La récidive a l’épreuve de la doctrine pénale (XVIe-XIXe siècles)
Issue du vocabulaire médical, la notion de « récidive » intègre à partir du XVe siècle le vocabulaire juridique pour signifier une rechute dans le mal1. Dans l’ancien droit, « être en récidive » traduit, en effet, plus une qualification morale d’un crime réitéré (un état graduel de péché) qu’une fine définition d’un état juridique. Aux XVIe et XVIIe siècles, les notions de récidive et de « repris de justice » sont absentes des index des ouvrages de droit. C’est au XVIIIe siècle que François Serpillon rompt cette tradition pour y consacrer une entrée dans l’index de son Code criminel de 1767. Quelques années plus tard, Daniel Jousse indexe lui aussi « récidive » et « repris de justice » dans son Traité de la justice criminelle (1771). Cette prise en compte n’est pas généralisée, car des dictionnaires spécialisés, tel le Répertoire universel et raisonné de Jurisprudence dirigé par Nicolas Guyot2 ou le Dictionnaire de Jurisprudence de l’Encyclopédie Méthodique3, ignorent ce terme. Est-ce à dire que la « récidive » n’est pas un champ de réflexion du droit d’Ancien Régime ? Ce tardif intérêt des doctrinaires traduit une lente émergence de la prise en compte de la récidive au cours du siècle des Lumières. Avant cette période, la question de la récidive ne semble susciter qu’indifférence. Les doctrinaires des XVIe et XVIIe siècles s’attardent davantage à expliciter les règles procédurales d’un droit régalien en construction qu’à définir juridiquement la récidive. C’est pourquoi le terme de « repris de justice » est la qualification usuelle dans la loi d’Ancien Régime ; il préexiste à celui de « récidive » qui tardra à s’imposer. A la fin du XVIIIe siècle, suite aux débats menés sur le but des peines, la modération pénale et la prison, les jurisconsultes affinent les définitions juridiques en distinguant la récidive spéciale, générale et la réitération. La connation religieuse de la récidive disparaît alors pour laisser la place à la notion de « dangerosité ». Finalement, il faut attendre le XIXe siècle pour qu’apparaisse le « récidiviste ».
Si les jurisconsultes sont longtemps muets sur le terme et le sens précis de la récidive, on constate en revanche que la législation, dès le XVIe siècle, prend en considération la « rechute » probable de certains types de délinquants. Les vagabonds, les blasphémateurs4, les voleurs dont le crime n’est pas « atroce » sont l’objet de normes légales qui précisent les condamnations successives en cas de réitération des délits5. Bernard Durand6 a par ailleurs montré que la notion de récidive existe dans la théorie des circonstances du délit. Perçu comme circonstance aggravante, l’état de « récidive » du criminel prouve une habitude délinquante qui aggrave la sentence7.
Depuis le XIVe siècle, les vagabonds et les gens sans aveu sont des délinquants au passé criminel8. De nombreux textes législatifs d’Ancien Régime précisent que cette population migrante est vouée à faire le « mal ». Leur statut est donc criminogène. La législation postule que ces vagabonds ont été châtiés au moins une fois et elle envisage l’aggravation de la peine en cas de rechute. Les vagabonds « qui ont été fustigés essorillés et bannis, ou souffert quelque autre griefve punition corporelle par sentence des juges compétents, pour larcins et autres crimes par eux commis, lesquels sont tant invétérés en leurs malices, […] se rendent incorrigibles, vaguant sans eux employés à faire aucunes œuvres pour vivre et eux sustenter, mais se transportent de ville en ville cherchant leur proie et faisant pis que devant, auxquels lieux sont souventes fois repris par notre justice et condamnés à être derechef battus de verges et autres peines sans la peine de mort ou punition de membres »9. Dès le XVIe siècle, la peine des galères s’impose car elle canalise cette population « de repris de justice »10. A ces vagabonds migrants sont progressivement assimilés les mendiants. Au moment de la Réforme et du développement de l’Etat moderne, la politique répressive vis-à-vis des pauvres se substitue à la charité11. Les catégories des bons pauvres et des mauvais pauvres se construisent dès la fin du Moyen Age et surtout à l’époque moderne. Les vagabonds seront progressivement inclus parmi les faux pauvres. Ils sont, comme les faux mendiants, assimilés à des oisifs, des paresseux et surtout procèdent de la délinquance. Se substituant aux structures religieuses, la monarchie propose des réponses répressives variables selon les populations : lieu de rassemblement comme l’Hôpital Général de Paris (1656) pour mettre au travail les pauvres ou envoi aux galères des vagabonds traités comme des criminels. Les politiques répressives que connaît l’Ancien Régime et qui associent les pauvres (dont le statut était reconnu par l’attestation de pauvreté) et les vagabonds aboutiront au XVIIIe siècle à une répression plus sévère envers les pauvres qu’envers les vagabonds12 et surtout assimileront explicitement en 1724 ces deux catégories de population fragilisée (Déclaration concernant les mendiants et vagabonds). Menace sociale, les vagabonds sont maîtres de la tromperie, car ils se spécialisent dans la délinquance en créant des organisations structurées qui préfigurent une professionnalisation de la criminalité. Ils sont alors associés aux délinquants d’habitude13 : « la plupart des voleurs et autres gens de mauvaise vie, qui ont été repris de Justice, et bannis, n’étant pas intimidés par cette peine, non seulement retournent dans les Pays et lieux d’où ils ont été chassés, mais continuent à vivre dans les mêmes crimes, à quoi ils sont excités par le relâchement des Juges qui n’ont pas exercé à leur égard le châtiment sévère qu’ils ont encouru, suivant les anciennes Ordonnances »14. La récidive traduit alors le caractère diffamé du délinquant, dont l’incorrigibilité est ainsi avérée. L’assimilation fréquente entre le criminel d’habitude15 et le vagabond influence la réponse répressive vis-à-vis de ce dernier. Celle-ci se caractérise surtout par la rapidité du traitement judiciaire. Déjà au XVIe siècle, François Ier étend les compétences des Prévôts des maréchaux aux vagabonds et gens sans aveu. Charles IX précise la liste des cas dont la juridiction des Prévôts est chargée ; elle inclut vagabonds, gens sans aveu, récidivistes « bannis et essorillés ». Réaffirmée et affinée par l’Ordonnance criminelle de 1670, la compétence des Prévôts des maréchaux est assujettie à celle des Présidiaux. Malgré ce frein juridictionnel et comme l’a montré Nicole Castan16, la justice des Prévôts des maréchaux est expéditive (les délinquants ne bénéficient pas des garanties procédurales de l’appel aux Parlements). Près de 40 % des criminels jugés par cette juridiction sont éliminés entre 1758 et 1788. Parmi cette population de délinquants, les repris de justice connaissent très souvent la mort17.
Dans la loi et dans la pratique judiciaire, les vagabonds sont soumis à une réponse répressive expéditive et éliminatrice. Le Procureur au Parlement de Paris Philibert Boyer fait, en 1606, le même constat. Il propose alors un sens à la notion de « récidive » qui sera communément admis par les doctrinaires des XVIe et XVIIe siècles. La récidive n’est pas la réitération d’un même délit, mais apparaît après le second châtiment du délinquant. Quel que soit le délit, seul le filtre judiciaire crée la récidive : « Criminels ayans autrefois été repris, essorillés, bannis, ou fustigés, ou souffert autre peine corporelle, s’ils sont derechef repris pour autre cas, le Juge Royal ressortissant sans moyen en la Cour, peut passer outre contre eux, nonobstant oppositions, ou appellations »18. Dans l’ancien droit, seul le châtiment dispensé par l’appareil judiciaire est la mesure de la récidive qui, en outre, est lisible grâce à un signalement physique (la mutilation puis la marque).
La preuve du jugement antérieur, inscrite sur le corps des condamnés, est à la fois une conséquence de la politique d’exemplarité du châtiment19 et une nécessité technique de repérage des repris de justice. Cette marque physique rend lisible le corps du délit : la marque « V » pour les voleurs, le « W » pour les voleurs récidivistes, le « M » pour les mendiants, le « GAL » pour les galériens, etc. sont autant de preuves des délits antérieurs20. Grâce à ces marques, les juges convaincus du passé délinquant de l’accusé, peuvent ainsi prononcer une condamnation aggravée. Or, ces flétrissures n’ont pas toujours emporté l’adhésion des doctrinaires. Au XVIe siècle, Jean Imbert s’intéresse aux mutilations tout en soulignant l’effet d’exclusion que subissent ces mutilés alors incités à récidiver :
Aussi la peine ordinaire des larrons atteints de larcin qualifié, est de fustigation parfois la corde au col, et l’une ou les deux oreilles coupées. Toutefois parce qu’on a connu par expérience qu’après qu’un homme avait une ou les deux oreilles coupées, il ne pouvait plus trouver à se mettre à servir, au moyen de quoi était contraint à se retirer ès bois, & se mettre à voler : on a laissé ladite peine de couper les oreilles, & pris une autre dont on use en Italie, qui est de fleurter les délinquants au dos d’une ou deux fleurs de lis : parce que cela ne se voit point et dénote aussi bien qu’ils ont été atteints par Justice, comme s’ils étaient essorillés21.
Cette preuve du « casier judiciaire » du délinquant, plus ou moins mutilant, pose déjà au XVIe siècle le problème de l’exclusion et de ses conséquences criminogènes. Cet argument réapparaîtra au XVIIIe siècle.
L’image des vagabonds que donne la loi insiste sur leur oisiveté : péché menant au crime. Les vagabonds constituent une « espèce de fainéants encore plus dangereux, qui n’ont d’autre occupation et d’autre subsistance que celle que leur libertinage leur procure, et qui donne lieu par leurs dérèglements à beaucoup de querelles, de désordres et de crimes »22. La figure du vagabond dans la loi fait écho à celle des doctrinaires lorsqu’ils brossent des portraits de « l’homme criminel ». Ce dernier est corrompu par la fainéantise, l’oisiveté et l’absence d’éducation23. Et en France, depuis la généralisation des normes de la procédure inquisitoire au XVIe siècle (Ordonnance de Villers-Cotterêt, 1539), il ne s’agit plus de définir des faits, mais des comportements criminels24. C’est pourquoi les juges chargés de récolter les preuves des délits s’intéressent-ils de plus en plus aux éléments biographiques. La récidive, preuve de l’incorrigibilité, relève d’une qualification morale que le juge définit en sondant l’âme du criminel. En 1716, promoteur de cette analyse du comportement, Bruneau conseille au juge d’observer « la complexion d’un accusé, la force et le faible de son esprit, ses mœurs, la vigueur de ses qualités corporelles, son âge, et son sexe : même se porter autant qu’on le peut jusque dans son intérieur afin de pénétrer, s’il est possible, dans son âme et à ce qui se passe dans son esprit, pour connaître et découvrir la bonté ou la malice d’un accusé criminel qui retient la vérité captive »25. Le juge, devenu le « médecin » de l’âme du criminel, constate que le « récidiviste » a basculé par degré dans le crime et que sa nature est pervertie (Déclaration sur les voleurs de 1724).
Cette idée de criminel pécheur incorrigible détermine la politique répressive française de l’Ancien Régime. Dès le XVIe siècle, Jean Imbert dresse la liste des délits avec leur sanction26. Bon nombre de crimes sont punis de mort : la sorcellerie, l’homicide, la rébellion à la justice, le faux monnayage, l’infanticide, le parricide, le vol de grand chemin, le rapt, l’empoisonnement, la « récidive » de libelle diffamatoire, etc. Bien que les juridictions n’appliquent pas ces normes pénales27, les doctrinaires se réfèrent toutefois à la loi. Encadrés par la législation, beaucoup pensent la criminalité en termes d’élimination, ce qui laisse peu de place, il est vrai, à la question de la récidive.
Les crimes n’entraînant pas la mort relèvent de l’arbitraire du juge. Selon des circonstances de lieu, de temps, de manière, etc., la sentence est alors plus ou moins sévère. Cette « théorie » des circonstances, que Laingui date du droit romain28, structure la pratique et la doctrine judiciaire d’Ancien Régime. Parmi ces circonstances prend place la récidive : « Le degré plus ou moins grand de malice, les motifs qui ont porté au crime, la manière dont il a été commis, les instruments dont on s’est servi, le caractère du coupable, la récidive, l’âge, le sexe, le temps, les lieux, etc. contribuent pareillement à caractériser l’énormité plus ou moins grande du crime »29. La « méchanceté » du criminel se mesure ainsi à l’aune de ses délits antérieurs.
Ainsi, après des siècles de tâtonnements, la fin de l’Ancien Régime et la période du droit dit intermédiaire apparaissent comme des moments clefs pour comprendre comment la récidive, « négligée » par l’ancien droit, deviendra à partir du XIXe siècle un objet juridique et judiciaire premier. De 1750 environ à la promulgation du Code pénal de 1810, la récidive acquière ses « lettres de noblesse », préfiguration d’une « obsession »30 à venir dans les décennies suivantes. C’est, en effet, au cours du XVIIIe siècle que les réformateurs ouvrent la petite porte de la récidive dans leurs grands débats sur la question pénale. L’exigence de modération pénale et son corollaire la prison, l’utilitarisme socio-juridique, les premières réflexions sur le crime pathologique introduisent, avant la Révolution, la notion de récidive.
Au XVIIIe siècle, les peines sont évaluées à l’aune de leur utilité et doivent répondre à un principe de prévention générale. « Le but [de la peine], donc, n’est autre chose que d’empêcher le coupable de causer de nouveaux dommages à ses concitoyens et de détourner les autres de suivre son exemple »31 : comme la plupart des jurisconsultes et des hommes de lettres critiques à l’encontre de la justice du XVIIIe siècle, Beccaria fait sienne l’idée d’une nouvelle philosophie pénale fondée sur la prévention des délits et des crimes. Dès lors, la récidive devient un problème manifeste, même si le mot n’est pas souvent prononcé dans les nombreux projets réformateurs qui accompagnent les dernières années de l’Ancien Régime. La question de la prévention individuelle et générale du crime, au cœur du Traité des délits et des peines, insiste sur la certitude de la punition davantage que sur la sévérité. A la suite de Beccaria, Michel Antoine Servan, célèbre avocat général au Parlement de Grenoble, développe des idées similaires dans son Discours sur l’administration de la justice criminelle, publié à la même époque (1767), ainsi que dans ses autres écrits moins connus : « Retenir à l’avenir, non seulement le coupable, mais ceux qui seraient tentés de l’imiter »32. Servan estime également que de trop douloureuses punitions sont propices à fabriquer de la récidive et, plus généralement, de la réitération, parce que les criminels vont tout tenter pour échapper au sort qui leur est promis. Déjà présentes chez un Montesquieu, ces réflexions remettent en cause plusieurs siècles de pensées juridiques et de pratiques judiciaires, dont les pénalistes traditionnels se font les défenseurs33. C’est aux Lumières que l’on doit le rejet de la qualification morale « d’incorrigibles pêcheurs » qui apparaît alors comme un préjugé. La modération pénale doit corriger le criminel qui n’est pas irrémédiablement corrompu car :
l’habitude même du crime, en tant qu’on n’a point encore essayé sur le coupable l’effet des châtiments modérés, ne prouve pas qu’on doive en désespérer. On ne peut le faire raisonnablement qu’après l’inefficacité prouvée des remèdes. Il n’y a donc que la répétition du crime, après l’épreuve des châtiments, qui puisse autoriser à croire que le criminel est irrémédiablement méchant, et à se conduire avec lui conséquemment à cette croyance. Encore y a-t-il lieu de trembler d’être dans l’erreur, puisque le jugement par lequel il est déclaré insanabilis, n’a pour fondement qu’une prévention, bien forte, il est vrai, mais qui n’est toujours qu’une prévention : c’est une raison à subjoindre à celles que nous allons déduire pour user de modération dans les peines34.
Cette idée que l’on retrouve éparse dans les écrits réformateurs montre que la privation de la liberté se substitue à la stigmatisation sur le corps et à l’élimination quasi systématique des délinquants.
La naissance de la peine de prison, qui commence à être mise en pratique par les magistrats dans les dernières années de l’Ancien Régime, répond à cette exigence. En partie copiée sur le modèle ecclésiastique, elle ouvre la voie au repentir, à la réinsertion, de même qu’elle extirpe un furoncle asocial. Au vrai, on sait que Beccaria souhaite aller plus loin. Son projet d’une mise à l’écart définitive des grands criminels, non par la mort, mais par l’esclavage perpétuel, se combine à l’angoisse de l’aventure criminelle (un supplice, même atroce, finit par s’oublier de par sa rapidité), en même temps qu’il est un bon moyen d’empêcher la récidive, à moins de s’échapper des geôles. L’idée de la « prison laborieuse » fait son chemin chez tout un courant réformiste à l’aube de 1789, de l’encyclopédiste d’Holbach à l’avocat général puis président à mortier du Parlement de Paris Le Peletier de Saint-Fargeau, d’Adrien Duport, conseiller dans cette même cour souveraine, à Brissot, homme de plume auteur d’une fumeuse Théorie des lois criminelles (1780)35. Fondée sur le postulat optimiste d’une humanité portée naturellement à la bonté, l’enfermement utilitariste est une solution pour les récidivistes. Dufriche de Valazé est sans doute celui qui rendra le couple récidive/prison le plus lisible et dont la pensée codificatrice est la plus aboutie. Dans ses Loix pénales de 1784, il propose un code criminel où la récidive est théorisée et ouvre sur une sentence. Dans ce code, la prison est une peine qui répond aux vœux de ce juriste, à savoir la modération pénale36. Elle permet en outre de graduer finement selon une échelle temporelle la peine au délit et ouvre la porte à la prise en compte de la récidive.
A faire frémir un Muyart de Vouglans, ces projets rejoignent ceux d’un Jeremy Bentham, très précis quant au problème de la récidive37. Pour ce philosophe et jurisconsulte britannique, il s’agit de faire prendre conscience à l’« homo delinquens », individu raisonnable, qu’il ne faut pas commettre d’acte répréhensible une nouvelle fois afin d’éviter « une peine équivalente au profit du crime ». L’« arithmétique pénale » de Bentham, en réalité l’application utilitariste d’une peine estimée au double du préjudice social subi, doit débarrasser le monde des criminels civiquement incurables.
Alors que les modèles carcéraux étaient réservés à certaines populations et visaient à corriger par le travail, le XVIIIe siècle ne fait que l’étendre à une plus large population de criminels. La prison devient objet par excellence de possible amendement. Se greffe sur ces conceptions pénales utilitaristes une exigence d’individualisation des peines qui doit répondre à l’idéal de progrès des Lumières, qui prévoit la correction par le travail :
Le mendiant et le galérien devenus libres acquerraient, au bout de quelques années d’un travail assidu, une portion de terrain défriché, ou une solde suffisante pour leur assurer une existence tranquille dans leur vieillesse. On ne peut pas se former une idée trop étendue des avantages qui résulteraient de ces nouveaux établissements. Des sources de richesses s’ouvriraient alors tout-à-coup dans tous les points du royaume. L’état trouverait dans le travail du pauvre, ou du sujet rebelle aux lois, un fonds suffisant pour alimenter la misère, et prévenir les funestes effets de l’indigence et du désespoir. Que de prévarications, que de vols, que de meurtres de moins38.
C’est dans le changement même des peines appliquées que se trouve la réponse à la criminalité en général et à la récidive en particulier : aux supplices, les réformateurs préfèrent l’éviction du corps social, accompagnée ou non d’un retour à la vie civile, mieux encore si le condamné est utilisé à des fins d’intérêt général. La législation royale intègre déjà partiellement cette philosophie de la peine lorsqu’elle décide l’envoi aux galères – au bagne après 1748 – et l’emprisonnement des voleurs et voleuses obstinés, avec la nette différence d’un rejet social quasi-définitif. L’application d’une marque corporelle – la fameuse fleur de lys – et la pratique de conserver plus longtemps les galériens font de ceux-ci des « condamné[s] sans espérance de raschapt »39. Les galères, telles qu’elles sont alors pratiquées, sont propices à faire et refaire des criminels, parce que la réinsertion est impossible. Elles fabriquent, à l’égal du bannissement, des récidivistes. La réforme apportée par Louis XVI en 1783 est précisément destinée à faire du bagne « une machine à guérir »40, propice à punir, mais également à prévenir et à éviter toute rechute criminelle ; d’où la suppression de la flétrissure prônée par la vague philosophique. La déclaration royale de mai 1788, relative à quelques réformes apportées aux matières criminelles, montre un souci évident de prévention pénale, preuve de l’influence des débats doctrinaux de la seconde moitié du siècle.
Déviance pathologique ou déviance sociale ? Après 1750, on observe une approche plus sociologique de la criminalité. Des causes proprement sociales (la pauvreté, la propriété) ou judiciaires (la dureté et les abus de la justice) sont invoquées. La récidive, considérée comme criminalité aggravée, n’est plus ignorée. Des causes plus globalisantes sont également avancées, comme le rôle du climat, cher au baron de La Brède, le manque d’éducation, la rigueur des lois, source de renforcement des inégalités, d’où l’émergence d’un « idéalisme juridique » (Marc Renneville) destiné à changer les choses afin de réduire, sinon empêcher le crime, au moins la rechute criminelle. Comme le suggère Boucher d’Argis en 1784, la rechute des galériens ayant purgé leur peine n’est causée que par des nécessités économiques :
Souvent, lorsqu’un de ces misérables a passé six ou neuf années dans les emplois les plus vils, on détache sa chaîne et on le laisse gagner en liberté l’endroit du royaume où il veut aller se fixer ; s’il n’a pas le moyen d’échanger l’habit qui décèle son châtiment, il va traînant sa honte et sa misère de village en village, effrayant sur les routes et dans les forêts le voyageur qui se détourne à sa rencontre. S’il a pu prendre les vêtements du sujet vulgaire, il arrive inconnu, isolé dans une ville, cherchant les moyens d’exister ; mais quel est le maître qui le prendra à son service, ou qui lui fournira de l’ouvrage, sans s’embarrasser de savoir d’où il vient, ce qu’il a fait ? Si on le questionne, le trouble de ses réponses vagues le rendra encore plus suspect. Il a autrefois volé par paresse, par débauche ; aujourd’hui il volera par besoin. Comme l’empreinte dont il est flétri l’expose à perdre la vie, s’il tombe une seconde fois sous la main de la justice, il fait de plus grands efforts pour éviter la fin dont il est menacé. L’assassinat lui est devenu, pour ainsi dire, nécessaire : il défend ses jours en attaquant ceux des autres41.
Les progrès de la médecine durant les Lumières influence également le discours sur la criminalité. Les lieux d’enfermement sont ainsi critiqués par le corps médical comme propices à créer des délinquants. Les inégalités physiques, la race, le sexe, etc. sont aussi avancés comme criminogènes, pendant que d’autres assimilent le criminel à un fou, un fou social en quelque sorte, qu’il s’agit bien de guérir. D’autres voient le criminel comme un sauvage insensible : dans cette logique, le récidiviste est-il totalement étranger à toute forme de civilisation ? Ces nouveaux discours sur la régénération sociale influencent la doctrine pénale et, plus tard, la législation criminelle de 1791 : améliorer l’homme pour lui éviter de retomber là où la punition est inévitable. La présence non négligeable des professions médicales dans les futures assemblées révolutionnaires explique, en partie, la médicalisation croissante du discours pénal sur la récidive, dès avant le XIXe siècle42.
Ainsi, grâce à la question pénale débattue dans l’espace public, le XVIIIe siècle voit se construire une définition somme toute assez homogène de la récidive. Le lieutenant criminel au bailliage d’Autun Serpillon, plus tardivement Thorillon, ancien procureur au Châtelet, ainsi que le chantre de la tradition, Muyart de Vouglans, proposent des définitions plus précises et nuancées43 : la récidive est bien le fait d’avoir déjà été condamné pour la même faute comme semble également admettre la législation royale du 4 mars 1724.
Aux hommes de la Révolution revient le choix d’appliquer ou non les nombreux, quoique peu différents, projets de réformation juridique et judiciaire. Il n’est pas de notre propos de les repréciser tous, ni de refaire l’œuvre législative postérieure à 1789 en la matière. Précisons simplement que les débats sur la récidive, qui émargent dans la doctrine pénale durant les dernières décennies de l’Ancien Régime, acquièrent une nouvelle dimension parce qu’on les retrouve peu ou prou dans les nouveaux textes de loi. De plus, un certain nombre de points de droit, sans rapport direct avec la récidive, peuvent être rattachés à celle-ci sans trop d’extrapolation.
Si la récidive ne paraît pas avoir précisément soulevée de profondes disputes au sein ni de l’Assemblée nationale ni des jurisconsultes sous la Révolution44, dont certains appartiennent à l’organe législatif, elle n’en est cependant pas moins l’objet de quelques débats spécifiques qui montrent son importance réelle au sein de la réorganisation juridique en marche.
A la suite des discussions passées sur l’adoption de la peine carcérale, dans lesquelles le juriste Adrien Duport joue un rôle de premier plan, des voix s’élèvent pendant les deux premières années de la Révolution, par exemple celle de l’ancien avocat et futur magistrat au Tribunal de Cassation Brillat-Savarin, pour critiquer la prison comme une véritable école du crime. Leurs auteurs ne croient pas à la prévention, ni à la réinsertion du condamné par ce biais. Autrement dit, la prison est propre à faire des criminels et des délinquants, surtout à faire des récidivistes. En 1788 déjà, Brissot, partisan des maisons de force, mettait en garde contre les mauvaises conditions de détention, synonyme de l’échec d’une double mission, celle de punir puis de guérir. La preuve en est donnée, selon lui, par l’erreur manifeste de l’enfermement des mendiants et vagabonds, pratiqué de longue date, d’où son projet détaillé d’une prison modèle45.
C’est à Michel Le Peletier de Saint-Fargeau que l’on doit les plus belles certitudes sur une purgation criminelle par la prison. Ses propos sont précis et vont jouer un rôle prépondérant dans l’adoption de la détention (la peine de prison ne sera pas explicitement adoptée) dans le futur et premier Code pénal français. « Avec le temps, [la prison offre] la possibilité de devenir meilleur » : elle permet donc d’éviter la rechute criminelle, même si la réalité de l’univers carcéral, déjà sous l’Ancien Régime, trahit et va trahir cet idéal. Les interventions répétées de Le Peletier de Saint-Fargeau pendant les deux premiers exercices révolutionnaires ne sont nullement le seul fruit d’un idéalisme qui, cependant, transparaît chez ce juriste et politique « en avance sur son temps » (J.-G. Petit) et dont on connaît l’utopie en matière de politique d’éducation. A l’approche de l’adoption du Code pénal, l’ancien magistrat de la monarchie absolue se montre pugnace à l’encontre de ceux dont les errements se doublent d’un crime politique. Le simple délinquant ou criminel a droit à la « réinsertion dans l’état de citoyen »46, tandis que celui convaincu de « récidive » doit être définitivement écarté, afin de « délivrer la société d’un malfaiteur incorrigible », d’où la proposition de la déportation, adoptée par ses confrères de l’Assemblée47. Les mots n’ont pas changé, mais la solution, qui concerne ici les seuls criminels, est à la fois plus précise et plus radicale : elle combine peine et exclusion, peine et absence de réhabilitation. L’ancien ci-devant membre influent du Comité de rédaction du futur code pénal tombe néanmoins, lui et quelques-uns de ses confrères, dans la contradiction. La récidive les embarrasse et empêche une réflexion cohérente. Peu de temps avant ces propositions en effet, Le Peletier se montrait favorable au rapprochement du lieu d’exécution de la peine avec le lieu du crime, précisément comme moyen pédagogique de prévention. Dans le même temps, le futur Conventionnel avouait son hostilité à la conservation de la marque, incompatible avec l’espoir d’un retour à la vie sociale. Afin de suivre le récidiviste, l’ancien parlementaire propose alors un suivi administratif. Les suggestions sont, de plus, loin d’être unanimes sur le sort à réserver à ces mauvais citoyens. Les critiques fusent contre le projet de leur déportation, justement parce que cette mesure ne possède pas le caractère dissuasif recherché sur les populations locales48.
Les positions combatives à l’encontre de la rechute criminelle des débuts de la Révolution trouvent une nouvelle légitimité dans la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789. Si la liberté est le premier des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme, elle trouve ses limites mêmes dans celles d’autrui. C’est pourquoi « l’agression contre les personnes, leurs biens, leurs habitudes de vie conviviales, […], transgresse le droit à la liberté de chacun »49. Le récidiviste, en limitant d’autant plus la liberté de ses semblables, doit s’attendre à une correction exemplaire. Sa répression se fonde sur des concepts de droit public parce que sa mauvaise attitude réitérée l’écarte du nouvel ordre politique.
Gravité de la chose à laquelle la législation révolutionnaire ne répond pas toujours, elle qui piétine à apporter une définition précise de la récidive. On peut penser qu’en intégrant pleinement le terme au Code pénal, les révolutionnaires ont souhaité donner à la récidive une « légitimité pénale ». Elle devient dès lors une qualification pour tous les délits et les crimes, dans une nouvelle échelle criminelle dorénavant parfaitement précisée par la loi. Ainsi, par la codification, la récidive est légalement un acte répréhensible et son auteur un plus grand délinquant ou criminel.
En effet, par la loi du 25 septembre-6 octobre 1791, la récidive devient un élément constitutif du droit pénal. Trois cas de figure sont alors envisagés, sans grand commentaire de la part des professionnels du droit en un temps où les traités se font rares et parce que les décisions de la Nation ne se discutent pas. Un passage en correctionnelle est prévu au niveau des simples infractions relevant des tribunaux de police. En correctionnelle justement, la récidive entraîne le doublement de la peine. Au criminel, elle implique une peine infamante et afflictive, puis l’envoi dans les colonies à perpétuité50. Ce « système inachevé » (B. Schnapper), du fait d’un flou juridique certain (le délai de prescription en la matière n’est pas précisé avant le code pénal de l’An IV) et d’une impossibilité pratique, notamment du fait de la guerre contre les Anglais, conserve l’optimisme du rachat du coupable par l’octroi de terres dans les îles. Il ouvre la voie à quelques difficultés concrètes, par exemple l’impossibilité de distinguer un récidiviste d’un simple criminel, puisque la marque au fer est supprimée, conformément aux vœux de Le Peletier. Il suggère donc une plus étroite collaboration entre justice et police pour la surveillance des condamnés libérés51. Dans des ouvrages écrits après la Révolution, ce « défaut » est très bien perçu par les jurisconsultes (notamment par le célèbre Merlin de Douai) qui insistent longuement sur ce problème d’identification des récidivistes. Pour appuyer son propos, le « prince des juristes », peu disert au cours des débats précédents sur la refonte de la justice criminelle52, donne le cas d’un individu déjà condamné pour le même crime, mais sous une identité différente. Celui-ci parvient à faire casser son second jugement, même après avoir avoué sa double identité, au grand dam de l’ancien avocat des Lumières, devenu partisan d’une fermeté pénale sous la Constituante53.
Avec le temps, la législation révolutionnaire se faisant plus sévère54, la doctrine pénale tend à soulever des problèmes plus précis. Ceux-ci, rappelons-le, sont le fruit de réflexions après coup, quoique mises par écrit par des hommes de loi qui ont, pour la plupart, traversé la longue période de la Révolution et de l’Empire. Au premier rang de ces difficultés se place celle de l’individualité de la peine.
Ainsi Le Graverend (né en 1776), tardif avocat sous la Restauration après une carrière administrative au sein du ministère de la Justice sous la Révolution et l’Empire, évoque, dans un contexte de renforcement de la répression contre les auteurs de récidive en l’an VIII, le problème de la prise en compte des complices d’un malfaiteur déjà condamné. A cette date, certains vols réitérés sont effectivement traités au pénal. Doit-on faire une partition du procès ou bien faire un procès commun, au risque d’une disproportion entre les différents accusés ? L’auteur, avec d’autres, se réjouit de l’adoption de cette dernière formule, prétextant l’unité de l’instruction et le fait que la cour criminelle peut prononcer des peines correctionnelles55. Cette question est de nouveau soulevée par lui à propos d’une affaire similaire sous l’Empire. Toutefois, parce que cette année-là (1806) le tribunal prononce une sanction identique pour une voleuse récidiviste et sa complice, le jurisconsulte s’indigne d’une « fausse application de la peine » en raison de la dimension individuelle, et de cette dernière et de la récidive. Ce qui, au passage, témoigne d’une précision accrue quant à cette qualité du crime, obligatoirement prise en compte par les instances judiciaires depuis 1791.
C’est précisément sous le Premier Empire que la récidive obtient, tardivement, une définition précise, non seulement dans les traités de doctrine, dans lesquels les jurisconsultes s’accordent sur ce point, mais par et dans la loi. Cause ou conséquence ? La législation montre une offensive nette contre les individus convaincus d’avoir récidivé. La doctrine s’interroge sur diverses complications judiciaires, encore d’actualité après le retour des Bourbons.
Un bref rappel de la législation pénale de 1808 et 1810 sur la récidive n’est pas inutile, ne serait-ce que pour préciser l’aggravation du sort des fauteurs impénitents. Si ceux-ci commettent quelque infraction relevant des tribunaux de police, quelques jours de prison peuvent être joints à l’amende. Comme en 1795, le Code pénal napoléonien maintient une prescription annuelle. En correctionnelle, la peine est doublée « au maximum », à laquelle s’ajoute une surveillance policière de cinq à dix ans. C’est surtout au criminel que les choses, disons, se gâtent, avec le passage à une peine immédiatement supérieure56, sans limite de temps, mais surtout avec le jugement par les cours spéciales, c’est-à-dire sans jury. Les Assises ne sont effectivement possibles que si la récidive n’a pas été retenue dans l’acte d’accusation, mais se trouve mise au jour lors du procès57.
Cependant, la récidive n’est plus, comme sous l’Ancien Régime, confondue avec la réitération criminelle. Elle « ne résulte pas de ce qu’un individu a commis plusieurs crimes, mais de ce que, depuis une première condamnation, il en a commis un nouveau (de même nature) »58. Il convient d’insister sur l’importance de cette « première condamnation », au sujet de laquelle les juristes des premières décennies du XIXe siècle s’accordent à noter l’importance. Elle n’était qu’évasive dans les traités antérieurs à 1789. Pour certains, il ne s’agit pas, en effet, de prononcer une lourde peine à la légère. Tandis que d’autres estiment qu’en « cas de conviction » de récidive, les magistrats se doivent d’appliquer la loi prévue selon la nature du crime.
Cette précision dans le vocabulaire plonge les exégètes du droit pénal dans des querelles sémantiques qui ne sont pas innocentes. Ainsi l’emploi du mot « délit » dans l’acte de la première condamnation, puis celui de « crime » dans le second, annule-t-il la récidive ? D’après l’avocat Le Graverend, le droit intermédiaire obligeait à une précise définition des choses, alors que le nouveau Code pénal, « trop rigoureux » dans sa volonté de châtier davantage les incorrigibles, se montre plus laxiste sur ce point. Au-delà de l’argutie sémantique, se dessine bel et bien une volonté évidente de poser les bases d’une justice criminelle la plus clairement établie sous le règne de la Loi.
Parce que le récidiviste est la preuve éclatante de l’échec d’une politique de prévention et de réinsertion, l’Empire décide de mettre définitivement les criminels incurables au ban de la société. Le récidiviste est en quelque sorte son propre fossoyeur, position que les juristes en place sous la Révolution ne déniaient pas : comme le citoyen qui, aveuglé, refuse le Bonheur, le récidiviste, refusant un retour à la vie normale, doit être retranché de la saine partie de la société. Par le retour de la marque dès l’an X (1802), par l’envoi renforcé dans les chauds mouroirs des bagnes d’Outre-Mer, par l’absence de circonstance atténuante en cas de crimes répétés et parce que le droit de grâce ne s’applique pas à la récidive en 1810, le Premier Empire et sa législation criminelle ouvrent la voie à plusieurs décennies de radicalisation pénale que peu de jurisconsultes remettent en cause, même sous la Restauration.
La récidive devient l’une des grandes préoccupations du XIXe siècle, non seulement dans les milieux judiciaires, mais également politiques et médicaux. Que faire de ces incorrigibles bientôt qualifiés de « récidivistes » ? Les débats se prolongent tout au long de la période, oscillant entre une plus grande modération ou, au contraire, une véritable offensive tant doctrinale que législative. Si la loi du 28 avril 1832 se montre plus clémente à l’encontre de la récidive – la marque est à nouveau supprimée, alors que le texte renforce globalement les peines59 – de grands criminalistes comme Arnaud Bonneville de Marsangy60, l’inventeur du casier judiciaire, développent une argumentation influente et écoutée pour renforcer la répression.
Pourtant, si le XIXe siècle est certes à l’origine du « récidiviste qui va et vient entre la prison et la société »61, il le doit en partie à ce courant doctrinal qui, depuis 1750 environ, a posé les bases d’une profonde mutation, avant d’être relayé par la législation criminelle. Le XIXe siècle hésite entre « correction et châtiment » à l’encontre de la récidive et des récidivistes : déjà les hommes de la fin de l’Ancien Régime, les Modernes plus que les Anciens, souhaitaient la première, mais les générations suivantes finiront par abandonner celle-ci au détriment du second. En ce sens, la récidive est au cœur d’un échec doctrinal dont témoigne la loi de 1885 sur la relégation pénitentiaire réservée à ces incurables ; une relégation qui était déjà en germe dans la déportation révolutionnaire.
Un siècle après les projets réformateurs, le récidiviste appartient officiellement, et pour longtemps, aux classes criminelles dangereuses.
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1 Edmond Huguet, Dictionnaire de la langue française du seizième siècle, Paris, 1925-1967, art. « Récidivation » et « Récidiver ».
2 Paru entre 1775 et 1786, en 64 volumes.
3 Paru entre 1783 et 1789, en 8 volumes.
4 A la fin du XVIe siècle, le lieutenant criminel Jean Imbert énumère près de quatorze réitérations de textes légaux concernant les blasphémateurs, édictés entre 1254 et 1594, Jean Imbert, La pratique judiciaire tant civile que criminelle. Illustrée et enrichie de plusieurs doctes et commentaires, interprétations et annotations, 4e éd. revue et augmentée par Pierre Guenois, Paris, 1609, p. 771.
5 Guy du Rousseaud de la Combe, Traité des matières criminelles suivant l’ordonnance du mois d’Août 1670, 4e éd., 1751, concernant une Ordonnance de 1539 sur le vol et le larcin, p. 67.
6 Bernard Durand, Arbitraire du juge et Consuetudo Delinquendi. La doctrine pénale en Europe du XVIe au XVIIIe siècles, Montpellier, 1993.
7 Nous ne nous attarderons pas sur cet aspect de la récidive qui a déjà largement été traité par Bernard Durand.
8 Ordonnance du Roi et du Conseil, sur le prix des salaires, à cause des changements des monnaies qui prescrit des peines contre le vagabondage, Novembre 1354, in Isambert, Recueil général, t. 4, art. 2 qui dispose que si les vagabonds étaient repris à jouer aux dés dans les tavernes, ils seront mis en prison, tenus au pain et à l’eau durant 3 jours et « pour la tierce fois repris par la manière que dit est, ils seront signés au front d’un fer chaud et bannis desdits lieux ».
9 Edit sur l’Administration de la justice en Normandie, Fontainebleau, décembre 1540, Isambert, op. cit., t. 12, art. 10, (nous soulignons).
10 Bronislaw Geremek, Inutiles au monde. Truands et misérables dans l’Europe moderne (1350-1600), Paris, 1980, pp. 67 et ss.
11 Ibid., p. 266.
12 Jacques Depauw, « Pauvres, pauvres mendiants, mendiants valides ou vagabonds ? Les hésitations de la législation royale », Revue d’histoire moderne et contemporaine, juillet-septembre 1974, t. XXI, pp. 401-418.
13 Bronislaw Geremek, Inutiles au monde, op. cit., pp. 179 et ss.
14 Déclaration du Roi du 31 Mai 1682. Contre ceux qui ne garderont pas leur Ban, les vagabonds et gens sans aveu, in Guy Du Rousseaud de la Combe, Traité des matières criminelles, op. cit., p. 705 (nous soulignons).
15 Bernard Durand, Arbitraire du juge, op. cit., pp. 200-202.
16 Nicole Castan, « La justice expéditive », Annales E.S.C., vol. 31, N° 2, mars-avril 1976, pp. 331-361. Près de 40 % des délinquants qui sont jugés par les prévôts entre 1758-1788 connaissent une élimination définitive (peine capitale ou galères et force à vie), p. 349.
17 Ibid., tableau pp. 350-351.
18 Philibert Boyer, Stile de la cour de parlement et forme de procéder en toutes les Cours souveraines du Royaume, Paris, 1606, p. 269 (b).
19 Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, 1975.
20 Pierre François Muyart de Vouglans, Les loix criminelles de France, dans leur ordre naturel, Neufchatel, 1781, 2 vol., « L’on sait au reste, que le motif particulier qui a fait établir l’imposition de ces marques, a été de s’assurer par-là de la preuve de la condamnation : afin qu’en cas de récidive de la part du condamné, l’on puisse augmenter la peine, et la porter même jusqu’à celle de la mort. », vol. 1, p. 58 (a).
21 Jean Imbert, La pratique judiciaire, op. cit., p. 766.
22 Guy Du Rousseaud de la Combe, Traité des matières criminelles, op. cit., p. 725, citant La déclaration du roi du 27 Août 1701 concernant les vagabonds.
23 André Laingui, « L’Homme criminel dans l’Ancien Droit », Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, janvier-mars 1983, n° 1, pp. 17-35.
24 Bernard Durand, Arbitraire du juge, op. cit., se référant à Xavier Rousseaux, Taxer ou châtier ? L’émergence du pénal. Enquête sur la justice nivelloise (1400-1650), Thèse de philosophie et lettres, Université catholique de Louvain, 1990.
25 Antoine Bruneau, Observations et maximes sur les matières criminelles. Conformes aux édits et ordonnances, Arrêts, Règlements des cours souveraines du Royaume : avec des Remarques tirées des Auteurs, Paris, [1715], 1716, 2 tomes en 1 vol., préface pp. ij (b)-iij (a).
26 Jean Imbert, La pratique judiciaire, op. cit., pp. 774-803.
27 Bernard Schnapper, « Les peines arbitraires du XIIIe au XVIIIe siècle. (Doctrines savantes et usages français) », Revue d’histoire du droit, t. XLII, 1974, pp. 98-99.
28 André Laingui, « L’Homme criminel dans l’Ancien Droit », op. cit., pp. 32-33.
29 Chevalier de Jaucourt, art. « Crime », in Encyclopédie Diderot et d’Alembert, 1751-1772.
30 Jean-Marie Carbasse, Histoire du droit pénal et de la justice criminelle, Paris, 2000, p. 411 et Bernard Schnapper, « La récidive, une obsession créatrice du XIXe siècle », Voies nouvelles en histoire du droit. La justice, la famille, la répression pénale (XVIe-XIXe siècles), Poitiers, 1991, pp. 313-351.
31 Traité des délits et des peines, 1764, chap. XII.
32 Michel Antoine Servan, De l’influence de la philosophie sur l’instruction criminelle, in Choix des œuvres inédites de Servan, avocat général au Parlement de Grenoble, par X. de Portets, avocat, Paris, 1825, vol. 4, p. 195. La prévention du crime est largement présente chez le même auteur dans son Discours sur l’administration de la justice criminelle, Genève, 1767.
33 Michel Porret, « Les “lois doivent tendre à la rigueur plutôt qu’à l’indulgence”. Muyart de Vouglans versus Montesquieu », Revue Montesquieu, N° 1, pp. 65-95 ; André Laingui, « Sentiments et opinions d’un jurisconsulte à la fin du XVIIIe siècle : Pierre François Muyart de Vouglans (1713-1791) », Travaux juridiques et économiques de l’Université de Rennes, 1964, pp. 177-277.
34 Charles Eléonore Dufriche de Valazé, Loix pénales dédiées à Monsieur Frère du Roi, Alençon, 1784, pp. 323-324.
35 Sur ces questions, voir Frédérique Joannic-Seta, Le bagne de Brest, 1749-1800. L’émergence d’une institution carcérale au siècle des Lumières, Rennes, 2000, pp. 148149 ; Jacques-Guy Petit, Ces peines obscures. La prison pénale en France, 1780-1875, Paris, 1990, chap. 1 et 2 ; Michel Foucault, Surveiller et punir, op. cit., pp. 110 sq.
36 Charles Eléonore Dufriche de Valazé, Loix pénales, op. cit., pp. 323-324.
37 Jean Pradel, Histoire des doctrines pénales, Paris, 1989, p. 45 et Jean-Marc Varaut, « L’utilitarisme de Jeremy Bentham, prémisse et mesure de la justice pénale », Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, 1982, pp. 261-270.
38 Ajout de Jacques Vincent De La Croix, art. « Galères », Encyclopédie Méthodique, Jurisprudence, t. 4, 1784, p. 696 (a).
39 André Zysberg, Les galériens. Vie et destins de 60000 forçats sur les galères de France, 1680-1748, Paris, 1987, pp. 78-79.
40 Frédérique Joannic-Seta, Le bagne de Brest, op. cit., p. 147.
41 André Jean Boucher d’Argis, art. « Galères », Encyclopédie Méthodique, Jurisprudence, t. 4, 1784, pp. 693 (a)-693 (b).
42 Marc Renneville, La médecine du crime. Essai sur l’émergence d’un regard médical sur la criminalité en France (1785-1885), Villeneuve d’Asq, 1997, 1re partie.
43 François Serpillon, Code criminel ou commentaire de l’ordonnance de 1670, Lyon, 1762, p. 202 ; Antoine Joseph Thorillon, Idées sur les lois criminelles, Paris, 1788, art. 98 « Récidive », p. 289 ; Daniel Jousse, vers la même époque que Serpillon, abonde dans ce sens dans son Traité de la justice criminelle, op. cit., t. 2, p. 601. L’œuvre modeste d’un auxiliaire de justice comme Thorillon, qui consacre l’un de ses nombreux articles de propositions à la récidive, témoigne d’une prise en compte tardive, mais de plus en plus prononcée de la rechute criminelle à l’heure des projets réformateurs. De même son invitation à ne faire preuve d’aucune clémence à l’encontre des récidivistes, sa critique d’une législation trop molle sur les voleurs incorrigibles, sont autant de mesures que l’on retrouve, bientôt, dans les débats révolutionnaires. A retenir aussi sa critique de la justice britannique qui préfère appliquer une peine « légère » contre la promesse d’une non « rechute » (art. 124, « Des moyens de prévenir le crime », p. 326) ; « L’on voit aussi en même temps, qu’il faut pour fonder cette augmentation, qu’il y ait preuve juridique de cette récidive ; c’est-à-dire, qu’il ne suffit pas qu’il y ait eu une simple accusation, mais il faut que cette accusation ait été suivie d’un jugement de condamnation, et que par ce jugement l’accusé ait été convaincu de récidive en crime de vol », Pierre François Muyart de Vouglans, Les loix criminelles de France, op. cit., vol. 1, p. 278 (b).
44 Ainsi le magistrat Emmanuel-Claude Pastoret, dans Des Loix pénales (Paris, 1790), ouvrage de critique des lois anciennes et de proposition de réforme, n’évoque pas la récidive lorsqu’il traite du rapport de la peine au crime, objet principal de sa dissertation.
45 Jean-Pierre Brissot de Warville, Théorie des loix criminelles, Neuchâtel, 1781, t. 1, pp. 75-76, 162 sq. et 258-263.
46 Gazette nationale, N° 153, jeudi 2 juin 1791, débats du 1er juin.
47 Ibid., proposition adoptée le 3 juin.
48 Voir Jean Pradel, « Les innovations des constituants en matière de répression », in Robert Badinter (dir.), Une autre Justice, 1789-1799, Paris, 1989, pp. 111 et 121.
49 Lygia Négrier-Dormont, Stamatios Tzitzis, Criminologie de l’acte et philosophie pénale. De l’ontologie criminelle des Anciens à la victimologie des Modernes, Paris, 1994, p. 81.
50 Code pénal de 1791, Des condamnations, titre 2, De la récidive, art. 1. Voir Rondonneau, Collection générale des lois, décrets […], publiés depuis 1789 jusqu’au 1er avril 1814, Paris, 1818, t. 3.
51 Bernard Schnapper, « La récidive, une obsession créatrice du XIXe siècle », op. cit., p. 315.
52 Hervé Leuwers, Un juriste en politique, Merlin de Douai (1754-1838), Arras, 1996, p. 241.
53 Philippe Antoine Merlin, Répertoire universel et raisonné de jurisprudence, Paris, 1815, art. « Récidive », pp. 17-18 du volume.
54 Par exemple, le Code du 3 brumaire an IV, art. 607, fait passer la récidive d’une infraction de police à un délit correctionnel, à condition que le premier jugement soit intervenu dans les douze mois précédents.
55 Jean-Marie Le Graverend, Traité de législation criminelle de France, [1816], Paris, 1823, t. 1, chap. III, « Des complices qui sont en état de récidive ou de vagabondage », p. 149 ; Carnot (conseiller à la cour de cassation), Commentaire du code pénal, Paris, 1824, t. 1, p. 172.
56 L’échelle est la suivante : peine méritant dégradation civique au premier crime = carcan ; peine du carcan ou du bannissement = réclusion ; réclusion = travaux forcés ; travaux forcés ou déportation = à perpétuité ; perpétuité = peine de mort.
57 Je renvoie à Philippe Antoine Merlin, Répertoire universel, op. cit., art. « Récidive ».
58 Jean-Marie Le Graverend, Traité de législation criminelle, op. cit., t. 2, chap. X « De la récidive », p. 610.
59 Jean-Pierre Royer, Histoire de la justice en France, Paris, 1996, pp. 491-492.
60 Sylviane Cayet, Arnould Bonneville de Marsangy (1802-1894), un précurseur de la science criminelle moderne, thèse de l’Université Lille II, 1999, f° 516 sq.
61 Patricia O’Brien, Correction ou châtiment ? Histoire des prisons en France au XIXe siècle, Paris, 1988, p. 21.