Note conclusive
Qualifiés selon leurs « circonstances » aggravantes, les crimes visent les individus, les biens, l’Etat ou la morale. Le passage à l’acte délictueux répété mais incarné dans un seul individu « endurci dans le mal », les réponses judiciaires et pénales à un tel comportement, les représentations sociales qui en découlent, l’imaginaire punitif qui en résulte : tels sont les objets de réflexion que donne à penser ce livre collectif. Souvent écrit au plus près des sources, il illustre bien les enjeux contemporains d’une historiographie soucieuse de croiser les doctrines, les usages, les représentations mentales, afin de renouveler l’histoire des délits et des peines, celle des institutions et des protagonistes du droit de punir que l’Etat moderne monopolise dès le XVIe siècle. A l’histoire des idées, des doctrines, s’ajoute donc celle des pratiques.
Depuis la fin du Moyen âge, partout en Europe, l’histoire du criminel endurci donnée à lire dans cet ouvrage évoque une figure particulière qu’affronte la justice pénale. Comme celles du juge, de l’enquêteur, de l’expert, de l’auxiliaire de justice ou de la victime, la figure du récidiviste n’est pas immuable. Comme le prouve cet ouvrage collectif, elle évolue sous le poids de complexes modalités sociales et judiciaires qui convergent notamment aujourd’hui vers la construction du seuil d’insécurité urbaine. Seuil d’intolérance auquel se réfèrent – parfois de façon alarmante – les statistiques judiciaires, les médias, les débats politiques et la criminologie contemporaine. Tout l’intérêt du Criminel endurci réside dans la mesure et la mise en problématique judiciaire de l’évolution historique du récidiviste dessinée jusqu’à aujourd’hui.
Au seuil du XXIe siècle, plus que jamais, en Europe et surtout aux Etats-Unis, le délinquant endurci suscite le débat sur sa dangerosité et sur les moyens légaux de le neutraliser par l’aggravation pénale. Or, le criminel endurci est socialement moins inquiétant au Moyen âge et à l’époque moderne qu’il ne l’est dès les années 1820. La notion aggravante de récidive s’affirme de manière déterminante avec la naissance de la culture pénitentiaire et la généralisation des statistiques criminelles qui doivent quantifier puis prévenir la criminalité. Sous l’Ancien Régime, notamment jusqu’aux années 17650-1760, l’homo criminalis est souvent considéré comme un pécheur incorrigible. Mise en application par le bourreau, la justice le fera expier publiquement dans la rigueur « suppliciaire » qui doit intimider la collectivité par la « pédagogie de l’effroi ». En outre, dans la France absolutiste, traquant notamment les bannis récidivistes, la maréchaussée rend une justice expéditive et sans appel. Ce qui résout la récidive liée au banditisme rural, à la désertion criminogène, au vagabondage aggravé par la violence mortelle ou incendiaire contre les individus ou les biens. Mal pensable par les doctrinaires et les praticiens, peu quantifiable par les magistrats, la récidive n’est pas souvent un élément juridique qui aggrave la qualification du crime selon les « circonstances » morales et matérielles que pèse le juge. A partir des années 1760-1770, renforcée par les Lumières, la notion d’individu commence de distinguer l’homo criminalis : sa dangerosité résiderait dans son comportement asocial qui le singularise dans le mal choisi, voire provoqué par la société « inégale » de l’Ancien Régime comme le prétendent notamment le Genevois Rousseau (Du Contrat social) ou le Milanais Cesare Beccaria (Des Délits et des peines, 1764). S’ils sont partagés sur le problème d’abolir la peine capitale, tous deux convergent dans l’idée de la peine comme obstacle politique au crime.
Sous l’Ancien Régime, l’inquiétude réside donc dans la singularité du passage à l’acte traité quotidiennement par les juges du siège. Longtemps isolés dans leur ressort juridique que séparent les régimes politiques et les systèmes confessionnels, dès les années 1770-1780, ils échangent des « Avis de recherche ». Document anthropologique avant la date, ces imprimés judiciaires parfois lus et affichés en place publique doivent repérer et identifier les « mal vivants », soit les récidivistes fugitifs, souvent jugés en contumace (voleurs de grand chemin, meurtriers, déserteurs, contrebandiers, faux monnayeurs, « paillards », etc.). Unissant mieux l’espace judiciaire à la veille de la Révolution, forgeant une culture juridique de la signalétique et du contrôle social de la marginalité, l’« Avis » fige l’identité civile – nom, prénom, surnom, lieu de naissance. Il identifie positivement les traits et l’apparence du « recherché » – couleur des yeux et des cheveux, forme du visage, de la bouche et du nez, pilosité, texture de la peau, calvitie, embonpoint ou maigreur, taille petite ou élevée, forme des mains ou des pieds, apparence vestimentaire, manière de parler et/ou de marcher. Du naturalisme signalétique qui objective l’apparence corporelle, l’« Avis » passe à la signalétique morale et normative. Il décrit alors la « physionomie sournoise » et la « mine patibulaire » du récidiviste. Il pointe ses « signes particuliers » – cicatrices, malformations, amputation d’un membre, prothèse. Il résume sa biographie à charge, soit l’« endurcissement » dans le crime. L’« Avis » détaille les méfaits, souligne les crimes atroces. Il énonce la peine subie par contumace. Parfois, il met en garde les populations face à la potentialité récidivante de l’homo criminalis insaisissable. Le récidiviste est ainsi le produit des mutations de la pratique et des usages judiciaires qui se modernisent durant les deux dernières décennies de l’Ancien Régime pour forger l’ordre public. Avec le passage de l’arbitraire à la légalité des crimes et des châtiments (Code pénal, 1791,1810), la récidive devient une « circonstance » positive de la culture judiciaire qui se légalise.
Ainsi, contrairement à aujourd’hui, dans une ère pré statistique – où sur le plan social le lien communautaire est lié à la sociabilité de proximité et de solidarité d’homme à homme, alors que la communication dépasse rarement l’espace du village, du bourg ou de la ville – la justice ne peut concevoir la « criminalité » comme un problème social. Un problème social qui serait notamment lié à la répétition mesurable et quantifiable d’actes délictueux. Des actes qui signalent alors la « dangerosité » du criminel dans la répétition de ses délits, dans son incorrigibilité. Un problème qui sera bientôt celui de la « question sociale » pensée dans le contexte de la massification des classes laborieuses et dangereuses, déracinées en ville par la révolution industrielle. Dès le XIXe siècle, avec la généralisation de la statistique judiciaire, la figure du criminel endurci évoque progressivement la « délinquance d’habitude », le « criminel né » imaginé par Lombroso, l’apache surineur des faubourgs, la professionnalisation du crime dans le milieu selon Lacassagne, la faillite carcérale – voire le « laxisme de la justice » chez les partisans de la mort comme peine. Dans une perspective comparatiste, ce livre collectif éclaire ainsi dans la longue durée les multiples facettes et l’historicité de la construction morale, sociale et juridique du criminel endurci.