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Pathologies intellectuelles et littérarisation de la médecine

Une voie pour l’histoire du travail intellectuel

Dinah RIBARD

Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales

dinah.ribard@wanadoo.fr

Poser la question théorique et historique des rapports entre médecine et littérature ne permet pas seulement d’approfondir la connaissance de ces deux activités et d’interroger la stabilité de la distinction entre la science médicale et la création littéraire. Il est également possible de faire de cette question un instrument pour avancer sur d’autres terrains ; je voudrais montrer qu’elle peut ainsi se révéler féconde dans le cadre de l’élaboration d’une histoire du travail intellectuel.

L’histoire croisée de la médecine et de la littérature offre immédiatement un objet à une telle recherche : les pathologies intellectuelles – maladies provoquées par le travail de l’esprit, dont l’identification implique la reconnaissance du fait que l’esprit travaille –, c’est-à-dire le petit ensemble de livres qui, entre milieu du XVIIIe siècle et début du XIXe, traitent de ces pathologies. Comme l’indique le titre du plus célèbre d’entre eux, De la santé des gens de lettres (1768) de Tissot, les « gens de lettres », savants et écrivains, y apparaissent comme une sorte de paradigme des catégories qui se distinguent au sein du monde social par l’application intellectuelle : « Les occupations de la souveraineté, celles du ministère, de la magistrature, les spéculations quelconques si l’on s’y livre, en un mot tout ce qui peut exercer les facultés de l’âme fortement et longtemps, produit les mêmes maux que la culture des sciences les plus abstraites. Les rois, les sénateurs, les ministres, les ambassadeurs, éprouvent le même sort que les gens de lettres, s’ils donnent autant de temps et d’application à leurs affaires que les savants à leurs études » (Tissot 1991, 94-95). On peut penser que se ferait jour là, d’abord, une compréhension bientôt dominante – parce que mise en œuvre en bien d’autres lieux contemporains, par exemple l’Encyclopédie – de l’activité intellectuelle comme travail qui s’opposerait à son ancien classement du côté de l’otium. Et, réciproquement, que s’y formulerait un effort pour fonder la professionnalisation effective des intellectuels sur des distinctions anthropologiques conçues à partir des particularités – connues et répertoriées depuis longtemps1 – du mode de vie des auteurs, sédentarité, contention du cerveau, attention trop soutenue, etc. La nouveauté de l’ouvrage de Tissot, alors même qu’il prend la suite de traités plus anciens, tiendrait ainsi à ce qu’il formule « l’enracinement existentiel des différences » entre occupations et fonctions sociales creusées au fur et à mesure que s’opère la transformation d’une société de statuts en société de classes (Roche 1988, 235).

Il serait possible de prolonger cette analyse en rapprochant du livre de Tissot des ouvrages postérieurs du même type, par exemple celui d’Etienne Brunaud (De l’hygiène des gens de lettres […] ouvrage utile à tous les hommes de cabinet, 1819) ou, plus tardif et de nombreuses fois réédité, celui de Joseph-Henri Réveillé-Parise (Physiologie et hygiène des hommes livrés aux travaux de l’esprit, ou Recherches sur […] les maladies et le régime des gens de lettres, artistes, savants, hommes d’Etat, jurisconsultes, administrateurs, etc., 1834). La mise en série se justifie d’autant plus que ces deux livres font explicitement de Tissot leur précurseur. Or cette succession avouée, en elle-même, contribue à valider la distinction d’un groupe de spécialistes (par profession ou – et – par vocation) de l’application intellectuelle au sein du monde social et la constitution des gens de lettres en modèle de ces spécialistes. Il serait donc tout à fait possible d’esquisser à partir de ce corpus une histoire de la catégorisation valorisante de certaines activités comme intellectuelles et de ses accompagnements idéologiques, c’est-à-dire la dissimulation de la solidification d’un ordre social fondé sur la division du travail derrière des mécanismes de naturalisation des dispositions2.

Mais une telle histoire négligerait une question : celle de l’activité même des auteurs dont la production serait envisagée comme signe, voire comme contribution aux transformations parallèles ou combinées de l’ordre social et de ses représentations. Signes ou contributions, ce sont les textes qui sont objets d’analyse ; l’activité dont ils sont issus n’est pas, dans le cours même de cette analyse, observée en tant que telle – en tant qu’accomplie par un ou des acteurs sociaux. Autrement dit, le travail intellectuel, au moment même où il devient objet d’histoire, ne serait pris en charge que comme une pure métaphore de l’appartenance à des professions (ou à un personnel) conçues comme ayant tout naturellement, et de tout temps – seules les conditions en seraient susceptibles d’évolution – à voir avec la pensée et sa fixation écrite. Ce qui reviendrait à réitérer les mécanismes qu’on prétend historiciser.

C’est pourquoi je m’efforcerai ici au contraire de poser la question de ce que fait Tissot, ou Réveillé-Parise, avec son livre sur les pathologies intellectuelles. Cela signifie considérer l’action de produire un livre – ou plus précisément de produire ce type de livre – en tant qu’elle s’inscrit, en même temps qu’elle le reconfigure, dans un ensemble à chaque fois spécifique de possibilités et de contraintes. Ces possibilités et contraintes sont professionnelles, liées à un certain état de la discipline et de la pratique médicales. Elles sont aussi plus largement sociales, au sens où faire paraître un livre est un acte social parmi d’autres, mais qui a ses caractéristiques propres, engageant notamment des questions d’autorité et de temporalité.

Une littérarisation du discours médical : maladies des gens de lettres et médecine charitable

Les livres sur les pathologies intellectuelles opèrent une littérarisation du discours médical. Le terme, emprunté à Christian Jouhaud (Jouhaud 2000), ne renvoie pas à leurs objets, les hommes de lettres, mais au fait que Tissot, comme plus tard Réveillé-Parise, adopte explicitement dans De la santé des gens de lettres, pour parler de ce qui est sa spécialité professionnelle, la médecine, un mode de discours non savant adressé à un public de non professionnels, qui caractérise d’ailleurs une bonne partie de sa production (le célébrissime Avis au peuple sur sa santé ou encore l’Essai sur les maladies des gens du monde, sans parler de L’Onanisme)3.

Cette posture n’est pas de son invention. Partir d’une telle remarque, il faut le préciser, ne vise pas à renvoyer Tissot à une filiation ou à des modèles, mais plutôt à le désenclaver de son époque, c’est-à-dire d’une analyse centrée sur l’apparition d’un usage politique de la médecine et sur la mise en circulation élargie de savoirs savants, médicaux en l’occurrence, comme phénomènes qui seraient spécifiques de l’histoire intellectuelle du XVIIIe siècle. Ce n’est pas au siècle des Lumières qu’émerge la posture du médecin qui s’adresse au public des lecteurs dans des livres spécialement destinés à une lecture non professionnelle, et dans une perspective qui est celle de la santé publique. Cette posture et cette perspective sont celles des auteurs de Médecins charitables ou domestiques, en général docteurs en médecine, ou des auteurs de livres sur les Erreurs populaires (c’est-à-dire sur les erreurs en fait de médecine répandues dans le peuple, au sens indifférencié du terme) dont la série est inaugurée en France par celui de Laurent Joubert, chancelier de la faculté de médecine de Montpellier, en 15784. Il s’agit là d’une production assez abondante au XVIIe et encore au XVIIIe siècle et qui se caractérise d’abord par le fait qu’elle n’est pas écrite en latin. La posture « charitable », l’adresse à un public non professionnel, impliquait en effet pour ces auteurs de sortir en quelque sorte de l’espace d’écriture découpé par le métier de médecin, tout en restant adossé à lui et à la compétence reconnue qu’il représentait, pour en mettre en circulation certains secrets, dans le but de contrer des pratiques parallèles, celles des apothicaires et fabricants de médicaments chimiques et, surtout, celles des « empiriques » et « charlatans » sans titre à exercer la médecine. Ces ouvrages, en effet, font autre chose que les traités d’hygiène – consacrés à des pratiques d’automédication qui permettent de se passer de médecin – dont la tradition remonte à l’Antiquité : ils s’attaquent à des croyances et des pratiques médicales jugées à la fois dangereuses et répandues. Mais de ce fait, et c’est là le point important, les médecins qui les écrivaient devaient eux-mêmes entrer dans un espace homologue à celui dans lequel opéraient les empiriques – même s’ils ne pouvaient toucher que les publics atteignables par les livres, à la différence par exemple des « charlatans » qui opéraient sur les places publiques –, à savoir l’espace où circulaient des discours et des écrits de toute sorte, qualifiés par leur succès et non par les seuls titres de leurs auteurs. Ce qui signifie que ces auteurs médecins contribuaient à la production de cet espace : le terme de littérarisation désigne ce processus.

Le « Précis historique sur la vie de l’Auteur » par Hallé (Tissot 1809, I, 12-14) présente l’intérêt de situer le travail de Tissot par rapport à cette écriture « charitable » :

« On peut diviser les ouvrages de M. Tissot, en ceux qui ont été destinés à éclairer les gens du monde sur leur principal intérêt, la conservation de leur santé, et ceux qui ont été écrits pour les hommes instruits, sur des matières qui exigent des connaissances plus approfondies en médecine.

Parmi les premiers, sont l’Avis au Peuple, le Traité des maladies des gens du monde, le Traité sur la santé des gens de lettres, et celui de l’Onanisme, à quoi l’on peut joindre aussi la dissertation intitulée : l’Inoculation justifiée.

Il y a longtemps qu’on a fait aux ouvrages de médecine, mis à la portée des gens du monde et du peuple, un reproche très raisonnable, celui de donner une apparence de simplicité et de facilité à des choses dont la connaissance ne s’acquiert point dans les livres seuls, et demande une grande habitude d’observer, et une éducation pratique toute spéciale […], les personnes les moins instruites se livrent avec une pleine sécurité à des pratiques, dont elles ignorent la valeur et la véritable application […] Beaucoup de malheurs résultent de la triste assurance que leur donne une aussi faible instruction.

D’un autre côté on ne peut nier qu’il n’y ait dans le cours de la vie une multitude de choses relatives à la médecine, dont la connaissance peut être acquise utilement par tous les hommes, et sur lesquelles des notions simples et justes peuvent les mettre en état […] de porter utilement des secours, dont la promptitude est essentielle dans les accidents qui menacent eux, leurs proches et leurs enfants. Il est des pays où des instructions populaires, simples et claires, sont […] exposées sous la forme de tableaux pour l’instruction du peuple. Des médecins habiles ont cru devoir publier des ouvrages destinés spécialement à instruire les gardes-malades […] Personne enfin ne doutera qu’une mère éclairée ne soit, dans les cas ordinaires et dans beaucoup d’indispositions, le meilleur guide de ses enfants. Il est donc des choses qu’il serait à désirer que personne n’ignorât.

C’est cette distinction de ce que l’homme du monde doit savoir ou peut apprendre, ce discernement dans la manière de lui apprendre, qu’on devait naturellement espérer d’un esprit droit, simple et juste comme celui de M. Tissot. On peut dire qu’il a opéré à cet égard dans la société une révolution utile, et qu’il a contribué à mettre des bornes aux exagérations dans lesquelles d’autres hommes ont entraîné la multitude ».

Par opposition à cette partie de l’œuvre de Tissot, Hallé fait ensuite la liste de ceux de ses livres qui concernent, dit-il, des matières plus difficiles et plus profondes : la dissertation sur l’Inutilité de l’amputation des membres, les Observations et leçons de médecine pratique, le traité des Nerfs, des ouvrages signalés comme latins, l’Essai sur les moyens de perfectionner les études en médecine, enfin la Vie de Zimmermann, un médecin ami de Tissot. On peut noter que la division entre les deux catégories de livres ne passe pas ici entre ouvrages en latin et ouvrages en français. Du reste, l’essai sur la Santé des gens de lettres a d’abord paru en latin (Tissot 1766). C’est donc moins la langue qui compte pour classer ses livres que ce dont elle peut être un signe, à savoir la destination professionnelle – ainsi s’explique que la Vie de Zimmermann soit rangée par Hallé parmi les ouvrages difficiles de Tissot : il s’agit d’un livre consacré à un autre médecin – ou non professionnelle.

Hallé, en outre, dessine différentes figures possibles du public non professionnel des « gens du monde » : le « peuple », les « gardes-malades » et les « mères ». Ces diverses catégories, à première vue, n’ont pas toutes le même rapport à la maladie, et donc aux livres « charitables ». Ainsi par exemple, les « gens du monde » – aussi bien que ceux du « peuple » – sont censés apprendre sinon à se soigner eux-mêmes, du moins à éviter les maladies et à bien réagir face à elles, tandis que les mères ou les gardesmalades doivent apprendre à agir en quasi-médecins face à des malades qui sont remis à leurs soins pour une raison ou pour une autre. Ce que le rapprochement suggéré par Hallé entre Tissot et ses prédécesseurs donne ici fugitivement à voir est un trait propre aux livres « charitables », qui ont pour caractère commun de faire apparaître quelque chose de la distribution ou de la dissémination des compétences médicales, des savoirs médicaux et des activités soignantes dans la société dont ils parlent, c’est-à-dire de qualifications reposant sur une pratique qu’il s’agit pour eux d’organiser, de coordonner, ou d’écarter quand elles se posent en rivales de celles du médecin. Ces ouvrages se proposent en effet explicitement d’intervenir sur cette répartition des qualifications, en en énonçant en quelque sorte la théorie ou en tout cas la norme. Aussi peu théoriques, aussi « pratiques » se veulent-ils par ailleurs, ils présentent, c’est-à-dire conçoivent, leur propre visée comme une sorte de travail de théorisation et d’organisation des besoins et des fonctions médicales de leurs contemporains. La compétence que se construisent leurs auteurs est donc une sorte de compétence législatrice, qui fait d’ailleurs toujours discussion. Leurs nombreux critiques insistent en effet tous sur l’idée que leurs écrits, à rebours de leur visée organisatrice, insinuent toujours plus de désordre dans la répartition des compétences médicales, puisqu’ils sont eux-mêmes lus et utilisés par les charlatans5.

Ainsi, ces livres ont un double intérêt dans la perspective d’une histoire du travail intellectuel. D’une part, ils font apparaître à nos yeux des mécanismes de qualification par des pratiques qui supposent un savoir ; ils permettent donc d’élargir quelque peu l’espace couvert par cette histoire, et de trouver du travail intellectuel ailleurs que là où on le chercherait d’abord. D’autre part, ils nous font aussi voir le travail propre de leurs auteurs, c’est-à-dire l’élaboration – elle aussi pratique – d’une compétence législatrice, se caractérisant comme capacité à penser, et à infléchir par l’écriture l’organisation des rapports entre métier (le métier de médecin) et exercice socialisé d’activités médicales. Cette compétence est brièvement mise en scène au début de l’Avis au lecteur de l’Apothicaire charitable, complément pharmacologique du Médecin charitable (Guibert 1637, 171-172) qui postule différents types de lecteurs possibles : « Ami Lecteur […] j’ai été prié derechef de plusieurs gens de qualité, de dresser une petite Apothicairerie facile à faire, à peu de frais & en peu de temps […] Ce que j’ai fait plus volontiers, reconnaissant que ledit ouvrage serait grandement profitable à tous, notamment aux communautés des Religieux & Religieuses, aux Seigneurs & Dames des villages, lesquels demeurant sur les lieux, aident charitablement à leurs pauvres sujets ; aux écoliers de Médecine, […] à ceux qui suivent les armées, & autres. » Le début de l’Avis au peuple sur sa santé (Tissot 1809, I, 56-62) orchestre quant à lui la revendication d’une telle compétence de manière bien plus voyante :

« Le titre d’Avis au Peuple n’est point l’effet d’une illusion qui me persuade que ce livre va devenir une pièce de ménage dans la maison de chaque paysan. Les dix-neuf vingtièmes ne sauront sans doute jamais qu’il existe, plusieurs ne sauraient pas le lire […] je le destine aux personnes intelligentes et charitables, qui vivent dans les campagnes et qui, par une espèce de vocation de la Providence, sont appelées à aider de leurs conseils tout le peuple qui les environne », c’est-à-dire « messieurs les pasteurs », les « seigneurs de place », « les personnes riches, ou au moins aisées, que leur goût, leurs emplois, ou la nature de leurs fonds fixent à la campagne, où elles se réjouissent en faisant du bien », les « dames » qui se signalent par une « charité plus active, une patience plus soutenue, une vie moins ambulante, une sagacité que j’ai admirée chez plusieurs […] et qui fait qu’elles observent avec une exactitude, et qu’elles démêlent les causes cachées des symptômes avec une facilité qui ferait honneur aux meilleurs praticiens ; enfin un don marqué pour s’attirer la confiance du malade, […] autant de caractères qui établissent leur vocation ». « Les maîtres d’école », continue Tissot, « doivent encore être tous supposés avoir un degré d’intelligence suffisant pour tirer parti de cet ouvrage […] Plusieurs rasent ; j’en ai vu qui saignaient […] ; tous apprendraient aisément à le faire, et il ne serait peut-être pas hors de place d’introduire l’usage d’exiger, dans leurs examens, qu’ils sussent saigner ».

Viennent ensuite « parmi les laboureurs mêmes », « plusieurs » qui, « remplis de sens, de jugement et de bonne volonté, liront avec plaisir ce livre, en saisiront la doctrine, et la répandront avec empressement », les « chirurgiens répandus dans les campagnes » et les « sages-femmes ». Tissot, qui dans la préface de l’édition de 1774 de l’Avis, répond à des critiques qu’il « serait à souhaiter, sans doute, que la médecine ne fût exercée que par les médecins, mais [que] la chose est malheureusement autrement » et que « l’on doit s’occuper, en attendant que la source du mal soit tarie, d’en diminuer les effets » (Tissot 1809, I, 39), entend ainsi explicitement réguler l’exercice de la médecine par les non-médecins à partir des capacités et des possibilités spécifiques de chacune des catégories d’acteurs qui prennent effectivement part à cet exercice. De là la grande attention qu’il manifeste aux différences, d’ordre social aussi bien que technique, entre ces catégories, concédant par exemple aux maîtres d’école des activités plutôt mécaniques. Ce passage sur les maîtres d’école lui permet d’ailleurs de montrer en passant un intérêt plus gestionnaire que proprement médical pour ce qui pourrait être un bon usage social de ce groupe professionnel, dont il signale qu’il ne travaille ni ne gagne assez (Tissot 1809, I, 61-62). Et on peut noter que par rapport à ses prédécesseurs, il semble moins préoccupé par la volonté de combattre les « charlatans » que par ce souci de régulation sociale6. Comme, à en juger par les plaintes qui motivent l’actions des pouvoirs révolutionnaires en matière de médecine, relevées à plusieurs reprises par Michel Foucault dans Naissance de la clinique (Foucault 2000 [1963]), la question des charlatans semble toujours d’actualité aux médecins français contemporains de Tissot, il me semble que la différence tient à une modification de la posture du médecin auteur s’adressant aux non-médecins dans une visée d’intervention sur la santé publique.

Les auteurs du Médecin charitable parlent à partir d’une profession présentée comme ayant véritablement des rivales, les pratiques des empiriques mais aussi, dans d’autres passages, celles des apothicaires, des gardes-malades ou encore des religieux qui exercent la médecine pour leurs frères, mais aussi à l’extérieur de leur couvent. Tissot, lui, ne se donne pas de rivaux. Il se contente de distribuer des rôles, en ne conférant qu’une fonction d’application du travail réalisé dans son livre à ceux à qui il donne ces rôles, y compris ceux qu’il crédite de véritables capacités intellectuelles, comme les ou du moins certaines femmes. Pour les premiers, le problème – et donc ce qu’ils font apparaître à nos yeux – est précisément l’identité des opérations intellectuelles entre tous les types de pratiques médicales, bonnes comme mauvaises. Joubert, par exemple, dit que son livre a pour but de corriger le peuple (c’est-à-dire, précise-t-il, tout le monde à part les médecins) qui « syllogise mal » sur la médecine (Joubert 1997, 41). Le terme technique, emprunté à la langue de l’Ecole, signale que les lecteurs qu’il vise suivent à ses yeux une démarche de pensée au fond identique à celle des médecins, dont elle ne diffère que parce qu’elle est appuyée sur un faux savoir que son livre entend faire disparaître7. Il ne s’agit pas pour lui, non plus que pour Guibert, même s’ils s’adressent à des lecteurs socialement divers, de distribuer des rôles impliquant des usages de l’esprit différenciés selon les positions sociales et dépendants de celui que le médecin fait du sien.

Tissot ne réalise donc pas tout à fait la même opération que Joubert ou Guibert en adoptant la même posture qu’eux, peut-être parce qu’il a derrière lui tout un corpus de livres « charitables » et qu’il entend aussi s’en différencier. Ces livres, dont il mentionne quelques-uns comme celui de Mme Fouquet, tendent à et ont fini par devenir à leur tour, comme je l’ai suggéré, des livres de charlatans – c’est-à-dire servent finalement à un usage non contrôlé de l’exercice non professionnel de la médecine. Se construire une autorité, quand les auteurs de ces livres très répandus n’en ont plus aucune, passe alors par l’affichage d’une savante hauteur de vue qui dépasse de beaucoup les petites rivalités professionnelles entre praticiens gradués et « sauvages » de la médecine. Tissot ne se présente plus comme cherchant seulement à intervenir sur les rapports de ses lecteurs au savoir médical, mais comme travaillant sur la société tout entière, dans son ensemble – L’Avis au peuple s’ouvre sur des considérations sur la dépopulation des campagnes, Tissot indiquant d’abord plusieurs moyens d’ordre politique d’y remédier, notamment la création de colonies où l’on inciterait les habitants à procréer par des primes – et dans ses distinctions fines. De là la longue liste de lecteurs possibles de l’Avis, mais aussi la publication, entre 1761 et 1770, de trois livres différents qui effectuent la même opération, mais à destination de publics nettement différenciés : les divers soigneurs du peuple, les gens de lettres, les gens du monde. Cette répartition du discours sur trois livres met en valeur l’opération réalisée dans chacun d’entre eux, à savoir la définition d’un mode d’intervention « charitable » qui ne vise plus tant à agir sur ce que savent (ou croient savoir) ses lecteurs, sur la manière dont ils raisonnent, que sur ce qu’ils font8. A cela fait écho, me semble-t-il, le déplacement signalé au début de De la santé des gens de lettres (Tissot 1991, 26) d’un propos qui semblait s’imposer dans une leçon inaugurale (les rapports entre la discipline médicale, introduite par sa nomination à l’Académie de Lausanne, et les autres disciplines qui y étaient enseignées, physique, morale ou droit) au sujet finalement choisi par Tissot : les comportements bons ou mauvais pour leur santé des gens de lettres. Malgré la modestie affichée, le glissement est net d’une parole fondée sur l’égalité intellectuelle, ou du moins l’équivalence des savoirs différents, à une parole de surplomb professionnel sur les pratiques de ceux dont il fait pourtant partie (les médecins aussi peuvent tomber malades de leur travail).

L’opération de littérarisation, dans sa réitération même, se modifie donc. On pourrait même dire qu’elle s’approfondit. Les ouvrages « charitables » issus de l’univers médical restaient encore étrangers, aux XVIe et XVIIe siècles, au souci du bien écrire, aux normes qui commençaient alors à réguler la production d’ouvrages nouveaux en langue française. A la posture déprofessionnalisée, à l’opération de découpage entre un espace professionnel d’où le médecin tire sa légitimité à parler, et un espace de circulation des écrits dans lequel il fait paraître des livres inspirés par un souci charitable, s’ajoutent en revanche chez Tissot le travail du style éloquent, celui du récit frappant – dans De l’Onanisme notamment – et la connivence culturelle. A la pratique revendiquée de la citation se joint notamment, dans De la santé des gens de lettres, celle de la référence aux Vies des hommes célèbres, par exemple Fontenelle, dont proviennent nombre des anecdotes qu’il raconte. Ainsi, le regard d’en haut sur le social, les larges perspectives politiques qui font passer Tissot d’une pratique d’auteur (celle de tous les producteurs de livres « charitables ») à une position auctoriale, s’accompagnent et sont mis en valeur chez lui par le recours à une écriture dont le caractère déspécialisé est rendu visible par des marqueurs littéraires.

Le souci du style littéraire agréable, agrémenté d’anecdotes et accessible à tout lecteur cultivé est encore plus net chez Réveillé-Parise. Sa Physiologie et hygiène des hommes livrés aux travaux de l’esprit a d’ailleurs été couronnée par le prix Montyon (décerné par l’Académie des sciences morales et politiques), signe qu’elle n’apparaissait pas comme un ouvrage de médecine spécialisé, mais comme un livre à valeur générale, c’est-à-dire philosophique, sociale et politique : s’occuper de questions de société générales, dans les années 1830, signifie encore, pour les savants qui l’entreprennent, adopter des pratiques de littérateurs (voir Lyon-Caen 2006). Et en retour, les marqueurs littéraires qui rendent possible une posture explicitement philosophique, présents dans ce livre et dans toute la production de Réveillé-Parise, lestent aussi d’un poids supplémentaires ses interventions de commentateur, de journaliste, d’acteur dans les conflits professionnels9. Mais c’est là également réitérer l’opération réussie de Tissot, en se dégageant de sa profession pour regarder d’en haut non seulement l’ensemble du jeu social, mais aussi cette profession elle-même et son rôle au sein de celui-ci. Pour l’un comme pour l’autre, il s’agit de se construire une autorité et sans doute une identité qui ne soient pas seulement celles de médecins.

Le rapprochement entre les livres sur les pathologies des intellectuels et les livres charitables permet ainsi de faire émerger un terrain d’observation du travail intellectuel. Du travail de leurs auteurs, d’abord, c’est-à-dire ce qu’ils font avec ces livres par rapport à leur profession de médecins, pour accomplir ou tenter d’accomplir d’autres trajectoires sociales que celles qu’ouvrait en leur temps le seul exercice de cette profession. Il s’agissait ici de voir comment ils mettent en œuvre les possibilités et les moyens qui leur sont ou qu’ils se rendent accessibles – c’est-à-dire aussi de comprendre avec eux quels ils sont. On peut appeler cela leur politique, et constater que ces politiques de médecins qui se font auteurs, dans leur diversité même, diffèrent fortement de ce que pourrait être à la même époque, par exemple, la politique d’un compagnon barbier ou d’une garde-malade devenue praticienne reconnue de la médecine, c’est-à-dire qualifiée par des pratiques intellectuelles qui ne sont appuyées sur aucun droit préalable. Mais parler de travail intellectuel implique en fait de prendre en compte les unes comme les autres : le travail intellectuel de ceux qui effectuent des opérations visibles, reconnues, potentiellement imitables par d’autres pour mener leurs propres opérations (par exemple parce qu’elles sont fixées dans des écrits), et celui qui reste invisible, en tout cas en tant qu’intellectuel, qui n’est pas nommé, et qui produit des opérations sans postérité – même si à l’occasion elles sont réussies, du point de vue de la trajectoire sociale de ceux qui les mènent.

Intellectuels et artisans

Le rapprochement entre livres sur les maladies des gens de lettres et livres charitables n’obéissait pourtant pas qu’à des considérations méthodologiques produites pour éclairer le seul cas de Tissot, et pour lui comparer celui de Réveillé-Parise. D’autres ont écrit à la fois sur la santé des pauvres et sur celle des intellectuels (Farge 1977). C’est par exemple le cas de Philippe Hecquet, docteur de Reims puis de Paris, dernier médecin de Port-Royal, très engagé dans l’interprétation médicale des phénomènes convulsionnaires (Maire 1998, 278-279). Le deuxième tome de son livre posthume, La Médecine, la chirurgie et la pharmacie des pauvres (Hecquet 1740), consacré aux maladies causées par les différents métiers, contient un passage sur les gens de lettres. De même, les cinq volumes de l’ouvrage du médecin écossais William Buchan, traduits en français à partir de 1775 sous le titre de Médecine domestique (Buchan 1780), comportent une section sur les maladies professionnelles qui fait une place aux gens de lettres. Chez l’un comme chez l’autre, ceux-ci apparaissent au milieu des artisans, plus spécifiquement au sein de ceux qui exercent des métiers sédentaires. Hecquet, par exemple, enchaîne un chapitres sur les « exhalaisons des chandelles dangereuses pour les gens de lettres » à un chapitre sur les « chandeliers », avant de passer aux « maladies des pauvres religieux », aux « ouvriers sédentaires », puis, après un détour par les « maquignons et postillons », aux « imprimeurs », « artisans occupés aux ouvrages délicats », « copistes d’anciens manuscrits », « chaudronniers » et « musiciens ». On peut remarquer que les copistes sont ici distingués des gens de lettres, mais à partir d’une proximité : les uns comme les autres contractent des maladies dues à l’atonie des nerfs, mais celle-ci est provoquée chez les gens de lettres par un travail exclusif de l’esprit et non du corps, et chez les copistes par un travail sans relâche d’une seule partie de leur corps, le bras. Malgré ces distinctions, pourtant, le fait même du rapprochement, dans l’espace du livre, entre ouvriers chandeliers et gens de lettres, comme entre « artisans occupés aux ouvrages délicats » et musiciens ou copistes, a un effet sur la manière de comprendre le travail des gens de lettres.

Buchan et Hecquet, en fait, démarquent largement un premier livre, celui du médecin italien Ramazzini (1633-1714), De morbis artificum diatriba, l’un des premiers ouvrages spécifiquement consacrés aux maladies professionnelles et le plus célèbre du genre, paru à Modène en 1700, réédité en 1713, traduit en plusieurs langues. En 1777, Antoine-François Fourcroy (1755-1809) le traduit en français, avec une très longue introduction où il mentionne notamment ses prédécesseurs Hecquet et Buchan, et beaucoup de notes. Ramazzini évoque dans son livre un certain nombre de professions qui pourraient nous apparaître comme intellectuelles ou artistiques, parlant par exemple des philosophes qui enseignent (c’est-à-dire les professeurs de philosophie), ou encore de toutes sortes de gens dont le métier est d’écrire, notaires, secrétaires, etc. En outre, il a ajouté à ce livre un supplément – qui n’est pas traduit par Fourcroy – sur les « Literarum Professores », c’est-à-dire les mathématiciens, poètes, jurisconsultes, théologiens, etc. Tissot évoque d’ailleurs ce supplément (et lui seul) dans son propre essai De la santé de gens de lettres. Le balancement entre distinction et intégration des gens de lettres parmi les artisans est donc présent d’emblée chez Ramazzini ; les pages qui suivent seront consacrés à analyser ce jeu, qui a disparu chez Tissot avec l’opération de production de trois livres sur les pathologies sociales, et qui ne réapparaîtra pas chez ses successeurs. On verra aussi que le travail de traducteur de Fourcroy est particulièrement sensible en ce point.

Ramazzini écrit en latin, ce qui n’a rien d’extraordinaire pour un médecin italien de la fin du XVIIe siècle, mais réduit son public potentiel aux seuls savants. Plusieurs signes, notamment la fin de sa préface, montrent qu’il s’adresse spécifiquement aux autres médecins, à qui il donne des conseils pour bien mener leurs visites dans le peuple : « Je conseille donc au Médecin qui visite un malade du peuple, de ne point lui tâter le pouls aussitôt qu’il est entré, comme on a coutume de faire sans même avoir égard à la condition du malade, & de ne point déterminer presque en passant ce qu’il a à faire en se jouant ainsi de la vie d’un homme, mais plutôt de se croire un véritable Juge, & de s’asseoir quelque temps sur un simple banc […] & là, d’un air affable, d’interroger le malade sur tout ce qu’exigent & les préceptes de son Art, & les devoirs de son cœur » (Fourcroy 1777, Préface de l’Auteur, LXVII-LXVIII). Pour Ramazzini, qui affirme défricher un champ nouveau (ce qui implique de compiler les remarques éparses faites par d’autres sur le sujet), il s’agit par là de rendre effectifs le droit et le devoir qu’a la médecine, en tant que discipline supérieure parallèle et égale à la jurisprudence, de contribuer au bien-être de l’ensemble de la « République », c’est-à-dire de la collectivité comprise comme rassemblement de communautés. Selon lui, la médecine doit enfin jouer son rôle auprès de celles d’entre elles, les communautés d’artisans, qui constituent le peuple : elle les a jusqu’alors négligées, et n’a donc pas pu prendre la place qu’elle doit occuper dans une société conçue selon le modèle ancien de l’universitas (c’est-à-dire de la hiérarchie englobante des corps, collèges et communautés qui constituent la « république »).

La mobilisation de cette conception ancienne va de pair avec celle de la division entre arts complémentaires, mécaniques et libéraux. La Dissertatio ajoutée sur les « Literarum Professores » (Ramazzini 1717, 373-381) rend visible la division, mais en fait la Diatriba prend d’emblée en charge, je l’ai signalé, certains arts libéraux. A l’occasion des chanteurs et maîtres de musique – qui fatiguent leur voix, de là des pathologies spécifiques – par exemple, Ramazzini parle aussi d’autres spécialistes de la voix, « prédicateurs », « avocats » et « philosophes » : on est ici clairement du côté des arts libéraux. Le modèle de l’universitas rassemble en effet dans un même univers, celui des communautés des arts et métiers, des groupes professionnels – et des « états » comme celui de religieux, dont Ramazzini évoque les maladies dues là aussi à la pratique du chant – hiérarchisés, mais en même temps conçus dans leur rapport commun à un tout10. Dans ce tout, la « République », les maux de tête qui affectent les avocats atteignent aussi les crieurs publics, et les migraines des « écrivains » – c’est-à-dire des copistes et commis – se retrouvent également chez les horlogers et autres ouvriers en petits objets. Et si les peintres, praticiens d’un art qui oscillait, à la fin du XVIIe siècle, entre arts mécaniques et arts libéraux ou beaux-arts, souffrent de mélancolie, c’est explicitement à la fois à cause des substances que contiennent leurs couleurs et de leur talent ; Ramazzini évoque ainsi Raphaël, qu’il tient pour un génie des beaux-arts. Le médecin italien identifie de ce fait des pathologies dues à la contention du cerveau, à l’attention soutenue et à la sédentarité, ainsi que des pathologies psychique comme la mélancolie, mais il les reconnaît aussi en dehors du monde des lettrés : l’esprit, chez lui, travaille ailleurs que dans les activités que Tissot isole, dans toutes sortes de professions qui n’ont pas pour paradigme les gens de lettres.

Mais d’autre part, l’objet double qu’il se donne en fait – tout à la fois les pathologies professionnelles et les pathologies des personnes composant le peuple – finit par l’entraîner bien au-delà de l’ensemble constitué par les arts libéraux et les arts mécaniques. Il parle ainsi de travailleurs qui ne faisaient pas partie des gens de métier, parce que leur travail n’était pas supposé fondé sur un « art », comme les laboureurs, qu’on retrouve chez Buchan, et à qui il consacre un chapitre particulièrement intéressant. A l’opposé du spectre social, il parle aussi de gens qui échappent par le haut à l’univers des arts et métiers, comme les secrétaires des grands et des princes, assimilés aux « copistes » et « écrivains », mais qui souffrent de maux spécifiques liés au fait qu’ils vivent à la cour11. Le livre de Ramazzini, en s’intéressant à des affections liées au fait même de travailler, dégage ainsi les notions de travail et de travailleur, obscurcies dans les classifications des arts et métiers ; et dans l’espace ouvert par ces notions, travail de l’esprit et travail du corps se trouvent engagés ensemble dans plusieurs métiers différents, avec ou sans statut. Il me semble qu’il y a là une sorte d’effet retour de l’écriture d’un livre sur les maladies du peuple qui travaille à partir d’un projet d’extension de l’exercice de la discipline médicale à ce peuple, dans le but de la rendre plus digne de la place qu’elle occupe dans la « République ». On pourrait nommer cela la politique de Ramazzini, et constater qu’elle fait de son livre autre chose que le reflet de conceptions anciennes.

Et c’est en tout cas sur ce point de la politique de Ramazzini que l’intervention de son traducteur Fourcroy est particulièrement forte et intéressante à examiner. Quelques exemples peuvent en être analysés. Dans le chapitre sur les maladies liées à l’utilisation de la voix et du souffle, d’abord, Fourcroy ajoute une longue note qui ignore les avocats, prédicateurs et « philosophes antagonistes » pour ne s’intéresser qu’aux musiciens (c’est-à-dire aux praticiens de la musique) : il ramène donc plus strictement le propos au monde de ces artisans-artistes, atténue le glissement vers des états manifestement fondés sur des arts libéraux. Dans le chapitre sur les peintres, ensuite, toujours dans une note, il contredit explicitement Ramazzini en affirmant que ce ne sont pas les grands peintres qui meurent jeunes, mais au contraire les « barbouilleurs ». L’idée suggérée, fondée sur une approche plus chimique des maladies, est que ceux-ci sont davantage en contact avec les couleurs ; Fourcroy, d’ailleurs, continue avec un développement sur la colique de plomb. Mais cela signifie aussi que l’artiste (peintre) est dissocié, autant qu’il est possible, de la dimension technique de son art.

Le cas des chimistes montre un autre aspect du travail de correction de Fourcroy. Le texte de Ramazzini est très ironique, se terminant, après avoir indiqué que les chimistes – c’est-à-dire les empiriques, rivaux des médecins – souffrent des mêmes maux que les ouvriers en métaux, sur une excuse désinvolte (Fourcroy 1777, 57) : « je croirais faire une injure aux Chimistes, si je leur proposais quelque remède […] pour guérir les maux que leur Art leur a attirés, & qui sont souvent en plus grande abondance que le profit ; puisqu’il est peu de maladies contre lesquelles ces Artistes n’aient un remède tout prêt. C’est pourquoi je passe à d’autres objets. » La note de Fourcroy, en revanche, est tout à l’éloge des chimistes, présentés comme d’authentiques savants et des médecins tout à fait légitimes (Fourcroy 1777, 57-58) : « Les maux que les expériences chimiques peuvent occasionner à ceux qui les tentent, n’ont point détourné les Chimistes modernes des travaux multipliés & intéressants auxquels ils se livrent : […] bravant les vapeurs pernicieuses […], on les voit tous les jours enrichir la Physique, la Médecine, la Physiologie, les Arts surtout, des plus précieuses découvertes. Il faut donc du courage pour ces travaux utiles, mais il faut encore de la prudence. […] Personne, d’ailleurs, n’est plus dans le cas de se garantir du danger qu’eux, puisque […] la Médecine, qu’ils exercent presque tous, leur peut […] apporter du secours : on ne doit donc que les engager à prendre le plus de précautions qu’il leur sera possible, & à bien mériter ainsi de la société, en lui conservant des hommes dont elle a tant besoin. »

Sur les laboureurs, enfin, la note que Fourcroy ajoute au texte de Ramazzini est particulièrement intéressante, parce qu’elle le contredit explicitement. Le médecin italien dit que le corps des laboureurs est brisé par le travail et qu’il ne faut surtout pas les saigner trop, ni leur faire prendre des médicaments trop actifs, mais avant tout les faire manger à leur faim. Il insiste beaucoup sur le rôle néfaste des médecins et de l’hôpital, et dit aussi que les anciens laboureurs étaient sans doute heureux, mais pas ceux « de notre temps, qui, labourant des terres qui ne sont pas à eux, ont à combattre & les fatigues de leur état, & la pauvreté qui les accable » (Fourcroy 1777, 443). Fourcroy, qui ignore cette question de la propriété, insiste au contraire sur la « salubrité » d’une vie consacrée aux « travaux de la campagne » qui « sont de nature à incommoder peu les hommes qui s’y livrent ». Selon lui, les laboureurs malades ne doivent pas être mieux nourris, mais au contraire « faire diète, ou du moins diminuer beaucoup leurs aliments […] ouvrir les fenêtres de leurs chambres, écarter la foule de leurs parents qui viennent, par leurs haleines, corrompre encore l’air malsain qu’ils respirent », alors que Ramazzini parle à l’inverse de l’effet bénéfique de la gaieté des visites et des présents qui améliorent l’ordinaire. Pour son traducteur, les laboureurs doivent avant tout « appeler à leur secours des Médecins, qui tous se font un devoir de visiter & de donner leurs soins aux malheureux comme aux riches », et ne pas donner leurs confiance à ces « hommes sans état, qui, avec des certificats souvent falsifiés, vont guérissant ou plutôt tuant tout ce qu’ils rencontrent », mais plutôt aux « Curés », « Syndics des villages & tous les gens à portée de veiller à la conservation de leurs habitants » qui « peuvent leur être très utiles […] en puisant dans l’Avis au peuple, de M. Tissot, & dans la Médecine domestique du Docteur Buchan, traduite par M. Duplanil, des connaissances précieuses, pour traiter eux-mêmes les malheureux ». Cette longue note (Fourcroy 1777, 458-460) montre que pour Fourcroy, ce n’est pas le travail lui-même, ni même le travail excessif associé à la pauvreté, qui produit maladies et faiblesse. D’autre part, ce qui compte avant tout à ses yeux pour améliorer la santé des pauvres, c’est la présence à la campagne de sages gardiens des populations. On retrouve là, comme le montre la référence à Buchan et Tissot, la médecine charitable telle qu’elle a été progressivement transformée et disciplinée par les médecins qui ont écrit sur elle, c’est-à-dire la médecine charitable qui ne prétend plus réguler le rapport de tous les esprits à la médecine, mais distribuer et réglementer les rôles.

Fourcroy fait donc plus nettement du livre de Ramazzini un livre sur les maladies du peuple, au sens de part inférieure du monde social (dont il s’efforce d’expulser ceux qui ne lui paraissent pas lui appartenir, comme les chimistes), et non plus des travailleurs. Ce travail, visible notamment parce qu’il ne supprime pas le texte de Ramazzini, mais y ajoute ces interventions, explique le nouveau plan de classement des maladies proposé dans sa longue introduction, qui est le passage le plus personnel du livre. Ce classement, qui distingue seulement deux catégories, celle des maladies dues aux substances avec lesquelles on se trouve en contact et celle des maladies dues à la sédentarité de l’ensemble du corps associée à l’usage exclusif d’une de ses parties (les yeux, la voix, le bras, etc.), fait disparaître l’application proprement intellectuelle des secrétaires des grands ou des ouvriers en petits objets. Il permet aussi d’éliminer les rapprochements bizarres de Ramazzini, par exemple entre avocats et crieurs publics : il ne reste plus dans la liste donnée par Fourcroy à la fin de son introduction que les gens qui subissent « un trop violent et trop long exercice de la voix » (Fourcroy 1777, LVI), c’est-à-dire selon lui les chanteurs, crieurs publics, acteurs, joueurs d’instruments à vent. Les avocats, comme les peintres, sont donc dissociés de la dimension technique de leur travail, en l’occurrence sa dimension vocale.

D’autre part, c’est en administrateur de la médecine et (explicitement) en homme capable de s’élever au point de vue du philosophe qui connaît, pour les réguler, les besoins de la société tout entière, que Fourcroy, comme on l’a déjà vu avec Tissot, écrit sur le peuple et ses maladies. Si à nouveau, on refuse méthodologiquement de voir là simplement quelque chose qui tiendrait à la pensée des Lumières, alors la question se pose de la différence de cette opération avec ce que Ramazzini dit de son propre rapport au bien public. Répondre à cette question passe par l’idée, déjà proposée, de mise en œuvre par les auteurs médecins des moyens qui leur sont ou qu’ils se rendent accessibles, c’est-à-dire des moyens de leur politique.

Ramazzini, universitaire (à Modène, puis à Padoue), c’est-à-dire membre d’une communauté, celle des docteurs, qui se conçoit comme garante des autres, médecin attaché à une ville – il fut pendant trente ans médecin de Modène –, s’efforce d’agir pour faire évoluer le rôle et la place de la médecine au sein des disciplines savantes supérieures, et il s’adresse pour cela aux savants, et surtout aux professeurs de médecine. Il s’agit donc pour lui, en se construisant comme médecin spécifiquement consacré à cette dimension pratique de l’exercice de sa discipline12, d’appeler à ce que la médecine exerce des droits qu’elle est supposée avoir. Fourcroy, qui n’est pas encore docteur en médecine au moment où il publie sa traduction, s’élève par l’écriture à une position de philosophe conçue comme permettant de distribuer les rôles nécessaires à l’augmentation du savoir sur les besoins de la société et à leur traitement. Il s’agit pour lui d’appeler à accumuler des connaissances, grâce à des relais partout dans le royaume, en même temps qu’à soigner. Il est là bien au-dessus de la question des disciplines, et il ne fait pas mention des droits ni de la dignité de la médecine ; aussi bien distribue-t-il des rôles aux médecins eux-mêmes, en particulier aux médecins de province. S’identifiant à la Société royale de médecine – il dédie sa traduction de Ramazzini au président de celle-ci –, dont le rôle premier était de combattre les épidémies, il ne s’intéresse pas tant aux maladies des artisans en elles-mêmes qu’à ce qu’elles peuvent enseigner sur les épidémies et autres maladies qui peuvent toucher l’ensemble de la population. C’est ce que dit son introduction, où l’on voit apparaître les médecins de province mais aussi les patrons des manufactures comme acteurs de ce savoir à construire. Fourcroy parle comme d’au-dessus d’eux, tandis que Ramazzini s’adresse aux professeurs en se tenant au même niveau qu’eux.

Fourcroy travaillant sur Ramazzini substitue donc une pensée de la population à une pensée du tout social comme ensemble de communautés, de corps et d’arts. Cette pensée de la population, au sens de pensée active – on pourrait même dire d’action théorique parce qu’elle déplace ses objets – lui permet de se hisser dans une position qu’on a déjà vue chez Tissot, mais plus nettement encore en surplomb par rapport à la pratique médicale de son temps. Cette opération, en même temps, donne ici à voir un modèle de l’action de la Société royale de médecine, comme action à la fois philosophique et philanthropique de rassemblement au centre – en un lieu central – de toutes les informations qu’il est possible de recueillir et de mise en circulation des soins utiles à partir de ce centre. En 1777, Fourcroy n’est encore que gardien des livres de la Société royale de médecine, mais il lui sera associé peu après la parution de ce qui est son premier livre. Par la suite, devenu docteur en médecine en 1780, il se trouvera engagé dans les conflits entre la Faculté de Médecine de Paris et la Société Royale, et se verra refuser la qualification de docteur-régent, c’est-à-dire la possibilité d’exercer. Il devra alors continuer à gagner sa vie en enseignant à titre privé la pharmacie et la chimie, dont on comprend qu’il la défende si vigoureusement contre Ramazzini. Devenu titulaire de la chaire de chimie à l’école royale vétérinaire d’Alfort, puis professeur de chimie au Jardin du roi et membre associé de l’Académie des sciences, il sera pendant la Révolution l’un des acteurs cruciaux de la réorganisation de l’enseignement supérieur, en particulier de l’enseignement médical, tout en agissant dans le cadre de plusieurs sociétés savantes de la période révolutionnaire (voir Chappey 2002).

On peut donc dire qu’il ne va pas cesser, tout au long de sa carrière, de tenir la position conquise (ou adoptée) grâce à ce premier livre publié sous les auspices de la Société royale de médecine. Sa traduction de Ramazzini donne à lire d’emblée à un public de lecteurs qu’il ne spécifie pas comme composé de spécialistes une identité qui le fait échapper au confinement professionnel et qui l’aidera à vaincre les obstacles institutionnels dressés contre lui. Sa trajectoire, par là, deviendra celle de quelqu’un qui s’est constitué en auteur capable de faire la théorie de la compétence médicale dans un écrit, puis d’autres, qui lui permettront d’être reconnu par les milieux sur lesquels il s’appuie dans le monde savant (plutôt que médical), et donc d’arracher la compétence médicale à la discipline universitaire, avant de faire retour, pour agir sur elles en acteur politique, sur le système des disciplines. Il ne cessera en effet d’appeler à, puis de se faire l’artisan grâce au pouvoir politique acquis entre-temps, d’un rassemblement des connaissances scientifiques et pratiques (médecine, chirurgie, chimie et physique, jusque là séparées) selon lui indispensables aux médecins dans un enseignement unifié. J’espère avoir réussi à faire voir qu’il s’agit là, comme dans le cas de Tissot, d’un travail intellectuel réalisé dans un certain cadre de possibles sociaux, c’est-à-dire de l’élaboration d’une logique d’action permettant de se déplacer dans ce cadre et de le déplacer : une logique sociopolitique.

Le choix fait ici consistait à préférer à une analyse de l’évolution des représentations sur les activités intellectuelles celle d’opérations de production de distinctions et de rapprochements entre différentes occupations saisies dans leur rapport à l’usage de l’esprit, et des découpages du monde social qui en résultent. Littérarisation plutôt que vulgarisation, interventions écrites sur des séries d’écrits précédents, réemployés et modifiés pour servir d’autres politiques plutôt que signes et échos de l’esprit d’une époque : d’autres choix, méthodologiques et théoriques, ont procédé de cette première décision. La question des rapports entre littérature et médecine, telle qu’elle peut être posée à partir des livres sur les maladies des gens de lettres, ouvre ainsi la voie à une réflexion sur le travail intellectuel comme travail plutôt que comme produit d’une histoire culturelle.

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1 Le repérage des dangers de la vie savante appartient à l’auto-compréhension de l’érudition tout au long de l’époque moderne. Dans les arts de faire des extraits et prendre des notes, et dans les notations autobiographiques des savants, il est énormément question de travail (à rendre plus efficace et donc à alléger), de fatigue, et du fait que lire et écrire beaucoup nuit à la santé (cf. Décultot 2003) : on est là très loin de l’otium.

2 Le savoir médical permet aussi de fonder la mise en place de distinctions internes aux praticiens de l’écriture, ainsi chez Réveillé-Parise, qui développe une thèse historique : « Mais, dira-t-on, ni les littérateurs ni les savants ne sont aujourd’hui ce qu’ils étaient jadis […] La vie simple, uniforme, laborieuse des savants d’autrefois est une chose très rare aujourd’hui […] Cependant […] on trouve encore des savants et des littérateurs studieux, solitaires, entièrement livrés à leurs travaux, ignorant le monde, et se souciant fort peu d’en être ignorés […] sous le rapport médical, on pourrait donc diviser en deux classes les gens de lettres, les savants et les artistes. Dans la première, nous trouvons ceux qui n’ayant nul souci de la gloire future, en ont beaucoup de la fortune présente […] Il faut les renvoyer au Traité des maladies des gens du monde, par Tissot […] Combien diffère de ce clinquant, l’or pur des véritables grands hommes ! Amants passionnés de la gloire, éclairer le monde, […] en un mot vivre de la vie de l’esprit, voilà le noble but qu’ils veulent atteindre […] Il n’y a qu’une chose que beaucoup de ces hommes illustres négligent, c’est de comparer leurs travaux avec leurs forces physiques […] Car, de s’imaginer qu’on puisse exercer sans relâche et impunément l’intelligence […], c’est une erreur qui coûte souvent la santé et la vie » (Réveillé-Parise 1839, 47-54). Les « savants d’autrefois » sont ceux du XVIIe siècle, opposés aux héritiers des Lumières.

3 Sur cet usage du terme littérarisation pour désigner la délocalisation des savoirs disciplinaires dans des livres, je me permets de renvoyer également à mon propre travail (Ribard 2003).

4 Le célèbre recueil des Remèdes charitables de Mme Fouquet, dont il existe de très nombreuses versions sous des titres divers (16 éditions jusqu’en 1740), est en réalité dû à Delescure, médecin de Montpellier (Fouquet 1675). Le Médecin charitable (15 éditions entre 1627 et 1678), le plus connu des ouvrages « charitables » du XVIIe siècle, mis sous le nom de Philbert Guibert, docteur-régent de la faculté de médecine de Paris, est l’ouvrage collectif de plusieurs médecins parisiens, dont Gui Patin, qui l’ont sans cesse augmenté. Pour un autre exemple très diffusé, voir le Médecin des pauvres de Paul Dubé (Dubé 1669). Sur le genre des Erreurs populaires, voir Joël Coste (Coste 2002).

5 Hallé le suggère quand il parle des reproches faits depuis longtemps aux livres charitables ; voir par exemple l’un des critiques précoces du Médecin charitable, Pierre Le Comte (Le Comte 1629).

6 Voir l’Avis au lecteur du Médecin charitable dans la même édition (Guibert 1637, n. p.) : « Ami Lecteur, je vous ai décrit familièrement en ce Livre la manière de faire & préparer en votre maison les remèdes qui se pratiquent journellement par les bons & fidèles Médecins […], lesquelles pourrez faire facilement vous-même ; ou […] faire faire par votre serviteur ou servante […] en préparant lesdits remèdes chez vous, vous connaîtrez la grande épargne de bourse que ferez & leur opération très bonne & très assurée, comme plusieurs Communautés de Religieux, Religieuses, de bonnes & nobles familles, & aussi les pauvres gens le savent bien dire & témoigner au grand soulagement de leurs maladies, & grande épargne de frais qu’ils faisaient auparavant que leurs Médecins ordinaires leur eussent enseigné la manière de faire lesdits remèdes chez eux […] Je vous avertis de ne faire aucun remède, sans premièrement avoir pris l’avis du Médecin […] de peur de tomber en grand inconvénient, même d’en mourir, comme il est advenu, & advient trop souvent par ignorance & charlatanerie de certains contrefaisant les Médecins ».

7 Le raisonnement se trouve dans l’Epître dédicatoire à Marguerite de Navarre de la première édition des Erreurs populaires (Joubert 1997, 41) : « Car ignorant plusieurs et diverses considérations requises, il [le peuple] fait son discours, et syllogisant mal, il se forge de fausses conclusions et erreurs qu’il tient pour choses vraies tirées (comme il cuide) et confirmées de l’expérience. Voilà un mal très dangereux, duquel les médecins en sont cause, pour avoir trop divulgué et communiqué leurs règles et ordonnances que le vulgaire prend crûment »

8 Remarquer ce genre d’opération pourrait permettre de discuter les propositions de Marcel Gauchet et Gladys Swain (Gauchet et Swain 1980) sur la coïncidence entre l’apparition de l’aliénisme, c’est-à-dire la pratique médicale de l’esprit d’autrui, et l’émergence de l’égalitarisme autour de la Révolution française.

9 C’est très net dans la manière que Réveillé-Parise choisit pour mener la lutte contre Broussais ; voir par exemple un de ses opuscules sur la « philosophie médicale » (1837), repris dans les Etudes de l’homme dans l’état de santé et dans l’état de maladie (Réveillé-Parise 1845). On peut noter (cf. Léonard 1981) que ce médecin (1782-1852) s’est surtout fait connaître comme journaliste dans la Gazette de santé (devenue par la suite Gazette médicale de Paris), où il fait notamment paraître en feuilleton, dans les années 1830, une « Galerie médicale » constituée de portraits de grands médecins, également reprise dans ses Etudes de l’homme (Réveillé-Parise 1845). Il a aussi édité les lettres de Gui Patin.

10 On peut noter que le livre de Hecquet se situe lui aussi par rapport à un tout, qui n’est pas la « République », mais là où s’exerce la charité, c’est-à-dire partout. Ainsi, sa « médecine des pauvres » prend spécifiquement en charge les « écoliers », qui font partie des pauvres, quelle que soit leur condition, et alors même qu’ils peuvent être des génies en herbe (Hecquet 1740, t. II, 146-149).

11 Sur les secrétaires, voir Schapira 2004.

12 On peut noter qu’il occupait à Padoue la chaire de médecine pratique.