Recidive, récidivistes et droit de punir
Le degré plus ou moins grand de malice, les motifs qui ont porté au crime, la manière dont il a été commis, les instruments dont on s’est servi, le caractère du coupable, la récidive, l’âge, le sexe, le temps, les lieux, etc. contribuent pareillement à caractériser l’énormité plus ou moins grande du crime ; en un mot l’on comprend sans peine que le différent concours des circonstances, qui intéressent plus ou moins la sûreté des citoyens, augmente ou diminue l’atrocité des crimes1.
La double récidive avait aggravé sa faute. Les juges consultèrent le livre de la loi, mais pas un seul l’état d’esprit de l’accusé. […] Wolf fut condamné, le dos marqué au fer du signe de la potence, à travailler trois ans dans la forteresse2.
Ancien magistrat en 1887, partisan d’un droit de punir rigoureux basé sur la peine capitale, Eugène Mouton s’inquiète de l’« immoralité héréditaire » qui selon lui constitue la cause véritable du « flot de la récidive » qu’évoquent notamment en 1885 le garde des sceaux de la Troisième république et les statistiques de l’administration judiciaire « depuis le premier jour où l’on a commencé de tenir les comptes de la criminalité ». En conséquence, il « faudrait savoir d’abord, note-t-il, ce que c’est au fond qu’un récidiviste, chercher si les vraies causes de la récidive sont dans l’insuffisance des lois, dans le vice de la répression, et même […] si la récidive est le grand malheur que l’on croit. On peut en effet se demander si la moralité générale d’une nation ne gagne pas plus à voir la criminalité se concentrer sur un nombre plus restreint de récidivistes endurcis, qu’à la voir se répandre chaque année sur un nombre de plus en plus grand de condamnés »3. Banal à la fin du XIXe siècle pour formuler l’inquiétude sociale face à la criminalité d’habitude, le concept juridique de « récidive » est alors vieux d’un peu plus de trois siècles.
Par son emprunt au latin médiéval recidivare (recommencer un délit), « récidiver » signale tout d’abord la maladie récurrente Dès 1488, pour les magistrats, « récidiver » qualifie ensuite l’acte délictueux de « commettre une seconde fois une infraction » malgré la sévérité de la première condamnation pénale. Tiré du latin médiéval recidiva, « récidive » est par ailleurs un néologisme en français connu dès 1560. Vers 1593, le langage juridique désigne la « récidive » d’un individu comme le fait social de commettre un nouveau délit ou de s’endurcir dans le crime après avoir été jugé pour un premier méfait. L’usage judiciaire suit le concept naturaliste du langage médical qui depuis Ambroise Paré au moins utilise le mot « récidive » pour signaler la nouvelle manifestation d’une pathologie chez un sujet guéri. Au XIXe siècle, de « récidive » dérive le concept de « récidivité » et de récidiviste (1845), soit le délinquant déjà condamné ou contaminé par le « virus pénitentiaire »4. Récidive recoupe alors son sens traditionnel sur le plan médical (1858) puis juridique (1864). L’article « récidive » du Dictionnaire de la Langue française d’Emile Littré de 1875 propose ainsi : « 1. Terme médical. Réapparition d’une maladie après le rétablissement complet de la santé, au bout d’un laps de temps indéfini qui quelquefois se compte en années ». 2. Action de retomber dans la même faute, le même délit, le même crime » (tome IV, p. 1510 b). Commune vers 1900, l’analogie naturaliste entre la pathologie du corps malade et celle du comportement déviant est forgée dans le concept de récidive. Dès les Anciens, la tradition occidentale du droit de punir valide l’analogie qui motive la sévérité pénale comme la thérapie radicale du corps social malade. Dans le Gorgias de Platon, Socrate évoque la justice pénale comme la « médecine pour la méchanceté de l’âme ». Au temps des Lumières, Montesquieu soutient la peine capitale en suivant l’idéal platonicien de la thérapeutique pénale : « un citoyen mérite la mort lorsqu’il a ôté la vie, ou qu’il a entrepris de l’ôter. Cette peine de mort est comme le remède de la société malade »5. La maladie récidivante signale donc la faillite thérapeutique, alors que l’homo criminalis récidiviste signale l’échec correctif du droit de punir.
Punir
« Punir est un droit terrible » de l’Etat de droit note Pierre Pastoret (1755-1840) dans son fameux Des Lois pénales édité en 1790 (I, p. 28) dans le contexte des débats à la Constituante sur la rédaction du code pénal de 1791. Bannir, « imposer un rachat », marquer le corps par le supplice expiatoire, enfermer : selon Michel Foucault, le droit de punir ancien et moderne repose sur ces « quatre grandes formes de tactique punitive »6. De l’Athènes et de la Rome des Anciens à l’Europe carcérale dès le XIXe siècle, en passant par celle des rois absolus de l’époque moderne, le système pénal veut neutraliser, corriger et surtout punir l’homo criminalis en l’éliminant définitivement ou de manière temporaire, afin d’intimider les adeptes du crime, de guérir le mal social du crime et de prévenir la récidive7. « Corriger ceux que l’on punit », « mettre les criminels hors d’état de causer de nouveaux troubles dans la société », « contenir par la vue et la crainte des peines, ceux qui ne s’abstiennent du crime que par cette peine » : à la fin du XVIIe siècle, partisan du providentialisme judiciaire, Jean Domat résume ainsi les « usages » classiques du droit de punir qui sera appliqué jusqu’à la fin de Ancien Régime8. Exposition au carcan, réclusion, travaux forcés avec la marque, déportation et peine capitale : le Code pénal de 1810 échelonne ainsi progressivement les peines aggravées de la récidive contre « quiconque ayant été condamné pour crime [et qui] aura commis un second crime » (IV, art. 56-58)9. Casier judiciaire, relégation et transportation pénales, « théorie d’ensemble de la récidive », « délinquants d’habitude », « incorrigibles », causes, effets, prévention, constat et preuve de la récidive, volonté criminelle du récidiviste, récidivisme et vagabondage, anthropométrie judiciaire du récidiviste, « récidivité au point de vue pénitentiaire », « surveillance » policière, Code pénal et lois (1863, 1885) : de 1800 au lendemain de la Grande guerre, les pénalistes français examinent donc les multiples facettes sociales, comportementales et juridiques de la récidive, ainsi que de son traitement judiciaire10. Leurs travaux montrent bien que l’« obsession de la récidive » écrase la pratique et la philosophie pénales comme l’a montré Bernard Schnapper11. Voulant idéalement objectiver le « comportement criminel » selon des critères scientifiques, les criminologues suivent les pénalistes en distinguant la « récidive naturelle », la « récidive sociale », la « récidive légale », la « récidive pénitentiaire » et la « récidive persistante ». Cette taxinomie du récidivisme classe respectivement la délinquance à répétition comme atavisme moral, celle basée sur une condamnation antérieure ou le séjour carcéral, ainsi que le « multirécidivisme » du délinquant d’habitude qui choisit de « rechuter » dans le crime.
Rechuter dans l’armée du crime
Si le grand Dictionnaire de droit et de pratique de Claude-Joseph de Ferrière publié plusieurs fois à Paris entre 1739 et 1768 ne consacre que cinq lignes à la « récidive » pour rappeler le rôle du juge pacificateur dans les jugements concernant les « actions ou plaintes d’injures », trente articles de l’Encyclopédie Diderot et d’Alembert (1751-1772) évoquent le concept de « récidive ». Celui-ci s’inscrit dans le champ de la « médecine », de la « chirurgie », de l’« anatomie » (« conformation », « friction », « grenouillette », « hypostrophe », « infirmier », « inoculation », « ondontalgie », « ongle », « [fièvre] quarte » et « tierce »), ainsi que dans le domaine de la « jurisprudence », du droit, de la police (eau, chasse, commerce, manufacture, métier) et de l’« économie morale » (« Gouvernante d’enfant »). « Fautes par ignorance », « bagatelles », « désobéissance », « fautes punissables », « crimes de premier ordre » : le chemin moral de la récidive culmine dans l’« intention » délictueuse, caractéristique morale de l’enfant incorrigible, car rongé par le « germe du vice » (art. « Gouvernante d’enfants. Economie morale »). De l’économie morale au comportement social criminogène, le chemin franchi par les encyclopédistes est étroit. Dans le domaine judiciaire, l’Encyclopédie évoque l’aggravation pénale (amende, punition corporelle, envoi aux galères et peine capitale) de la récidive qui serait « punie plus rigoureusement que le délit qui est commis pour la première fois » (art. « Récidive »). La « puissance du glaive » concerne notamment les infracteurs incorrigibles : accapareurs des grains qui persistent malgré leur première condamnation, bateliers qui enfreignent une seconde fois les consignes sécuritaires de la police fluviale, capitaines qui continuent à délester dans les ports, canaux, bassins et rades en dépit de leur première amende, commis des portes de la ville qui contrôlent de manière laxiste l’entrée des marchandises, duellistes qui persistent à défendre leur point d’honneur, esclaves qui s’attroupent une seconde fois malgré ce que prohibe le Code noir, faux-sauniers exécutés après un premier séjour aux galères royales, infirmier persistant à léser la santé ou le bien-être des malades, nègre qui s’enfuit de la plantation de son maître en encourant la mutilation des oreilles, du jarret, la marque ou la mort selon son endurcissement de fugitif ou encore tanneur persistant à « mal apprêter » le cuir qu’il vend. De même que l’hypostrophe signale la rechute pathologique (récidive de fièvre ou de tumeur), la récidive signale socialement la rechute dans l’illégalisme que favorise souvent l’infamie pénale. En effet, jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, à l’instar du « criminel par infamie » de Friedrich Schiller, le récidiviste qui échappe à l’échafaud incarne sa biographie criminelle. Son corps est flétri par la marque ou « fer marqué de plusieurs petites fleurs de lis par ordre de la justice, que le bourreau applique à chaud pendant un instant sur l’épaule […] la flétrissure de la fleur de lis n’a pas seulement été introduite […] comme une peine afflictive, mais […] comme un moyen de justifier si l’accusé a déjà été puni par la justice de quelque crime, dont la récidive le rend encore plus criminel » (art. « Fleur de lis. Jurisprudence française »).
Attribuée à la moralité inférieure de l’homo criminalis, à sa constitution atavique, à sa volonté ou à son milieu social, la récidive intéresse l’autorité judiciaire, la police et la criminologie. Après les registres des « bannis » de l’Ancien Régime, le « casier judiciaire » instauré en France en 1850 devait permettre à la police de contrôler les « repris de justice », de traquer ses complices et surtout de prévenir la récidive : « à l’expiration de sa peine, le récidiviste, rejeté sans transition au sein de la société, y met à exécution les attentats dont il a pu combiner le plan en prison, et pour lesquels il s’est, dans une affiliation toute préparée, procuré des complices »12. Dès l’aube du XXe siècle, marquée par l’obsession judiciaire de la récidive que la statistique criminelle quantifie pour optimiser le contrôle institutionnel de la déviance, la criminologie en modélise les conditions sociales pour la neutraliser « scientifiquement ». Parmi les criminologues et les légistes de son temps, Edmond Locard prône en 1909 la signalétique scientifique. Installée dans les laboratoires modernes organisés en réseaux européens, elle endiguera l’« armée du crime [qui] est faite essentiellement de récidivistes ». Bertillonnage, photographie, signalement, « portrait parlé », « notations chromatiques », marques corporelles, anthropométrie, « empreintes papillaires », dactyloscopie, « identification psychique », fiches signalétiques du « sommier », casier judiciaire : le « glaive fort dont la science doit [ainsi] armer la justice dans la lutte contre les criminels [récidivistes] » trouvera son efficacité définitive dans la mise en place d’un « office international d’identification » chargé de lutter contre la criminalité en récidive13. Partisan de la manière forte dans le contrôle social de la délinquance, au nom de l’ordre républicain, le légiste lyonnais Alexandre Lacassagne (1843-1924) estime en 1908 que la peine capitale constitue le seul remède légal contre la criminalité et l’« importance croissante » de la récidive : « les Pouvoirs publics devraient à l’égard du corps social, se conduire comme des médecins prudents et instruits avec leurs malades : dans les cas graves et au-dessus des ressources de l’art, ne pas hésiter à pratiquer une opération chirurgicale, avoir une confiance limitée dans l’action des remèdes, employer systématiquement les expédients et les règles d’une hygiène préventive »14.
Récidive, récidivistes : objets d’histoire
Or, sur le plan historique, la récidive reste mal connue, bien qu’elle constitue un sujet qui inquiète la société. Cet ouvrage collectif veut en enrichir l’histoire juridique, sociale et culturelle. Il aborde les plans de la doctrine, de la pratique et des représentations mentales. Divisé en trois parties afin de distinguer la doctrine et la pratique du Moyen âge et de l’époque moderne de la qualification et de la répression à l’époque contemporaine lorsque l’autorité judiciaire répond à la récidive des criminels, ce livre publie vingt et une communications inédites sur une trentaine. Toutes ont été présentées en juin 2002 à l’Université de Genève lors du colloque international de l’IAHCCJ (International Association for the History of Crime and Criminal Justice) consacré à l’histoire de la récidive. Entre doctrine pénale et pratique judiciaire du Moyen âge à l’époque contemporaine, chacun des chapitres de ce livre interroge les qualifications de la « récidive » et du « récidiviste », ainsi que les usages judiciaires qui en résultent.
Si la récidive constitue la hantise sociale du droit pénal contemporain, l’originalité des études réunies ici réside dans la réponse complexe qu’elles offrent au problème de l’échec correctif mis en œuvre par les institutions pénales. Au-delà du problème judiciaire (comment qualifier la récidive ?), cet ouvrage montre que la récidive et les récidivistes illustrent quelques thèmes actuels de l’historiographie de la justice et du droit de punir en Europe moderne et contemporaine. Identification des « criminels d’habitude » selon les « progrès » de l’anthropologie criminelle, traitement judiciaire des délinquants « endurcis dans le crime » selon les normes juridiques, morales sexuelles ou sociales, causalité proche ou lointaine de la récidive (milieu familial, social, politique ou institutionnel) : les objets examinés dans ce livre donnent à lire une page complexe d’histoire des sensibilités sociales et des seuils de tolérance pénale face à l’homo criminalis.
Dans la longue durée de l’histoire du droit de punir, la notion de récidive et la figure du récidiviste évoluent. La définition du criminel endurci et la qualification de leur récidive ne sont pas uniformes. Même si la doctrine conçoit la récidive comme une motivation aggravante de la peine, cette sévérité n’est pas systématique dans la pratique des tribunaux qui traitent la délinquance simple et celle commise en récidive de manière ponctuelle, selon les « circonstances » de chaque cas. Pendant longtemps, le passé de l’homo criminalis (rarement qualifié de « récidiviste ») et son incorrigibilité servent, selon Mario Sbriccoli15, à prouver le crime que le juge qualifie positivement sans considérer la « dangerosité » du coupable. En outre, jusqu’au XVIe siècle, le droit de punir vise à la réparation du dol par la justice compensatoire. Ensuite, avec le monopole étatique du glaive, la réparation du tort commis se déplace vers la punition expiatoire de l’homo criminalis dont la réputation (fama) structure la sévérité de la répression. Durant le Moyen Age et le début de l’époque moderne, le récidiviste est traité de manière casuelle, sans référence doctrinale. La doctrine pénale et la pratique judiciaire ignorent le danger de la récidive. Parfois, les compositions financières tendent même à diminuer lors d’un nouveau délit, car les magistrats répriment en considérant d’abord l’insertion communautaire du justiciable, et ensuite les objectifs d’exemplarité pénale. Si le terme de récidive reste rare, l’usage pénal évoque la réitération de la sanction de celui qui est condamné une seconde fois. C’est moins la récidive comme phénomène social que le comportement immoral de l’individu en « récidive » qu’examine la doctrine.
A l’époque médiévale, lors de la réitération du délit, la doctrine traduit l’aggravation pénale en compensation financière. Valérie Toureille en montre l’impact sur la répression du vol et du blasphème Peu intéressée à prévenir la récidive, la justice compensatoire vise la réparation du dol par l’usage coutumier des amendes (« prix du sang »). Dès la Renaissance, avec la montée en puissance de la souveraineté absolue de l’Etat moderne et la sécularisation en Europe continentale de la procédure inquisitoire (écrite, secrète, basée sur l’aveu et l’expertise matérielle comme système probatoire) contre la procédure accusatoire (orale, publique et providentialisme de la preuve), la recherche de la preuve du crime mène, notamment dans la doctrine, à considérer la biographie de l’homo criminalis, soit son passé de pécheur endurci dans le mal. Pour Xavier Rousseaux, la notion floue d’« incorrigibilité » focalise la qualification criminelle des délits aggravés. Le droit pénal s’enracine ainsi dans la morale religieuse. Au début de la Réforme à Genève, l’« incorrigibilité religieuse » d’un individu ne conduit pas à son exclusion sociale selon Christian Grosse. Le Consistoire veut corriger l’infracteur puis le réintégrer dans la communauté urbaine après l’avoir « censuré ». Ensuite, la figure du « pécheur » se dégrade, les sanctions à son égard se durcissent, il est bientôt banni du corps social.
Dans une conception thomiste du criminel pécheur que généralise à la fin du XVIIe siècle le père oratorien Jean-François Sénault (1599-1672) avec l’Homme criminel16, la qualification du délit est morale et religieuse. Visant à réunir les preuves à charge contre le prévenu, l’instruction inquisitoire évalue sa vie passée. Si le traitement judiciaire de l’homo criminalis révèle le marquage moral du droit pénal, celui-ci qualifie la récidive sans la nommer. Or, traquées par la maréchaussée et les polices urbaines, des figures sociales l’incarnent. Vagabonds, gens sans aveu, mendiants, errants : les délits à répétition sont alors attribués à ces groupes sociaux, stigmatisés par l’errance marginale qui perd tout sens christique dès la fin du Moyen Age17. Qualification morale de la récidive et inquiétude sociale face à la figure collective des marginaux : émergentes au XVIe siècle avec la genèse de l’Etat moderne, ces deux notions se banalisent et structurent la culture pénale de l’Ancien Régime qui devient plus répressive. Elles marquent l’aggravation du droit de punir que Françoise Briegel et Eric Wenzel examinent dans la jurisprudence et la doctrine de France sous le régime arbitraire des délits et des peines. En Europe continentale (Xavier Rousseaux, Benoît Garnot, Hervé Piant, David Gander et Elisabeth Salvi), la pratique pénale des magistrats n’est pourtant pas forcément aggravante envers les individus jugés en récidive. Face à la doctrine, la souplesse de l’arbitraire est immense. En Bourgogne, le taux de « récidivité » est faible devant la justice du Parlement. Pour les crimes des marginaux qui menacent la communauté et n’ont pas de liens avec les juges, la répression revient souvent à la Maréchaussée. La police militaire du roi rend de manière expéditive la justice sans appel qui règle par la mort le problème de la récidive18. Dans les Etats réformés (République de Genève, pays de Vaud sous domination bernoise), face aux criminels endurcis les magistrats suivent la doctrine que leur arbitraire qui leur autorise, selon les circonstances du délit, de moduler les peines répressives, correctrices et disciplinaires.
Alors que la pénalité occidentale est devenue suppliciaire dès le XVIe siècle, la notion de récidive comme caractéristique de l’homo criminalis non repentant se modernise. Elle se construit lentement dès le siècle des Lumières lorsque la marginalité du vagabondage paupérisé devient moins un état moral qu’un état social chronique19. En Angleterre, selon Clive Emsley, la qualification juridique de la récidive est aussi tardive, elle ne s’ébauche véritablement qu’à la fin du XIXe siècle. Lié à la « préméditation », l’antécédent judiciaire constitue la circonstance aggravante du crime20. Les pénalistes se focalisent toujours plus sur la figure du criminel endurci dans le mal moral ou social. La biographie de l’homo criminalis supplée la réparation du tort causé à la victime. Maints phénomènes culturels et juridiques expliquent la prise en compte tardive de la récidive criminelle. Selon Mario Sbriccoli, ce n’est qu’au siècle des Lumières que la diffusion massive d’imprimés (traités judiciaires, « Avis de recherche », « Signalement ») permet de pointer les catégories sociales « criminogènes ». Universalisée en Europe par Beccaria dès 1764 au nom de la modération pénale et des exigences judiciaires du contrat social, la réforme pénale place la correction de l’homo criminalis contre le régime du supplice infamant et afflictif. Le régime pénal modéré corrigera puis resocialisera le justiciable condamné, dont la biographie non récidivante devient un enjeu judiciaire.
Voulant vers 1790 réformer les cachots de son temps par une « simple idée d’architecture », Bentham, souligne cyprian Blamires, enferme l’homo criminalis dans le Panopticon géré par un entrepreneur pour le soumettre à l’inspection continuelle, matrice de la régénération morale. Celle-ci le détournera de la récidive qu’induit la prison traditionnelle. En plaidant ainsi pour la prison qui remplace l’échelle infamante du supplice par le temps de la détention calculée sur la gravité du crime, les réformateurs veulent réduire les risques sociaux de la récidive liée aux peines corporelles et à l’infamie des condamnations non capitales selon Pascal Bastien. Pourtant, la communauté traditionnelle ne rejette pas toujours le « flétri ». Parfois les juridictions royales tolèrent qu’il demeure sur le ressort du tribunal où a été prononcé son jugement. Après la Révolution, avec l’individualisation du régime pénal, la récidive devient une préoccupation sociale, puis répressive durant le long XIXe siècle. Mises en fiche par l’anthropométrie judiciaire, photographiées, les figures inquiétantes du « récidiviste » ou du criminel né l’incarnent.
Identité et sanction des récidivistes
Avec le passage en France au régime de la légalité des délits et des peines (Code pénal, 1791, 1810), la notion de récidive s’affine en marquant la pratique judiciaire et la doctrine pénale. Valorisant la responsabilité individuelle dans le projet criminel, individualisant la peine, la codification permet de l’aggraver légalement, tant pour les délits correctionnels que pour les crimes. L’anthropologie criminelle des « rebuts de notre société »21 considère « scientifiquement » la récidive pour qualifier le crime. Sexe, âge, origine familiale, milieu social, atavisme, dégénérescence mentale : les délinquants sont réduits ainsi à une identité naturelle, pathologique et sociale. A Paris, les jeunes criminels sans circonstance atténuante seraient « paresseux » selon Jean-Claude Farcy. Dès le tournant du XXe siècle, faisant écho aux catégories traditionnelles des « bons » et des « mauvais pauvres », le traitement thérapeutique ou pénal de la délinquance juvénile sépare les « récupérables » des « incorrigibles ». A lire Marie-Sylvie Dupont-Bouchat, le délinquant mineur concurrence l’anormal : la détention du premier (« vicieux ») dans le quartier disciplinaire de certaines prisons s’oppose à l’internement thérapeutique et disciplinaire du second (« malade »). Il faut ainsi éduquer et protéger la jeunesse délinquante, car elle trouve en maison de correction les conditions morales de la récidive. Sur le plan des délits sexuels, la notion de récidive recoupe une typologie criminelle dont la gravité pénale ressort de sa gravité morale et sociale (viol, attentats aux mœurs, prostitution, bigamie, obscénité langagière, etc.). Dans la ville de Lancaster entre 1860 et 1979, Keith Soothill observe une continuité dans les comportements de déviance sexuelle. Si les délits les plus graves restent rares, ils augmentent durant la guerre en raison de l’errance sociale accrue et du contrôle policier déficitaire. La notion de récidive dépend donc de son contexte social, historique, géopolitique, ainsi que de la culture juridique des magistrats.
Peut-on identifier socialement les récidivistes ? Dans le faisceau normatif de la morale, de l’anthropologie et de la médecine du crime, l’identité du récidiviste est celle d’un individu « immoral ». Il est issu des populations socialement défavorisées, notamment à Paris, dans l’Angleterre victorienne et contemporaine, ainsi que dans la Belgique industrielle (Jean-Claude Farcy, Judith Rowbotham, Dee Cook, Marie-Sylvie Dupont-Bouchat). La « dangerosité » sociale de la récidive est amplifiée dans l’imaginaire collectif. Dès les années 1840, les représentations alarmantes du criminel endurci dans le mal foisonnent dans la presse et la littérature populaires selon Frédéric Chauvaud. Après la Monarchie de Juillet, l’imagerie du récidiviste évolue de la figure du pauvre qu’il importe d’éduquer moralement au profil de l’« incorrigible », non amendable, animé par la soif du mal. La figure « inquiétante » du récidiviste cache pourtant la réalité sociale de l’individu ordinaire issu des « classes laborieuses », mais « dangereuses ». Entre bestialité, sauvagerie et culture du mal : l’« armée du crime » recruterait les marginaux dans les bas-fonds des capitales pour ruiner la société. En Angleterre, la littérature victorienne figure aussi le profil inquiétant de la récidiviste. Femme fragile que la société protégera à lire Judith Rowbotham, car sa pauvreté la marginalise et l’entraîne dans la spirale infernale du crime.
Banal avant et durant la Révolution, le projet d’amender moralement l’homo criminalis recule au XIXe siècle, car il s’agit de le neutraliser socialement. Le traitement judiciaire de la récidive est répressif. Il vise l’exclusion sociale de l’individu endurci dans le crime, comme le stipule le code pénal de 1810. Justiciable déjà condamné pour un crime semblable, le récidiviste incarne l’échec de l’« ordre carcéral » dans son utopique projet de réinsertion sociale22. En conséquence, la répression se durcit et culmine en France dans la déportation comme peine du crime lourdement qualifié. Même tendance répressive en Angleterre contre les récidivistes condamnés pour un crime grave à mort ou à la déportation outre-mer (Clive Emsley). La sévérité pénale contre la récidive génère le signalement policier du récidiviste basé sur l’anthropologie criminelle, la photographie judiciaire et la dactyloscopie. Ainsi, avec d’autres instruments, la signalétique moderne fait écho à la pratique de la marque corporelle sous l’Ancien Régime qui désignait au juge le récidiviste (« V » pour voleur ; « VV » pour voleur récidiviste, « GAL » pour galérien). Pour Nicolas Quinche, l’efficacité répressive de ces disciplines positivistes repose sur la collaboration des institutions judiciaires et policières avec les experts du crime (laboratoire de police scientifique). En découle le contrôle social et la surveillance policière des « suspects », notamment dans les milieux ouvriers qui seraient la pépinière des illégalismes. Dès 1885 en France (loi sur la relégation des récidivistes votée dans l’indifférence de l’opinion publique), la sévérité pénale illustre pour Jean-François Tanguy la politique de la défense sociale contre les « irrécupérables ». Ayant accompli sa peine carcérale, le justiciable est souvent socialement stigmatisé dès sa sortie de prison. A l’instar du criminel flétri sous l’Ancien Régime, il se trouve de fait en situation de récidive, bien que Barry Godfrey, Stephen Farrall et John Locker remarquent peu d’aggravation à Crewe (Cheshire, sud-est de Manchester) à la fin du XIXe siècle dans les délits perpétrés par les récidivistes qui ont subi une peine de prison plus longue que les délinquants primaires. Parfois, selon Karine Lambert, le traitement de la récidive échappe aux institutions judiciaires. Au début du XXe siècle dans la société méditerranéenne de Corse, les conflits d’honneur opposent la vendetta à la violence de sang. La justice ne peut réprimer la récidive endémique de la vendetta. Reste alors la médiation « infrajudiciaire » qui pacifie les conflits privés dont le règlement échappe ainsi à l’Etat de droit.
Protéger la société
Ainsi, dans l’histoire du droit de punir, la récidive et son traitement judiciaire illustrent les enjeux sociaux de la répression du criminel endurci. L’actualité évoque aussi l’enjeu répressif de la récidive qui n’est pas qu’un objet d’histoire. Aujourd’hui, avec la croissance de l’« insécurité » urbaine que les statistiques peinent pourtant à objectiver, la récidive alarme les esprits. Elle recadre le discours politique sur la sécurité publique. Elle motive l’augmentation des moyens policiers du contrôle social. Elle réactive les projets de « peines plancher » (automaticité de la sanction maximale) contre les récidivistes notamment sexuels. L’idéologie sécuritaire tire profit du discours sur la récidive. Aux Etats-Unis et en Angleterre, la notion de la « tolérance zéro » en milieu urbain durcit la politique sécuritaire de l’Etat de droit23. En Californie, le troisième délit contre les biens ou les personnes légalise maintenant la prison perpétuelle du condamné. Les « récidivistes en ligne de mire », titre le 9 novembre 2004 le quotidien Libération pour annoncer la « proposition de loi sur la récidive ». Celle-ci prévoit en France la « castration chimique des délinquants sexuels récidivistes » selon le quotidien Le Monde (10 novembre 2004). Pour le garde des sceaux Dominique Perben, promoteur de cette loi dont l’application reposera sur le volontarisme des condamnés pour crimes sexuels, les « patients seront protégés du risque de réincarcération et pourront se réinsérer plus facilement. La société, elle aussi, sera mieux protégée, avec moins d’enfants victimes »24. En Suisse, après l’initiative populaire déposée le 3 mai 2000 à la Chancellerie fédérale (194 390 signatures valables) pour réclamer l’« internement à vie pour les délinquants sexuels ou violents jugés très dangereux et non amendables », le souverain en votation populaire accepte le 8 février 2004 de modifier la constitution fédérale du 18 avril 1999 en ces termes (art. 123a) : « si un délinquant sexuel ou violent est qualifié d’extrêmement dangereux et non amendable dans les expertises nécessaires au jugement, il est interné à vie en raison du risque élevé de récidive. Toute mise en liberté anticipée et tout congé sont exclus »25. Contraire au droit constitutionnel, opposée à l’approche doctrinaire de la réinsertion, une telle politique sécuritaire fait écho à celle de la « défense sociale » prônée au début du XXe siècle par le criminologue belge Adolphe Prins (1845-1919). Estimant que la société est impuissante face au danger social de la récidive, il affirmait que « remettre constamment les récidivistes dans la circulation, c’est vicier davantage l’air déjà impur que respirent les enfants du peuple, et rendre plus précaires encore les conditions de leur vie morale ; c’est multiplier sous leurs pas les risques de corruption et de chute. […] La Société n’est donc pas assez protégée contre les récidivistes […] »26. Dépouillé de son contenu réformiste qui associait la récidive à l’échec carcéral, ce discours alarmiste n’a rien perdu de son actualité répressive. Dans les Etats riches du monde occidental, les fichiers informatisés d’empreintes génétiques illustrent l’avatar contemporain de la « défense sociale » qui aspire à prévenir la récidive en permettant l’accès permanent au casier judiciaire d’individus déjà condamnés.
L’imaginaire punitif face aux récidivistes hante aussi la conscience collective. Les représentations culturelles font écho aux pratiques judiciaires et policières. Inspiré par la sombre uchronie publiée en 1956 par Philip K. Dick (1928-1982), le film d’anticipation Minority Report de Steven Spielberg évoque en 2002 l’avènement d’une technique prémonitoire qui permet en l’an 2054 à la police de Washington d’intervenir avant que le crime ne soit commis (« Pre-Crime division »). Primaire ou en récidive, la criminalité devrait ainsi disparaître pour le meilleur des mondes possibles. Si ce livre montre l’enracinement historique de l’idéal utopique d’un monde purgé du criminel endurci, il évoque aussi l’histoire d’une vulnérabilité et d’une déchéance sociales qui reste à écrire. L’histoire tragique d’individus incapables d’échapper à la spirale récidivante – socialement aliénante – du crime et du droit de punir.
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1 Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, 1751-1752, chevalier de Jaucourt, article « Crime (Droit naturel) », III, 1754.
2 Friedrich Schiller, Criminel par infamie, une histoire véritable [en allemand : 1786], Paris, 1990, traduit par René Radrizzani, p. 20.
3 Le Devoir de punir. Introduction à l’histoire et à la théorie du droit de punir, Paris, 1887, pp. 1, 3, 261 (peine capitale).
4 Ibid., p. 2.
5 Platon, Gorgias, 478 d-e, traduction, introduction et notes par Monique Canto, Paris, 1987, p. 203 ; Montesquieu, De l’Esprit des lois (1748), introduction […] et notes par Robert Derathé, XII, iv, Paris, 1973, 2 vol., I, p. 205.
6 Michel Foucault, Résumé des cours, 1970-1982, Paris, 1989, « La Société punitive », pp. 29-51.
7 Utile anthologie de Jean Claude Bernheim, Criminologie. Idées et théories. De l’Antiquité à la première moitié du 20e siècle, Québec, 1998, passim.
8 Les Lois civiles dans leur ordre naturel, suivies du Droit public [1689], nouvelle édition, Luxembourg, 1702, 2 vol., II, p. 202 a.
9 Code pénal de 1810, in Pierre Lascoumes, Pierrette Poncela, Pierre Lenoël, Au Nom de l’ordre. Une histoire politique du code pénal, Paris, 1989, p. 373 b.
10 A. Grandin, Bibliographie générale des sciences juridiques, politiques, économiques et sociales de 1800 à 1926, Paris, 1926, 3 vol., I, « Récidive », pp. 610 b-611 b.
11 « La récidive : une obsession créatrice au XIXe siècle », Colloque du XXIe Congrès de l’Association française de criminologie : le récidivisme, Paris, 1983, pp. 25-64.
12 Pierre Jouvenet, Etude sur le Casier Judiciaire. Origines, applications, réformes, état actuel, Paris, 1900, p. 13
13 Edmond Locard, L’Identification des Récidivistes, Paris, 1909, pp. iii, iv, 413-418 ; Rodolphe Archibald Reiss, Manuel du portrait parlé (Méthode Alphonse Bertillon) à l’usage de la police avec vocabulaire français, allemand, italien et anglais, Lausanne, Paris, 1905.
14 Alexandre Lacassagne, Peine de mort et criminalité. L’accroissement de la criminalité et l’application de la peine capitale, Paris, 1908, pp. 3, 112-113, 182. Voir Philippe Artières, Gérard Corneloup, Le Médecin et le criminel. Alexandre Lacassagne 1843-1924, Lyon, 2004.
15 Les noms des auteurs dorénavant notés dans cette introduction en petites capitales renvoient aux chapitres de ce livre (cf. « Table des matières », pp. 393-395).
16 L’Homme criminel ou la corruption de la nature par le péché selon les sentiments de saint-Augustin, Paris, nouvelle édition, 1663, passim.
17 Bronislaw Geremeck, La Potence et la pitié. L’Europe et les pauvres du Moyen Age à nos jours, Paris, 1987. Intéressante actualisation chez Julien Damon, Vagabondage et mendicité, Paris, 1998.
18 Nicole Castan, « La justice expéditive », Annales E.S.C., 1976, pp. 331-361.
19 Thomas McStay Adams, Bureaucrats and Beggars. French Social Policy in the Age of the Enlightenment, New York-Oxford, 1990, « Recidivism », pp. 17, 24, 30-31, 32, 66, 69, 73, 210, 214.
20 Michel Porret, Le Crime et ses circonstances. De l’esprit de l’arbitraire au siècle des Lumières selon les réquisitoires des procureurs généraux de Genève, Genève, 1995, Index, « récidive », p. 551.
21 Emile Laurent, L’Anthropologie criminelle et les nouvelles théories du crime, Paris, s.d. [1893-1894], p. 8.
22 Jacques-Guy Petit, Ces Peines obscures. La prison pénale en France, 1780-1875, Paris, 1990, passim.
23 Loïc Waquant, Les Prisons de la misère, Paris, 1999, pp. 17-34.
24 http://libération.fr ; http://www.le monde.fr
25 http://www.djs-jds.ch/aktuell/internement_ini.htm
26 Adolphe Prins, La Défense sociale et les transformations du droit pénal, Bruxelles, Leipzig 1910, « de l’état dangereux du récidiviste », pp. 79-91, loc. cit., pp. 86, 89 (voir le reprint précédé d’une introduction par Françoise Tulkens, Genève, 1986).