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Larrons incorrigibles et voleurs fameux

La récidive en matière de vol ou la consuetudo furandi à la fin du Moyen Age

Valérie TOUREILLE

Université de Cergy-Pontoise

Celui qui est accoutumé de mal faire doit plus sévèrement être puni que celuy qui n’est pas coutumier1.

Le concept moderne de récidive possède des racines profondes qui viennent s’ancrer dans la tradition théologique et juridique de la pensée médiévale. La désobéissance invétérée est un enjeu épistémologique ancien, où se mêlent des questions d’ordre moral, de droit pénal et d’intérêts publics. Dès les premiers siècles du Moyen Age, la notion emprunte un cheminement complexe. Elle s’ébauche alors progressivement et maladroitement. D’ailleurs, le terme de récidive n’existe pas. C’est dans l’esprit des clercs que naît la réflexion sur l’accoutumance criminelle. La récidive s’énonce alors en terme d’incorrigibilité. Incorrigibles sont les religieux impénitents qui ont été châtiés à trois reprises pour avoir succombé au mal. Au cours du Moyen Age, l’incorrigibilité, définie par les hommes d’Eglise à l’usage des clercs, glisse progressivement dans le vocabulaire des laïcs, en particulier celui des criminalistes, lorsqu’ils cherchent à qualifier le comportement des criminels endurcis et qu’ils tentent de justifier leur exclusion. On peut dès lors légitimement s’interroger sur le sens d’une telle évolution. Est-elle le signe que la récidive s’impose à l’automne du Moyen Age, comme une obsession dans l’esprit des juges et qu’elle apparaît comme une priorité dans la répression du crime au seuil des Temps Modernes ?

Au moment où la lutte contre l’incorrigibilité acquiert précisément une dimension nouvelle, celle-ci semble s’incarner dans une figure criminelle emblématique : celle du voleur. Au Moyen Age, le vol est un crime odieux qui cristallise la haine et les angoisses de la communauté. Le « larcin », tel qu’on le nomme alors, concentre l’attention des juristes dès lors qu’il se transforme en habitude. Les « larrons coustumiers » ou les « très fort larrons » sont montrés comme de remarquables spécimens criminels pour définir l’incorrigibilité devant les cours laïques. La « consuetudo furandi » serait-elle l’incarnation de la plus détestable des déviances, du plus inquiétant des comportements criminels ? Aux yeux des contemporains, les « larrons accoustumés » sont dénoncés comme des criminels dangereux, voire comme des professionnels du crime.

Je reviendrai brièvement, dans un premier temps, aux sources théoriques et doctrinales de la récidive, au cours du Moyen Age, avant d’évoquer le profil des larrons coutumiers rencontrés dans les archives judiciaires, pour analyser enfin le traitement pénal de l’incorrigibilité.

A l’origine de la récidive : l’incorrigibilité

Le principe de l’aggravation de la peine, en vertu de la répétition du geste malicieux, est issu d’une longue tradition. La genèse médiévale de la notion de récidive est complexe, car elle puise à plusieurs sources : le droit romain, le droit canonique et la théologie morale.

La notion d’incorrigibilité apparaît, dès l’aube du Moyen Age, sous la plume de certains clercs, comme Grégoire le Grand ou Isidore de Séville2. Mais, c’est à l’ombre des cloîtres du premier Moyen Age, qu’elle se dessine véritablement. Là, elle acquiert sa pleine dimension, en l’occurrence disciplinaire. Les premières traces d’une gradation pénale, fondée sur la réitération de l’acte criminel et sur l’accumulation des châtiments, se rencontrent dans les pénitentiels rédigés à l’usage des moines. Ces rédactions réglementaires traduisent une volonté de restaurer la discipline monastique, autour du VIe siècle. Les pénitentiels irlandais, comme celui de Finnian, précisent à cet égard que « si un clerc a commis un vol, une ou deux fois […] il jeûnera un an, au pain et à l’eau. Mais si un clerc a l’habitude de voler, il fera trois ans de pénitence »3.

Si la notion d’habitude criminelle se dégage effectivement de manière précoce, le terme d’incorrigibilité n’est pas expressément cité. La règle bénédictine, rédigée au même moment, témoigne d’une semblable préoccupation à l’égard de la persévérance dans la désobéissance4. Cette première approche du phénomène semble avoir progressivement débordé du strict cadre religieux pour contaminer la législation laïque. A partir du VIIIe siècle, les capitulaires traduisent une semblable hiérarchie pénale en fonction de l’addition des crimes5. Ainsi, en 779 un capitulaire de Charlemagne préconise qu’à « la première fois, le voleur ne mourra pas, mais il perdra un œil, à la deuxième fois, on lui coupera le nez et à la troisième fois, il mourra (s’il ne s’est pas racheté) »6.

On sait que l’empereur a milité auprès des abbés de l’Empire pour harmoniser la discipline autour de la règle bénédictine. On peut donc supposer que la rédaction des capitulaires a été teintée d’une certaine coloration religieuse. En revanche, si l’Eglise refuse, en vertu d’un principe canonique, de verser le sang, l’autorité publique n’hésite pas à préconiser de cruelles mutilations à l’encontre des récidivistes7. En fait, à chaque fois que le prince manifeste la volonté de maintenir la paix et l’ordre public, ce choix s’accompagne de la mise en place d’un arsenal répressif redoutable à l’encontre des criminels habitudinaires. Ces tentatives de restauration de l’autorité publique furent de courte durée, progressivement battues en brèche par les progrès de la féodalité. En effet, avec l’installation des sires-justiciers, le principe de la peine publique décline au profit des peines pécuniaires. Les seigneurs sont alors davantage soucieux d’amasser de substantiels revenus plutôt que de garantir l’ordre public.

Il faut attendre le XIIe siècle pour voir renaître une justice soucieuse du bien commun, à la faveur de la redécouverte du droit romain. Ce renouveau s’accompagne en même temps d’exigences morales nouvelles dans l’application du droit pénal médiéval. Cette renaissance du droit romain eut un rôle notable à la fois sur l’évolution de la procédure pénale et sur l’utilisation du principe intentionnel. Là encore, ce sont les clercs qui restaurent les premiers la procédure d’enquête8 et impriment une dimension morale à la distinction du crime. Progressivement, la matérialité de l’acte cède le pas à la recherche de l’intention. Cette nouvelle évolution marque la mise en valeur de deux notions « dolus » et « culpa » qui vont favoriser l’émergence de la notion de volonté dans le crime9. Or, l’utilisation du principe intentionnel est essentielle pour comprendre l’élaboration du concept de récidive. Le droit canon définit pour la première fois la notion d’incorrigibilité dans le Décret de Gratien en 114010. Cependant, la définition reste théologique et confinée au monde des clercs11.

Quoi qu’il en soit, il convient de souligner que l’intention est désormais déterminante pour qualifier le crime. Or, cette recherche de l’animus, de l’intention bonne ou mauvaise, trouve à partir du XIIIe siècle, un terrain d’exploitation privilégié dans la procédure inquisitoire. Toutes les réflexions des clercs, orientées vers la notion de for interne, invitent les juges à sonder les consciences criminelles. La volonté de persévérer dans la voie du crime est montrée par la théologie morale de saint Thomas comme un habitus. La répétition des mêmes fautes crée une seconde nature portée au mal12. Cette connotation morale et religieuse n’a rien de surprenant dans la pensée médiévale qui conçoit le crime comme le degré le plus bas du péché13. A partir du XIIIe siècle, ces influences juridico-théologiques devaient imprégner l’esprit des coutumiers. Les coutumes, souvent peu prolixes en dispositions pénales, ne laissent pas d’évoquer la récidive, lorsqu’elles réservent quelques lignes aux crimes. Or, le traitement de la récidive par les juristes trouve toujours dans le vol une matière privilégiée. J’évoquais ainsi en préambule la récidive comme circonstance aggravante dans le Grand coutumier de France14. Mais, il faut reconnaître que la plupart des coutumiers se contentent de prescrire une peine plus lourde à chaque récidive. A la fin du XIIIe siècle, les dispositions pénales du Livre de Jostice et de Plet tendent simplement à traiter plus sévèrement les rechutes, sans se soucier des circonstances du délit. Ainsi, l’auteur nous apprend que le voleur qui a déjà été banni peut être mutilé. Mais si le larron est marqué, il peut alors encourir la mort15. D’autres textes normatifs se distinguent par le caractère cruel des mutilations qui n’est pas sans rappeler la sévérité des capitulaires carolingiens. Les Etablissements de saint Louis rédigés au XIIIe siècle sont sans doute les plus explicites et figurent parmi les plus rigoureux : « Celui qui ambles robes ou deniers, ou autres menues choses doit perdre l’oroille du premier meffait, et de l’autre larcin, il pert le pié, et au tierz larcin, il est pandable »16.

Des nuances coutumières apparaissent à la faveur des circonstances, mais la tonalité dominante reste la sévérité. Surtout, les coutumiers s’accordent généralement sur le principe de la hiérarchie pénale ternaire, dont le stade ultime est la mort17. Toutefois, au delà de l’unanimité des règles pénales, la définition coutumière de la récidive apparaît relativement floue. Les textes normatifs entretiennent une confusion entre réitération du geste criminel et addition des peines18. En fait, dans l’esprit des jurisconsultes médiévaux, la nuance ne vaut guère face à la condamnation systématique de l’habitude criminelle.

Ce pragmatisme médiéval qui dépasse les subtilités juridiques reflète la conviction qu’un voleur d’habitude ou un récidiviste représente socialement le même danger. Ils doivent donc être sanctionnés avec la même rigueur19. En effet, l’idée d’animus delinquentis légitime l’inutilité d’une preuve légale remplacée par la certitude morale reconnue en droit coutumier par la notion d’arbitraire. L’arbitraire permet au juge d’apprécier la peine en fonction du profil du délinquant. Ainsi, les voleurs « accoustumés », entachés d’opprobre colporté par la rumeur, peuvent être incarcérés et soumis à la question sur simple présomption. Si le pouvoir discrétionnaire du juge permet ordinairement de tempérer les peines, il réserve à l’inverse le droit aux tribunaux de durcir la répression à l’encontre des criminels jugés dangereux. Or, en matière de vol, la transgression répétée est rédhibitoire.

Ainsi, à l’aube des temps modernes, il est admis comme un principe général en Europe que « celui qui vole pour la troisième fois » peut être pendu20. Ces seuils juridiques déterminent de manière ultime une frontière au-delà de laquelle l’amendement est illusoire. La peine d’exclusion définitive se trouve ainsi légitimée. Au XVe siècle, la coutume de Bretagne précise à cette fin que la justice « doit donner exemple que nul ne doit faire meffait sur meffait », ou qu’il est encore indispensable pour la paix de la communauté « d’oster les mauvais des bons »21. Mais qui sont précisément ces « mauvais lerre » et ces « voleurs fameux » ?

Figures de récidivistes

Si le Moyen Age n’a pas élaboré de concept général de récidive et ne connaît pas de terme technique pour le désigner, l’accoutumance criminelle est un critère déterminant pour la qualification des délinquants. Partir à la rencontre de ces criminels redoutés n’est pas chose aisée. Certes, la justice les traque inlassablement. Les juges examinent attentivement la « vie et gouvernement » de ces individus réputés comme « soupechonneux ». Naturellement, les archives judiciaires de la fin du Moyen Age consignent précieusement toute une galerie de portraits de « voleurs fameux ». Mais le discours de la justice use régulièrement de stéréotypes à leur égard. Les voleurs récidivistes font souvent figures d’archétypes criminels.

Aussi, les « très forts larrons » sont-ils toujours distingués dans les sources de la répression. Les voleurs occasionnels apparaissent furtivement dans les archives, tandis que les « larrons accoustumés » occupent une place de choix. Ceux-ci semblent appartenir à une population criminelle particulière. Ce monde du « haut vol » est assez homogène. D’abord, il accueille peu de femmes. Certes, l’on peut croiser quelques destinées, toujours malheureuses, de mères isolées, de veuves ou de servantes. Comme cette ouvrière de chapeaux, nommé Jeanne Courtine, sans domicile fixe, qui est conduite à la prison du Châtelet le 28 juin 1488. Elle est accusée d’avoir volé trois nappes d’autel. Le greffe signale dans son registre d’écrou que celle-ci a « été reprinse plusieurs fois » et, surtout, note en marge de son nom qu’elle est « coustumière d’estre larronesse »22. D’autres femmes aux profils similaires sont signalées dans la prison du Châtelet, mais elles sont peu représentatives de ce milieu délinquant.

Cette société criminelle est une société masculine. Les hommes représentent 73 % des récidivistes dans le registre urbain d’Abbeville entre 1450 et 1510. Ils sont 77 % dans la prison du Châtelet à l’extrême fin du XVe siècle. Les biographies criminelles de ces « incorrigibles larrons » se succèdent au fil des registres souvent brouillées par l’argumentaire ou par la rumeur. Au Châtelet, ces « tres forts larrons » sont tous enregistrés comme « demourant partout », accessoirement qualifiés de « maraulx ». Cependant, il ne faut pas les assimiler schématiquement à de vulgaires vagabonds. Presque tous déclarent une profession, que certains exercent encore. Mais ils semblent sujets à une évidente instabilité. Des artisans, des valets se pressent dans leurs rangs, peut-être menacés à la fin du Moyen Age par la fermeture des métiers ? Cette accoutumance au crime naîtrait-elle au sein d’une jeunesse turbulente, incapable de s’insérer dans la nouvelle société qui s’ébauche à la fin de la guerre de Cent Ans ? Il est vrai que les jeunes sont nombreux dans cette population criminelle. A Abbeville, par exemple, les multirécidivistes ont pour la plupart moins de 25 ans. Toutefois, il est difficile de connaître les véritables motivations d’un tel endurcissement criminel, souvent précoce. A la fois, parce que les archives judiciaires tiennent peu compte des circonstances atténuantes et que lorsqu’elles apparaissent, c’est par la voix des criminels eux-mêmes qu’elles se font entendre. Le discours est donc souvent tronqué ou biaisé. Certaines informations percent néanmoins quant aux explications d’une telle incorrigibilité.

Dans les motifs que les récidivistes allèguent, lorsqu’ils demandent grâce, c’est généralement la misère qui est mise en exergue, l’inexpérience de la jeunesse ou la tentation diabolique. En septembre 1446, Jacquinet Perin est âgé de 18 ans au moment des faits. Le jeune homme est accusé d’avoir multiplié les vols en tout genre : des vêtements à la vaisselle d’argent. Lorsqu’il demande grâce du fond de sa geôle, il reconnaît que « par son petit gouvernement, simpleste jeunesse ou faulte de conduite s’est induit a faire aucuns larrecins a diverses personnes et a plusieurs fois ». Mais s’il tente de démêler l’écheveau de sa jeune vie, c’est pour expliquer comment l’isolement et la misère l’ont fait basculer dans le crime : « orphelin de père et de mère (dit-il) ; et n’a eu parent ne amy qui aucun bien lui voulsist faire. Parquoy il a esté de petite conduite et frequanté gens vacabons et n’a appris mestier ou science de quoy il sceust gaignier sa vie »23. En règle générale, les mobiles des vols répétés s’enchevêtrent. Jean Batillot se présente comme écartelé entre la misère et le diable. En 1437, « ledit suppliant indigent » déclare que par « povreté » il a naguère volé du blé et de l’orge à son voisin, pour nourrir sa famille. Cependant, il confesse avoir été récemment « tempté par l’Ennemi » qui l’a invité à briser le tronc de l’église paroissiale.

Ces hommes jeunes, poussés par la misère ou le désœuvrement agissent rarement collectivement. Le vol, même habituel, chez un criminel relève pour l’essentiel d’un savoir-faire individuel. Or, les habitudinaires du vol paraissent rompus à toutes les techniques.

L’accoutumance semble favoriser une certaine spécialisation dans le vol, peut-être une quelconque formation, en tout cas une évidente audace. Les coupeurs de bourses sont nombreux dans les rangs des multirécidivistes. Ces « tres forts larrons », maîtrisent un outillage singulier qui les confond parfois24 : « ciseaux fort taillant », crochet ou boite de glu.

Leur possession est toujours l’indice d’une pratique criminelle régulière et le signe d’une certaine professionnalisation. C’est précisément le cas d’Hervé Mathieu, valet chaussetier, enfermé dans la prison du Châtelet le 15 juin 1488. Celui-ci est accusé d’avoir coupé la bourse d’une femme lors de festivités qui se déroulaient à Paris. Les sergents l’encadrent jusqu’à la prison et précisent au greffe de l’écrou que l’homme dissimulait « dans ses braies, une boite de glux qui est signe de quelque maléfice ». Enfin, l’on note soigneusement en marge que ledit Mathieu est de surcroît essorillé25. Au surplus de la détention de ce matériel douteux et au même titre que la mauvaise réputation26, c’est le corps flétri du récidiviste qui offre aux yeux du juge, la preuve de la désobéissance avérée. Le multirécidiviste porte généralement sur son corps l’empreinte de son passé criminel, en guise de casier judiciaire. Comme l’enquête sur la réputation des voleurs, la recherche des marques témoigne d’une crainte constante, voire obsessionnelle de la récidive. A la fin du Moyen Age, la chasse aux criminels endurcis trouve au Parlement de Paris une tribune d’élection où se construit à la fois la notion d’incorrigibilité et l’argumentaire de la peine de mort27.

Le traitement pénal de l’incorrigibilité

L’étude de la jurisprudence souligne l’attention particulière qui est portée à ceux qui sont « coustumiers du fait ». Ce mouvement participe de ce que Bernard Durand appelle la recherche de l’animus delinquendi à la fin du Moyen Age28.

La hantise de la récidive et la volonté d’exclure les mal famés ont conduit certaines justices, en particulier urbaines, à établir de véritables « listes noires » des délinquants. C’est le cas précisément à Abbeville ou à Dijon. Le 31 mars 1461, un nommé Barthélémy Luisait est interpellé justement dans cette ville pour avoir extorqué de l’argent aux passants et parce que : « ledit Barthelemy est privé de ses deux oroilles ce qui est male presomption contre luy ». L’homme est battu sur la place publique et son cas est dénoncé dans les rues de Dijon au son de la trompette29.

Mutilations et marques sont des peines et des preuves à la fois, qui signalent aux tribunaux l’entêtement criminel des individus. Jean Godin est passé à trois reprises au moins, entre les mains du bourreau de Rouen. Lors de sa dernière condamnation en 1527, l’homme porte déjà la « marque des larrons sur l’espaulle ». Il est alors « derechef marqué (de) la marque des larrons », pendu l’espace d’une heure à une potence, pour être ensuite dépendu et enfin conduit hors de la ville pour être frappé de bannissement pendant dix ans30. Mais il n’y a pas que des parodies de pendaison. Les « tres fort larrons » sont sans doute les criminels à l’avenir le plus menacé. Les quelques voleurs pendus sont tous des récidivistes.

Lorsqu’en 1450, Jean de Veulles est appréhendé par les sergents de Rouen, ce n’est encore qu’un jeune garçon que l’on excuse d’un mauvais faux pas. Il s’est rendu complice d’une minable affaire de vol et le bailli le délivre en espérant qu’il se corrige avec le temps. Cependant, cinq mois plus tard, le jeune homme comparait à nouveau devant ses juges. C’est, dès lors, l’ombre de l’échafaud qui se profile. Cette fois, Jean de Veulles est dénoncé comme « ung détrousseur de chemin ». Le tribunal le condamne alors à être traîné sur une claye, à avoir la tête tranchée. Le reste de son corps est abandonné au gibet de la ville31.

Bannissements, mutilations ou flétrissures entravent assurément la réinsertion de ces délinquants. Ces sanctions humiliantes et exclusives expliquent souvent l’engrenage criminel et l’escalade pénale jusqu’à la mort.

Or, la répression, qui use constamment de l’infamie, se durcit incontestablement contre ces criminels entêtés, au cours des deux siècles troublés qui marquent la fin du Moyen Age. Les hommes du Parlement de Paris empruntent au droit canon dès le début du XVe siècle, le qualificatif d’« incorrigible » pour élargir les prérogatives judiciaires du roi et renforcer la répression. Cela avant tout contre les professionnels du vol qui usent de la tonsure pour échapper au bras séculier et à la peine de mort32. Renaud de Montigny, le compagnon de Villon, incarne une figure célèbre de ces clercs incorrigibles. Ceux que le procureur du roi cherche à extirper des mains de l’évêque, pour leur administrer un châtiment exemplaire et définitif33. D’incorrigibles, ces criminels sont bientôt montrés comme « des oisifs », comme « ceux qui de rien ne servent »34 et qu’il faut prestement éliminer du corps social. L’opinion les soupçonne de fomenter des complots, de haïr les gens fortunés, finalement, d’être les « ennemis du genre humain »35. Il demeure difficile de circonscrire ce milieu criminel à travers de telles expressions stéréotypées.

L’image du « roi des voleurs » en offre le plus sûr reflet. Sociétés secrètes et hiérarchisées, organisées et codifiées inquiètent d’autant plus qu’elles tutoient le monde de l’ombre. La peur des bandes de voleurs relèverait-elle du seul fantasme d’une société inquiète à l’aube du monde moderne ? Les sociétés criminelles sont rares, exceptionnelles. Mais elles nourrissent sans doute la peur qui se focalise sur la personne du « voleur fameux ». Inutiles au monde, dira-t-on bientôt, dangereux pour l’ordre public et la paix sociale. Les incorrigibles larrons doivent subir une exclusion définitive de la communauté, par la corde ou par la chaîne des galères.

Ces quelques remarques m’ont permis de dresser brièvement une synthèse sur la genèse médiévale de la récidive à travers la notion d’incorrigibilité. Certes, le Moyen Age n’a pas inventé le concept de récidive. Mais son origine est incontestablement médiévale. Les sources révèlent une construction juridique complexe. D’une dimension strictement religieuse, le terme tend à s’émanciper pour contaminer la sphère laïque. Au cours du Moyen Age, l’évolution de l’incorrigibilité a induit une argumentation fondamentale sur la justification de la peine de mort.

L’incapacité de certains criminels à se corriger justifie leur exclusion définitive de la communauté. Aussi, les incorrigibles larrons sont-ils montrés comme de redoutables criminels, comme un véritable péril pour la société. Cette peur du vol organisé semble exacerbée à la fin du Moyen Age, où les valeurs du travail et de la propriété sont exaltées. Sans doute, l’incorrigibilité s’appuie-t-elle sur des ressorts politiques où la propagande utilise la rumeur et les peurs collectives. Celles-ci s’ancrent alors dans le mythe des monarchies criminelles. L’opinion réclame des mesures exemplaires, tandis que le pouvoir royal instrumentalise la notion d’incorrigibilité, pour affermir ses prérogatives judiciaires. Les voleurs multirécidivistes, les professionnels du crime sont dénoncés comme de mauvais sujets susceptibles de contaminer la société. C’est pour eux que se déploient, au seuil des temps modernes, la cruauté des exécutions exemplaires et l’éclat des supplices en place publique.

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1 Jacques d’Ableiges, Le Grand Coutumier de France, E. Laboulaye et R. Dareste (éd.), [1868], rééd., Paris, 1968, chap. XII, « Des peines », p. 649.

2 Le terme « incorrigibiliter » est fréquemment utilisé par Grégoire le Grand, en particulier dans J. Boutet (éd.), Le Pastoral, Paris, 1928, p. 155. Voir tout particulièrement Claude Gauvard, « Justification and Theory of the Death Penalty at the Parlement of Paris in Late Middle Ages », in Christopher Allmand (ed.), War, Government and Power in Late Medieval France, Liverpool, 2000, pp. 190-208.

3 Cyril Vogel, Le pécheur et la pénitence au Moyen Age, Paris, 1969, p. 57.

4 Voir par exemple le chapitre 28, « De ceux qui souvent repris, ne veulent pas se corriger » : « si un frère souvent repris et même exclu pour une faute quelconque, ne se corrige pas (si non emendaverit), on lui appliquera une correction plus dure en procédant contre lui par le châtiment des verges », La règle de saint Benoit, Paris, 1980.

5 Les « lois » barbares connaissent la pluralité des infractions et la multiplication des peines pécuniaires, mais ignorent généralement l’aggravation du cas par récidive. On peut toutefois citer l’exemple de la loi de Liutprand, contemporaine des capitulaires carolingiens (VIIIe siècle) qui gradue en fonction de la récidive. Le voleur récidiviste est d’abord décalvé, fouetté et marqué la seconde fois. S’il ne se corrige pas, à la troisième fois, le juge le vendra hors de la province et gardera le prix pour lui (6, 26, c.), Bernard Durand, L’arbitraire du juge et consuetudo delinquendi. La doctrine pénale en Europe du XVIe au XVIIIe siècles, Montpellier, 1993, p. 40.

6 Dispositions peut-être déjà énoncées en 744, mais avant tout connues grâce au capitulaire de 779, Isambert, Recueil général des anciennes lois françaises depuis l’an 420 jusqu’à la révolution, 29 vol., Paris, 1821-1830, t. 1, p. 39, c. 23.

7 Voir la réitération des capitulaires carolingiens à ce titre en 806 et 813, Isambert, ibid., t. 1, p. 53, c. 2 et t. 1, p. 88, c. 62.

8 C’est d’ailleurs à ce moment précis de la lutte contre l’hérésie que l’on rencontre l’expression : « recidere in haeresium ». Le récidiviste est alors désigné comme re-lapsus : celui qui retombe dans l’erreur.

9 Bernard Durand, L’arbitraire du juge, op. cit., p. 49.

10 Gratien, C. 24, qu. 3, 14.

11 En 1198, la notion d’incorrigibilité s’étend à l’ensemble des clercs, par une décision d’innocent III, O. Hageneger und A. Haidacher (eds.), Die regsiter Innocenz’III, vol. 1, Graz-Köln, 1964, p. 630, N° 420 (13 novembre 1198).

12 Cette inclination à pécher naît de la répétition des mêmes fautes, saint Thomas, Somme, IIae, q. 78, art. 2.

13 André Laingui, « L’homme criminel dans l’ancien droit », Revue de science criminelle et de droit comparé, 1983, p. 27.

14 Souvent intitulé « stile et coustume de la vicomté et prevosté de Paris », ce coutumier est construit avec des emprunts communs aux sources des coutumes de Senlis (1493), de Sens (1495), de Clermont-en-Beauvaisis (1496) et de Melun (1506), Le Grand Coutumier de France, op. cit.

15 « Se il est forbeniz d’aucun leu, l’en li fet sein ; et se il a sein, il est pendables », P. N. Rapetti (éd.), Li livres de jostice et de plet, Paris, 1850, chap. XXIV, « Des paines », p. 279.

16 P. Viollet (éd.), Etablissements de saint Louis, 4 vol., Paris, 1881-1886, t. 2, L. 1, chap. XXXII.

17 Dans les coutumes du Maine de la fin du XVe siècle (1463), l’incorrigibilité du larron se range toujours dans les cas de pendaison : « qui fait ensuivant deux larcins où du premier n’aurait que l’oreille » est pendable, ibid., p. 265, t. 4, N° 290.

18 Par exemple Jean Boutillier dans la Somme rural, « si deux fois estoit reprins d’un petit larcin, c’est a sçavoir en dessous de cinq sols, il chet en peine capitale d’estre pendu », L. Charondas Le Caron (éd.), Le Grand Coutumier et Practique du droict civil et canon observé en France […], cy-devant imprimé soubs le nom de la Somme rural, Paris, 1621, p. 244.

19 Les juristes trouvaient d’ailleurs confirmation de cette identité de traitement en droit savant. Le mot « reiteratio » comprend les deux idées de récidive et de cumul, Bernard Durand, L’arbitraire du juge, op. cit., p. 48.

20 Ordonnance Caroline de 1532. On peut citer également, les coutumes générales du duché de Bretagne (1459), où il est prescrit que : si « aucun commet simple larcin pour la premier fois, il sera puni selon l’arbitraire du juge, sans mort naturelle, ou mutilation de membres. Et s’il commet plus grand larcin pour la première fois, il sera puni corporellement et selon l’exigence et qualité du cas […]. Et s’il renchet et commet autre larcin, il en perdra la vie », Ch. A. Bourdot de Richebourg, Nouveau coutumier général ou corps des coutumes générales et particulières de France et de ses provinces, Paris, 1724, t. 4, p. 1171, art. 5.

21 La Très ancienne Coutume de Bretagne, avec les Assises, Constitution de Parlement et ordonnances ducales, suivies d’un recueil de textes divers antérieurs à 1491, M. Planiol (éd.), Rennes, 1896, rééd. Paris-Genève, 1984.

22 Archives Nationales, Y 5266, fol. 18 v°. On peut également citer le cas de Jeanne Lacarrée qui est, dit-on alors, une femme amoureuse, c’est-à-dire une prostituée. Le mardi 16 septembre 1488, elle est amenée au Châtelet par un sergent pour « avoir mal prins et emblé » plusieurs pièces de drap et parce qu’elle est « coustumière de ce faire », ibid., fol. 99.

23 AN, JJ 178, N° 38. Le problème de l’interprétation de ce type de source apparaît d’emblée dans l’identification des requérants. La lettre de rémission du jeune Périn, soit disant isolé, s’effectue par l’entremise de ses « parents et amis charnelz ».

24 Au début du XVe siècle, un individu est saisi avec « plusieurs instrumens propres a tel larrons, c’est assavoir cisel, turquoises (tenailles), lime, fusil et une manière d’archal qu’il nommoit rossignol et autres, pertinens a rompre huis et coffres », AN, X2a 14, fol. 301 v°, 1405.

25 AN, Y 5266, fol. 1 (15 juin 1488). Le 3 juillet 1488, Hervé Mathieu est de nouveau incarcéré pour avoir brisé le tronc d’une église parisienne, ibid., fol. 25.

26 Renommée (en l’occurrence la mala fama) et accoutumance criminelle sont intimement mêlées dans le droit médiéval., Abrégé champenois, CXLVII, Etablissements de saint Louis, op. cit., t. 3, p. 180.

27 Claude Gauvard, « Justification and Theory of the Death Penalty », op. cit.

28 Bernard Durand, L’arbitraire du juge, op. cit., p. 86.

29 Archives Départementales de la Côte d’Or, B II 360/6, fol. 172.

30 Bibliothèque Nationale, ms fr. 26121, p. 1035, oct. 1527.

31 BN, ms fr. 26105, p. 1245, juin 1498.

32 Sur le privilège de cléricature voir René Genestal, Le privilegium fori en France du décret de Gratien à la fin du Moyen Age, 2 vol., Paris, 1921.

33 BN, Dupuy 250 (1449-1450).

34 Le 6 juin 1489, un groupe de huit individus « demourant partout » est conduit à la prison du Châtelet sous l’escorte de dix sergents « pour ce qu’ilz sont oisifs et vacabons quy de rien ne servent, couppeux de bources, larrons, bannis et aucuns essorillés », AN, Y 5266, fol. 198v.

35 Bronislaw Geremek, Inutiles au monde, truands et misérables dans l’Europe moderne, 1350-1600, Paris, 1980, p. 231. On trouve une semblable comparaison entre les voleurs professionnels et les ennemis de l’intérieur dans une ordonnance de 1439, E. de Laurière (éd.), Ordonnances des roys de France de la troisième race, 22 vols., Paris, 1723-1849, t. 3, p. 60, N° 122 (novembre 1439).