pourrait « bien fort servir ». La jeune dame s’exécuta et dit : « Je ne faudray de vous servir de myne la plus triste dont je me pourray adviser ; car qui peut eviter l’offense de Dieu et d’ire du prince est bien heureux ». Le jeune gentilhomme tira doublement à son profit de la situation : non seulement « ne s’aperceut jamais le Roy de la dissimulation de ce jeune seigneur » mais « depuis fut le plus aymé de sa femme, qu’il n’avoit jamais esté » (Marguerite de Navarre, 1967, 380-381). De nombreuses dimensions de la maladie idoine se retrouvent dans cette historiette. L’indisposition relève d’une logique circonstancielle et s’impose comme l’argument absolu et incontestable de l’absence. La persuasion, le tour illusionniste (il est question d’artifice que l’on sort de sa manche) passe fondamentalement par une rhétorique bien pensée à l’avance car il faut d’abord savoir dire que l’on est malade, et cela d’une manière crédible, à celui que l’on veut tromper. La mystification repose aussi, si l’on en croit Marguerite de Navarre, par la médiation du corps, par la contenance et l’attitude qui doit donner crédibilité au discours. Tout cela reste une « bonne et saincte yprocrisie » parce que la tromperie vise le bien (c’est du moins l’avis de celui qui s’y adonne), parce que celui qui y recourt est dans la nécessité de le faire. Tout ce qui est raconté dans la nouvelle de l’Heptaméron ne relève pas de la seule fiction littéraire. Paraître plus indisposé ou malade qu’on ne l’est vraiment et surtout se faire savoir malade à un moment propice est une pratique nobiliaire, une « practique politique » de la Renaissance (Le Person, 2002). Comme nous allons le voir, la réalité dépasse bien souvent la fiction et la fiction se fait aussi réalité. Dans la logique même de la réflexion menée autour du thème de « littérature et médecine », nous aborderons plus précisément les contraintes rédactionnelles de la lettre destinée à décrire les maux du corps. N’est pas malade qui veut : il faut aussi être reconnu comme tel. Aussi quand on est noble au XVIe siècle faut-il particulièrement réfléchir à la manière dont on décrit ses maux ainsi qu’à l’effet que l’on recherche pour bien « s’excuser » d’une absence.
Une mise en scène épistolaire complexe de la maladie
Ecrire une lettre était un exercice nobiliaire, souvent quotidien. Outre son rôle fondamental de communication à la Renaissance, la lettre permettait pour un gentilhomme d’agir à distance, d’être présent tout en étant absent, d’occuper l’espace politique tout en étant caché physiquement, retiré dans sa chambre ou dans sa maison aux champs, ce qui autorisait une prise de parole méditée jusque dans ses effets. La lettre, en l’absence physique de son auteur, était aussi conçue comme un miroir de ses vertus. Elle était, en outre, source de réflexion et d’échanges parce qu’elle pouvait donner lieu à une relecture attentive : elle laissait trace et restait un support de la mémoire. Lorsque l’on est noble au XVIe siècle, on veut faire parler de soi dès que les occasions se présentent et la lettre constitue ainsi l’une des sources de la réputation, de la fama. D’ailleurs, l’écriture de la lettre semble bien relever de l’exploit, de la prouesse rhétorique si l’on suit les impressions de certains. En effet, écrire une lettre ne va pas de soi. Michel de Montaigne s’en plaint : c’est un exercice compliqué jusque dans les politesses d’usage que le gentilhomme doit y faire figurer :
J’escrits mes lettres tousjours en poste, et si precipiteusement, que quoy que je peigne insupportablement mal, j’ayme mieux escrire de ma main, que d’y en employer un’autre, car je n’en trouve point qui me puisse suivre, et ne les transcrits jamais. J’ay accoustumé les grands, qui me cognoissent, à y supporter des litures et des trasseures, et un papier sans plieure et sans marge. Celles qui me coustent le plus, sont celles qui valent le moins. Depuis que je les traine, c’est signe que je n’y suis pas. Je commence volontiers sans project ; le premier traict produit le second. Les lettres de ce temps, sont plus en bordures et prefaces, qu’en matiere. Comme j’ayme mieux composer deux lettres, que d’en clorre et plier une ; et resigne tousjours cette commission à quelque autre : de mesme quand la matiere est achevée, je donrois volontiers à quelqu’un la charge d’y adjouster ces longues harangues, offres, et prieres, que nous logeons sur la fin, et desire que quelque nouvel usage nous en descharge. Comme aussi de les inscrire d’une legende de qualitez et tiltres, pour ausquels ne broncher, j’ay maintesfois laissé d’escrire, et notamment à gens de justice et de finance. Tant d’innovations d’offices, une si difficile dispensation et ordonnance de divers noms d’honneur ; lesquels estans si cherement achetez, ne peuvent estre eschangez, ou oubliez sans offence. Je trouve pareillement de mauvaise grace, d’en charger le front et inscription des livres, que nous faisons imprimer. (Montaigne, I, 40)
La manière particulière dont le gentilhomme décrit son travail d’épistolier souligne plusieurs aspects de l’écriture d’une lettre au XVIe siècle. Il semble dénoncer le caractère formel et esthétique des lettres de son temps, aspects qu’il regrette mais qui le préoccupent aussi. Lui-même emploie le verbe « peindre » pour caractériser son écriture épistolaire : la lettre relève-t-elle de l’art ou de l’artifice, ou des deux ? Quoi qu’il en soit, l’exercice semble être particulièrement élaboré.
A croire Montaigne, l’écriture de la lettre n’est pas tout à fait un exercice solitaire. Même si le gentilhomme dit préférer écrire seul, car nul secrétaire ou ami ne peut vraiment transcrire à sa place ce qu’il pense, force est de constater qu’il n’exclut pas l’intervention d’un tiers pour compléter sa lettre, notamment pour les formules de politesse qui l’ennuient et le déroutent.
Autre souci du ou des rédacteurs : la susceptibilité et la qualité du destinataire. Il faut que la lettre soit bien reçue d’où le recours obligé aux bienséances d’usage. Puis il faut probablement réfléchir à chaque mot surtout si l’on veut obtenir l’adhésion du destinataire. Il faut dire qu’à partir du moment où elle est envoyée, la compréhension d’une lettre échappe entièrement à l’épistolier, en dépit des efforts qu’il a pu faire pour formuler son texte et ménager l’orgueil de son destinataire.
Les choses se compliquent d’ailleurs un peu lorsque l’on sait que l’interprétation du contenu d’une lettre n’est pas non plus le fait d’un seul. Nombre de grands gentilshommes sont entourés de conseillers ou d’amis prêts à commenter le texte reçu tout comme ils peuvent être requis pour rédiger une lettre d’importance. En outre, lorsque les lettres ne sont tout simplement pas « représentées » par leur porteur, elles le sont par l’intermédiaire de quelqu’un de l’assistance qui lit à haute voix son contenu et cette lecture peut sensiblement affecter l’effet de la lettre. Encore récemment, il a été souligné la prégnance de l’oral sur la psychologie de l’homme moderne (Gutton, 2000). Le pouvoir des mots était censé pénétrer, s’insinuer plus facilement dans l’esprit par les oreilles que par les yeux selon les conceptions orphiques en vogue à la Renaissance (Yates, 1996, 78).
Lorsqu’un messager apporte une lettre à un gentilhomme, un prince ou un roi, il la « représente », c’est-à-dire qu’il la joue à haute voix, avec le ton et la mine – on pourrait même dire dans la bonne tonalité musicale – devant son destinataire, avant, le cas échéant, de la lui tendre pour une éventuelle relecture. Il faut préciser que la version orale de la lettre est souvent plus longue que celle effectivement écrite. Le mandataire rappelle fréquemment par écrit le pouvoir exégétique du porteur qui, comme le dit une formule commune, « fera entendre plus longuement » au destinataire le contenu du message à délivrer. Lors d’une audience donnée par Catherine de Médicis en 1586, un agent du duc de Nevers raconte comment il a été interrompu par la reine mère alors qu’il représentait la lettre. N’entendant rien à l’accent marqué de ce gentilhomme d’origine berrichonne, Catherine avait fait relire le message à un diplomate italien présent qui, lui, avec son accent italien, avait, à sa convenance, fait « sonner » et « resonner » les mots, au sens musical du terme – cf. l’italien suonare signifiant jouer d’un instrument – (BnF, ms. fr. 3974, 199 r°).
C’est en conséquence par l’intermédiaire de lettres portées par des messagers que se faisait l’exposé des indispositions et, au contenu habilement pensé de la lettre venait s’ajouter la performance d’acteur du messager qui « représentait » la lettre, c’est-à-dire qui la jouait avec le ton et l’accompagnait d’une gestuelle maniérée destinée à donner corps et vie à un discours écrit, rendant moins criante l’absence physique du mandataire tout en renforçant de l’effet de persuasion du tout.
Exercice conçu comme complexe dans le milieu nobiliaire, l’art épistolaire a donc fait l’objet d’un intérêt tout à fait particulier à la Renaissance. Les œuvres épistolaires du passé sont redécouvertes et sont diffusées par l’intermédiaire de l’imprimerie. On ne compte pas les compilations manuscrites ou imprimées de modèles de lettres, les traités sur la manière d’écrire les lettres ou sur l’art de les encoder. Parmi ces formulaires, la lettre par laquelle le gentilhomme fait part de sa douleur figure en bonne place. Dans l’ouvrage à succès de Francesco Sansovino que fut Il secretario, « Lamentare » ou « la manière de se lamenter » fait l’objet d’un chapitre. La construction de la lettre de lamentation a pour but avoué l’espérance de recevoir en retour consolation de la part du destinataire (Sansovino, 1580, 31).
Décrire sa maladie par la voie ou voix d’une lettre, au-delà du ressentir, nécessite donc toute une (re)composition. C’est d’autant plus vrai lorsque l’on veut utiliser de façon circonstancielle sa maladie et que l’on veut que la nouvelle ait un certain effet. Un grand seigneur du temps de Henri III s’est montré particulièrement habile et raffiné dans la manière d’écrire ses lettres d’excuse ayant pour thème ses indispositions ou ses maladies.
Une diplomatie épistolaire de l’absence
Lodovico di Gonzaga est un prince d’origine italienne, de la cité de Mantoue, qui est arrivé dans le royaume de France en 1549, en qualité d’otage. C’est par un mariage en 1565 avec Henriette de Clèves, duchesse de Nevers, que le duc de Nevers devint l’un des plus puissants gentilshommes de France. Il fut, au temps du dernier Valois, considéré comme l’un des plus grands capitaines de son temps. Il a construit sa renommée par de nombreux faits d’armes. Dès les années 1560, il jouissait d’une réputation de grand capitaine qui l’avait placé immédiatement après le duc de Guise. Il participa dès 1557 à la campagne contre les Espagnols. Il fut capturé lors de la défaite de Saint-Quentin. Ses signalés services lui valurent de belles blessures : lieutenant pour Charles IX dans les places du Piémont, il fut alors estropié après avoir reçu un coup d’arquebuse au genou, tirée pensait-il par un huguenot.
En mai 1588, surviennent les événements des Barricades qui poussent le roi à fuir Paris devant une révolte populaire suscitée par les activistes de la Ligue. Cette situation inhabituelle d’un souverain quittant précipitamment sa capitale crée une situation d’attente et chaque camp, ligueur ou royal, se prépare à une épreuve de force. En mai 1588, le duc de Nevers est sollicité des deux côtés. C’est la conséquence d’une attitude ambivalente depuis plusieurs années. Prince animé d’un esprit de croisade, il eut des sympathies ligueuses qui allèrent jusqu’à la compromission, mais il ne s’était jamais déclaré ouvertement en faveur de la Ligue. Cela provoqua la colère du roi. D’un autre côté, il participa à contrecœur aux négociations aux côtés de Catherine de Médicis avec le roi de Navarre en 1586, pour obtenir sa conversion, ce qui mécontenta les ligueurs. Si le soutien de Louis de Gonzague est tant recherché par le roi et par les princes de la Ligue, ce n’est pas seulement parce que le gentilhomme est un grand capitaine, qu’il est un « bon catholique », mais parce qu’il dispose d’une clientèle qui a des ramifications jusqu’en Italie. C’est un prince lié à la maison ducale de Mantoue. Son influence diplomatique est importante, y compris au Saint-Siège. Pour les Guises, le duc de Nevers contrôle le comté de Rethel, entité stratégique enclavée dans leurs possessions champenoises : d’où la recherche d’un mariage en 1586 entre le fils du duc de Guise et la fille de Nevers, union à laquelle le roi s’opposa faisant échouer les tractations engagées.
Pourtant le duc de Nevers, en mai 1588, croit trouver la parade, il peut « s’excuser » auprès de chaque camp : il déclare être indisposé, malade. Il souffre d’une jambe, ce qui nécessite cure thermale, soins et repos à la campagne.
Cette indisposition aurait pu apparaître comme le fruit d’un malheureux hasard et la publicité que Nevers en a faite aurait pu passer pour une délicate attention de sa part, celle de tenir son roi et ses amis informés de son mauvais état de santé, si cela ne s’était pas passé dans de telles circonstances politiques et si déjà, quelques années plus tôt, le duc de Nevers n’avait pas utilisé un tel argument. En 1573-74, il avait prématurément quitté Henri de Valois, roi de Pologne, pour rentrer en France, prétextant une cure thermale. En fait, il éprouvait de la jalousie envers les jeunes favoris d’Henri de Valois d’alors. En 1580, lors d’un différend bruyant avec le puissant duc de Montpensier, le duc de Nevers avait recouru au discours de l’indisposition et au prétexte du voyage aux bains pour échapper au danger de l’affrontement avec son adversaire : « Le dimanche 12 juin, le duc de Nevers, adverti que le duc de Montpensier estoit aux environs d’Orleans avec douze ou quinze cens chevaux et voulait venir à Paris pour y desmesler leur querelle, s’en alla ou fist semblant d’aller aux baings à Plombieres, se retirant sagement et à point… » (L’Estoile, 1997). Au printemps 1585, au cœur des troubles de la Ligue, le duc de Nevers avait disparu dans les mêmes circonstances alléguant un voyage thermal à Lucques. Sa maladie d’alors avait suscité de nombreux commentaires. Le roi Henri III avait alors été informé par un de ses agents au Saint-Siège que le duc de Nevers s’était servi du prétexte de son voyage curatif en Italie pour aller jusqu’à Rome médire de lui en présence du pape. A son retour, le gentilhomme avait dû écrire une lettre de justification dont la rédaction avait pris près d’un an (juillet 1585-juin 1586). Le gentilhomme avait été alors confronté à l’entourage d’Henri III qui critiquait en permanence le contenu de ses projets de lettre de justification. Alors que le secrétaire Villeroy avait demandé au duc d’écrire avec les mots qui seraient les mieux reçus du roi, celui-ci avait préféré s’opiniâtrer à choisir sa propre ligne de défense et sa propre rhétorique en dépit des difficultés qu’il rencontrait. Quoi qu’il en soit, le duc de Nevers, lors de cette expérience quelque peu pénitentielle, avait appris à ses dépens la difficulté d’écrire une belle et bonne lettre de justification au roi, ne serait-ce que parce que cette lettre était lue, interprétée et commentée collectivement. (Le Person, 2002, chap. IV)
Au printemps 1588, bien qu’absent physiquement des événements, en retraite dans sa maison de campagne, le duc est pourtant omniprésent dans le jeu politique par l’intermédiaire de ses lettres et de ses messagers. Il envoie missive sur missive pour signifier sa maladie, son indisposition. Cette dernière est d’autant plus vraisemblable que le duc est notoirement connu comme un boiteux qui souffre chroniquement de sa jambe. Pourtant cette dernière ne l’empêche pas de rendre service si on le requiert : c’est ce que raconte un ambassadeur vénitien Giovanni Dolfin dans une lettre au doge en date du 21 décembre 1584 : « Le duc de Nevers me parla longuement des misères des temps présents, durant lesquels les hommes et les grands princes se laissaient vaincre par des passions particulières, sans faire attention à leurs intérêts fort importants. Il m’a dit à la fin : “Ne faites pas attention, Monsieur l’ambassadeur, que j’aie entre mes mains ce petit bâton pour me soutenir à cause de la jambe, qui a été blessée par une harquebusade lors des révoltes de ce royaume, car grâce à Dieu, j’ai encore tant de forces que Votre Seigneurie pourra se servir de moi si elle le voulait et je pourrais encore lui faire quelque service important… ” » (BNF, ms. ital. 1733, ff° 513 et sq.) Le vieil homme de guerre, selon ses humbles propos, dispose donc, si le besoin s’en fait sentir, de ressources physiques insoupçonnées…
Après tout, se plaindre de la jambe est assez courant et les voyages aux bains constituent une véritable pratique sociale au sein de la noblesse au XVIe siècle (Oizel, 2005). Sauf que le duc ne souffre pas n’importe quand mais souvent lorsque les événements s’offrent comme un moyen de se distinguer par l’action. Il ne faut pas y voir de la couardise mais plutôt une vertu : celle du stratège cunctator, du temporisateur (modèle classique). C’est une forme de prudence. Si les nobles au XVIe siècle construisaient le plus souvent leur réputation par leurs actions et par leurs engagements politiques ou militaires, le repos stratégique et la temporisation calculée pouvaient être d’un grand profit. Une belle retraite pouvait valoir une belle entreprise.
Tranquillement à la campagne, Louis de Gonzague reçoit de Chartres une lettre datée du 17 mai 1588, dans laquelle le souverain justifie sa sortie de Paris et donne sa version des Barricades (BNF, ms. fr. 3976, f° 85 r°). Dans le même « pacquet », se trouvent aussi des lettres de gentilshommes de l’entourage royal, des « amis » de Nevers qui insistent pour que ce dernier rejoigne le roi dans les plus brefs délais.
Pour répondre à ces sollicitations appuyées, le duc de Nevers décide d’envoyer un messager à la cour. Le sieur de Launay, gentilhomme expérimenté, serviteur de longue date de Louis de Gonzague, se rend à cheval à Chartres pour porter les lettres et obtenir une audience royale. Exercice délicat, subtil, difficile et préoccupant semble-t-il pour le duc de Nevers que de parler de sa maladie au roi. Le gentilhomme est muni d’une instruction où sont détaillés tout ce qu’il faut dire.
Ce qui semble singulier dans le cas présent, c’est que le duc de Nevers ne s’est pas contenté d’une simple lettre pour faire connaître au roi son état de santé. Il a fait dresser, comme s’il s’agissait d’une négociation politique de première importance, une longue instruction détaillée qu’il a, avant d’en faire établir une version finale, personnellement relue, amendée et corrigée : le brouillon ou la minute de l’instruction donnée à Launay porte, en effet, les traces de sa propre écriture, sibylline. Visiblement, l’élaboration de cette instruction a fait l’objet de tout un travail de réflexion de la part du duc de Nevers. Il faut dire que l’intéressé est méticuleux. Il conserve tout jusqu’aux brouillons de ses minutes, même des documents sensibles qu’il aurait dû jeter au feu ! L’expérience aidant, il sait que tout écrit peut être détourné de son sens premier et être utilisé le cas échéant contre lui. Aussi lui importe-t-il de bien gérer ce qu’il envoie.
Ce qui est encore plus frappant dans le cas présent, c’est que Gonzague a été jusqu’à prévoir les différentes tournures que pouvait prendre l’entrevue avec le roi en réglant les répliques de son messager en fonction des paroles et des attitudes du roi, allant jusqu’à envisager différentes possibilités de réponse avec les mots à répondre, les silences à respecter. Louis de Gonzague a fixé les mots que le sieur de Launay devait utiliser pour décrire sa maladie et sa cure, comme si ce dernier pouvait se tromper sur les termes descriptifs de son indisposition ou comme s’il pouvait se laisser entraîner à révéler plus que ce que son maître lui avait demandé de dire. L’intervention directe auprès du souverain a donc été soigneusement pensée et le déroulement de l’audience a été minutieusement préparé comme s’il s’agissait d’une mission de diplomatie où le contenu du discours de l’ambassadeur est lié aux propos, à l’attitude et la réaction exprimés par son interlocuteur à l’écoute de ses arguments. Comme s’il s’agissait d’une instruction donnée pour une négociation de la plus haute importance, dans laquelle la marche de manœuvre possible est définie préalablement par le prince, allant de ce qui peut être accordé facilement jusqu’à ce qu’il faut n’accepter qu’en derniers recours, l’instruction a été établie par Nevers pour donner à Launay l’éventail des attitudes possibles à adopter devant le roi.
Il faut dire que le duc de Nevers est parfaitement savant en ce qui concerne l’éloquence et l’art de la diplomatie. Ce prince cultivé possède l’une des plus grandes bibliothèques de Paris, mais il compte en outre, dans son entourage, des lettrés et des humanistes comme Blaise de Vigenère ou Stefano Guazzo. On trouve dans ses papiers des résumés de traités de rhétorique. Un volume de ses lettres contient une sorte de vade mecum de conseils pratiques à l’intention des secrétaires-ambassadeurs. Il a peut-être été rédigé à partir de l’ouvrage de Torquato Tasso, Il Messagiero (1582) dédié à Vincenzo di Gonzaga2. Ce texte touchant l’art de « practique » diplomatique semble avoir été diffusé à la fin du XVIe siècle (Bouchel, 1629,170-171). Louis de Gonzague peut y puiser des conseils touchant à l’image qu’il doit donner de lui-même pour plaire et se donner de l’importance auprès du Prince. Les procédés visant à optimiser l’écoute du prince y sont aussi expliqués. Des tactiques diplomatiques y sont aussi décrites : l’habilité rhétorique du négociateur consiste à apprendre sans se découvrir, à faire preuve de prudence, à savoir temporiser pour obtenir du prince quelque chose préalablement refusé. Un deuxième mémoire, tiré d’un traité de rhétorique dont l’auteur n’a pu être déterminé, fournit au lecteur les outils rhétoriques pour être écouté du Prince, pour le conseiller et le persuader (BNF, ms. fr. 3296).
Mais plus étonnant encore est peut-être le fait qu’à la lecture de l’instruction (Le Person, 2000, 299-301), il apparaît que la mission de Launay n’a, en effet, rien d’une simple revue d’affections exposée librement au roi et sans condition. Louis de Gonzague ne semble pas avoir voulu à tout prix « declarer l’estat de sa santé ». Au début de l’instruction, le gentilhomme a clairement ordonné au sieur de Launay qu’après s’être contenté d’annoncer au roi « qu’il ne se trouve pas si bien qu’il desireroit pour le servir comme il desire, mais qu’il espere dans quelques jours *mois*3 assez de santé pour luy faire encores quelque bon service », il ne doit plus rien dire sur la santé du gentilhomme afin de prendre connaissance de la réaction du roi à la nouvelle : « Et ne passera plus oultre à declarer l’estat de sa santé affin de voir le motif de l’intention du Roy. » Nevers semble, en effet, n’avoir prévu de procéder à la revue des symptômes et des thérapeutiques que sous certaines conditions. L’importance de la divulgation des détails sur ses affections et sur la « medecine » suivie est liée aux attitudes manifestées par le roi à son égard.
C’est seulement dans le cas où le roi insiste dès le début de l’entrevue pour que Nevers se rende immédiatement à la cour, sans lui manifester une quelconque commisération, ou sans lui laisser l’opportunité de se guérir, que Launay doit exposer alors longuement les souffrances et les thérapeutiques suivies par son maître. En effet, l’instruction dit formellement : « Si aussi Sa Majesté luy dira du premier coup qu’elle desireroit bien qu’il l’allast trouver et qu’en meilleure occasion il ne luy pourroit faire service, il luy respondera que tout le regret que mondict sieur de Nevers a de son indisposition n’est sinon pour ne se trouver en estat de pouvoir presentement faire service à Sa Majesté et que s’il eust esté en estat de la pouvoir servir, que luy-mesme eust esté le porteur de son office. » Au serviteur alors de décrire longuement l’indisposition de son maître :
Il a une courte allene qui luy prend aussitost qu’il a faict trois pas à pied que l’on dit provenir des poumons pour lesquelz on luy a conseillé de prendre ledict laict de chevre et d’ailleurs il ne peult se soustenir sur sa jambe qu’avec l’aide de la potance et d’un gentilhomme qui le soustient de l’aultre costé à cause des nerfs qui luy font mal sur le cou du pied et qu’il ne peult nullement se tenir à cheval ains encores bien petitement sur son petit mullet parce que sa jambe s’enfle beaucoup tous les soirs, tellement que, si Sa Majesté luy demande maintenant de quicter le regime de sa santé, qu’il ne fault pas doubter qu’il ne le face et qu’il ne vienne trouver Sa Majesté plustost à quatre piedz que de faillir à l’obeyr.
La mise en représentation de la maladie semble donc constituer une réplique à un mauvais visage, à un mauvais accueil, à toute marque de méfiance de la part du roi. Une défiance qui peut, par ailleurs, s’exprimer autrement que par le jeu des apparences : une trop grande insistance du roi sur la nécessité urgente de sa guérison ou une réitération de demandes de précisions sur la nature de son mal peuvent aussi constituer pour Nevers des preuves de suspicion.
En revanche, si le roi est attentionné à son égard et s’il donne, dans son cabinet, devant ses principaux serviteurs et conseillers, le spectacle de son attachement à la personne du duc, le discours sur la maladie devient quasiment inexistant pour laisser place, soit à quelques paroles compatissantes sur ce qui s’est passé à Paris, soit à de prolixes conseils sur la situation politique du royaume. Dans le cas où le roi témoigne publiquement son amour pour lui en présence de ses conseillers, l’esprit auparavant brouillé du patient s’éclaircit pourtant miraculeusement pour servir le roi de nombreux conseils : « Sy Sa Magesté procedera en son endroit fort famillierement et d’un cueur ouvert, regretant le mal de mondict sieur de Nevers et faisans aparoir qu’il desireroit qu’il feust près d’elle et neantmoins que luy permecte de se guerir, en ce cas, ledict sieur de Laulné pourra entrer en discours avec Sadicte Magesté » et peut alors, Sa Majesté « luy demandant que dict Monseigneur de Nevers de tout cecy », lui confier son analyse politique et lui faire part des conseils de son maître.
La longueur et le foisonnement de détails sur la maladie de Nevers apparaissent donc liés à la compassion et à l’amitié manifestées par le souverain au sein de son cabinet et en présence de ses conseillers. Plus le roi se montre froid et distant à l’encontre de Louis de Gonzague, plus ce dernier lui donne des raisons de patienter et le discours décrivant la maladie se fait long… En revanche, plus le souverain est familier et prévenant à son égard, moins il est question de son indisposition et plus il est en mesure de le servir de ses conseils. Quant au discours sur la maladie, il se fait allusif jusqu’à disparaître.
A l’issue de cette première analyse, il apparaît que le duc de Nevers, pour simplement faire connaître au roi son indisposition, a eu recours aux artifices de la diplomatie. Cet opiniâtre du mot a construit consciencieusement cette diplomatie de l’absence, au cœur de laquelle le discours sur le corps malade peut répondre, en cas de besoin, aux sollicitations appuyées du roi concernant sa venue. En fait, tous ces éléments de préméditation discursive incitent à percevoir la mise en représentation de l’indisposition du duc de Nevers comme une rhétorique de l’illusion destinée principalement au souverain méfiant et dont le contenu n’a pas pour objet de décrire sa véritable maladie mais plutôt de proposer une image de sa maladie, celle qui sera la « mieux receue » du roi.
Le duc de Nevers fait prévaloir au roi, à travers la description de son corps malade, l’anéantissement des vertus que les représentations collectives attribuent couramment à un homme de guerre bon serviteur du roi : la vaillance guerrière et l’aptitude à conseiller le souverain (Jouanna, 1992). Alors que la vaillance est conçue parmi les qualités de la noblesse comme une vertu totale transcendant toutes les autres, le duc de Nevers donne à représenter au roi qu’il est tout le contraire du parfait guerrier, de celui qui a le corps ferme. Son endurance est en premier lieu atteinte puisqu’« il a une une courte allene qui luy prend aussitost qu’il a faict trois pas à pied », un manque de souffle « que l’on dit provenir des poumons ». Ses réflexes, sa rapidité de déplacement et la maîtrise de ses nerfs sont aussi très déficients puisque le duc de Nevers doit se faire aider pour déambuler : « Il ne peult se soustenir sur sa jambe qu’avec l’aide de la potance et d’un gentilhomme qui le soustient de l’aultre costé. » Cette infirmité est provoquée par « nerfs qui luy font mal sur le cou du pied », et plus généralement sa jambe qui « s’enfle beaucoup tous les soirs ». Le duc de Nevers fait aussi savoir au roi qu’« il ne peult nullement se tenir à cheval ains encores bien petitement sur son petit-mullet ». Privé de l’instrument fondamental du guerrier noble, le « coursier », le cheval de guerre, le duc de Nevers ne peut servir le roi par les armes.
Après avoir souligné la diminution de sa vaillance guerrière, Louis de Gonzague insiste sur le besoin qu’il a de maintenir son esprit en repos car il doit « demeurer tout quoit sans se brouiller l’esprit d’affaires ». Il fait ainsi savoir au roi son indisponibilité à pouvoir le servir pleinement par son conseil. Sa présence comme conseiller serait source d’empêchements et de gêne pour le roi car « il faudra qu’il se contraigne le matin d’aller trouver au lieu qu’il repose toute la matinée ».
Le duc de Nevers propose donc au roi une image de lui-même inversée et contraire aux représentations communes et partagées dans la culture politique de la fin du XVIe siècle de ce que doit être et à quoi peut servir un homme de guerre. Beaucoup de théoriciens de la noblesse au XVIe siècle identifiaient en effet les vertus de l’homme de guerre français à la force virile du corps et de l’esprit (Jouanna, 1976, 625-626), traduisant par là des conceptions couramment répandues dans l’imaginaire collectif.
Les blessures et les souffrances que le duc de Nevers fait représenter au roi n’ont pas seulement pour objet de traduire l’anéantissement de ses vertus de guerrier et de conseiller. Elles résultent d’une grande fidélité et d’un grand dévouement au service du roi et de ses prédécesseurs et en sont du même coup les signes et les preuves visibles. Le duc de Nevers rappelle aussi au roi, à travers le discours de ses souffrances, qu’il porte dans sa chair les stigmates des services rendus à la Couronne de France. Il dit souffrir principalement de sa jambe « qui enfle beaucoup tous les soirs » et « des nerfs qui luy font mal sur le cou du pied » (BNF, ms. fr. 3976, 94). Cette souffrance n’est pas nouvelle. Elle provient d’une blessure ancienne. Il n’a de cesse depuis plusieurs années de faire la publicité de cette blessure. On retrouve souvent cette propension chez les hommes de guerre à énumérer et à produire des discours apologétiques de leurs blessures comme autant de stigmates de loyaux services rendus, à l’exemple de Blaise de Monluc qui, retiré dans sa maison au crépuscule de sa vie, commence ses Commentaires en exhibant les marques de son corps pour témoigner de sa fidélité et de son dévouement au service des rois de France.
Tout en représentant au roi une maladie « convenable », celle d’un bon serviteur du roi, le discours de Nevers est en même temps un antidote à la médisance et aux rumeurs pleines de suspicion qui laissent entendre que le gentilhomme s’est tenu à l’écart de la cour pour « practiquer contre le service du Roy » : Louis de Gonzague veille à réduire sa personne à la simple dimension de particulier en repos aux champs. Il ne s’est pas tenu à l’écart pour fomenter des troubles, il s’est retiré à Saint-Eloy, hors de Nevers pour se reposer et « il a deffendu que nul postullant luy porte des requestes, ains seulement les gentilshommes qui n’ont affaire à luy le vienne voir pour luy faire passer le temps ». Il signifie ainsi vouloir interrompre toute relation de clientèle et se prémunir de tout solliciteur politique qui voudrait venir le pratiquer. Launay doit rapporter au roi que « cependant qu’il sera en Nivernoy, il [Nevers] assure Sa Majesté qu’il ne se passera chose quelconque au prejudice de son service car il veult vivre et mourir son très fidel subject et serviteur ».
Il faut insister sur la dimension pathétique de la lettre. La perception peccamineuse de la maladie est encore très répandue dans la société de la Renaissance. L’infirmité du duc de Nevers a bien été provoquée par une blessure de guerre mais son indisposition du printemps 1588 provient bien d’une pathologie : il dit se plaindre de sa « jambe qui enfle tous les soirs ». A cette enflure de la jambe est associé un manque de souffle, une « courte allene ». Or, depuis le Moyen Age et encore au XVIe siècle, l’enflure est considérée comme le châtiment du péché de l’orgueil. On retrouve cette association entre péché d’orgueil et enflure de la jambe chez certains poètes du XVIe siècle comme Agrippa d’Aubigné qui utilisent la métaphore de la maladie pour traduire la punition divine. L’association du souffle à l’enflure vient renforcer la liaison entre le péché d’orgueil et le châtiment pathologique, entre l’esprit et le corps (Prat, 1996).
Les thématiques de la souffrance spirituelle et de la purgation sont d’ailleurs présentes dans la description que Nevers donne de son mal et du traitement suivi. Le gentilhomme insiste beaucoup dans les détails qu’il entend donner de sa maladie au roi sur cette liaison entre les maux du corps et ceux de l’esprit. La thérapeutique suivie par le duc de Nevers est d’ailleurs une purgation destinée à agir sur les parties du corps malade par la prise d’une « medecine » et par le soin des eaux. Il fait dire au roi qu’« il se expurge au laict de chevre » pour, dit-il, soigner ses poumons. Or au XVIe siècle, le mot expurger a une forte connotation spirituelle, son premier sens signifiant purifier son âme. Gonzague assure aussi vouloir soigner sa jambe en l’allant baigner aux bains de Bourbon-L’Archambault. Les cures thermales par les eaux chaudes ou minérales ne sont pas seulement appréciées pour leurs seuls bienfaits sur le corps. On leur reconnaît aussi des propriétés magiques en fonction de leur composition minérale. Certains thermes au XVIe siècle, parfois associés à des lieux saints, étaient considérés comme ayant un pouvoir purificateur, non seulement sur les vices du corps, mais aussi sur ceux de l’âme (Roy Porter, 1997, 209).
Une lecture attentive de l’instruction de Nevers fait apparaître qu’à plusieurs reprises, le gentilhomme n’a pas hésité à s’humilier en présence de son prince, par l’image presque burlesque du grand capitaine contraint à troquer son coursier, son cheval de guerre pour un petit mulet, se défaisant ainsi d’un des principaux artifices du paraître guerrier qui fait la fierté des gentilshommes, par l’image du vaillant guerrier contraint à marcher « à quatre piedz » pour servir son roi. Autant d’images destinées à provoquer la pitié et la compassion du roi, comme lorsque Launay esquisse une sorte de portrait doloriste de son maître, assis sur sa chaire ou peut-être alité : « Si elle eust veu mondict sieur de Nevers affligé comme il est de tous ces troubles, qu’elle en auroit pitié car il a faillu le consoller de quoy il ne pouvoit presentement servir Sa Majesté, aiant la larme à l’œil, à quoy le sieur de Laulné et les aultres gentilshommes qui estoient aupres de luy le reconforterent, alleguant qu’un mois seroit bientost passé qu’il ne failloit poinct qu’il s’atristast pour ce que cella augmenteroit son mal et qu’il auroit encores assez de loisir de faire ung bon service à Sa Magesté. »
A la lumière des représentations courantes à la fin du XVIe siècle associant la maladie au péché, à celle des liens suggérés par Nevers entre douleur corporelle et souffrance spirituelle, au regard des allusions répétées à une thérapeutique de l’expurgation, nous ne pouvons écarter l’idée selon laquelle le duc de Nevers ait pu signifier au roi, par le langage du corps malade, dissimulé derrière les mots, sous les artifices rhétoriques consciencieusement choisis en fonction d’une stratégie de persuasion délibérée, une forme de repentance de son orgueil et de son ambition passés, afin de retrouver l’amour de son Prince, de rentrer en grâce et de retrouver ses faveurs. La maladie du duc de Nevers est en somme tout à fait assimilable à une maladie d’amour : seules des paroles du roi peuvent véritablement la guérir.
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La description de la maladie n’est bien sûr jamais réaliste : c’est une représentation de la part du patient dont le niveau d’inventivité consciente peut varier. Elle est recomposition destinée à émouvoir et à s’attirer de la compassion d’autrui. Dire que l’on est malade, c’est aussi rappeler que l’on est vivant. L’instruction du duc de Nevers, ici destinée à la délivrance d’un message de souffrance et d’excuse au roi, dans une situation politique difficile, constitue un exemple particulièrement élaboré de reconstruction rhétorique du discours sur la maladie. Elle n’est cependant pas une exception comme le suggérait la nouvelle de l’Heptaméron. Se faire passer pour malade, s’excuser en prétextant un voyage curatif aux bains, tout en étant une forme de pratique sociale courante à la Renaissance, n’était toutefois pas une action sans conséquences. Construire une image de soi en tant que malade, en usant de son esprit, n’est pas sans avoir un effet néfaste sur la santé. Montaigne consacre un chapitre entier des Essais au sujet : « De ne contrefaire le malade » (II, 25). Puisant son inspiration dans des exempla du corpus antique, le gentilhomme insiste sur le danger de la ruse : « Il y a un epigramme en Martial qui est des bons, car il y en a chez luy de toutes sortes : où il recite plaisamment l’histoire de Cælius, qui pour fuir à faire la cour à quelques grans à Rome, se trouver à leur lever, les assister et les suyvre, fit la mine d’avoir la goute : et pour rendre son excuse plus vray-semblable, se faisoit oindre les jambes, les avoit enveloppées, et contre-faisoit entierement le port et la contenance d’un homme gouteux. En fin la fortune luy fit ce plaisir de l’en rendre tout à faict ». Il n’y a d’ailleurs pas que la lecture des Anciens qui le suggère : « Les meres ont raison de tancer leurs enfans, quand ils contrefont les borgnes, les boiteux et les bicles, et tels autres defauts de la personne : car outre ce que le corps ainsi tendre en peut recevoir un mauvais ply, je ne sçay comment il semble que la fortune se joüe à nous prendre au mot : et j’ay ouy reciter plusieurs exemples de gens devenus malades ayant dessigné de feindre l’estre ». Aussi les épistoliers de la Renaissance savent-ils probablement qu’user trop fréquemment de l’argument de la maladie pour s’excuser peut se révéler un jeu de mots bien dangereux, engendrant bien d’autres maux…
Bibliographie
Sources
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1 Depuis la mort accidentelle de Henri II lors d’un tournoi en 1559, la reine mère porte constamment d’austères vêtements de deuil. Elle changea ses emblèmes : une lance brisée est accompagnée d’une devise : lacrymae hinc, hinc dolor (c’est de là que viennent mes larmes et ma douleur). C’est sous les traits d’Artémise, la veuve éplorée du roi Mausole, que poètes et peintres la représentent désormais.
2 On sait que Blaise de Vigenère, poète et mythographe au service des Gonzague-Nevers, famille constamment en rapport avec le Tasse, avait été chargé de traduire pour eux la Gerusalemme Liberata, l’œuvre majeure du Tasse. Il connaissait bien le Messagiero.
3 Ajout de la main du duc de Nevers.