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Le moi-araignée du Rêve de d’Alembert de Diderot

Caroline JACOT GRAPA

Université de Cergy-Pontoise

caroline@grapa.net

Qu’est-ce que se penser comme un corps, vivre, sentir et penser dans ce corps ? Le Rêve de d’Alembert explore ce territoire du corps qui constitue ce qui est appelé le soi. Il est une propédeutique à la mise en question de l’intériorité, longtemps pensée en terme d’âme indivisible, qu’il resitue dans son histoire, de ses prémisses embryonnaires au présent de sa sensibilité. Le motif de l’araignée et sa toile en constitue une figure remarquable au sein de la série dans laquelle elle s’inscrit, du clavecin de l’Entretien entre D’Alembert et Diderot au polype, en passant par la « célèbre métaphore de l’essaim d’abeilles » (Duchesneau 1982, 372). Métaphores empruntées, « l’araignée vient de Bayle, la grappe d’abeilles de Maupertuis et de Bordeu, la rose de Fontenelle, le clavecin de La Mettrie », leur étude serait décevante ? (Roger 1993, 658). On répondra que l’invention n’est peut-être pas ici ce qui importe, voire que l’emprunt est de lui-même significatif, en ce qu’il fait le lien notamment entre littérature et médecine : il n’est pas seulement un indice de ce fait établi que la littérature du XVIIIe siècle « s’appropriait de nombreuses idées et modèles promus par la médecine contemporaine » (Vila 1998). Il permet d’interroger l’emprise de la fiction sur la formulation du savoir, et impose d’examiner les conditions de cette « appropriation » oblique, poétique, modulée par la métaphore. L’application biologique et physiologique de l’image de l’araignée, approuvée par le Bordeu du dialogue, renvoie à une théorie prosaïque. Cela ne fait pas pour autant des visions du « médecin Diderot » (La Mettrie 1981, 185), un moment de l’histoire des sciences (Duchesneau 1982, 362). Vouloir les comprendre de ce point de vue conduit à embrasser plus largement la généalogie de l’image, et ses variations poétiques et médicales. On se demandera ce que cette métaphore vient penser, en figurant des modèles biologiques qu’elle tisse avec une matière mythologique et philosophique ancienne, à l’articulation du médical et du littéraire. Le développement qui suit revient à la source avérée de Diderot ; il examine ensuite le contexte « scientifique » d’émergence de la métaphore, qui va de l’apparition d’un nouvel objet dans les sciences de la vie, au chapitre de la zoologie, aux théories et au vocabulaire médical même qui l’ont suggérée. On verra enfin l’image du corps et du soi qu’elle offre.

Ce qui a suscité cette enquête, c’est la rencontre de l’image sous la plume de François Lamy, théologien cartésien de la fin du XVIIe siècle. Sa méditation sur un verset de l’Epître aux Romains dénonce la « tyrannie du corps ». Le sommeil et le rêve qui fait extravaguer lui apparaissent comme autant d’intervalles qui lui font connaître son « esclavage », « la dépendance où je suis de mon corps ». L’araignée « dans le centre de sa toile » lui paraît l’image la plus adéquate de cet enfermement dans le « cachot ténébreux » du corps, « tas de matière gluante » : Lamy développe l’image entomologique en lui donnant une application physiologique et enfin métaphysique (Lamy 2001, 108, 143-8). Je ne me risquerai pas au jeu érudit de la découverte d’une nouvelle « source » du texte de Diderot, alors même que le contexte d’apparition de la métaphore tient au rêve précisément. Je remarquerai simplement, que par rapport aux sources avérées de Diderot, c’est le seul texte qui développe les différents aspects de l’image. Il y a donc cette coïncidence intrigante entre une méditation chrétienne sur l’asservissement à un « corps de mort », et un dialogue matérialiste sur l’énigme du corps vivant. Elle tient assurément à la disponibilité de l’image, à son pouvoir métaphorique. En elle se confirme la mise en relation de la médecine et la métaphysique, et le glissement des mots, qui d’un texte l’autre, révèle des enjeux différents. Il s’agit ici d’explorer les usages de cette métaphore dans cette perspective.

1. « D’un dogme qui a un grand cours dans les Indes »

Rien dans les sources de Diderot n’indique un intérêt pour la description entomologique, pas plus que pour la description anatomo-physiologique. Elles ne concernent que le dogme ancien de « l’âme du monde », évoqué dans Le Rêve de d’Alembert. L’araignée ne vient pas directement de Bayle. L’article « Asiatiques » citait François Bernier, pour évoquer la « philosophie des asiatiques », entendons celle des Soufis Persans qui « prétendent que Dieu […] a non seulement produit, ou tiré les âmes de sa propre substance ; mais généralement encore tout ce qu’il y a de matériel et de corporel dans l’univer s […] à la façon d’une araignée, qui produit une toile qu’elle tire de son nombril, et qu’elle répand quand elle veut. […] Il n’y a donc rien, disent-ils, de réel et d’effectif dans tout ce que nous croyons voir, entendre, flairer, goûter, et toucher : l’univers n’est qu’une espèce de songe et une pure illusion », comme chez les idéalistes occidentaux, est-on tenté d’ajouter, auxquels Diderot s’en prenait dans la Lettre sur les aveugles (Diderot 1964b, 114). Même image dans « Bramines » : les zélateurs du dieu Fô « assûrent que le monde n’est qu’une illusion, un songe, un prestige, & que les corps pour exister véritablement, doivent cesser d’être en eux-mêmes » ; « Ils prétendent que la chaîne des êtres est émanée du sein de Dieu, & y remonte continuellement, comme le fil sort du ventre de l’araignée & y rentre. »1 L’araignée est ici un symbole cosmogonique qui produit et résorbe le monde, bien éloigné de toute application physiologique. Il permet de dénoncer le « quiétisme » de ces religions qui tendent à nier le corps, et généralement « tout ce qu’il y a de matériel et de corporel dans l’univers », émanation temporaire de Dieu, destinée à la résorption, la « reprise » ; et dans le même temps de concevoir un Dieu qui s’identifierait au monde et serait donc mortel.

Sur le premier point, la méditation de François Lamy est éloquente : « Je me regarde, enfermé dans le corps, comme une araignée dans le centre de sa toile ». La toile, piège à mouches, devient prison. L’araignée est moins figure d’une « centralité animale et intelligente » (Poulet 1979, 123) qu’un prédateur constamment « transporté vers les objets » pris dans ses rets, toujours décentré. Pareillement, conclut la méditation, « il n’y a presque pas un de ces ébranlements qui ne me tire de mon centre ; je veux dire, qui ne m’éloigne de vous, Seigneur, qui êtes le vrai lieu et le vrai centre des esprits » (Lamy 2001, 148). La toile d’araignée, symbole biblique d’instabilité, voire d’iniquité, ressortit aux images pauliniennes du corpscabane ressassées dans la méditation2.

Quant au second point, par lequel l’araignée symbolise non seulement le Créateur, mais l’âme même du monde qui s’identifierait à l’étendue, et serait donc mortel, on en perçoit l’intérêt philosophique : la portée de cette anthropologie religieuse apparaît clairement dans l’article « Spinoza » du Dictionnaire de Bayle. Il y renvoyait dos à dos l’athéisme de la doctrine de Spinoza pour qui « tout l’univers n’est qu’une substance, et que Dieu et le monde ne sont qu’un seul être », et « un dogme qui a un grand cours dans les Indes », citant Bernier sur le Dieu-araignée (Bayle 1979, 421)3. Bordeu, dans Le Rêve de d’Alembert en rend les conséquences explicites, dans un raccourci qui gomme toute référence anthropologique : « grosse ou petite araignée dont les fils s’étendent à tout », « cette espèce de Dieu-là » « serait matière dans l’univers, portion de l’univers, sujet à vicissitudes, il vieillirait, il mourrait. » (317) Pierre Vernière indiquait qu’il s’agissait d’un « argument traditionnel » contre le Dieu de Spinoza ; « soufisme mahométan » ou spinozisme (Schwartz 1973), le déploiement de l’image est la suite logique d’une hypothèse ironique, qui transpose l’image du corps sensible au macrocosme.

2. Araignée des champs et araignée domestique : de la continuité et de la divisibilité de la matière

D’autres mentions par Diderot du « petit insecte » ont été signalées. Dans une lettre du Grandval à Sophie Volland d’octobre 1759, il évoque « une après-dinée charmante » au jardin, à causer avec un paysan : « Ces toiles qui couvrent en un instant cent arpents de terre nouvellement cultivée sont filées par de petites araignées dont la terre fourmille. Elles ne travaillent que dans cette saison, et que certains jours. » (Lizé 1980) Ce savoir de terroir a pu rencontrer le développement de l’entomologie au début du XVIIIe siècle. L’araignée des jardins est concurrencée par l’araignée domestique (Homberg 1707) sous la plume de Diderot, qui réinvente l’image d’après les observations des savants, filant la métaphore pour évoquer son ami Boulanger :

Quelquefois je le comparais à cet insecte solitaire et couvert d’yeux qui tire de ses intestins une soie qu’il parvient à attacher d’un point du plus vaste appartement à un autre plus éloigné, et qui se servant de ce premier fil pour base de son merveilleux et subtil ouvrage, jette à droite et à gauche une infinité d’autres fils et finit par occuper tout l’espace environnant de sa toile ; (Diderot 1975, 450)

On est ici au plus près d’une figure de la pensée telle que l’a analysée Georges Poulet dans Les Métamorphoses du cercle. Il repère dans le « thème de la toile d’araignée » un motif privilégié au XVIIIe siècle : une structure ordonnée, qui concurrence l’hiéroglyphe sinueux de la psychologie de l’époque, « infidèle au cercle, erratique, suprêmement excentrique ». L’araignée au centre de sa toile figure à la fois une « centralité animale et intelligente » et « un ensemble de relations intelligibles et structurées » (Poulet 1979, 121,123). Diderot fait en effet en ce sens de l’image une représentation du savoir et de l’activité intellectuelle de son ami Boulanger, auteur de L’Antiquité dévoilée. L’extension de la toile d’araignée suggère l’étendue de ses connaissances, et sa capacité à mettre au jour des « liaisons fines et des points d’analogie entre les objets les plus éloignés ». Quelques années avant Le Rêve de d’Alembert, la petite tisserande représente ainsi le processus de liaison et de création des idées par analogie sur lequel réfléchiront les protagonistes du dialogue, manière pour la métaphore d’essaimer dans le texte, en gommant la description très littérale de ce premier jet.

A suivre simplement la piste zoologique, on croise une route qui ramène au Rêve de d’Alembert, et à la métaphore textile filée dans le dialogue, qui touche de très près au vocabulaire des sciences de la vie et à la philosophie du vivant. En 1709, la toile d’araignée inspire à M. Bon, de Montpellier, des recherches dont l’article « Soie » fait état avec un grand luxe de détails, sur « l’emploi que l’on pouvait faire des fils dont les araignées enveloppent leurs œufs ». L’araignée peut concurrencer le vers à soie, et fournir au développement d’une nouvelle industrie textile. Ses travaux sont présentés à l’Académie des sciences de Paris, et Réaumur est chargé de l’examen de la soie des araignées (Réaumur 1713)4. Le projet de M. Bon n’aura pas de suite, mais les observations de Réaumur, contemporaines du développement de la micrographie, ou de l’anatomie microscopique, ont des prolongements qui nous intéressent, dans deux articles de d’Alembert : « Ductilité » et « Divisibilité ». La ductilité est décrite cette propriété de certains corps susceptibles d’étirement presque infini, comme le fil d’or, le verre, et la toile d’araignée. Le fil d’or donne lieu au développement le plus précis, sur la manière de l’obtenir à partir d’un lingot d’argent recouvert d’or, passé par des filières de plus en plus fines. L’art industriel rejoint ici la finesse et la précision de la nature.

Après avoir donné les autres exemples, d’Alembert renvoie le lecteur à « Divisibilité ». La capacité d’étirement extrême de ces matériaux rencontre en effet le problème de la division à l’infini, problème de géométrie et de physique, et problème de philosophie. D’après l’article, c’est une question pensable dans le domaine de la géométrie qui dispose du calcul infinitésimal, mais non dans la nature. Elle ne peut être considérée comme divisible à l’infini ; si tel était le cas, on assisterait à la production continue de nouvelles espèces – hypothèse que va précisément envisager Le Rêve de d’Alembert, dans un autre registre ; il y a donc des limites à la résolution de la matière en « particules » : « Dire qu’un corps est composé d’autres corps, c’est ne rien dire. Car on demandera de nouveau de quoi ces corps sont composés ». Des limites aussi aux combinaisons possibles, ce dont témoigne la combinatoire stable du vivant. Par voie de conséquence, ce qui est condamné, ce sont les doctrines de la continuité de la matière, dont procède Le Rêve de d’Alembert.

« Mon ami d’Alembert, prenez-y garde, vous ne supposez que de la contiguïté où il y a continuité… » (289)5 Le rêve du géomètre intègre la voix du philosophe qui soutient que la matière vivante sensible est continue et composée de « parties » ou de « molécules » combinées. Le texte du rêve prépare de loin la métaphore de l’araignée, par des détours aussi subtils que l’ouvrage de la bestiole, qui opèrent le travail de persuasion du géomètre, de combinaison de son rêve avec la doctrine du philosophe :

Cependant reprenons. Un fil d’or très pur, je m’en souviens, c’est la comparaison qu’il m’a faite ; un réseau homogène, entre les molécules duquel d’autres s’interposent et forment peut-être un autre réseau homogène, un tissu de matière sensible, un contact qui assimile, de la sensibilité active ici, inerte là, qui se communique comme le mouvement, […] comme il l’a très bien dit. (290)

On retrouve donc le « fil d’or » et le « tissu de matière sensible », motivés par la notion de « fibre animale ». Ils annoncent l’image de l’araignée, qui va ramener des considérations sur la matière en général au vivant individualisé. L’image de l’araignée impose une solution à l’hésitation possible entre deux modèles de développement du vivant, dont Maupertuis fait état dans la Vénus physique, soit, par « l’Intus-susception d’une nouvelle matière » ou « la Juxta-position de nouvelles parties » qu’il lui préfère, et qui rappelle le modèle de l’agrégat (Maupertuis 1980, 96). L’essaim d’abeilles (291) fournit le modèle d’une épigenèse par « agrégat » de molécules, signifiant la structure hétérogène du vivant. Mais l’agrégat offre une contiguïté problématique : Bordeu corrige la métaphore pour imposer l’idée de continuité, obtenue de l’absorption de plusieurs « molécules » en « un seul et unique animal » (293). L’essaim d’abeilles doit céder la place à une autre « manière de concevoir les choses », qui opère ce qu’on peut appeler un choix épistémologique. Dans le texte de Diderot, ainsi, la métaphore de l’araignée qui produit la substance de sa toile de ses intestins, opère un travail dans le texte qui impose un modèle de développement continu au « point originaire ». La toile d’araignée devient ainsi une métaphore heuristique, qui prend le relais du modèle de l’agrégat et impose une vision globale de l’unité, de la croissance et de la sensibilité du vivant.

3. Du point à la ligne : penser les origines de la vie

« Imaginez une araignée… » (307, 314) Julie de L’Espinasse introduit la métaphore qui va se déployer en plusieurs temps, à l’intérieur d’une séquence nettement marquée6, et rayonner sur l’ensemble du dialogue : « j’en reviens toujours à mon araignée » (330). Elle permet de reformuler le problème qui traverse le dialogue. Il s’agit de comprendre la spécificité du vivant, de l’animal, à la fois d’un point de vue structurel et psychique : comment passe-t-on d’une vision atomisée, géométrique de la formation du vivant, à la notion de soi, à l’idée de cette matière sensible qui résout « la distinction des deux substances » (272) ? Une chose est de concevoir la formation d’un « système un », à partir d’un « point vivant » ; une autre de passer de cet « agrégat, un tissu de petits êtres sensibles », à « la conscience de son unité ». L’ensemble du dialogue s’articule autour de ces séquences imagées dont chacune engendre un nouvel ordre de réflexion.

L’araignée étendant sa toile figure la formation du vivant, le développement embryonnaire. C’est la fameuse épigenèse, qui domine les théories de la génération des animaux, et rend compte pour Diderot du passage à « l’état d’être sentant et vivant »7. Dès l’Entretien entre d’Alembert et Diderot, l’observation du développement de l’embryon de poulet permet de passer d’une « manière de parler empruntée à la géométrie » (Diderot 1973 ; Grmek 1990, 168) à la conception du cogito du poussin :

D’abord c’est un point qui oscille, un filet qui s’étend et se colore ; de la chair qui se forme ; un bec, des bouts d’ailes, des yeux, des pattes qui paraissent ; une matière jaunâtre qui se dévide et produit des intestins ; c’est un animal.

Sortant de sa prison, « il marche, il vole, il s’irrite, il fuit, il approche, il se plaint, il souffre, il aime, il désire, il jouit » (275), où l’on reconnaît le pastiche du texte cartésien. Ce « point qui oscille », ce « filet qui s’étend », cette matière « qui se dévide et produit des intestins » constituent déjà le lexique de l’araignée :

– Sa tête, ses pieds, ses mains, tous ses membres, tous ses viscères, tous ses organes (etc.) ne sont, à proprement parler, que les développements grossiers d’un réseau qui se forme, s’accroît, s’étend, jette une multitude de fils imperceptibles.

Mlle de L’Espinasse : Voilà ma toile ; et le point originaire de tous ces fils c’est mon araignée. (315)

La représentation correspond de loin aux observations de William Harvey, telles que les rapporte Maupertuis dans sa Vénus physique. La comparaison des textes oblige à souligner que Diderot déleste son dialogue de toute précision biologique, préférant ce qui fait image au déroulé minutieux de l’observation scientifique. On assiste ainsi au véritable bricolage littéraire de la matière médicale qui est au cœur de la création de l’œuvre de Diderot, prise dans un réseau intellectuel et scientifique où les mots et les idées circulent, selon des modes d’appropriation qui interrogent la centralité du sujet écrivant. Il me semble qu’en prenant les choses de ce point de vue, on ne considèrera pas que « le vocabulaire scientifique de Diderot, comme celui de tous ses contemporains, manque de fixité »8, mais plutôt qu’il en joue pour faire du texte littéraire autre chose qu’un « discours second » qui absorberait les théories médicales. Je m’en explique en revenant au texte de Maupertuis qui figure parmi les sources de la physiologie du Rêve de d’Alembert.

Maupertuis rapporte les observations faites par William Harvey sur des embryons de cervidés, quelques semaines après la conception :

des filets déliés étendus d’une corne à l’autre de la matrice, formoient une espece de réseau semblable aux toiles d’araignée ; […] Ce réseau forma bientôt une poche […] : le dedans lisse et poli, contenoit une liqueur semblable au blanc d’œuf, dans laquelle nageoit une autre enveloppe sphérique remplie d’une liqueur plus claire et cristalline. Ce fut dans cette liqueur qu’on apperçut un nouveau prodige. Ce ne fut point un animal tout organisé […] : ce fut le principe d’un animal ; un Point vivant […] (Maupertuis 1980, 95-96)

La comparaison arachnéenne est fréquente dans le vocabulaire médical. Les anatomistes l’emploient pour représenter l’extrême finesse d’une « membrane » et sa structure9. Pourtant elle s’avère productrice, puisqu’elle annonce l’autre analogie que Maupertuis va bientôt proposer : mais son texte et sa pensée achoppent sur ce surplus métaphorique, qui d’un coup montre ses limites heuristiques.

Cherchant à concilier les observations de Harvey avec les autres théories de la génération, en particulier celle des « animaux spermatiques » observés par Leeuwenhoek, il suppose qu’un de ces « petits vers » a pu tisser cette membrane primitive : « Soit qu’il eût tiré de lui-même les fils que Harvey observa d’abord, et qui étoient étendus d’un bout à l’autre de la matrice ; soit qu’il eût seulement arrangé sous cette forme la matière visqueuse qu’il y trouvoit. » C’est le ver à soie tissant son cocon. C’est là que Maupertuis se ressaisit de l’écart analogique qu’il vient de proposer : « Mais est-on en droit de porter de pareilles atteintes à desobservations aussi authentiques, et de les sacrifier ainsi à des analogies et à des systèmes ? » Il reconnaît qu’on se heurte à la difficulté d’observer de tels phénomènes, et qu’en somme l’analogie délivre de la peine de « demeurer dans l’incertitude » (Maupertuis 1980, 100, 101). On trouve la même réticence exprimée par Bordeu : « Encore un coup, nous ne prétendons donner ici qu’une manière de concevoir les choses, des expressions métaphoriques, des comparaisons. »10 On n’est pas surpris que Mlle de L’Espinasse souligne en guise d’introduction à sa tentative métaphorique, que « les comparaisons sont presque toutes la raison des femmes et des poètes » (307). Le texte assume le caractère poétique de la représentation en le mettant à distance, en écho diffracté à l’usage critique de la métaphore que l’on trouve dans les essais médicaux, et entre tous chez Maupertuis et Bordeu. Mais la précaution n’est pas du même ordre. Le recours à la comparaison, stigmatisé par l’histoire des sciences, est classiquement critiqué dans le mouvement de dégagement d’un discours scientifique qui caractérise la seconde moitié du XVIIIe siècle. L’image signe l’échec de la vision explicative. Ainsi, François Duchesneau exposant la conception de l’organisme de Bordeu écrit : « Toutefois, lorsqu’il tente de représenter le mode d’intégration, Bordeu ne dispose que de comparaisons intégratives. Par exemple, la célèbre métaphore de l’essaim d’abeilles […] » (Duchesneau 1982, 372) On ne trouve rien moins ici qu’une métaphore heuristique, seulement le signe d’un obstacle épistémologique. C’est ce dont Maupertuis fait lucidement état. En revanche, le texte de Diderot déclare une liberté qui n’est pas soumise au scrupule qu’il exprime, ou au devoir de certitude, en redéployant une métaphore qui semble d’abord « périphérique » (Schlanger 1971, 192)11.

Le « point vivant » qui émerveille l’observateur, « c’est le punctum saliens de Malpighi », explique La Mettrie dans L’Homme-Machine, soit d’après lui « le cœur qui a déjà par lui-même dans cette pulpe la faculté de battre » (La Mettrie, 209). Chez Maupertuis, il n’est question que du « principe d’un animal ». Diderot reprend l’expression en jouant sur son abstraction géométrique. Ce sont les conjectures oniriques de d’Alembert sur son origine : « Rien d’abord, puis un point vivant… A ce point vivant, il s’en applique un autre, encore un autre ; et par ces applications successives il résulte un être un, car je suis bien un » (288). Le « point vivant » ne désigne pas le cœur observé par Harvey, et dont celui-ci faisait le principe et l’origine du vivant (Canguilhem 1977, 11) ; Diderot lui préfère « une substance molle, filamenteuse, informe » (323). Quant au « point originaire » (315), c’est l’araignée « nichée dans une partie de votre tête que je vous ai nommée, les méninges », centre du système nerveux et de la sensibilité. Autrement dit, la terminologie scientifique qui remonte dans le dialogue de Diderot ne suit exactement aucun système, court-circuitée par la métaphore. Se pourrait-il qu’il cherche à comprendre et distinguer deux problèmes ? Premièrement celui de l’épigenèse, où l’on pourrait voir la description du développement cellulaire, en amont de toute « théorie cellulaire » : à la mention du cœur il substitue le « point », ou la « molécule » – terme qui n’équivaut évidemment pas celui de cellule. Deuxièmement celui de la sensibilité, qui fait passer du moment des origines à la forme actuelle de l’homme, et oblige à repenser la question du centre ou des centres de la sensibilité, si l’on prend au mot la pluralité affirmée par Julie : « je suis un peloton de points sensibles ». La difficulté vient de la collusion, dans le milieu intellectuel qui entoure Diderot, chez Bordeu précisément, entre une conception de la « sensibilité » conçue d’abord comme inhérente à la matière, principe même du vivant, avant de se décliner en structure qui définit l’aptitude à la sensation, à l’action et à la réaction.

4. La fibre, le vivant et la sensibilité

Diderot joue sur des métaphores lexicalisées issues du vocabulaire médical, qui vont des fibres de Francis Glisson et Haller aux fils, filets, brins, qui forment un réseau ou tissu (290), rassemblés en paquet, écheveau (326), faisceau (320) :

D’abord vous n’étiez rien. Vous fûtes, en commençant, un point imperceptible, formé de molécules plus petites, éparses dans le sang, la lymphe de votre père ou de votre mère ; ce point devint un fil délié, puis un faisceau de fils. […] Chacun des brins du faisceau de fils se transforma, […] en un organe particulier…

Le terme de fibre est très polyvalent, puisque « la fibre est pour le physiologiste ce que la ligne est pour le géomètre », comme l’écrit Haller en 1757 (Roger 1963, 169). Quelques-uns de ses emplois apparaissent dans le dialogue de Diderot. Dans l’Entretien entre d’Alembert et Diderot, on compare « les fibres de nos organes à des cordes vibrantes sensibles. La corde vibrante sensible oscille, résonne longtemps encore après qu’on l’a pincée. » (272) Cette séquence, à rattacher à la description du système nerveux, privilégie le modèle du clavecin, d’origine mécaniste ; Jacques Roger en a montré l’aménagement vitaliste par Bordeu, qui dans ses Recherches sur les glandes (1751), décrit la sensibilité en termes d’oscillation et de vibration des nerfs (Roger, 623-30), tout en ayant abandonné l’image des cordes tendues.

A ce premier emploi succède une autre acception, où la fibre animale apparaît composée de la cohésion, du « contact de deux molécules » (290). Cette conception approchée de la structure du vivant vient des développements de l’anatomie microcospique dans la seconde moitié du 17e siècle, qui ont montré le caractère hétérogène de la matière, formée de parties vivantes, douées d’une autonomie. L’histoire des sciences nous apprend qu’il s’agit là d’une problématique qui s’est renouvelée entre 1650 et 1680, époque où l’on dégage le rôle primordial de la fibre dans la structure du vivant. On est dans la préhistoire de la théorie cellulaire (Grmek 1990). A partir des années 1750, cette conception de « la structure organique du corps humain » revient avec la critique d’un mécanicisme simplifié à l’extrême, exprimée par Ménuret de Chambaud dans « Œconomie animale » : « Le corps humain devint entre leurs mains une machine extrêmement composée, ou plutôt un magasin de cordes, de leviers, poulies et autres instruments de mécanique » (Rey 1997, 119). Les travaux de Francis Glisson sur l’irritabilité des fibres reprennent alors de l’actualité, cités par Haller (Rey 1997, 122). Mirko Grmek a indiqué leur intérêt pour l’histoire de la théorie cellulaire : on y voit le point de jonction et de distinction de deux acceptions de la notion de fibre, au cœur de l’explication des mouvements indépendants de la conscience. Ces mouvements automatiques s’expliquent de deux façons. D’une part par une réaction cellulaire, la fibre (si l’on admet la correspondance des termes) étant dotée d’une énergie et d’une autonomie propre : l’irritabilité est la propriété du vivant, nichée en chaque fibre vivante du corps (ce qui va être traduit par les vitalistes en terme de sensibilité de la matière, ou de force vitale). D’autre part comme propriété du système nerveux, mais qui suppose une sensation, même occulte. Le champ lexical de la fibre dans le Rêve de d’Alembert touche à la fois à la biologie moléculaire, à la vie cellulaire et à la description du système nerveux. Il renvoie ainsi tantôt aux « molécules », à l’épigenèse, tantôt aux « fils » ou « filets » qui relient ce qu’on appelle aujourd’hui récepteur sensible et neurone cérébral :

Les fils sont partout ; il n’y a pas un point à la surface de votre corps auquel ils n’aboutissent ; et l’araignée est nichée dans une partie de votre tête que je vous ai nommée, les méninges, à laquelle on ne saurait presque toucher sans frapper de torpeur toute la machine. (315)

5. L’origine et le centre

La structure fibreuse du vivant, « tissu sensible », apparaît fortement centralisée. L’image de l’araignée en reconduit la vision mécanique, transparente :

Mais si un atome fait osciller un des fils de la toile de l’araignée, alors elle prend l’alarme, elle s’inquiète, elle fuit ou elle accourt. Au centre elle est instruite de ce qui se passe en quelque endroit que ce soit de l’appartement immense qu’elle a tapissé. (315)

François Lamy décrivait précisément les « dispositions mécaniques » qui permettait de faire des toiles un piège, à cet effet que « nul de leurs rayons ne peut être ébranlé en quelque endroit que ce soit, que l’araignée qui est au centre n’en reçoive le contrecoup. » Et il calquait sa vision du psychisme et des passions humaines sur ce modèle mécanique, très centralisé dans son principe, puisque qu’il permet d’identifier immédiatement les objets qui provoquent ces ébranlements, et d’en maîtriser les effets : la différence de l’araignée à moi, c’est « que je suis maître d’accorder ou de refuser mon consentement à ce transport » (Lamy 2001, 148).

Les Saints gémissements de l’âme sont des méditations dominées par une poétique de la plainte, le devoir des larmes, rendu à l’esprit « atterré », asservi à son « corps de mort » :

Qu’est-ce qu’un esprit, qu’est-ce qu’une âme attachée à un corps tel que j’en ai un ? C’est une pure intelligence, c’est un ange enseveli dans la fange d’une matière impure. C’est une substance immatérielle emprisonnée dans une maison de terre. (Lamy 2001, 129)

C’est la formulation catholique de l’énigme de l’union et de l’âme et du corps, problème classique. On en connaît le mouvement : l’un ou l’autre domine, et le sujet chrétien doit espérer renverser l’ordre du corps, lieu d’exposition à « mille diverses impressions d’objets » : l’âme, indignement inféodée à la fange du corps, peut restaurer, par la grâce de Dieu, le « plein pouvoir », la « loi de l’esprit » (Lamy 2001, 155, 167). Aussi, on voit à l’œuvre dans le développement des métaphores qui figurent l’ordre du corps ce qui est décrit par Georges Poulet comme caractéristique de la psychologie du XVIIIe siècle, et qui paraît démarquer en fait la vision de l’apologétique. Psychologie « erratique », donc, pour laquelle Lamy trouve la même image que Diderot dans la célèbre lettre sur les habitants de Langres, celle de la « girouette », longuement filée (Lamy 2001, 139-141). Elle dit assez que toute « excentricité », toute « extravagance », pour reprendre les termes de Lamy, suppose un axe ou un centre dont émanent des rayons. Son esquisse physiologique renvoie à la philosophie médicale de Descartes, tout en mettant imperceptiblement à distance la conception classique du « siège de l’âme » :

Les plus habiles Philosophes conviennent aujourd’hui que l’esprit de l’homme a, pour ainsi dire, son siège dans le cerveau à la source des nerfs ; que de là jusques aux extrémités du corps les plus éloignées il y a des nerfs ou des filets de nerfs assez tendus, pendant la veille, pour que l’ébranlement qu’ils reçoivent à l’extrémité, se porte à l’instant vers la source, et qu’ainsi nulle partie du corps ne peut être ébranlée que l’âme, par l’entremise de ces filets ou de ces rayons, dont elle est comme le centre, n’en reçoive aussitôt le contrecoup… (Lamy 2001, 145, nous soulignons)

Dans le supplément de l’article « Ame », Diderot prend acte des différentes théories de médecins et philosophes sur cette question du « siège de l’âme » directement héritée de l’ancienne philosophie (Diderot 2001, 107)12. Dans Le Rêve, après la mention fugitive des « méninges », il opte pour un vocabulaire abstrait, « l’origine du faisceau », « l’origine du réseau », contre le réductionnisme organique qui situe « l’âme », « l’esprit » ou « le cœur » des classiques en un endroit précis. Il s’agit d’en finir avec cette assignation au local, à un « siège » promu « centre » sous la « loi de l’esprit », comme dit Lamy. Sans pour autant supprimer la question de l’origine. Mais origine de quoi ? Du « faisceau », du « réseau », soit : termes qui font image pour désigner le système nerveux. L’enjeu n’est pas d’ordre physiologique : le problème c’est « l’âme ». Le dialogue travaille à sa destitution. Et puisque nous avons affaire à une philosophie et une poétique dont on a tellement commenté le décentrement, la forme digressive, il paraît capital de s’intéresser de près à la notion de centre : conserve-t-elle une pertinence, et si oui, qu’y met-on ? Beaucoup d’arguments venus de la philosophie médicale plaident pour une conception décentralisée des « propriétés vitales », dont Mirko Grmek a indiqué les étapes à l’époque moderne13. Le Rêve de d’Alembert en porte les traces. Diderot a indéniablement été sensible à sa formulation par Bordeu, pour qui « La moindre partie du corps peut être regardée comme faisant, pour ainsi dire, corps à part » (Roger 1963, 623). Dans la fiction, il représente la formation de « l’animal » à partir de la diversification des « brins » en organes, et de la « sensibilité » en autant de formes de « toucher » (320) ; il impose une vision du corps plurielle, diffractée en de multiples « sensations particulières », en une « infinie diversité des touchers ».

A ce territoire infini de la sensation, dont nous n’avons pas pleine conscience, correspond « une infinité de volontés ; chaque organe a la sienne » (342). Cette dispersion correspond à la vision des « moi partiels » de Van Helmont. Chaque membre, si l’on suit le fil de l’imaginaire, pourrait être doté du privilège même de la pensée, ce qu’exploite Diderot sur un mode burlesque : « Et si mon doigt pouvait avoir de la mémoire ? … – Votre doigt penserait » (353) Ce doigt-là pointe explicitement vers Locke, qui précisément suggérait ainsi par l’absurde la nécessité de concevoir la conscience comme instance centralisatrice14. La limite est posée aux extravagances de Mlle de L’Espinasse.

Elle qui affirmait sans ambages l’unité de son « moi », est la première à imaginer la dispersion de l’acte de penser : « En effet, pourquoi ne pensé-je pas partout ? » ; « C’est que la conscience n’est qu’en un endroit » (353), décide Bordeu. Une chose est de concevoir l’organisme comme un « faisceau » de sensations, de volontés partielles et indépendantes, tout un insu du sujet conscient qui n’a peut-être pas d’ailleurs qu’une signification organique ; autre chose de renoncer à l’idée même de centre, qui fait de l’origine cérébrale le lieu du « principe » du sens et de la conscience, le lieu même de la constitution du soi.

Pourtant ce lieu apparaît irréductible à une localisation organique, à la fois indiquée et soustraite à la pensée de l’origine. Dès le Salon de 1767, Diderot faisait du cerveau un « fromage mou », qui n’hérite d’aucune de ce qu’on appelait les fonctions de l’âme :

Vous concevez maintenant un peu ce que c’est que le fromage mou qui remplit la capacité de votre crâne et du mien. C’est le corps d’une araignée dont tous les filets nerveux sont les pattes ou la toile. Chaque sens a son langage ; lui, il n’a point d’idiome propre, il ne voit point, il n’entend point, il ne sent même pas, mais c’est un excellent truchement15.

Cette caractérisation négative est précisée dans Le Rêve, le cerveau apparaissant comme une pure puissance, ni active ni passive ou réceptive. Le réseau

n’a à son origine aucun sens qui lui soit propre : ne voit point, n’entend point, ne souffre point. Il est produit, nourri ; il émane d’une substance molle, insensible, inerte. (331)

Plus de « siège », mais un « truchement » à partir duquel peuvent être pensés les sens, le langage et la pensée même, dont on peut observer les défaillances, le développement différencié selon les individus, les lésions accidentelles. « Le soi » ou « la conscience » procède de cette trame intervallaire, lacunaire, et qui n’est pas même tout entière présente à elle-même ou volontaire. La question est peut-être moins d’un décentrement que de l’abandon de l’idée de l’âme une et indivisible, instance régalienne qui arbitrerait l’ensemble de la machine (Jeannerod, 1998), auquel travaille l’anatomie du cerveau contemporaine, représentée peut-être anachroniquement par La Peyronie dans le texte de Diderot (Jacot Grapa, 2004).

Il faudrait remonter à l’origine lockéenne de la structuration de l’identité personnelle par la mémoire et la conscience. Je ferai seulement remarquer sa naissance poétique dans le texte de Diderot, à travers la collusion de la vision biologique et de la vision morale : le glissement des syntagmes à travers leur reprise et leur substitution fait surgir l’homonymie des « soies », qu’il est à peine besoin de renvoyer à la fameuse « Soie des araignées », et qui reprennent tout le réseau métaphorique textile du vocabulaire médical, et du « soi ». « L’origine du faisceau », comparée à l’ouvrage de la brodeuse, « espèce d’écheveau où le moindre brin ne peut être cassé, rompu, déplacé, manquant, sans conséquence fâcheuse pour le tout, devrait se nouer, s’embarrasser encore plus souvent dans le lieu de sa formation que mes soies sur ma tournette. » (326) « L’origine du faisceau » est l’expression la plus employée, jusqu’à ce qu’advienne « l’origine du réseau sensible, cette partie qui constitue le soi » (347), et que soit enfin rétabli le « centre commun » (353), ce lieu unique de la conscience, de la mémoire, d’où émane « le soi » et tout le fil de son existence, son histoire.

A la notion de « siège de l’âme », on peut ainsi substituer la vision d’un animal « avec le principe » du sens et de la conscience, qui ne sont plus pensés comme le noyau irréfragable, indivisible, de l’identité personnelle. Il faut peu de chose « pour ôter à un homme la conscience de soi », déclare Bordeu, renvoyant le lecteur à l’avertissement qui ouvrait la métaphore de l’araignée : on ne saurait toucher au « point originaire […] sans frapper de torpeur toute la machine ». La restauration de l’idée d’un « centre commun » va de pair avec la déclinaison de scénarios qui suppriment ou modifient la conscience de soi, l’aliènent en quelque manière, en impliquant sa connexion avec la conscience corporelle et l’image du corps.

6. « Notre corps n’est pas toujours d’un même volume »

Le soi s’enlève sur la conscience d’être et d’avoir un corps de sensations, dont le système de pensée dont procède Le Rêve, fait un phénomène aléatoire, au sens où ce qui est perçu ne constitue qu’une partie de ce qui se produit. Les filets de la conscience ne ramènent que peu de sensations en somme, alors même que la prise est prodigieuse, à la mesure de la multiplicité des « points sensibles ». La métaphore oblige à affronter la question de ce qui précisément échappe au rayonnement de la conscience. L’araignée est instruite de tout ce qui se passe « en quelque endroit que ce soit de l’appartement immense qu’elle a tapissé » : « Pourquoi est-ce que je ne sais pas ce qui se passe dans le mien, ou le monde » ? (315) Il y a de l’insu, des pensées imperceptibles, des sensations diffuses. Cet obscur objet de la sensibilité s’incarne en un corps coextensif à ce qui l’entoure. Corps en volume, masse gravitationnelle, en relation avec l’univers, par hypothèse, « puisque je suis un peloton de points sensibles, que tout presse sur moi et que je presse sur tout » (315). Cette relation est insaisissable dans son entier, d’autant que le corps sensible échappe à lui-même. On peut le toucher pour s’assurer superficiellement de son existence, mais il n’est pas toujours le même, il n’y a pas d’identité de soi à soi dans le vécu du corps : « je n’ai qu’un corps à la fois » (Diderot 1973, 100). Et ce corps qui « n’est pas toujours d’un même volume », corps-point, corps immense, est capable d’éprouver en même temps l’infini de son désir et ses propres limites, ou de manifester une extraordinaire capacité de résilience à l’épreuve, qu’explorent les récits de cas du Rêve. J’examinerai pour finir comment la reprise du motif fait circuler fantasmes, symptômes et interrogation métaphysique. Remarque de vocabulaire : à fantasmes on pourrait préférer fantômes, qui sont des êtres corporels imaginaires, selon la définition qu’en donne Diderot dans l’article « Fantôme » ; ils ne sont point seulement « hors de nous », images oniriques suscitées par le sommeil, quand « les organes se meuvent et s’agitent d’eux-mêmes » (Diderot 2001, 473). Le corps produit ses propres images fantomatiques, parmi lesquelles la philosophie médicale a depuis longtemps identifié l’illusion des amputés. Julie et Bordeu en déclinent d’autres aspects dans le dialogue.

Dans l’article « Sensibilité » de l’Encyclopédie, Fouquet réservait un paragraphe aux observations de différents médecins sur l’influence de la pression atmosphérique et accessoirement « des astres » sur l’âme sensitive. On est pour la première dans l’ordre du mesurable, puisque est établi un rapport entre le poids ordinairement supporté par la surface du corps adulte, et le « degré vingt-huit de l’ascension du mercure dans le baromètre ». Pour la seconde, les conjectures vont bon train, mais Fouquet mentionne des cas comme celui de cette « jeune fille épileptique âgée de quatorze ans, dont le ventre croissoit et décroissoit conformément aux différences phases de la lune » : on est au cœur du vocabulaire de la crise, de la « théâtralité hystérique » décrite par Bordeu dans l’article « Crise » de l’Encyclopédie, où « il fait preuve d’une étrange indulgence envers les vieilles théories de l’accord avec le macrocosme, et même l’astrologie hippocratique » (Benrekassa 1995, 28). Diderot se montre indéniablement plus circonspect à l’égard de ce mode explicatif. Cependant les cas qu’évoque le Bordeu du Rêve ressortissent à cette symptomatologie qui implique la conscience corporelle. On se souviendra que la punition d’Arachné, pour avoir voulu rivaliser avec Pallas en tissant une somptueuse étoffe où se mêle « aux fils, l’or flexible », l’atteint dans son corps de femme transformé en araignée : sa tête se rétrécit en un point, son abdomen se gonfle démesurément, ses membres deviennent des doigts (Ovide 1966, 157). La contractilité de l’araignée (Diderot 1964a, 91) allait de pair avec la ductilité de ses fils. L’observation a sa correspondance dans les récits du Rêve, qui modulent des scénarios de concentration et de dilatation.

On retrouve ici le point dans un nouvel emploi, pour signifier le resserrement de l’existence, le degré zéro de la conscience corporelle. Elle n’est d’abord qu’un point de résorption nocturne, pendant de l’expérience métaphysique des Méditations cartésiennes :

J’existe comme en un point ; je cesse presque d’être matière, je ne sens que ma pensée ; il n’y a plus ni lieu, ni mouvement, ni corps, ni distance, ni espace pour moi : l’univers est anéanti pour moi, et je suis nulle pour lui. (333)

Il a une variante pathologique, la femme prostrée qui « se rapetissait par degrés, et rentrait en elle-même », « au point de se sentir aussi menue qu’une aiguille » (334). L’explication physiologique est liée à la conception du dynamisme musculaire à laquelle renvoient les notions de tension, de ton et d’énergie (335). Sensibilité et motricité sont également atteintes chez la femme à vapeurs, qui « tombait comme morte ; on la portait sur son lit où elle restait des heures entières sans mouvement et presque sans vie » (348). Sans détailler davantage les cas évoqués, on remarquera qu’ils sont mis en série dans le texte même. La concentration des forces à « l’origine du faisceau », au « point originaire », se produit

dans l’homme qui médite profondément, dans le fanatique qui voit les cieux ouverts, dans le sauvage qui chante au milieu des flammes, dans l’extase, dans l’aliénation volontaire ou involontaire… – Eh bien ? – Eh bien, l’animal se rend impassible, il n’existe qu’en un point. (350)

Etrange série, qui met en relation le sommeil, la pensée et l’extase du fanatique. Le Rêve ne mentionne pas les convulsionnaires de Saint-Médard comme les Pensées philosophiques ; ils ont aussi disparu de l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron. Cet effacement, presque ce non-dit du Rêve de d’Alembert, marque l’originalité de l’intérêt que Diderot peut avoir pour ces figures du fanatisme ; comme s’il se reconnaissait dans Julie disant « j’aime les faits merveilleux […] il m’arrive rarement d’en disputer la vérité » (351). Mais il pose surtout la question de la présence d’un schéma de libération des contraintes corporelles : c’est la voie du salut qui passe dans le texte chrétien par la « gloire de souffrir », et le renoncement à soi-même (Lamy 2001, 172). Il est à l’œuvre dans sa formulation stoïcienne dans le dialogue de Diderot. On y voit le retour d’un scénario de maîtrise : « l’organe de sa volonté, l’origine du faisceau se roidissait ; elle se disait à elle-même : vaincre ou mourir » (348). La question des « connotations politiques » (Chouillet 1984, 234) d’une telle admonestation reste en suspens. Mais on pourrait y voir « l’irruption d’une volonté libératrice » propre à l’éthique stoïque16, qui opère volontairement ce dégagement du corps, cette possession de soi propre au « grand homme » selon Bordeu (357). Ce n’est pas là pourtant le dernier mot de Diderot, malgré la fascination dont il témoigne pour ces phénomènes. La question du salut, ou de l’accès à l’éthique par une telle ascèse reste problématique, parce qu’il y entre une part de fantasme bien repérée par Mlle de L’Espinasse : « Ainsi, c’est au physique comme au moral que nous sommes sujets à nous croire plus grands que nous ne le sommes ? » (335) C’est la grenouille de la fable.

Au point de résorption de l’étendue et de maîtrise de soi s’oppose le volume dilaté d’un corps de désir, qui étend son emprise sur le monde, ce dont on ne sait ce qu’il peut advenir : Bordeu en suggère ainsi le caractère inquiétant. Julie raconte la perception onirique d’une dilatation du corps :

Il m’a semblé plusieurs fois en rêve […] que mes bras et mes jambes s’allongeaient à l’infini, que le reste de mon corps prenait un volume proportionné ; […] que l’Amphitrite d’Ovide, dont les longs bras allaient former une ceinture immense à la terre, n’était qu’une naine en comparaison de moi… (334)

Ce fantasme d’un corps érectile qui va de pair avec l’élation du moi est décrit par Bordeu en des termes qui en indiquent le caractère sexuel. Anne Vila rappelle d’ailleurs que le Bordeu des Recherches sur les glandes expliquait le fonctionnement des glandes en termes non plus de pression, selon le modèle mécaniste de la sécrétion glandulaire, mais de réponse à une excitation, dans le cadre de sa théorie de la sensibilité (Vila 1998, 66). On en trouve doublement l’écho dans Le Rêve de d’Alembert, dans la scène qui clôt la séquence onirique proprement dite, et dans la description du médecin, qui en souligne la dimension fantasmatique :

S’il arrive à la masse du faisceau d’entrer en un éréthisme violent, aux brins de se mettre en érection, à la multitude infinie de leurs extrémités de s’élancer au-delà de leur limite accoutumée, alors la tête, les pieds, les autres membres […] seront portés à une distance immense, et l’individu se sentira gigantesque. (335)

Sans doute, le texte semble rejoindre une image de libido sciendi dont Montesquieu donne l’exemple :

Comme nous aimons à voir un grand nombre d’objets, nous voudrions étendre notre vue, être en plusieurs lieux, parcourir plus d’espace ; enfin notre âme fuit les bornes, et elle voudrait, pour ainsi dire, étendre la sphère de sa présence17. (Poulet 1979, 134).

Mais Diderot traite autrement la question de l’âme expansive, en la transférant dans l’ordre du corps. Il en donne une formulation concrète, qui indique la persistance dans son imaginaire du corps d’un moi-bras ou d’un moi-araignée qui contient le monde, qui forme un réseau qui le cerne, l’embrasse et le balise (Anzieu 2003). L’image du corps redevient figure de la pensée selon une logique d’origine sensualiste. Elle implique la présence sensible au monde, dont la Lettre sur les aveugles explorait d’autres modes possibles, par le tact, « par la peau ». Elle renouvelait l’image de l’aveugle aux bâtons. Nulles béquilles pour l’aveugle, que le truchement d’un corps qui accomplit d’autres capacités que ceux qui voient. L’aveugle-né du Puiseaux préfère l’extension de sa sensibilité tactile à la vision : « j’aimerais bien autant avoir de longs bras : il me semble que mes mains m’instruiraient mieux de ce qui se passe dans la lune que vos yeux ou vos télescopes » (Diderot 1964b, 89). Certes, on connaît les conséquences morales et métaphysiques de cette logique sensualiste : « Si vous voulez que je croie en Dieu, il faut que vous me le fassiez toucher » (id. 119). Mais Le Rêve en retravaille les termes. D’une part, le Dieu-araignée omniscient est la figure d’un accomplissement impossible à actualiser. D’autre part, le moi-araignée peut au moins opérer des « liaisons fines et des points d’analogie entre les objets les plus éloignés », un clavecin et un essaim d’abeilles par exemple.

Diderot prend en charge la dimension subjective fantomatique de l’existence corporelle. Etre un corps signifie bien autre chose que de s’identifier à un mécanisme dont les sensations seraient quantifiables. Le système de causalité mis en place, accidentel ou pathologique, indique la soumission à l’ordre du corps, organique et viscéral, à l’obscure oscillation de l’empire de l’origine du faisceau à celui de ses extrémités. Il interprète aussi la dimension imaginaire de ses accomplissements sur le modèle d’une théorie de la sensibilité qui en assume l’insu et l’involontaire, les intervalles et les épiphanies, dépassant la métaphysique de l’âme. La pensée médicale du texte, en ce sens, est un nœud de circulation, de décantation épistémologique entre théologie et philosophie, que la littérature rend opératoire.

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1 Cf. Chevalier, Gheerbrant 1969, 92-3.

2 Saint Paul, II Corinthiens, 5.

3 Bayle, 1969, article « Spinoza », t. XIII, 421 ; Bayle renvoie à François Bernier, Suite des Mémoires sur l’Empire du grand Mogol (1671, t. III), 424-5.

4 L’article « Ductilité » de d’Alembert dans l’Encyclopédie est tiré de ce mémoire de Réaumur ; il n’en revendique pas l’auctorialité.

5 L’indication de page seule renvoie au Rêve de d’Alembert in Diderot 1964b.

6 « Imaginez une araignée au centre de sa toile… Mais laissons là tous ces êtres imaginaires, sans en excepter votre araignée à réseaux infinis », 314-318.

7 Article « Spinoziste », cité in Diderot 1964b, n. 2, 274.

8 P. Vernière, in Diderot 1964b, n. 1, 320.

9 Voir les articles « Arachnoïde », « Capillaire », « Crystallin », « Omentum », « Périoste », in : Diderot et d’Alembert, Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des arts et des sciences.

10 A propos de la « force vitale » qu’il oppose à l’animisme de Stahl, Bordeu, OC, 2 vol., Caille et Ravier, 1818, vol. I, n. 1, 163, cité par Kaitaro 1997, 107.

11 Sur la « métaphore périphérique », non significative, Schlanger 1971, 192. Elle est concertée chez Diderot : Fouquet décrivant le même phénomène dans l’article « Sensibilité » de l’Encyclopédie, préfère une image végétale, plus proche de celle du polype.

12 Cf. article « Cerveau », de l’Encyclopédie.

13 Grmek 1990, 165 : « L’histoire moderne de la décentralisation des propriétés vitales » commence avec Francis Glisson et sa définition de l’irritabilité comme « propriété qui permet aux parties vivantes de réagir indépendamment de la conscience, du système nerveux et de l’organisme dans son ensemble. »

14 Locke 1998, § 17, 122 : « Et si ce petit doigt venant à être séparé du reste du corps, cette con-science accompagnait le petit doigt, et abandonnait le reste du corps, il est évident que le petit doigt serait la personne, la même personne ; et qu’alors le soi n’aurait rien à démêler avec le reste du corps. »

15 Diderot 1996, t. IV, 632. Diderot souligne alors que pour aller plus loin il lui faudrait « un peu de pratique de médecine » ; cf. 1964a, 87 : « C’est une écrevisse, dont les nerfs sont les pattes, et qui est diversement affectée… »

16 Ethique étrangère à Spinoza, qui posait la question de « ce que peut le corps » (Spinoza 1988, 209), Ramond 2005.

17 Cf. Delon 1988, « Expansion et repliement », 320 sq.