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« Obstinés et incorrigibles » : l’impénitence devant le Consistoire de l’Eglise de Genève (XVIe siècle)

Christian GROSSE

Institut d’Histoire de la Réformation, Genève

Telle qu’elle est pensée, codifiée et mise en application à Genève au XVIe siècle, la discipline ecclésiastique offre, au moins pour deux raisons, un terrain d’observation privilégié du récidiviste, comme transgresseur endurci des valeurs et des normes qui fondent le lien social. En principe, dans sa dimension institutionnelle, cette discipline ne vise précisément que l’obstination dans la transgression. Le chroniqueur genevois François Bonivard (vers 1493-1570) ne rappelle-t-il pas que les corrections ecclésiastiques concernent « les obstinez en leur peché » ?1 Par ailleurs, sur le plan historique, on observe qu’entre la fin des années 1530 et les années 1560, se noue à Genève, autour de la figure du transgresseur endurci un processus de durcissement du dispositif de ces corrections. L’obstination dans le péché révèle alors, en marquant ses limites, la dynamique religieuse de pénitence dans laquelle se place la discipline ecclésiastique. Afin de cerner comment cette figure se place au cœur du système disciplinaire mis en place à Genève durant cette période, il convient de restituer rapidement la doctrine calvinienne de la discipline ecclésiastique avant de montrer comment les ordonnances ecclésiastiques, qui instituent en 1541 le nouvel ordre religieux réformé, concrétisent dans un premier temps cette doctrine, puis l’infléchissent en certains points par le biais d’édits durcissant la répression des impénitents. La pénalité qui devient alors applicable aux pécheurs obstinés éclaire la perspective essentiellement religieuse dans laquelle l’obstination dans la transgression des normes est envisagée2.

Elaborée sous l’influence des réformateurs bâlois Johannes Œcolampade et strasbourgeois Martin Bucer et exposée au quatrième livre de l’Institution de la Religion chrestienne, la doctrine calvinienne de la discipline ecclésiastique vient progressivement se placer au cœur de la conception de l’Eglise défendue par Jean Calvin3. Selon cette doctrine, la discipline ecclésiastique poursuit trois finalités : « La première est, que gens de mauvais gouvernement ne soyent avec grand opprobre de Dieu contez au nombre des Chrestiens, comme si l’Eglise estoit un réceptacle de meschans et mal vivans » et que la cène « ne soit point profanée en la baillant indifféremment à tous ». En premier lieu, c’est donc la pureté morale et religieuse de l’Eglise en tant que société de chrétiens, l’honneur divin et la décence de la célébration eucharistique que la surveillance ecclésiastique vise simultanément à protéger. Celle-ci est ainsi justifiée au regard des obligations qui découlent des rapports que la société chrétienne entretient avec son Dieu. « La seconde fin, continue Jean Calvin, est que les bons ne soyent corrompuz par la conversation des mauvais, comme il advient souvent ». La surveillance ecclésiastique assume donc également une tâche de prévention générale. Elle se justifie ainsi également sur le plan social. Enfin, termine Jean Calvin, « la troisième fin est, que ceux qu’on chastie par excommunication, estans confuz de leur honte, se repentent, et par telle repentance viennent à amendement »4. En dernier lieu, la discipline ecclésiastique assume donc une tâche de prévention spéciale qui concerne le délinquant en particulier. Elle se justifie ici sur le plan individuel.

Sur ce terrain, Jean Calvin l’oriente vers une fonction nettement pédagogique. Lorsqu’elle est prononcée, la sanction ecclésiastique, qui exclut le fidèle fautif de la communion ecclésiale, est destinée à réveiller la conscience du pécheur en le renvoyant au jugement divin. Elle ne constitue pas une fin, mais un moyen destiné à produire l’amendement du pécheur. Qualifiée de « remède » ou de « médecine », elle constitue une mesure temporaire, l’objectif restant la réintégration du fidèle à son Eglise par la pénitence, c’est-à-dire l’aveu de la faute, la repentance et la requête du pardon. L’anathème, exclusion définitive de l’Eglise, est rejeté au motif qu’il barre la voie du retour en grâce, précipite par là le pécheur dans le désespoir et l’empêche finalement de se corriger.

Dans sa mise en œuvre, la discipline ecclésiastique n’est pas envisagée par Jean Calvin comme relevant de la seule compétence des autorités ecclésiastiques. Modulée à partir de la norme biblique, en particulier le chapitre 18 de l’Evangile de Matthieu, elle est au contraire pensée comme une surveillance sociale exercée par l’Eglise dans son entier, c’est-à-dire par tous ses membres sur eux-mêmes. Les fidèles sont à la fois objets et acteurs de ce contrôle5. A ce stade, il n’est pas question de sanction. Le contrôle réside dans une attention collective au péché et dans la mise en garde adressée à ceux qui succombent à la nature pécheresse de l’homme. La charité commande en effet que chacun soutienne son « prochain » dans la voie vers la sanctification dans laquelle son identité de chrétien l’engage. L’intervention des autorités ecclésiastiques ne se situe qu’à un second degré, lorsque, malgré les mises en garde, s’avère l’impénitence du pécheur. Le déclenchement de l’action institutionnelle de l’Eglise sanctionne par conséquent l’échec des exhortations privées à l’amendement. En lui-même, il est déjà signe d’une obstination dans le péché.

Avortée en 1538, à la suite d’un conflit au sujet de la compétence des ministres à écarter de la communion les pécheurs obstinés et les rebelles à l’ordre ecclésiastique, qui a entraîné le bannissement de Guillaume Farel et de Jean Calvin, l’institutionnalisation de la discipline ecclésiastique a lieu en 1541, lorsque Jean Calvin retourne dans les murs de la cité, muni de l’assurance que l’Eglise de Genève sera dotée d’un véritable cadre légal. Après quelques semaines de négociation avec les magistrats, les ordonnances ecclésiastiques sont adoptées par l’assemblée des citoyens genevois, le Conseil Général, le 20 novembre 15416. Définissant l’encadrement liturgique, pédagogique et disciplinaire de la société genevoise, ces ordonnances règlent la procédure que suit la mise en œuvre de la discipline ecclésiastique et instaurent le Consistoire, l’organe de l’Eglise chargé de la surveillance morale et religieuse et composé des ministres et de douze « anciens », laïcs issus des assemblées souveraines de la ville7.

Bien qu’elles résultent d’un compromis non dénué d’ambiguïtés et d’omissions, ces ordonnances reflètent assez fidèlement la doctrine calvinienne. Fondant la procédure disciplinaire sur « l’ordre que nostre Seigneur a commandé », elles prévoient que les « vices secretz, […] on les repregne secretement ». La première étape de cette procédure relève donc du privé ; elle est mise en œuvre dans le cadre des relations sociales quotidiennes. « Au reste, poursuivent les ordonnances, que ceulx qui se seront mocquez des admonitions particulieres de leur prochain soient admone[s]tez de rechiefz par l’eglise et s’ils ne veulent nullement venir à raison ni recognoistre leur faulte quand ilz en seront convaincuz qu’on leur annonce qu’ilz aient à s’abstenir de la cene ». Trois étapes, déterminées par la réponse que le pécheur donne aux avertissements qui lui sont lancés, sont ainsi codifiées. S’il se corrige, l’avertissement demeure privé ; s’il persiste dans sa faute, il est averti une seconde fois, mais par l’Eglise représentée par les anciens et les ministres ; s’il s’obstine encore, il est privé de communion aussi longtemps qu’il ne témoigne pas de son amendement. Toutefois, si un fidèle propage quelque hérésie, se montre rebelle à « l’ordre ecclesiastique », se rend coupable de « vices notoires et publicques » ou de crime méritant « correction avec chastiment », la procédure prévoit une intervention immédiate de l’Eglise en tant que telle. Cette intervention peut conduire non seulement à la simple privation de la communion, mais également à l’exclusion de l’Eglise. Symbole de la justice ecclésiastique romaine dont les Genevois ont eu à subir la dimension coercitive dans un passé récent8 et qu’ils ont voulu abolir en adoptant la Réforme, l’excommunication n’est pas explicitement mentionnée dans les ordonnances. Lorsqu’elles stipulent que l’on « separe de l’Eglise » le rebelle « s’il persevere de mal en pis, après l’avoir trois fois admonesté », c’est pourtant bien une excommunication majeure, au sens où l’entendait l’Eglise médiévale, qu’elles restaurent9.

Si elles énoncent ainsi les sanctio../PDF_RER_2022_23/R%26R_2006_23_55-80_ART.pdfns ecclésiastiques les plus graves auxquelles s’exposent les pécheurs rebelles aux avertissements de leur entourage et de l’Eglise, les ordonnances orientent néanmoins la correction disciplinaire vers la réintégration de ceux qui, par leur conduite ou leurs croyances, se placent en dehors des normes morales et religieuses qui définissent la société genevoise. Ainsi la privation de la cène prononcée contre les obstinés doit-elle conduire ces derniers à « se humilier devant Dieu et myeux cognoistre [leur] faulte ». De plus, elle ne dure que « jusqu’à ce qu’ils reviennent à meilleure disposition » ou encore « jusqu’à ce qu’on voye en eulx changement de vie ». Le dernier article résume l’esprit dans lequel cette discipline devrait être exercée : « que tout cela soit tellement modéré qui n’y ait nulle rigueur dont personne soit grevé et mesmes que les corrections ne soient sinon médicines pour reduire les pecheurs à nostre Seigneur »10. Le retour du pécheur dans l’obéissance à Dieu et par conséquent dans son Eglise demeure le but explicitement poursuivi par la discipline ecclésiastique genevoise. Sa mise en œuvre s’inscrit ainsi résolument dans une dynamique pénitentielle.

Trois semaines après la promulgation des ordonnances, le Consistoire tient sa première séance11. A partir de la fin des années 1540, c’est-à-dire du moment où les Genevois commencent de se familiariser avec le système disciplinaire qu’ils ont institué et que se révèlent les ambiguïtés laissées ouvertes par les ordonnances, un mouvement d’opposition au Consistoire s’organise. Il a l’oreille d’une partie des magistrats qui s’efforcent alors de faire obstruction à l’action consistoriale. Une partie des citoyens genevois regroupés autour de quelques familles liées à ces magistrats marquent à cette époque son opposition en s’abstenant de participer à la cène12.

Durant cette période, l’usage des sanctions ecclésiastiques à l’encontre de ceux qui refusent de s’amender demeure cependant modéré. Relativement faible pendant les années 1540, le nombre des privations de la cène augmente, mais progressivement seulement à partir du début de la décennie suivante. L’excommunication majeure n’est prononcée que très exceptionnellement. Conformément aux ordonnances, elle punit précisément la persistance dans la faute. Entendue le 30 mars 1542 au sujet de sa foi, parce qu’elle est restée fidèle au catholicisme, Jane Bonna, la première excommuniée de la Réforme genevoise, est sommée dans un premier temps de « comparaitre de jour en jour ». La semaine suivante, soit quelques jours avant la communion, le Consistoire constate qu’elle demeure attachée à ses croyances et déclare par conséquent qu’il « ne la pourra recevoir a la Cene […] jusques a ce que le Seigneur luy touche le cueur » ; il observe également qu’il la considère comme étant « dehors de l’Eglise ». L’excommunication s’ajoute ainsi à la simple privation de la cène. Quelques mois plus tard, avant la cène suivante, le Consistoire maintient ces sanctions et oblige Jane Bonna à s’instruire. Une année exactement après sa première convocation, il réitère encore la privation de la cène en précisant qu’il prive Jane Bonna « de l’union de la Cene et de l’Eglise »13. La procédure est similaire dans le conflit qui oppose le boucher Jean Curtet à son frère. Après avoir vainement tenté de les réconcilier, le Consistoire prend acte du refus de Jean Curtet de revenir à de meilleurs sentiments envers son frère et proclame qu’il le considère comme étant « hors de l’union des fideles ». Par la même occasion, il exige que le magistrat « procede contre luy plus rigoreusement »14. Une année plus tard, le Consistoire observe que les sanctions ont porté leur fruit : les frères Curtet se déclarent alors disposés à se pardonner réciproquement15.

Le parcours des fidèles qui se tiennent aux marges des normes religieuses ou morales de la cité est donc très étroitement surveillé par le Consistoire. L’évaluation de leur amendement ou de leur obstination est régulière. Si tel n’est pas le cas pour tous les fidèles, ces exemples montrent que l’organe disciplinaire s’est donné les moyens d’un suivi relativement rigoureux. Il y a une dimension très moderne dans l’usage qu’il fait de l’écrit comme instrument de la poursuite des malcroyants ou des malfaisants : ses registres, les listes qu’il tient des fidèles à convoquer16, l’établissement de répertoires dans lesquels figurent les individus incriminés, leur délit et les sanctions qui leur ont été infligées17 ou encore l’affichage public du nom des obstinés et des bannis18, dressent la biographie sommaire des impénitents et forment une mémoire disciplinaire. Ces pratiques d’enregistrement rendent possible l’établissement de la persistance dans la conduite délictueuse et par conséquent la qualification de la rébellion à l’action de l’Eglise pour réduire les pécheurs à l’obéissance à Dieu.

En 1555, le mouvement d’opposition à l’action consistoriale est décapité. S’ouvre dans ces circonstances une période durant laquelle l’autonomie du Consistoire est reconnue et où anciens et ministres bénéficient du soutien des magistrats dans l’exercice de la discipline ecclésiastique. Loin de faire obstacle à sa mise en œuvre, les magistrats relayent sur le plan pénal les corrections ecclésiastiques. On assiste alors à une intensification de l’activité du Consistoire et de l’usage qu’il fait de la privation de la cène. Cette évolution s’adosse à un durcissement du dispositif légal. Dès que sa victoire sur ses opposants est assurée, Jean Calvin exige des magistrats, comme il l’avait déjà fait en 1552 en s’appuyant sur le répertoire des proscrits de la cène19, qu’ils interviennent contre ceux « auxquels la cene est deffendue qui sont obstinez et endurcy et ne veulent se renger »20. Cette déclaration indique une limite atteinte par la discipline ecclésiastique : elle repose, en effet, sur le constat qu’un certain nombre de fidèles rejettent la dynamique pénitentielle dans laquelle la privation de la cène est censée les inscrire. Au lieu de reconnaître leur faute et de requérir le pardon afin de revenir à la communion et réintégrer ainsi l’Eglise, ils prennent la liberté de se tenir hors de celle-ci en refusant de prendre part à la cène. Face à cette réalité, Jean Calvin exige l’alourdissement de la sanction de ces rebelles à l’ordre ecclésiastique.

En 1557, il obtient une première fois gain de cause. Un édit étend l’échelle des peines auxquels s’exposent ces « rebelles ». A l’encontre des fidèles qui s’abstiennent volontairement de la cène pendant plusieurs mois, soit parce qu’ils ont été exhortés à se corriger ou à reconnaître une faute devant le Consistoire avant d’y venir, soit pour en avoir été écarté temporairement par décision de l’Eglise, cet édit stipule que, à moins qu’ils n’avouent la faute et s’engagent à s’amender, ils seront « banni[s] pour un an de la ville, comme incorrigible[s] »21. Aux sanctions ecclésiastiques que sont la privation de la cène et l’excommunication se greffe désormais la peine laïque du bannissement. Cette nouvelle pénalité se borne certes à traduire dans la réalité civile un état de fait qui se vérifie déjà sur le plan ecclésiastique : en s’abstenant de la cène, les fidèles impénitents s’excluent eux-mêmes de l’Eglise ; ils déclarent publiquement ne pas faire partie d’une société qui fait corps en communiant avec le Christ. En leur interdisant de demander leur retour en grâce, du moins aussi longtemps que dure leur exil, cet édit suspend cependant la logique dans laquelle la discipline ecclésiastique se situait jusque-là. Bloquant la voie de la pénitence, il sanctionne l’incapacité dans laquelle l’Eglise se trouve de contraindre certains fidèles à faire pénitence de leur faute. En décembre 1558, Jean Gentil est banni de la ville en vertu de ces nouvelles dispositions, faute d’être venu « redemander la cene laquelle luy est deffendue des longtemps, ascavoir, précise le registre, du quatrieme de mars mil cinq cens cinquante sept »22. Là encore, on constate combien l’écrit constitue un instrument précieux pour l’incrimination des rebelles à l’ordre ecclésiastique. En l’occurrence, il aura permis d’établir que Jean Gentil n’avait plus communié depuis une année et demi.

Deux ans après l’adoption de cet édit, une autre décision met la dernière main au dispositif sanctionnant l’impénitence. Pour la manière dont il qualifie cette dernière, l’article qui règle désormais le traitement des rebelles mérite d’être largement cité :

D’autant, que la parole de Dieu nous enseigne, que ceux qui auront esté endurcis pour ne point obeir aux corrections de l’Eglise, soyent tenus comme Payens : et que sainct Paul aussi defend de les hanter, et veut qu’ils soyent reduits par honte, afin de s’humilier à repentance : ce qui ne se peut faire sans qu’ils ayent esté declarez obstinez et incorrigibles ; davantage aussi que les scandales publiques qui auront troublé l’Eglise, doivent estre reparez ; […] afin d’approcher encore plus de la vraye reigle de la parole de Dieu, et nous y conformer tant qu’il sera possible : Nous avons ordonné que ci apres ceux qui auront esté excommuniez par le Consistoire, s’ils ne se rengent apres avoir esté deuement admonestez, mais persistent en leur rebellion, soyent declarez par les temples estre rejettez du troupeau, jusques à ce qu’ils viennent recognoistre leur faute et se reconcilier à toute l’Eglise23.

Cet édit, qui porte nettement la trace de la pensée de Jean Calvin et consolide la légitimité biblique des mesures répressives, ajoute deux éléments nouveaux sur le plan de la pénalité : il introduit en effet la proclamation publique, durant la célébration des services divins, de la sentence d’excommunication ; de plus, à cette annonce publique répond une cérémonie de réconciliation à l’Eglise insérée dans le déroulement liturgique du culte. A partir de cet édit, le dispositif sanctionnant l’impénitence est définitivement en place. Il influencera toutes les Eglises qui au XVIe siècle s’inspireront du modèle genevois24.

Ce dispositif achève la ritualisation de l’exclusion qui est infligée au pécheur impénitent, puisqu’il est solennellement stigmatisé et désigné à l’ostracisme de ses contemporains. La logique dans laquelle Jean Calvin plaçait à l’origine l’exercice de la discipline ecclésiastique est par conséquent à nouveau remise en cause, mais d’un autre point de vue. On se souvient que, récusant les formes les plus caractérisées d’exclusion pratiquée par l’Eglise médiévale comme l’anathème, il jugeait au départ préférable de maintenir l’excommunié dans le réseau de ses relations sociales afin de le soumettre constamment aux remontrances correctrices de ses proches. En préconisant la rupture des relations sociales avec l’excommunié, l’édit sanctionne l’échec de cette stratégie dans un certain nombre de cas. La pression collective abdique ainsi devant la résistance obstinée aux remontrances. Au lieu d’être soumis à une intensification de la surveillance sociale, le pécheur est isolé et renvoyé au jugement divin dans un dialogue solitaire avec sa conscience25.

En complétant ainsi à la fois le système des sanctions ecclésiastiques et laïques applicables aux impénitents et la qualification de cette conduite, cet édit explicite la signification que l’obstination dans le péché prend dans la société genevoise du XVIe siècle. L’exclusion simultanée du réseau des relations sociales, de l’Eglise et de la cité qu’entraînent l’excommunication publique et le bannissement, même si elle est dans les faits rarement appliquée, donne sens au scandale26 que constitue l’impénitence : elle apparaît en effet comme un refus, visible et délibéré27, d’adopter l’attitude requise du chrétien dans la relation à son Dieu ; de ce fait, elle implique une rupture du contrat, scellé par la mort du Christ sur la croix, qui lie les chrétiens à leur Dieu.

En réponse à la promesse de salut que le Christ a obtenue par son sacrifice, le chrétien doit en effet consentir à un sacrifice de lui-même. En d’autres termes, il doit s’engager dans une voie de sanctification par le renoncement à ses passions. Pour Jean Calvin, c’est en cela que consiste la pénitence : « c’est, selon ses termes, une vraye conversion de nostre vie à suyvre Dieu et la voye qu’il nous monstre, procédante d’une crainte de Dieu droite et non feinte, laquelle consiste en la mortification de nostre chair et nostre vieil homme, et vivification de l’Esprit »28. Ce cheminement pénitentiel marque toute la vie du chrétien : « ceste guerre, pour reprendre encore les termes de Jean Calvin, ne prend jamais fin qu’à la mort »29. En recevant rituellement, quatre fois par an, l’attestation de la promesse de salut au moment de la communion, le fidèle, de concert avec son Eglise, s’engage publiquement à accomplir ce sacrifice de soi en reconnaissance de la promesse de salut : « Et comme nostre Seigneur Jesus, dit la prière eucharistique, non seulement t’a une fois offert en la croix son corps et son sang, pour la remission de nos pechez : mais aussi les nous veult communiquer […] : faiz nous ceste grace, que de vraye sincerité de cœur et d’un zele ardent, nous recevions de luy un si grand benefice et don […] afin que nous ne vivions plus en nousmesmes, et selon nostre nature, laquelle est toute corrumpue et vitieuse : mais, que luy vive en nous, pour nous conduire à la vie saincte, bien-heureuse et éternelle »30.

En refusant de respecter cet engagement, qui dans la célébration de la cène s’apparente à un serment prêté devant Dieu par l’assemblée cultuelle, le pécheur impénitent renonce de lui-même à bénéficier de la promesse de salut. C’est ainsi toute l’œuvre de rédemption, et en particulier le sacrifice christique, qu’il anéantit. Pour Jean Calvin, la cause est par conséquent entendue : « Cestuy-là péche contre le S. Esprit, lequel estant tellement touché de la lumière de la vérité de Dieu qu’il ne peut prétendre ignorance, néantmoins résiste de malice délibérée, seulement pour y résister »31. C’est bien une forme de blasphème, « quand l’audace de l’homme de propos délibéré tasche à anéantir la gloire de Dieu »32. Dès lors, poursuit Jean Calvin, il n’y a « point icy un vice particulier noté, mais une révolte générale de Dieu, quand l’homme se destourne totalement de Dieu et est apostat de toute Chrestienté »33.

Au-delà de la transgression des commandements divins, l’obstination caractérisée dans le péché renvoie donc finalement à une forme d’apostasie. Si le pécheur obstiné incarne dans la société genevoise du XVIe siècle, une dangerosité mesurable à l’aune des normes morales qui la régulent, cette dangerosité se vérifie par conséquent en dernier ressort sur le plan spirituel : remettant en cause le lien au divin qui définit cette société comme communauté croyante et reniant les obligations qui découlent de ce lien, l’obstination dans le péché fait peser sur le corpus christianum qui coïncide alors avec le corpus politicum, la menace de la réprobation divine. Sanctionner l’impénitent par l’excommunication et, au besoin, par le bannissement, revient à protéger l’Eglise et la cité du risque spirituel qu’entraîne l’incapacité à réduire le pécheur à l’obéissance à Dieu et à corriger le péché. Comme d’autres formes d’obstination dans la déviance, l’impénitence, telle qu’elle est qualifiée à Genève au XVIe siècle, révèle ainsi les valeurs et les représentations sur lesquelles se fonde le consensus social.

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1 François Bonivard, Advis et devis de l’ancienne et nouvelle police de Geneve, publ. par Gustave Revilliod, Genève, 1865, p. 154.

2 Sur la doctrine calvinienne de la peine, voir Marianne Carbonnier, « Le droit de punir et le sens de la peine chez Calvin », Revue d’histoire et de philosophie religieuse, N° 54, 1 1974, pp. 187-201. Sur les rapports entre crime et péché à l’époque moderne, voir Heinz Schilling, « “History of Crime” or “History of Sin” – Some Reflections on the Social History of Early Modem Church Discipline », in E. I. Kouri, T. Scott (eds), Politics and Society in Reformation Europe. Essays for Sir Geoffrey Elton on his 65th Birthday, Londres, 1987, pp. 289-310 et sa critique par Martin Ingram, « History of Sin or History of crime ? The regulation of personal morality in England 14501750 », in Heinz Schilling (ed.), Institutionen, Instrumente und Akteure sozialer kontrolle und Disziplinierung im frühneutzeitlichen Europa, Frankfurt am Main, 1999, pp. 87-103.

3 Jean Calvin, Institution de la religion chrestienne (par la suite : IRC), publ. par Jean-Daniel Benoît, Paris, 1957-1963, 5 vol. Pour la doctrine calvinienne de la discipline ecclésiastique, sa place dans sa théologie et l’histoire de son élaboration, voir en particulier, Haro Höpfl, The Christian polity of John Calvin, Cambridge, London [etc.], 1985, pp. 58-69 ; Elsie Anne Mc Kee, Elders and the Plural Ministry. The Role of Exegetical History in Illuminating John Calvin’s Theology, Genève, 1988 ; Michel Grandjean, « Du catéchisme à la discipline : l’Eglise de Calvin entre profession de foi et exigence éthique », Equinoxe, N° 11, 1994, pp. 37-50 ; Michael F. Graham, The Uses of Reform. « Godly Discipline » and Popular Behavior in Scotland and Beyond, 15601610, Leiden, New York, 1996, pp. 4-27.

4 IRC, IV, XII, 5.

5 Comme l’écrit Heinz Schilling, « the church congregation was not only the object, but equally the subject, of church discipline » (« “History of Crime” », op. cit., p. 297).

6 Pour une description plus complète des événements qui marquent le processus d’institutionnalisation du Consistoire à Genève, voir Registres du Consistoire de Genève au temps de Calvin, publ. par Thomas A. Lambert, Isabella M. Watt et Wallace McDonald, sous la dir. de Robert M. Kingdon, Genève, 2 vol., 1996-2001, I, pp. XVII-XXI.

7 Sur le Consistoire de Genève, voir notamment Robert M. Kingdon, « The Control of Morals in Calvin’s Geneva », in L. P. Buck, J. W. Zophy (eds), The Social History of the Reformation, Columbus, 1972, pp. 3-16 ; William E. Monter, « The Consistory of Geneva, 1559-1569 », Bibliothèque d’humanisme et Renaissance, N° 38, 1976, pp. 467-484.

8 Ferdinand Elsener, « Die Exkommunikation als prozessuales Vollstreckungsmittel, auf Grund der Rechtsquellen von Stadt und Bistum Genf, zugleich ein Hinweis zur Frühgeschichte des summarischen Verfahrens », Etudes offertes à Jean Macqueron, Aix-en-Provence, 1970, pp. 279-283 ; Henri Naef, Les origines de la Réforme à Genève, Paris, Genève, 1936-1968, 2 vol., I, pp. 185-189.

9 Sur l’excommunication médiévale, voir Elisabeth Vodola, Excommunication in the Middle Ages, Berkeley, Los Angeles, 1986.

10 Il existe plusieurs éditions de ces ordonnances ecclésiastiques. Je cite celle qui figure dans les Registres de la Compagnie des Pasteurs de Genève au temps de Calvin, publ. sous la dir. de Robert M. Kingdon et J.-F. Bergier, t. I, 1543-1553, Genève, 1964, pp. 12-13.

11 Les procès-verbaux des séances du Consistoire ne sont conservés qu’à partir du 16 février 1542 (Registres du Consistoire de Genève, I, pp. XXII-XXIII).

12 Sur ces événements, voir Christian Grosse, L’excommunication de Philibert Berthelier. Histoire d’un conflit d’identité aux premiers temps de la Réforme genevoise (1547-1555), Genève, 1995 ; William Naphy, Calvin and the Consolidation of the Genevan Reformation, Manchester, New York, 1994.

13 Registres du Consistoire, I, pp. 23-24 (30 mars 1542), pp. 26-27 (4 avril 1542), pp. 85-86 (13 juillet 1542), p. 200 (20 mars 1543).

14 Ibid., p. 49 (27 avril 1542).

15 Ibid., pp. 205-206 (22 mars 1543). Les frères Curtet ont ainsi été vraisemblablement admis à communier. Avant la cène suivante, le Consistoire s’assure cependant encore « qu’il sont toujour bons amys » (ibid., p. 241, [10 mai 1543]). Sur ce conflit, voir Robert M. Kingdon, « The Geneva Consistory in the time of Calvin », in Andrew Pettegree, Alastair Duke, Gillian Lewis (eds.), Calvinism in Europe, 1540-1620, Cambridge, 1994, pp. 26-31.

16 Par exemple, Registres du Consistoire, I, pp. 5, 9, 25, 30-31, 37-39, 44-45, etc.

17 « Les noms de ceulx qu’il fauldra appeler au Consistoyre en l’an present 1543 par devant les Seigneurs commis par le Grand Conseil des Deux Cents » (Registres du Consistoire, I, pp. 392-407) ; « Estraict du registre du Consistoire de ceulx a quil a esté deffendue la cene » (Archives d’Etat de Genève, Registres du Consistoire (R. Consist.), Ann. 3) ; « Livre des excommuniez au Consistoire de Genève » (Archives d’Etat de Genève, Registres du Consistoire (R. Consist.), Ann. 4 et 5).

18 Archives d’Etat de Genève, Registres du Conseil (RC), 54, fol. 360 (23 janvier 1559).

19 Ibid., 46, fol. 326 v° (22 décembre 1552).

20 Ibid, 49, fol. 93 (30 mai 1555).

21 Joannis Calvini opera quae supersunt omnia (par la suite : OC), éd. établie par G. Baum, E. Cunitz et E. Reuss, Berlin, 1863-1900, 59 vol., 10a, cc. 118-119 (12 novembre 1557).

22 Archives d’Etat de Genève, Registres du Consistoire (R. Consist.), 14, fol. 125v (22 décembre 1558). La sanction est confirmée quelques jours plus tard, Archives d’Etat de Genève, Registres du Conseil (RC), 54, fol. 350 v° (26 décembre 1558).

23 OC, 10a, cc. 122-123 (9 février 1560).

24 Pour la France, voir notamment Raymond A. Mentzer, « Marking the Taboo : Excommunication in French Reformed Churches », in Raymond A. Mentzer (ed.), Sin and the Calvinists. Moral Control and the Consistory in Reformed Tradition, Kirksville, 1994, pp. 97-128 ; pour l’Ecosse : Michael F. Graham, The Uses of Reform, op. cit. ; pour la Hollande : Charles H. Parker, « The rituals of reconciliation : admonition, confession and communion in the Dutch reformed church », in Katharine Jackson Lualdi, Anne T. Thayer (eds), Penitence in the Age of Reformations, Aldershot, Burlington USA [etc.], 2000, pp. 101-115 ; pour l’Allemagne : Heinz Schilling, « Sündenzucht und Frühneuezeitliche Sozialdisziplinierung. Die Calvinistische presbyteriale Kirchen-zucht in Emden vom 16. bis 19. Jahrhundert », in Georg Schmidt (ed.), Stände und Gesellschaften im Alten Reich, Stuttgart, 1989, pp. 265-302.

25 L’ostracisme dans lequel l’excommunié est réellement tenu est difficile à mesurer. Les indications éparses que fournissent les sources laissent penser que, dans la pratique, l’excommunié reste en général inséré dans le tissu de ses relations sociales ; Christian Grosse, L’excommunication de Philibert Berthelier, op. cit., pp. 91-93.

26 Sur la notion de scandale au XVIe siècle et en particulier dans la théologie protestante, voir Beat Hodler, Das « Ärgernis » der Reformation. Begriffgeschichtlicher Zugang zu einer biblisch legitimierten politischen Ethik, Mainz, 1995.

27 Il faut noter à ce sujet que la doctrine calvinienne de la prédestination conserve l’idée d’une responsabilité du sujet dans les actes qu’il commet. « Calvin maintient les deux bouts de la chaîne : d’un côté, l’homme est déterminé à pécher, de l’autre il est responsable de ses actes mauvais, fruits du péché, puisqu’il “pèche d’un consentement de volonté très prompte et encline”. Que l’homme soit prédestiné à la perdition ou, par une grâce incompréhensible, au salut, ses actes ne laissent pas d’être “mauvais en tant qu’ils procèdent de lui”, en tant qu’il en est l’auteur » (Marianne Carbonnier, « Le droit de punir », op. cit., pp. 190-191).

28 IRC, III, III, 5.

29 Ibid., III, III, 9.

30 Coena Domini I. Die Abendmahlsliturgie der Reformationskirchen im 16./17. Jahrhundert, Fribourg, 1983, pp. 355-356.

31 IRC, III, III, 22.

32 Ibid.

33 Ibid., III, III, 23.