Les fondements humanistes de la médecine : rhétorique et anatomie à Padoue vers 1540
à Joseph, pour ses 80 ans
1. En 1945 le linguiste Emile Benveniste publie un petit article dans la Revue de l’histoire des religions consacré à ce qu’il appelle la doctrine médicale des Indo-Européens (Benveniste 1945). Dans cet article, Benveniste révèle une définition précise, voire technique du mot « médecine », qui remonte « à une époque hautement préhistorique » : « […] appliquer à une situation troublée un plan médité », autrement dit soigner non pas de façon empirique mais plutôt avec « réflexion, compétence et autorité ». Ceci l’amène à repérer les traces d’une véritable doctrine structurant l’activité médicale dans l’ensemble de ce vaste domaine géographique et culturel qu’est la civilisation indo-européenne. A partir de l’analyse comparative de trois textes – l’Avesta (Xe-VIe siècles av. J.C.), la 3e Pythique de Pindare (vers 40-55) (Ve siècle av. J.C.) et un hymne du 10e Mandala du R¸ g-Veda (2e moitié du IIe millénaire av. J.C.) – émerge une typologie tripartite des maladies, des traitements et des fonctions thérapeutiques commune à cette civilisation. A une époque très ancienne nous pouvons donc distinguer déjà, d’après Benveniste, une articulation de la médecine en trois types de soins et de pratiques thérapeutiques : la médecine du couteau, la médecine des herbes, la médecine de la parole.
Cette articulation s’avère conforme à la structuration tripartite qui, d’après Georges Dumezil, hante la civilisation indo-européenne dans son entier (Dumezil 1958)1 et qui se reflète sur l’organisation par ordres de la société féodale (Duby 1978).
Si nous rapprochons la classification des fonctions thérapeutiques des ordres de la société féodale, les associations guerrier/couteau, agriculteur/herbes et clerc/parole s’ensuivent de façon évidente, ainsi que leur ordre hiérarchique. D’ailleurs – c’est ce qui nous intéresse plus précisément ici – cette tripartition aux racines ancestrales structure l’organisation, l’attribution des compétences et, du coup, la hiérarchie des activités thérapeutiques pendant l’Antiquité Classique, le Moyen-Age et l’Epoque moderne : le médecin (parole), le chirurgien (couteau) et l’apothicaire (herbes) sont en effet les trois figures (et les trois instruments) qui domine l’histoire de la médecine occidentale pendant plusieurs siècles, y compris sur le plan concret de l’organisation des métiers de la santé en corporations.
2. Cela dit, ce n’est pas sur cette structure de l’organisation corporatiste que je souhaite m’attarder, mais plutôt sur l’association ancestrale entre médecine et parole : un lien intime et stable qui traverse les siècles et qui, sur le plan professionnel, social et culturel permet de mettre en évidence un des caractères propres de l’activité des médecins du passé : se distinguant des autres thérapeutes qui opèrent avec les mains, les médecins se voient attribuer la compétence spécifique de la maîtrise des mots. D’ailleurs, leur métier pendant plusieurs siècles est bâti sur des textes, leur profil intellectuel et leur statut social se veulent comparables à ceux du philosophe, voire de l’érudit et du philologue.
L’article de Benveniste, en reconnaissant la valeur fondatrice de la parole en médecine, permet de penser des multiples rapports entre le champ littéraire et le champ médical qui peuvent se configurer en autant de domaines de recherche et de réflexion pour les historiens : le rapport à la parole des autorités textuelles anciennes ; les exercices philologiques et exégétiques (lecture, commentaire, interprétation, traduction, réduction en abrégé) qui caractérisent les pratiques intellectuelles de la culture médicale du Moyen-Age et de l’Epoque moderne ; la passion nominaliste et les nombreuses entreprises lexicographiques auxquelles maints médecins se sont voués ; le rapport intime entre soin, persuasion et guérison, donc la place accordée à une utilisation plus ou moins consciente de techniques rhétoriques au sein de la relation thérapeutique ; le souci du style dans l’écriture médicale ; les soins opérés à travers les charmes et les incantations dans les pratiques charlatanesques (mais pas uniquement) ; le débat critique et la satire des « médecins philologues » pervertis en « médecins logophiles » (par exemple dans Ferrand 1610, f. aVr).
Dans le but de faire émerger distinctement ce rapport essentiel entre médecine et parole, souvent oublié par une historiographie piégée par la séparation entre disciplines et domaines de savoir supposés divergents et incompatibles, je me bornerais dans cet article à aborder la question à partir de la discussion d’une catégorie historiographique à laquelle plusieurs historiens de la médecine ont étés amenés à recourir dans leurs travaux sur la médecine de la Renaissance : la catégorie d’humanisme médical. Plus particulièrement, je vais développer cette discussion par la lecture d’un texte considéré comme une des pierres de touche de l’histoire de la médecine moderne, le De humani corporis fabrica libri septem d’André Vésale (Vesalius 1543), comme le produit d’une culture proprement humaniste. Ceci permettra de mettre au jour des rapports inattendus, et pourtant étroits, entre anatomie et rhétorique dans le cadre des activités du milieu savant que Vésale fréquentait à Padoue, entre la fin des années 30 et le début des années 40 du XVIe siècle.
3. La catégorie historiographique d’« humanisme médical » est utilisée par les historiens de la médecine lorsque, étudiant la période qui va environ de la moitié du XVe siècle et la moitié du XVIe, ils sont confrontés à cette masse imposante d’écrits et de documents qui atteste le travail touffu, presque obsessionnel, fourni par un nombre considérable de médecins (mais pas uniquement), afin de récupérer, restaurer, commenter les sources classiques du savoir médical, en particulier Hippocrate, Galien, Dioscoride. Le profil intellectuel de ces médecins humanistes est donc caractérisé avant tout par le déploiement d’une compétence philologique, par une vocation encyclopédique, par une volonté précise de restaurer les bases véritables de la médecine des auctoritates, après le passage hasardeux de ce savoir dans l’obscurité médiévale et, surtout, après la corruption textuelle et interprétative mise en œuvre par les auteurs arabes.
Figure emblématique, et à certains égards fondatrice, de l’attitude humaniste face aux textes anciens en médecine, Niccolò Leoniceno (1428-1524) est un médecin, philosophe et philologue, actif surtout à Ferrare, et il a consacré une bonne partie de son activité à l’édition, la traduction et la publication des textes grecs : Galien surtout, mais aussi Hippocrate et Aristote. Les œuvres de ces auteurs, selon Leoniceno, avaient été mal lues, mal interprétées, enfin corrompues par les médecins arabes (Avicenne, en particulier), mais aussi par certains auteurs Latins. Le De Plinii et aliorum in medicina erroribus2, qu’il publie en 1492 et dans lequel Leoniceno se charge de la correction des erreurs de quelques auteurs latins qui ont contribué – selon lui – à « polluer » la médecine grecque, est devenu pour ses contemporains et dans l’historiographie, le texte dans lequel se manifeste la quintessence de la posture intellectuelle et critique de l’humanisme (French 1993, 84-86).
Le retour aux sources (« ad fontes ! »), c’est-à-dire le travail de reconstitution des fondements textuels du savoir médical mis en œuvre à travers l’expertise philologique, telle que l’incarne dans l’activité critique de Leoniceno, a ainsi été reconnue par l’historiographie moderne comme un trait marquant l’apport des humanistes à la médecine de cette époque : un long moment de repli sur le passé qui constitue cependant une étape cruciale dans les développements futurs du savoir médical. Walter Pagel, dans son essai Medical Humanism. A Historical Necessity in the Era of the Renaissance, va, par exemple, dans cette direction (Pagel 1977). Dans cet article, Pagel justifie la notion – en soi assez suspecte à vrai dire – de « nécessité historique », en expliquant que la reconstitution du savoir ancien (grec, bien sûr, mais aussi latin) entrepris par les humanistes pendant le XVe et une partie du XVIe siècle, a fourni les bases sur lesquelles une nouvelle médecine a pu être bâtie et s’affirmer. Lorsqu’il en vient aux figures centrales du renouveau de la médecine à la Renaissance, Pagel écrit : « the soil from which the Vesalian as well as the Paracelsian reform emerged was humanism » (Pagel 1977, 379). Il s’exprime ainsi pour préciser l’impact de l’humanisme sur la médecine de Paracelse :
If it is not the quest for new and pure manuscript sources, or the yearning for beauty, the contempt for scholasticism and Arabism, for logic and rhetoric was surely the ground which Paracelsus had in common with the humanists. (Pagel 1977, 383)
Ce passage est problématique, non pas en ce qui concerne Paracelse (Pagel demeurant une autorité en la matière (Pagel 1958), mais plutôt en ce qui concerne le prétendu mépris des humanistes pour la logique et – ce qui nous intéresse plus ici – pour la rhétorique. En effet, l’interprétation de Pagel – mais il n’est pas le seul à la formuler – semble ici biaisée par une désignation réductrice et simplificatrice de l’humanisme, expliqué comme un retour aux sources classiques du savoir médical et comme, somme toute, rien de plus qu’un exercice de critique philologique appliquée aux textes.
4. Pour corriger cette interprétation il faudra élargir le spectre du panorama historiographique et interroger sans hésitations l’histoire littéraire et l’histoire intellectuelle pour trouver une définition plus appropriée du mouvement humaniste, et ensuite évaluer avec plus de précision son apport à la culture médicale du XVIe siècle.
Dans ces champs, parmi les contributions les plus lucides, le livre récent de Francisco Rico Le rêve de l’humanisme tient une place de choix. Dès les premières pages, il fait la proposition suivante :
On peut nommer humanisme une tradition historique parfaitement délimitée, une succession continue d’hommes de lettres qui se transmettent les uns aux autres des savoirs, qui se sentent dépositaires d’un même héritage et se considèrent mutuellement liés. (Rico, 2002, 13)
Il précise alors à propos des valeurs culturelles qui inspiraient cette communauté :
La famille d’esprits la plus illustre de l’humanisme, la plus riche en idée, a toujours défendu l’idée que l’on devait chercher le fondement de toute la culture dans les arts du langage, profondément assimilés grâce à la fréquentation, au commentaire et à l’imitation des grands auteurs de Rome et de Grèce ; que les langues et les littératures classiques, modèles de clarté et de beauté, devaient être la porte d’entrée de n’importe quelle doctrine ou travail digne d’estime, et que la correction et l’élégance du style […] constituaient une condition sine qua non pour toute entreprise intellectuelle ; et enfin, que les studia humanitatis ainsi conçus, en faisant renaître l’Antiquité, devaient finir par produire une nouvelle civilisation. (Rico, 2002, 19)
Je retiens, dans cette définition, trois éléments : l’idée d’une communauté soudée par des valeurs partagées ; la conviction que le fondement de toute entreprise intellectuelle demeure dans les arts du langage ; l’identification d’une démarche intellectuelle stéréoscopique, voir même d’un strabisme, propre aux studia humanitatis : le regard fixé vers le passé et cependant projeté dans la vision d’une refondation radicale des savoirs.
La définition de Rico repose, en effet, sur les acquis d’une tradition historiographique bien solide et, en particulier, sur la synthèse fournie par P. O. Kristeller à propos de la figure de l’humaniste à la Renaissance en Italie : l’humaniste est un savant – souvent un enseignant – engagé dans les studia humanitatis, à savoir un ensemble précis de disciplines (grammaire, rhétorique, poétique, histoire et philosophie morale) basées sur l’étude des Classiques et considérées comme le fondement même de toute entreprise intellectuelle, scientifique et artistique3. Comme le clarifie Lorenzo Valla, dans l’un des textes de référence de la culture humaniste, les Elegantiae Linguae Latinae (en 1440), sans les humanités (sine studia humanitatis), il n’est possible de connaître sérieusement aucune discipline : l’éloquence est tout aussi nécessaire à ceux qui étudient le droit civil que le droit canon, la médecine que la philosophie, la théologie que l’Ecriture Sainte (Rico 2002, 20-21)4.
Donc, pace Pagel, les arts du langage, et parmi eux la rhétorique, sont au cœur même de la culture humaniste : une culture qui, bien qu’originairement définie par un groupe circonscrit de savoirs, se déploie sur un ensemble bien plus vaste de disciplines et manifeste une vocation encyclopédique qui est justifiée et légitimée, d’un côté par l’étude des sources anciennes et, de l’autre, par la maîtrise des langues, du langage et du discours dans ses aspects, pourrait-on dire, techniques, voire même professionnels.
Cette définition précise de la catégorie d’« humanisme » n’est pas, me semble-t-il, nécessairement en contradiction avec celle, plus simpliste, que les historiens de la médecine ont généralement adopté quand ils parlent d’« humanisme médical ». Elle permet, toutefois, comme nous l’avons vu, de corriger quelques distorsions historiographiques importantes, d’apprécier de façon plus adéquate l’impact de cette culture sur la formation, les pratiques intellectuelles et les comportements professionnels des médecins de la Renaissance et – de plus – de retrouver, dans un moment historique significatif, l’intensité du rapport médecine-parole évoqué sur le plan linguistique par Benveniste et qu’une lecture superficielle, banalement progressive et obtusément spécialisée de l’histoire de la médecine nous avait fait oublier.
5. La perspective qu’ouvre la prise en compte d’une définition plus précise de la démarche intellectuelle des humanistes et la reconfiguration du rapport entre médecine et humanisme qui en découle, m’amène donc à examiner sous un angle inhabituel une œuvre importante dans l’histoire de la médecine moderne, le De humani corporis fabrica d’André Vésale (Vesalius 1543)5. Dans l’hagiographie médicale, cet ouvrage est considéré, à juste titre, comme le texte fondateur de l’anatomie moderne, un texte qui, à partir de l’observation et de l’expérience, a permis à son auteur de se démarquer du lourd héritage des auteurs anciens, en particulier de Galien. De plus, conformément à une doctrine médicale prônée par les galénistes et fondée sur l’apodictique aristotélicienne, l’anatomie est ici présentée comme condition de possibilité même d’une médecine rationnelle, vérifiable, en un mot scientifique. Le défi d’arriver à abriter cet ouvrage à l’ombre de l’humanisme, de cerner Vésale dans le contexte des cercles savants actifs à Padoue vers 1540 et d’essayer d’effacer ainsi les frontières levées afin de circonscrire un champ d’action et de réflexion séparé et autonome propre à l’anatomie et, du coup, à la médecine est, donc, particulièrement saisissant.
Ceci implique par conséquent de ramener Vésale parmi les humanistes, un déplacement déjà amorcé par Ludwig Edelstein dans un article qu’il a publié il y a, désormais, plus d’un demi-siècle : « Vesalius, the Humanist » (Edelstein 1943)6. Vers la fin de cet article, Edelstein, d’un ton prudent et presque circonspect, résume ainsi son propos : « not only [Vesalius] was a classical scholar, not only he wear the robe of the humanist, but he also professed the main articles of the humanistic faith ». Sa démonstration s’appuie essentiellement sur trois arguments : d’abord, la conscience que manifeste Vésale d’être en train de fonder l’anatomie moderne à partir de la résurrection de l’anatomie classique – et non pas en opposition à celle-ci ; ensuite, la reconnaissance de l’élan éthique qui gouverne la conception du De humani corporis fabrica, conforme et assimilable au projet bien humaniste qui associe la quête de connaissance au discours sur la dignité de l’homme tel que l’encourage, entre autres, Pic de la Mirandole ; enfin, l’évidence – brillamment fournie par Edelstein – que Vésale, dans son écriture, avait consciemment adopté un style emprunté directement aux œuvres de Cicéron.
Sur la route tracée par Edelstein, je souhaite ici renforcer ces arguments en essayant de montrer l’engagement culturel, mais aussi personnel de Vésale dans le mouvement humaniste, au-delà des ces trois éléments et au cœur même des préoccupations spécifiques des studia humanitatis. Je le ferai d’abord à partir (1) du choix significatif du mot fabrica ; ensuite j’aborderai (2) le contexte culturel dans lequel il a opéré à Padoue ; et, enfin, (3) en interrogeant la valeur heuristique que les humanistes proches de Vésale ont reconnu à la démarche anatomique, en relation, entre autres, avec les arts du discours.
6. Le terme fabrica adopté par Vésale pour présenter son livre a fait l’objet de plusieurs discussions, interprétations et traductions chez les historiens : ils ont hésité entre « structure », « fabrique », « composition », « œuvre »7. Comme on l’a remarqué (Bylebyl 1979, 358-59), ce terme avait déjà été employé dans le titre de la traduction latine d’un texte anatomique byzantin, dont l’auteur était Theophilus Protospartarius. Cette traduction, parue à Venise en 1537, avait été l’œuvre de Giunio Paolo Crasso, philosophe, médecin et philologue8 à Padoue qui, après avoir occupé la chaire de philosophie morale, avait été un des enseignants de médecine pratique de Vésale et, ensuite, l’un des ses promotores pour l’obtention du doctorat (Bylebyl 1979, 359 et Papadopoli 1726, t.1, 322-23)9. Néanmoins, bien que, dans l’épître dédicatoire, Crasso montre une conscience précise des enjeux littéraires et des débats contemporains autour des choix de traduction, il n’utilise guère le terme fabrica dans le texte et il préfère adopter plutôt d’autres synonymes comme apparatus, structura, artificium10.
En suivant l’indication de Edelstein et en examinant le livre de Vésale de plus prés nous pouvons en effet constater que Vésale a choisi le mot fabrica, non pas en hommage à l’un de ses maîtres, mais plutôt en référence à son modèle littéraire : Cicéron. Comme l’a montré Jackie Pigeaud, « Vésale prend fabrica au sens où il le lit dans le De natura deorum » (Pigeaud 1995, 155-161). Dans le Livre 2 du texte de Cicéron le mot fabrica apparaît deux fois, précisément dans des passages où il est question d’anatomie : si dans le premier passage Cicéron utilise la locution admirabilis fabrica membrorum en relation au corps animal (Cicéron, De natura deorum, 2, XLVII, 121), la deuxième occurrence est, pour nous, bien plus significative :
Illa potius explicetur incredibilis fabrica naturae : nam quae spiritu in pulmones anima ducitur, ea calescit primum ipso ab spiritu, deinde contagione pulmonum, ex eaque pars redditur respirando, pars concipitur cordis parte quadam, quam ventriculum cordis appellant, cui similis alter adiunctus est, in quem sanguis a iecore per venam illam cavam influit. Eoque modo ex is partibus et sanguis per venas in omne corpus diffunditur et spiritus per arterias ; utraeque autem crebrae multaeque toto corpore intextae vim quandam incredibilem artificiosi operas divinique testantur. (Cicéron, De natura deorum, 2, LV, 138)
L’emploi du terme fabrica surgit lors d’une description anatomique et de surcroît, plus particulièrement dans une section du De natura deorum consacrée à la célébration de la providence et de l’intelligence de la Nature (naturae ratio intelligentis). Ce discours d’édification exprime l’émerveillement généré par l’entreprise admirable du faber (les dieux, la nature)11.
Au-delà de l’argument stylistique et au-delà des citations de Cicéron qu’on trouve parsemées dans la Fabrica, nous avons aussi la preuve que Vésale connaissait très bien ces passages cruciaux du De natura deorum, puisque, lorsqu’il discute les noms qu’il faut attribuer aux différentes parties de l’intestin, il écrit : « Cicero autem in tertio de Natura Deorum intestinum aliquod ita vocari arbitratus medium intestinum ucertit […] ». En effet, il ne s’agit pas du troisième livre, mais du deuxième, et le passage cité précède seulement de quelques lignes l’occurrence du terme fabrica en relation à l’anatomie humaine (Vesalius 1543, 504)12. De plus, les expressions fabrica naturae et fabrica membrorum sont récurrentes non seulement dans le texte de Vésale, mais encore dans l’épître dédicatoire à Charles V, par exemple, où le terme fabrica est repris avec les mêmes connotations philosophiques et éthiques que dans le texte de Cicéron.
7. D’autre part, fabrica appartient aussi à un autre champ sémantique et disciplinaire, celui de l’architecture : il défini alors le processus de construction matérielle sur la base d’un projet précis, préalablement conçu grâce à une abstraction théorique cohérente. Ce constat nous permet de passer du mot fabrica au contexte dans lequel ce terme a été utilisé. L’architecte italien Sebastiano Serlio est l’auteur de l’un des plus importants traités d’architecture de la Renaissance : le Sette libri d’Architettura, l’une des plus grandes entreprises éditoriales illustrées du XVIe siècle. Ces sept livres ont étés publiés de façon désordonnée entre 1537 et 1575, à l’exception du sixième, resté manuscrit jusqu’en 1966 (Dinsmoor 1942, Bury 1989, Deswarte-Rosa 2004)13. Comme on l’a démontré, ce traité d’architecture, en particulier sa structure et le concept qui le soustend, est en rapport très étroit avec le projet encyclopédique d’un « théâtre de l’omniscience » élaboré par l’humaniste, maître de rhétorique, et – selon certains critiques – mage et charlatan, Giulio Camillo14. Ce projet, qui a occupé Camillo pendant plusieurs années et qu’il a réalisé entre l’Italie et la France (aux frais surtout de François I), avait l’ambition de produire un système et une machine, à la fois théoriques et architectoniques, qui puissent contenir et permettre de contrôler l’ensemble des savoirs du monde et les idées éternelles qui les gouvernent. Il était fondé sur l’application de la « méthode divisive », qui avait ses racines et son terrain d’élection dans les arts du langage (rhétorique, grammaire et topique, avant tout), et qui consistait en une « rétrogradation du sensible à l’intelligible » scandée en sept niveaux15. Cette méthode, applicable donc à tous les domaines de la connaissance, Camillo l’utilise aussi, comparativement, pour les savoirs architecturaux et Serlio l’exploite pour établir le programme en sept livres de son traité (Carpo 1993, pp. 78-80)16.
On peut remarquer plusieurs ressemblances dans la forme et dans d’approche entre le De humani corporis fabrica et les Sette libri di architettura : l’organisation en sept livres, l’attitude face aux sources classiques, la place consacrée à la communication du savoir par l’illustration, l’importance accordée au rapprochement de la théorie et de la pratique, le rapport savoir livresque/expérience, l’articulation entre parties, structures et fonctions17. Un rapport personnel entre Vésale et Serlio est fort probable, puisque les deux sont présents entre Venise, Padoue et Bologne autour de 1540 et qu’ils fréquentent les mêmes milieux savants : autour de Pietro Aretino, de Jacopo et Francesco Sansovino, de Tiziano Vecellio et de son atelier, des imprimeries vénitiennes de Bernardino de Vitalis et de Francesco Marcolini, des réseaux de la clientèle espagnole en Italie, en particulier autour du gouverneur Alfonso d’Avalos et de l’ambassadeur Don Diego Hurtado de Mendoza.
Une trace de ce rapport Serlio/Vésale peut toutefois être repérée dans le frontispice de la Fabrica : la scène de dissection se déroule au centre d’un amphithéâtre temporaire en bois, construit à l’intérieur d’une cour entourée par sept colonnes au-dessus desquelles se déploie une frise ornée par des triglyphes, des métopes et des bucranes. Mise à part la récurrence remarquable du chiffre sept, nous trouvons la même décoration de la frise décrite, analysée et représentée dans le Quarto Libro (Serlio 1537)18. Par ailleurs Serlio avait construit dans la même période un amphithéâtre temporaire en bois dans la cour du Palazzo da Porto à Vicence analogue à celui représenté dans le frontispice de la Fabrica19.
La proximité culturelle et contextuelle de Vésale et Serlio, m’amène à avancer l’hypothèse d’une autre proximité significative : celle de Vésale et Camillo qui partagent la même volonté de révéler les interactions entre médecine et arts du langage sous l’égide de la culture humaniste. S’il est vrai que Camillo, grand ami de Serlio20, fréquente les mêmes milieux culturels et les mêmes réseaux de clientèle que Vésale, nous savons aussi – et j’y reviendrai plus loin – que Camillo a manifesté dans ses écrits un intérêt considérable pour l’anatomie pour elle-même, mais surtout en tant que démarche intellectuelle, en tant que méthode. L’anatomie, aux yeux de Camillo, est pour ainsi dire la version tangible, la « méthode divisive » en action, la mise en pratique du parcours de « rétrogradation du sensible à l’intelligible »21. Il raconte, par exemple, avoir assisté à une dissection à Bologne (était-ce celle pratiquée par Vésale en 1540 ?22) et, dans un texte Sopra Hermogene à propos du rapport entre éloquence et architecture, il utilise avec régularité le terme fabrica, pour désigner une construction et un système réalisés à partir d’un projet théoriquement fondé :
Si come l’Architetto, non con sanamente si condurrebbe à fabbricare alcuno edificio con le pietre, et altri semplici, se prima nella mente non avesse con belli, et dotti pensieri fatta una mental fabrica, ad imitation di cui, di fuori essercitasse le mani. Cosi di niuno consiglio è da giudicare quello componitore, il quale à caso si dà a mettere insieme le parole, et altri ornamenti, senza regger lo stile, secondo alcuna forma prima collocatasi nella mente. (Camillo 1579, t. 2, 77)
De plus, dans le Della imitazione, un texte polémique contre le Ciceronianus d’Erasme, Camillo mène une comparaison entre éloquence et anatomie qui vise à souligner la similarité de ces deux disciplines à partir du constat que leurs objets mêmes (le corps et le discours) sont organisés par des structures complexes, mais stables (la grammaire et le système osseux, par exemple), autour desquelles les variantes (discursives et individuelles) s’articulent :
Ricordomi già in Bologna, che uno eccellente anatomista chiuse un corpo humano in una cassa tutta pertugiata, e poi la espose ad un corrente d’un fiume, il qual per que’ pertugi nello spazio di pochi giorni consumò e portò via tutta la carne di quel corpo, che poi di sè mostrava maravigliosi secreti della natura negli ossi soli, e i nervi rimasi. Così fatto corpo dalle ossa sostenuto io assomiglio al modello della eloquentia dalla materia e dal disegno solo sostenuto. E così come quel corpo potrebbe essere stato ripieno di carne d’un giovane o d’un vecchio, così il modello della eloquenzia può essere vestito di parole che nel buon secolo fiorirono o che già nel caduto languide erano. (Camillo 1544)23
De toute évidence la seule pièce à conviction qui nous manque ici, pour enfin prouver cette connivence entre Vésale, Serlio et Camillo, est – pour ainsi dire – la lettre dans laquelle leurs relations personnelles sont clairement attestées.
8. En suivant ce mouvement du mot au contexte, je reviens donc aux notions d’humanisme, de studia humanitatis et, surtout, d’humaniste : ceci nous renverra à Padoue. En effet, si d’un côté la notion de studia humanitatis a commencé à circuler en Italie vers la moitié du XVe siècle, de l’autre le terme humanista, et surtout sa version vernaculaire umanista, après quelques occurrences sporadiques dès la fin du XVe siècle, semble surtout avoir circulé à partir de la fin des années vingt du XVIe siècle24, en particulier dans l’Italie du Nord (Bologne, Venise, Padoue, Florence). Plusieurs occurrences significatives, toutefois, ont été utilisées pour désigner des savants comme Cola Bruno, Benedetto Varchi, Lazzaro Bonamico, Francesco Sansovino, mais aussi Romolo Amaseo, Paolo Manuzio et Lodovico Domenichi, tous en rapport plus ou moins direct avec l’Accademia degli Infiammati, une académie fondée à Padoue en juin 1540. Je dirais même que ce cénacle padouan pourrait bien être considéré comme l’académie humaniste par excellence et qu’à bien des égards il a servi de modèle pour la fondation des plusieurs académies savantes à venir comme, par exemple, l’Accademia Fiorentina et l’Accademia della Fama à Venise. Ceci en dépit de sa brève existence (1540-1542)25.
L’Accademia degli Infiammati a été fondée par un groupe de savants enthousiastes très engagés dans les studia humanitatis et, en même temps, dans l’innovation culturelle à partir, justement, d’une connaissance approfondie des sources anciennes des savoirs. Il est bien difficile de résumer rapidement le programme culturel des Infiammati, animés comme ils l’étaient par la présence marquante de nombreux personnages au profil intellectuel polymorphe et dotés d’une forte charge charismatique. Néanmoins, même si parmi les objectifs clairement invoqués par les membres de l’Accademia, on trouvait surtout la lecture et la discussion d’œuvres littéraires (Pétrarque, par exemple), le commentaire et la traduction d’œuvres philosophiques (avant tout des textes d’Aristote et en particulier l’Ethique, la Poétique, la Rhétorique, ouvrages plus immédiatement pertinents aux studia humanitatis), l’étude des bonae litterae et le débat sur des questions concernant la langue et ses usages étaient cependant au cœur de la vie académique tout au long de son existence. Cela impliquait l’étude des classiques latins et grecs, mais aussi l’emploi de la langue vernaculaire revendiquée comme langue savante dans n’importe quel champ disciplinaire – y compris les sciences et la philosophie. Mais plus généralement, ce qui émerge de ces études et de ces discussions, et qui constitue l’essence même du projet culturel des Infiammati – est la génération et la promotion d’une figure professionnelle de litteratus. Ce projet ambitieux et décisif dans l’histoire intellectuelle européenne se configure avant tout comme une volonté de professionnalisation des pratiques et des techniques littéraires, qu’il s’agisse du Latin ou du Toscan, de poésie ou de poétique, de philosophie morale ou naturelle, d’histoire, de droit, de botanique ou de médecine (Bruni 1967 ; Mazzacurati 1961 ; Vianello 1988). Le litteratus – mais nous pouvons ici lenommer aussi l’humaniste – est, chez les Infiammati, un savant qui à partir de l’étude des Classiques a fait du savoir une profession, un savant qui dispose de connaissances et de compétences spécifiques dans les arts du langage, ainsi que d’une vocation encyclopédique puisqu’il est conscient des rapports profonds qui lient les différents domaines de l’activité intellectuelle et de la richesse propre à l’approche transdisciplinaire. Ceci était possible, bien sûr, dans le contexte d’une institution, l’académie, qui se présente explicitement comme un espace de liberté intellectuelle, comme une alternative à celui offert par l’Université, structurée et figée par ses traditions, ses contraintes disciplinaires, ses curricula, ses rituels26.
A partir de ces prémisses, l’Accademia degli Infiammati a rassemblé pendant deux ans une partie considérable de savants, d’artistes, de philosophes, d’aristocrates et de prélats éclairés présents à Padoue : humanistes, secrétaires, écrivains, enseignants et étudiants de l’Université, Florentins expatriés, nobles Vénitiens et jeunes Germani en voyage de formation, tous engagés, en tant qu’amateurs ou en tant que professionnels, dans les domaines les plus divers et variés des savoirs et des arts. Parmi eux nous trouvons par exemple : des philosophes et literati engagés en première ligne dans le débat sur l’utilisation du vernaculaire comme Benedetto Varchi et Sperone Speroni, des commentateurs d’Aristote comme Vincenzo Maggi et Marcantonio Passeri (dit Genoa), des écrivains, poètes et polymathes comme Pietro Aretino, Luigi Alamanni, Ludovico Dolce et Francesco Sansovino, des juristes comme Leone Orsini, Mariano Sozzini e Giovanni Andrea dell’Anguillara, le magister ciceronianus Lazzaro Bonamico, le savant Pierio Valeriano, ainsi que des figures professionnellement insaisissables et intellectuellement versatiles comme Daniele Barbaro, traducteur de l’Architecture de Vitruve en Italien, commentateur des Academica de Cicéron et de la Rhétorique d’Aristote, auteur d’un dialogue important sur l’éloquence et figurant parmi les promoteurs et créateurs du premier jardin botanique en Europe27. Et – chose remarquable pour mon propos – parmi les Infiammati nous trouvons aussi plusieurs figures éminentes de l’histoire des sciences et de la médecine : non seulement Alessandro Piccolomini, auteur d’un texte sur la sphère et du premier traité de philosophie naturelle en vernaculaire, mais aussi Luca Ghini, Girolamo Fracastoro et Giovan Battista Montanus (ou da Monte), médecins et philosophes (naturels) tous engagés dans des projets de réforme dans leur propre champ d’expertise (la botanique, la théorie de la contagion, la médecine clinique, par exemple) (Vianello 1988, 47-70).
Et Vésale ? Il n’y a aucun doute que Vésale a fréquenté l’Accademia degli Infiammati comme spectateur, voire qu’il y a été formellement affilié et qu’il a participé au même projet de renouveau culturel promu par ses membres. Dans la Fabrica, Vésale ne nomme presque pas ses contemporains. Quand il les nomme le fait avec l’intention précise d’indiquer leur excellence et, en même temps, leur appartenance à son réseau de proximité. Nous trouvons ainsi un éloge du médecin infiammato Giovan Battista Montanus (« divini ingenii vir, ob singularem illam tum Medicinae, tum caeterarum scientiarum cognitionem, nulli aetatis nostrae medicorum secundus […] » (Vesalius 1543, 309). De même Marcantonio Passeri, l’une des figures éminentes de l’académie et de l’aristotélisme padouan, est décrit ainsi : « non modo musicorum absolutissimus verum nostrae aetatis philosophorum eximium decus » (Vesalius 1543, 35).
Mais encore mieux attesté est le lien étroit de Vésale avec Benedetto Varchi, le litteratus florentin qui avait élaboré le programme des Infiammati et occupé une place prééminente dans ce cénacle avec ses leçons. Au-delà des multiples attestations d’estime et d’amitié envers Vésale parsemées dans les écrits de Varchi28, nous avons cinq lettres autographes de Vésale adressées à Ser Benedetto écrites entre 1543 et 154629. Dans ces lettres non seulement nous trouvons les signes de l’intimité des rapports entre ces deux savants, de leur connivence intellectuelle et des projets communs qui remontent aux années passées ensemble à Padoue au moment précis où l’Accademia degli Infiammati était active, mais elles fournissent aussi la preuve du fonctionnement – y compris sur le plan professionnel et social – de la communauté humaniste, telle que l’a décrite Francisco Rico : un réseau d’amis soudé par des expériences et des projets intellectuels communs, une communauté qui agissait au nom de valeurs partagées enracinées dans la culture humaniste au-delà de toute frontière disciplinaire, linguistique, nationale, même confessionnelle. Cette communauté – comme ces lettres le démontrent – œuvrait par ailleurs sur le terrain du marché intellectuel et des réseaux de clientèle afin de promouvoir l’occupation par ses membres de positions institutionnelles importantes dans les cours, les académies, les universités et les imprimeries savantes de l’Europe entière.
9. Dans une lettre adressée à Varchi le 26 mars 1544, Vésale averti son ami, désormais rentré à Florence, de la parution du commentaire de Daniele Barbaro à la Rhétorique d’Aristote et de l’opportunité d’offrir cet ouvrage à Pietro Vettori, érudit florentin, figure de référence de la communauté savante de l’époque et, en quelque sorte, guide intellectuel et moral de nombreux humanistes italiens, y compris de Varchi. Vettori, en effet, avait construit sa réputation de grand philologue en travaillant à l’édition, la traduction et le commentaire de nombreux textes grecs et latins, en particulier des œuvres d’Aristote et de Cicéron. Il avait édité à plusieurs reprises la Rhetorica ad Herennium, à l’époque attribuée à Cicéron, et, en 1544, envisageait probablement déjà l’édition latine et le commentaire de la Poétique et, pour ce qui nous concerne ici, de la Rhétorique d’Aristote30. Cette brève notation dans la lettre de Vésale, si elle montre d’un côté une connaissance de première main du réseau humaniste entre Florence et Venise, ainsi que des figures importantes qui l’animaient et des activités en cours, est, de l’autre côté, l’indice de la curiosité spécifique de Vésale pour des questions propres aux studia humanitatis et de sa familiarité avec des domaines d’étude – la rhétorique – et des enjeux qui avaient été au cœur même des discussions des Infiammati et plus largement du milieu humaniste européen de cette période.
Le commentaire de Barbaro à la Rhétorique d’Aristote a paru en 1544 à Venise et à Lyon (Barbaro 1544a, Barbaro 1544b)31. En le lisant, nous constatons que ce texte a une pertinence propre au discours médical. En effet, des les premières pages, Barbaro propose une comparaison entre cette discipline et la rhétorique qui – après les recoupements textuels et contextuels vus jusqu’ici – nous renvoie à un autre niveau de l’intersection entre médecine et parole, cette fois-ci d’ordre philosophique, méthodologique et épistémologique :
Omnis dicendi facultas, ita mentes humanas deducit, et flectit, ut medicina partes, et membra corporum nostrorum : qua ratione fit, ut recte admoneat nos Plato eundem haberi medicinae, ac Rhetorices modum, quoniam in utraque facultate subjectae rei vis, et natura dividenda est, in altera quidem corporis, in altera vero animae, ut non usu quodam rationi esperti, nec levi cura, sed arte, et ratione corpori sanitatem medicamentis, animae rectum sensum dicendo inducete studeamus […]. (Barbaro 1544a, f.1r.)
Cette comparaison est reprise au fil des pages et montre bien comment Barbaro – ici, comme dans d’autres ouvrages qu’il a édités ensuite (dans la traduction et le commentaire de l’Architecture de Vitruve, par exemple (Barbaro 1556)32) – est à la recherche constante des relations internes et intimes entre différents domaines du savoir, dans le sillon encyclopédique tracé par l’expérience des Infiammati qu’avait configuré le parcours intellectuel et professionnel de ses acolytes. D’ailleurs, dans l’épître dédicatoire au Cardinal Benedetto Accolti datée de février 1542 qui ouvre sa paraphrase des Academica de Cicéron, Barbaro avait indiqué dans la démarche suivie par les anatomistes la méthode qu’il avait adoptée, en philologue, dans son approche du texte de Cicéron, un texte sectionné, analysé et reconstitué comme un corps humain sous le scalpel et la main experte d’un anatomiste :
Habebis autem in Academicarum Quaestionum dialogos sectiones quasdam meas eorum medicorum similitudine, qui humana membratim corpora dissectant, ut quibus quaeque partibus constent, inspiciant ; quod, si parum perspicax et cautus in ea dissectione fuerim et aliquod membrum praetervolando omiserim, tu optime Ciceroniane id minutius concisum et in minima quaeque dispartitum considerato meque innitentem atque adeo tentantem adiuva, quoniam non cadaverum sectores, sed vivorum inspectores sumus33.
Se trouve ainsi explicité un rapprochement fondamental entre anatomie, philologie et analyse du discours, trois disciplines fondées sur la mise en œuvre de la « méthode divisive », qui s’inscrit dans la recherche presque obsessionnelle, parmi ce cercle d’humaniste, d’un instrumentum philosophique commun à toutes les disciplines et commun à l’approche transdisciplinaire des humanistes (Angelini 1999, VIII et passim).
10. Barbaro n’est certainement pas le seul, parmi les Infiammati, à témoigner de la fécondité de cette approche encyclopédique, et a être convaincu d’un rapport profond entre divers domaines du savoir et en particulier de ce qu’on pourrait définir comme la résonance épistémologique entre arts du discours et anatomie. En effet, dans le même contexte, si le médecin humaniste, ami et collègue de Vésale, Giovanni Battista Montanus dresse une comparaison générique entre les éléments de la philosophie naturelle et la grammaire (Siraisi 1987, 100 ; Maclean 2002, 330), il confère avant tout au discours anatomique une place de choix comme métaphore et comme instrumentum, donc comme méthode et comme approche, empruntable par les humanistes et applicable à d’autres domaines des studia humanitatis, en particulier à la grammaire et à la rhétorique34.
Nous avons déjà vu la récurrence significative du terme fabrica dans le texte sur la rhétorique d’Hermogène de Tarse de Giulio Camillo et comment dans son Della imitazione il compare la structure anatomique à la structure de l’éloquence. Mais le rapprochement va encore plus loin. Dans une lettre adressée a son ami Marcantonio Flaminio dans laquelle Camillo explique ses choix de méthode en relation avec les travaux qu’il était en train de mener, à partir des textes Dei più lodati scrittori autant latins que vernaculaire, sur les arts du langage (grammaire, rhétorique et topique), il élit La meravigliosa fabrica del corpo humano comme son modèle heuristique de référence, comme le principe organisateur de la matière discursive :
E’ il vero che da una parte avevamo la maniera in alcuno edificio da Cicerone principalmente tenuta ; dall’altra quella di Metrodoro ne’ dodici segni del cielo, dove trecento sessanta luoghi secondo il numero de’ gradi gli erano famigliarissimi. Ma veggendo ne l’una poca dignità, ne l’altra molta difficultà, et ambedue forse più alla recitazione che alla composizione acconcie, rivolgemmo tutto l’ pensiero alla meravigliosa fabrica del corpo humano. Avvisando, se questa è stata chiamata picciol mondo per avere in sè parti che con tutte le cose del mondo si confacciono, potersi a qualunque di quelle accomodare secondo la sua natura alcuna cosa del mondo, e conseguentemente le parole quella significanti35.
De plus, conformément à son projet de construction d’un théâtre de l’omniscience, il conclut, en proposant l’adoption du corps humain comme « mesure » de tous les savoirs :
Potete omai […] aver in parte compreso con quanta facilità e con quanta bellezza per le membra dell’umano corpo noi apparecchiamo l’una e l’altra lingua. Così potessi dimostrarvi con qual ordine l’agricoltura, la cosmografia e l’altre facultà, perciò che in questa medesima fabrica potrò in brevissimo tempo e con poca fatica, non solamente le parole, ma anche le cose insieme allogare, e così rendere una imagine di quel vincolo della sapienza et eloquenza da Socrate a gran torto disciolto (Camillo 1990, 9).
Le corps anatomique devient pour Camillo « figure » du lien entre sapientia et éloquence, un lien qui est, en effet, une conviction et l’un des fondements de l’approche d’une large partie des humanistes Infiammati face aux savoirs36. Même si Sperone Speroni, figure de pointe des Infiammati, Principe de cette académie dès l’octobre 1541 jusqu’à sa crise et extinction, et grand défenseur du vernaculaire contre le latin, ébranle ce postulat avec ses dialogues, la référence à l’intersection anatomie/rhétorique demeure cependant constante et la métaphore anatomique fonctionne toujours efficacement pour désigner les pratiques propres aux arts du discours. Dans son Dialogo della retorica, rédigé entre 1538 et 1540, Speroni, lors d’un passage crucial qui vise à définir les caractéristiques techniques de la rhétorique afin d’inscrire ce savoir à l’intérieur du champ spécifique de la littérature – désignée ici comme écriture du vraisemblable et comme écriture de délectation – fait dire à Brocardo, l’un des protagonistes du dialogue :
[…] io vi prego che, non guardando alla fama degli scrittori della retorica, poniate mente alla verità, la quale, da ragione aiutato, io mi apparecchio a palesarvi. Perciò che altra cosa è il parlar di questa arte, le vene sue, i membri, l’ossa, i nervi e la carne sua annoverando e partendo, la qual guisa d’anatomia lei insegnando con le ragioni operiamo ; e altra cosa è il parlar oratoriamente al vulgo, a’ giudici, a’ senatori quelli allettando e muovendo. (Pozzi 1978, t.1, pp. 637-682)
En prenant ses distances avec la tradition humaniste dominante et ses auctoritates (avant tout Aristote et Cicéron) qui prônaient la possibilité d’un savoir encyclopédique grâce au contrôle professionnel des arts du discours, Sperone Speroni utilise encore la comparaison avec l’anatomie pour proposer une nouvelle configuration de la rhétorique, nettement plus circonscrite, comme un ensemble de règles, de formes et de rapports structurant les discours comparables à ceux qui organisent les partie d’un corps désincarné et dépourvu de subjectivité. Cette configuration, qu’exige la mise en œuvre des compétences individuelles du litteratus dans l’utilisation de ces règles et de ces formes, constitue, comme l’écrit Giancarlo Mazzacurati, un pas décisif, consciemment accompli par Speroni, vers la constitution d’un champ littéraire juxta sua principia (Mazzacurati 1985)37. Dans le Dialogo della retorica, en effet, Speroni esquisse la réalisation d’une pratique littéraire et d’un usage des arts du discours, pour ainsi dire, purifiés de l’utilisation instrumentale qui leur était traditionnellement attribué, dans l’arène politique ou juridique ou dans le milieu humaniste hanté par les utopies d’omniscience : nous sommes ici face à l’ébauche de la figure du litteratus en tant que professionnel de l’écriture littéraire.
Je retiens toutefois, en dépit des mutations et des polémiques sur les fonctions attribuées à l’art de dire parmi les Infiammati – des disciplines qui gouvernent toutes les sciences et les arts et qui sont destinées à circonscrire le champ propre à l’exercice de l’écriture littéraire – que la comparaison entre fabrique du corps et fabrique du discours demeure, parlante et dense de signification.
11. La mise en œuvre récurrente de l’intersection entre médecine et rhétorique dans le milieu des Infiammati, ainsi que l’inscription de l’activité de Vésale dans le contexte de cette académie et des préoccupations qui la dominaient, permettent de tirer quelques conclusions particulières dans le contexte étudié.
En suivant l’indication de Benveniste à propos du lien profond et ancestrale entre médecine et parole et, parallèlement, en ramenant la notion d’humanisme médical à la connotation originale des enjeux propres aux studia humanitatis, j’ai essayé de proposer un autre contexte, constitué de configurations institutionnelles, d’intérêts culturels et d’interactions personnelles, concernant André Vésale, ainsi que la conception et le rayonnement de son œuvre anatomique : un contexte à caractère éminemment humaniste, donc dominé surtout par des discussions autour de l’utilisation et de la fonction des arts du discours. Ceci a permis de constater l’effet de ces discussions dans l’élaboration d’un projet intellectuel comme la Fabrica, et, d’autre part, de mettre en évidence l’adoption du corps anatomique comme modèle structurant plusieurs savoirs : l’anatomie est dans ce contexte une épistémologie appliquée et applicable à divers domaines de connaissance et avant tout à la rhétorique, discipline maîtresse des pratiques culturelles des humanistes.
De plus, en poussant plus loin l’opération entamée par Edelstein – se représenter Vésale comme un humaniste et lire la Fabrica comme un texte humaniste – nous sommes amenés à considérer sous un angle radicalement différent ce moment désigné comme fondateur de l’anatomie moderne : il s’agit d’une fondation qui s’explique à l’aune d’un projet humaniste plus général de réforme du savoir et de ses pratiques, et qui nécessite aussi de repenser la configuration du profil professionnel et culturel des acteurs impliqués. Un projet, comme nous avons vu, enraciné dans le culte critique de l’antiquité classique, façonné et poursuivi grâce à un usage professionnel des arts du discours, gouverné par une approche des savoirs essentiellement transdisciplinaire.
Si, une fois de plus, nous considérons l’opération de définition des compétences propres au litteratus à travers une comparaison anatomique accomplie par Sperone Speroni et si nous tenons compte de la coexistence, dans le même espace culturel humaniste, de la volonté de fondation d’une littérature juxta sua principia et de celle – explicite chez Vésale – de fondation de l’anatomie moderne par la dissection, les rapprochements entre médecine et littérature assument une prégnance toute particulière dans le cadre du débat, plus générale, des rapports entre culture humaniste et culture scientifique. Ceci m’amène à contempler une idée qui, peut-être, dépasse l’histoire culturelle de la Renaissance. La séparation du subjectif et de l’objectif, des verba et des res, postulés comme condition de possibilité même de l’illusion d’une approche qui se veut vraiment scientifique – en médecine comme dans l’étude de la nature – apparaît ainsi dans toute sa fragilité et dans son inconsistance historique. L’expérience des Infiammati, ainsi que les acteurs, les textes et les contextes de l’humanisme médical, en effet, constituent l’un des multiples terrains sur lesquelles la pratique historienne peut fructueusement intervenir pour contribuer à démonter cette illusion d’un discours médical et scientifique monolithique, pris dans l’affirmation d’une identité disciplinaire propre et autonome et d’un champ d’expertise et de pratique culturellement étanche.
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1 Dumezil reprend l’essai sur la doctrine médicale de Benveniste aux pp. 21-22.
2 Ce texte a été publié pour la première fois à Ferrare, De Rubeis et De Grassis, 1492. Suite au succès et à la polémique qu’il a suscité, il a été réédité avec le titre De Plinii, et plurim aliorum medicorum in medicina erroribus opus primum […] Eiusdem Nicolai Epistola ad Hermolaum Barbarum in primi operis defensionem. Eiusdem Nicolai De Plinii […] novum opus […], Ferrare, per Ioannem Maciochium, 1509. Sur Leoniceno et l’humanisme voir : pour la médecine, Nutton 1997 (qui donne, à tort, 1490 comme date de publication du texte de Leoniceno sur les erreurs de Pline) et, plus en général, Nauert 1979 et Mugnai Carrara 1991 (en particulier pour la polémique sur Pline, pp. 25-31).
3 « The term humanista, coined at the height of the Renaissance period, was in turn derived from an older term, that is, from the ‘humanities’ or studia humanitatis […]. By the first half of the fifteenth century, the studia humanitatis came to stand for a clearly defined cycle of scholarly disciplines, namely grammar, rhetoric, poetry, history, and moral philosophy, and the study of each of these subjects was understood to include the reading and interpretation of its standard ancient writers in Latin and, to a lesser extent, in Greek. This meaning of the studia humanitatis remained in general use through the sixteenth century and later, and we may still find an echo of it in our use of the term humanities » (Kristeller 1979, 22). Cet essai avait été présenté par Kristeller en 1954 lors des Charles Beebe Classical Lectures at Oberlin College (Ohio) et a été publié dans Kristeller 1995. A ce sujet, voir aussi Kristeller 1960 et la discussion bibliographique dans Kristeller 1962.
4 J’ai consulté les Elegantiae Linguae Latinae dans l’édition Laurentius Valla, Opera […], Basileae, apud Henricum Petrum, 1540 (éd. facs. dans Laurentius Valla, Opera omnia, Torino 1962, t.1). Les passages concernés sont dans l’introduction au livre 4 et dans le livre 6 au chapitre 34.
5 Sur Vésale je renvoi aux biographies standards de Roth 1892, Cushing 1962, O’Malley 1964. Sur l’apport de Vésale à l’essor de l’anatomie moderne voir aussi, par exemple : Cunningham 1997 (en part. pp. 88-142) et Carlino 1994.
6 Sur la contribution de L. Edelstein à l’histoire de la médecine voir Rütten 2006.
7 Charles O’Malley, le dernier biographe de Vésale, a choisi par exemple le mot structure, « as best representing Vesalius’ concern with the underlying bony structure of the body » (O’ Malley 1964, 139).
8 A propos de Crasso, écrit Scardeone : « Inter omnes docos pollet nunc Paulus Crassus philosophus et medicus clarissimus, et tam Graecae quam Latinae linguae disertissimus, et publice in scholis eruditissimus medicinae professor, et privatim in curandis aegris magister peritissimus […] » (Scardeone 1560, s.v.).
9 Le titre complet de la traduction de Crasso est : Theophili Protospartari de corporis humani fabrica libri quinque a Iunio Puolo Crasso Patavino in Latinam orationem conversi. Hippocratis preterea de purgatoriis medicamentis Libellus […], Venetiis, [Ottaviano Scoto], MDXXXVI. Ce texte apparaît aussi, trois ans plus tard, dans un recueil édité par un autre médecin très proche de Vésale, son maître parisien Johannes Guinterius (Winther [1539]).
10 Il écrit dans l’épître à propos de la traduction : « Ergo mirari desinant Grammatistae, si, quod graeci faciunt, nobis etiam concedendum petimus, ut nova rerum latinis novarum nomina fabricemur, ut aiebat. M. Tullius, aut ex aliis transferamus, semperque illius Galeni, Platonisque dicti mihi veniebat in mentem, verba iis esse negligenda, quibus multarum magnarumque rerum contemplatio esset proposita, laudandamque magis orationem, quae verbis apertioribus, (modo ne forent prorsus barbara) quam quae limationibus uteretur » (Crasso, Epître dédicatoire à Protospartarius 1536, 5-6).
11 « Facilius intellegitur a diis inmortalibus hominibus esse provisum si erit tota hominis fabricatio perspecta omnisque humanae naturae figura atque perfectio » (Cicéron, De nat. deor., 2, LIV, 133)
12 Le passage concerné est De nat. deor., 2, LV, 137. A ce propos voir Pigeaud 1995, 156-57.
13 Voici par ordre chronologique les livres publiés par Sebastiano Serlio (1475-1554) de son vivant : Regole generali di architettura […] (Quarto Libro), Venetia, F. Marcolini, 1537 ; Il terzo libro […] nel quale si figurano e si descrivono le antiquità di Roma, Venetia, Marcolini, 1540 ; Il primo libro d’architettura […], Paris, [Jean Barbé, 1545] ; Il secondo libro di perspettia [sic] […], Paris, Jean Barbé, 1545 ; Quinto libro d’architettura […], Paris, Michel de Vascosan, 1547. Le Livre extraordinaire de Architecture […], Lyon, G. de Tourne, 1551, qui ne faisait pas partie du plan originaire de l’œuvre, a été publié comme le sixième livre manquant dans plusieurs éditions du traité « complet » de Serlio à partir de 1566 (in Venetia, appresso Francesco [de Franceschi] Senese, et Zuane Krügher Alemanno).
14 La définition « théâtre de l’omniscience », en alternative à « théâtre de la mémoire », a été correctement donnée par Deswarte-Rosa 2004, 31-66. Sur la question des rapports Serlio-Camillo voir : Olivato 1971 ; Olivato 1979 ; Carpo 1997, en part. pp. 47-137 ; Deswarte-Rosa 2004, en part. pp. 38-46. Carpo propose l’idée d’une influence de la « méthode pédagogique » de Camillo sur la conception des Sette libri de Serlio ; par contre, Deswarte-Rosa insiste sur l’apport de l’architecture de Serlio à la pensée philosophique de Camillo. Dans l’état des preuves aujourd’hui disponibles, et dans les limites de ce qui nous concerne ici, je me contenterai du constat, bien documenté par ces chercheurs, de la collaboration étroite et des rapports personnels des deux personnages.
15 Ce n’est pas ici le lieu pour rentrer dans les détails du projet complexe de Camillo. Je renvoie aux travaux de Yates 1966 ; Bolzoni 1983 ; Bolzoni 1984 ; Carpo 1993.
16 Le projet complet du traité est présenté par Serlio en 1537 dans la préface du premier volume publié, le Regole generali di Architettura o Libro Quarto cit., « L’autore alli lettori », f.5. Le passage de Camillo sur les sept degrés de l’architecture est dans l’Idea dell’eloquenza, un texte resté manuscrit et qu’a été publié par Bolzoni 1984, 121-22.
17 Quelque argument à soutien de ce rapprochement est avancé par : Long 2002, en part. pp. 74-80 ; Rosenfeld 2004.
18 J’ai consulté l’édition Serlio 1600. La frise est reproduite à p. 117r., dans le troisième livre en illustrant les détails de la Porta dei Leoni à Vérone, et à p. 140v., dans le quatrième livre en décrivant l’ordre dorique.
19 Serlio le raconte et décrit le théâtre en bois dans le Trattato sopra le scene contenu dans Serlio 1545, ff. 63r.-66v.
20 Camillo se trouve être le légataire universel dans le testament que Serlio rédige précipitamment en 1528. Ce testament a été retrouvé et publié par Olivato 1971.
21 Le numismate et polymathe vénitien Sebastiano Erizzo qui avait aussi étudié la médecine à Padoue avec Bassiano Landi, défini la via divisiva comme la voie maîtresse pour enquêter dans l’essence et la nature même de chose. A cette méthode, qu’Erizzo dit avoir appris en suivant les leçons d’anatomie de Bassiano, il consacre un traité qu’on définirait aujourd’hui d’épistémologie applicable à toutes les disciplines indistinctement (Erizzo 1554).
22 Je fais ici allusion aux dissections documentées par les notes prises par Baltasar Heseler en 1540 à Bologne lors des leçons d’anatomie de Matteo Corti et Vésale, aujourd’hui publiées dans Heseler 1959.
23 J’ai consulté l’édition de ce texte dans Giulio Camillo Delminio, L’idea del teatro e altri scritti di retorica, San Mauro (To), Res, 1990 (la citation est à la p. 192).
24 Pour la reconstruction de l’histoire du terme « humaniste » je renvoi à : Campana 1946 ; Avesani 1970 ; Lanza 1991. Les loci classici ici indiqués sont : Cicéron, De re publica, I, xvii, 28-29 et Aulu-Gelle, Noctes Atticae, XIII, xvii, 1-4.
25 Sur l’Accademia degli Infiammati la source principale d’information est le livre de Tomitano [1545]. La littérature critique est, étonnamment, assez limitée. Je renvoie aux travaux de Bruni 1967 ; Samuels 1976 ; Vianello 1988 ; Mikkeli 1999. Sur le rôle de modèle de l’Accademia degli Infiammati pour le mouvement académique du XVIe siècle, il suffit de rappeler le passage d’une leçon donnée à Florence à l’Accademia Fiorentina par Benedetto Varchi – l’un des inspirateurs des Infiammati et, en suite, figure éminente de l’Accademia Fiorentina – dans laquelle il proclame l’académie de Padoue comme le prototype des académies savantes : « dalla quale e questa nostra, chente ella si sia, e tutte l’altre che si sono create di poi per tutta l’Italia, si può dire, con verità, per quanto stimo io, che siano procedute ed abbiano non pur l’origine avuto da lei, ma buona parte ancora delle leggi ed orientamenti loro […] » (Varchi 1858-59, v. 2, 379).
26 L’Accademia degli Infiammati – écrit Mario Pozzi – est l’« espressione di una cultura alternativa a quella dello Studio e manifestazione del nuovo prestigio raggiunto dal volgare » (Pozzi, Sperone Speroni. Nota introduttiva, in Pozzi 1978, 476). Benedetto Varchi, un des fondateurs de l’Accademia degli Infiammati, à propos des objectifs différents qu’animaient l’Université et l’Académie et, en prenant les distances des méthodes utilisés au Studium, précise qu’il est souhaitable « […] ab eis dissentire non modo possumus, sed debemus, cum alia eorum, alia sit nobis ratio Academiae nostrae […] ». Dans sa Lezione sopra la generazione de’Mostri, prononcée à l’Accademia Fiorentina en Juillet 1548, Varchi dans le Proemio insiste sur les avantages d’entreprendre l’activité philosophique plutôt dans l’académie (Varchi 1590, 89). Des arguments semblables qui englobent la grammaire dans le champ de réflexion (omni-compréhensif, pour Varchi) de la philosophie, donc pertinent aux activités propres à l’espace culturel de l’académie, sont aussi développés dans la Lezione […] dei tempi dei verbi, du décembre 1551 à l’Accademia Fiorentina : « Perciocché se bene l’insegnare i tempi è ufizio del gramatico, il dichiarare il tempo, senza il quale i tempi intendere non si possono, a colui solo appartiene, a cui tutte l’altre cose s’apettano, cioè al Filosofo. Onde non posso fare che non mi rida alcuna volta tra me medesimo della semplicità di certi, i quali non intendendo, per quanto stimo, quello che dicono, e il contrario a punto chiedendo di quello che disiderano, non vorrebbero che nell’Accademia cose filosofiche filosoficamente si dichiarassero, come se propriamente cosa alcuna trovare si potesse in verun luogo, la quale sotto la Filosofia non caggia, e di cui non dico non possa, ma non debba favellare il Filosofo ». Cette leçon a été publiée dans Varchi 1810. La citation est aux pp. 43-44.
27 Ce n’est pas ici le lieu pour énumérer la bibliographie considérable consacrée à plusieurs de ces personnages. Je me contenterais ici de renvoyer à quelque œuvre de référence concernant trois des acteurs principaux : pour Benedetto Varchi, Pirotti 1971 et Firpo 1997 (en part. les pp. 218-290 consacrées à Varchi, il letterato) ; pour Sperone Speroni, Pozzi 1978, 471-509 et le numéro spécial consacré à Sperone Speroni, de Filologia veneta : lingua, letteratura, tradizioni, Padova 1989 ; pour Daniele Barbaro, Laven 1957 et Angelini 1999. Pour les données bio-bibliographiques sur les autres membres de l’académie je renvoie à Vianello 1988.
28 Je me bornerai ici à rappeler le sonnet qu’en 1543 lui consacre, pour l’encourager à accepter la chaire d’anatomie que Côme I lui avait offerte à l’Université de Pise (Varchi 1555) ; le passage élogieux dans la Questione sull’alchimia (1544) (Varchi 1827, 54) et le passage de la troisième leçon sur l’âme, prononcée en 1544 à l’Accademia Fiorentina : « il dottissimo et mio amicissimo esser Andrea Vesalio, huomo singolarissimo et che non solo aggiugne a gl’antichi in quella professione, ma gli passa […] ». Cette leçon fait partie des « lezioni sul canto XXV del Purgatorio » publiée, en partie, dans La prima parte delle lezioni di M. Benedetto Varchi, nella quale si tratta della Natura, della generazione del corpo humano e de’ mostri, Firenze, Giunti, 1560. La troisième leçon, restée manuscrite (Biblioteca Laurenziana Firenze, ms. Med. Pal. 113), a été récemment éditée dans Andreoni 2004. La citation est à la p. 211.
29 Deux lettres sont conservées à la Biblioteca Apostolica Vaticana (Fondo Chigiano, L, III, 60, cc. 90-91 et cc. 95-96 ; trois lettres sont conservées à la Biblioteca Nazionale di Firenze (Aut. Pal., II, 116, 117 et 118). Ces dernières ont été publiées dans Ongaro 1968 (il s’agit des lettres 116 et 117) et dans Ciliberto 1972.
30 L’édition bilingue de la Rhétorique date de 1548 (Vettori 1548). Je signale que ce texte a été réédité à Bâle en 1549 par Johannes Oporinus, l’éditeur des deux éditions de la Fabrica de Vésale (1543 et 1555). Une autre édition a paru en 1549 à Paris chez Michel Vascosan. Pour l’attribution erronée de Ad C. Herennium de ratione dicendi à Cicéron, je renvoie à l’introduction de Harry Caplan à l’édition dans la Loeb Classical Library.
31 Une autre édition a paru en 1545 à Bâle, ex officina Bartholomaei Westhermeri.
32 Une deuxième édition, revue et élargie, est publiée à Venise, Francesco de Franceschi et Giovanni Chrieger, 1567 et une traduction latine, pour le marché européen, a paru la même année chez les mêmes imprimeurs (Barbaro 1567). Je signale que dans cet ouvrage Barbaro reprend et analyse la notion de fabrica de façon tout à fait compatible avec celle de Vésale, Camillo et Serlio : « [trad. de Vitruve] Architettura è Scienza ornata di molte dottrine, et varie eruditioni. Essa nasce da fabrica, et da discorso. Fabrica è continuo, et esercitato pensamento dell’uso, che di qualunque materia, che per dar forma all’opera proposta si richiede, con le mani si compie. Discorso è quello, che le cose fabricate prontamente, et con ragionevole proporzione puo dimostrando manifestare. [Comm. di Barbaro] Divino è veramente il desiderio di quegli, che levando la mente alla consideratione delle cose, cercano la cagione di esse, et riguardando come dal disopra, et da lunge la verità s’accendono alle fatiche […] Sono anche molti, che avenga dio che del certo sappiano esser bisogno per l’acquisto d’una scienza particolare di molte altre […]. [Vitr.] Fabrica è continuato, et esercitato pensiero dell’uso. [Barb.] Ogni artificioso componimento ha l’esser suo dalla notizia del fine, come dice Galeno. Volendo adunque fabricare, fa di mestieri havere conoscimento del fine. […] Volendo adunque fabricare, bisogna conoscere il fine, come quello che al mezzo impone forza e necessità. Ma per la cognitione del fine è necessario lo studio, et il pensamento […] » (Barbaro 1556, 8).
33 Le texte de Barbaro est contenu dans le manuscrit Biblioteca Nazionale di Firenze, Magl. VIII. 1492, fasc. 7 (la citation est à c. 1v.). Il a été publié dans Schmitt 1972, Appendix B.
34 Sur les rapports médecine et rhétorique voir aussi Pender 2005.
35 A ma connaissance la première édition de cette lettre est dans Camillo 1579. Elle a été aussi publiée dans Camillo 1990. La citation à la p. 6.
36 Giovanni Battista Goineo, un Infiammato élève de Romolo Amaseo écrit : « nemo est qui istud ignoret, eloquentiam sine scientia esse verborum volubilitatem inanem, scientiam sine eloquentia mutae et infanti statuae similem prope videri […] » (Goineo 1537, [5-6]) ; et, dans ce même ton, Benedetto Varchi dans une des ses leçons académiques : « conciosia che nessuno possa essere né veramente eloquente senza dottrina, né veramente dotto senza eloquenza » (Varchi 1590, 90). Sur ces deux citations : Vianello 1990, 110 et 147.
37 Cet essai de Mazzacurati a été publié aussi sous le titre Sulla funzione della retorica nel ‘500 : dal governo del sapere all’esercizio della letteratura, in Letteratura e Società. Scritti di italianistica e critica letteraria per […] Giuseppe Petronio, Palermo, 1980, I, pp. 97-113). A ce sujet voir encore Bruni 1967 e Vianello 1988, en particulier ch. VII L’esigenza della litterarietà, pp. 139-170.