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Bandits et contumaces : notion et pratiques de la récidive en Corse et en Sardaigne (début XIXe siècle)

Karine LAMBERT

Université de Nice

Le domaine méditerranéen et vendettaire, terre d’élection des « primitiv rebels »1, est caractérisé par la pratique du « bando ». Le comté de Nice, l’Italie péninsulaire et insulaire en sont un champ d’illustration extensible au monde balkanique ou, tout aussi bien, maghrébin. Dans cet espace, que nous restreindrons à l’aire corse et sarde, la justice résout volontiers le phénomène endémique de la criminalité, liée le plus souvent à la défense du point d’honneur en bannissant et en excluant les criminels de son ressort d’autorité, les éloignant du territoire de leurs méfaits. Ainsi se nourrissent les cohortes de bandits. Ils mènent par exemple dans les années 1820 la guerre dite de la Gallura, du nom de la région située dans l’extrême nord de la Sardaigne et, dans laquelle on recense des centaines de contumaces et de multiples formes de criminalité. Ce phénomène est également présent, à la même période en Corse du Sud et dans le Sartenais durant le règne du célèbre roi de la montagne Théodore Poli et du bandit Gallochio.

Mérimée, Balzac, Dumas, Maupassant2, tous ont été fascinés par le pays de la vendetta3. Cette Corse romancée, où mythe et réalité s’incarnent un temps dans la farouche héroïne Colomba, excite les esprits romantiques, mais préoccupe les autorités administratives et judiciaires de Paris. Si les guerres de familles, les vengeances héréditaires, les stylets des bandits, le maquis des contumaces et le sang versé en réparation de l’honneur souillé nourrissent l’imaginaire et la plume d’un inspecteur des Monuments historiques ou du prospecteur des mines en Sardaigne, ils représentent également un défi à l’application rigoureuse des lois de l’Etat français depuis la Révolution jusqu’au Second Empire.

Ce milieu de tensions endémiques, où violence et banditisme constituent des traits culturels tout autant que des indices de structures sociales, mentales et communautaires, est porteur de pratiques et de discours spécifiques face au phénomène de la récidive. Empêcher la réitération du crime, rompre le cycle infernal de la vengeance, débarrasser le maquis du poids des contumaces et des bandits pour garantir la tranquillité publique, faire régner la concorde : telles paraissent être les obligations minimales des représentants civils et militaires de Paris. Toutefois, devant l’échec patent du recours à la force et des lois d’exception, gouverneurs militaires et préfets sont dans l’obligation de se soumettre à la coutume locale du traité de paix déjà devenue loi durant la période génoise et toujours intégrée au code félicien en Sardaigne en 1827.

La récidive : un état de fait

La vendetta, tout comme la faida en Sardaigne qui peut mobiliser plus de 200 personnes parmi les « parenti, seguaci et adherenti », apparaît comme les formes paroxysmiques de la « criminalité habituelle ». En corse, pour faire face à ces guerres privées, les représentants de l’ordre disposent de tout l’arsenal juridique mis en place durant la Révolution, l’Empire et les monarchies restaurées. Néanmoins, très rapidement, l’importance du nombre d’homicides, de récidives et la médiocrité des résultats des enquêtes obligent les autorités à faire preuve de plus de réalisme et à adapter leur arsenal législatif aux coutumes locales.

Durant tout le premier XIXe siècle, les rapports sur l’état moral de la corse se succèdent et tous décrivent avec insistance l’échec des tribunaux. Mottet, procureur général à Bastia de 1833 à 1836, rédige un rapport dans lequel il avoue :

tout s’y fait à coups de fusil ; le droit n’est rien ; la force est tout. On ne recourt à la justice que lorsqu’on n’a plus d’autres ressources. Ce que j’ai dit […] des habitudes de violence de la population et de l’impuissance de l’autorité à protéger les personnes et les propriétés est encore bien loin de la vérité. J’ai eu connaissance en 1834, de 416 attentats contre les personnes, dont 188 meurtres, assassinats ou tentatives de ces crimes et 228 blessures plus ou moins graves. C’est vingt fois, trente fois plus que dans aucun autre ressort et la population n’est que de 196’000 âmes4.

Si l’on en juge par le rapport fait en 1842 à l’Académie des sciences morales et politiques par Robiquet, ancien ingénieur en chef des Ponts et Chaussées en Corse, la situation est toujours aussi dégradée et la criminalité continue à être caractérisée par un nombre d’homicides supérieur à la moyenne nationale. Robiquet constate que :

Le crime qui s’attaque à la vie d’un homme agit presque toujours dans l’ombre et le silence ; en Corse, au contraire, il se montre ordinairement au grand jour. Ce n’est pas tout : la moindre contestation, le débat des plus légers intérêts s’y terminent le plus souvent par un coup de fusil, de pistolet ou de stylet qu’il faut ensuite venger5.

Mais à suivre l’analyse des observateurs, les spécificités locales ne s’arrêtent pas là. En effet, si en Corse on tue plus qu’on ne vole, l’impunité des criminels de sang est quasi assurée. De fait, Robiquet souligne comme l’avait déjà fait avant lui Mottet,

la protection accordée dans les villages et les campagnes aux malfaiteurs […] ce qui leur donne d’échapper aux poursuites de la justice.

Cette complicité des habitants se double du silence des témoins. Ceux-ci, par terreur, sympathie ou solidarité clanique, taisent devant la justice tous les renseignements pouvant concourir à l’arrestation des criminels. De plus, le maquis impénétrable du Sartenais ou de la Gallura, les côtes sauvages et la proximité de la Sardaigne offrent bien des abris aux contumaces. D’assassins, nombreux sont ceux qui embrassent la carrière de bandits et qui ajoutent à leur premier forfait, souvent lié à un règlement de compte vendettaire, les exactions, les expéditions punitives contre d’éventuels mouchards, les coups de feu sur leurs poursuivants, gendarmes, voltigeurs ou membres du clan ennemi. De ce point de vue, la récidive apparaît comme une spirale infernale : le premier acte délictueux inaugure une violente ritualisée dans laquelle sombre toujours plus profondément le meurtrier devenu bandit.

L’arsenal législatif et coutumier

Vendetta, omerta, banditisme : tels sont les ingrédients qui fondent la particularité de ces départements français du Golo et du Liamone. La récidive est ici un état de fait dont les autorités ont très rapidement pris conscience. Aussi, dès les premières heures de la Révolution, la Corse connaît une situation d’exception. Afin de répondre au souci premier de Paris, qui vise au maintien de l’ordre, le pouvoir militaire est prééminent. Les préfets tentent en vain de faire reconnaître le champ de leurs compétences. Les gouverneurs militaires se succèdent tandis que la Constitution est suspendue et l’application de la loi sur le jury criminel retardée. En 1820, les voltigeurs corses, recrutés pour leur bonne connaissance des arcanes du maquis, sont institués tandis qu’en Sardaigne, à côté des contingents réguliers, on mobilise des troupes exceptionnelles pour éradiquer le banditisme et purger l’île de ce fléau. Mais, parallèlement à la mise en place de ces réseaux administratifs, législatifs ou militaires, les autorités sont dans l’obligation de se « compromettre » avec les usages coutumiers locaux et d’apporter leur sceau aux traités de paix.

Les luttes intra-familiales, intra-communautaires ou claniques appartiennent aux règles du « vivre-ensemble » des régions de Corse du Sud, du Sartenais, de la Gallura qui se caractérisent par une occupation différenciée du territoire. Dans ces pays pastoraux, les plaines sont occupées et dominées par les stazzi, c’est-à-dire les bergers qui forment le gros de la clientèle des notables des villages perchés tels Levie, Olmeto, Fozzano. En 1825, une paix est signée à Calangianus, une communauté sarde, en présence du vicaire paroissial. Dans le rapport au pouvoir central de Cagliari rédigé par ce prêtre, il est fait mention d’un laissez-passer délivré aux habitants des bergeries, afin de leur permettre de monter au village pour assister à la conclusion de la paix sous le crucifix.

En 1803, toujours dans ce même village, le juge fait état d’un mémoire rédigé par le prêtre de la paroisse et le conseil municipal. Ces derniers affirment que les conditions ne sont pas favorables à l’obtention d’une pacification et ce, alors même que la terreur s’installe dans le village, que les habitants effrayés désertent les champs et abandonnent les travaux agricoles6. De fait, nombreux sont ceux qui, dans une faction ou l’autre, appellent de leurs vœux le règlement honorable du conflit et la signature d’un accord de non agression afin d’éviter l’éradication de familles nécessaires au maintien d’une activité économique. En tout état de cause, chacun semble conscient que les dégâts humains, les exactions contre les récoltes et les animaux, obèrent un équilibre agro-pastoral fragile.

En corse, le gouvernement génois institutionnalisa cette pratique de recherche de la paix en organisant l’élection annuelle de deux hommes de bonne volonté, deux paceri ou faiseurs de paix, dans chaque communauté. Médiateurs et arbitres, ils leur revenaient la charge de veiller au maintien de la tranquillité publique ou à son rétablissement en cas d’inimitiés déclarées. Si cette règle coutumière disparut progressivement des statuts criminels, son usage subsista sous la période paoliste puis révolutionnaire. Le général Morand, réputé pour son intransigeance et sa rigueur, eut recours, comme son prédécesseur Miot de Mélito, aux traités de paix. Le 3 thermidor an XII (le 3 juillet 1804), Morand, général de la 23e division militaire, inspecteur et commandant en chef, se rend dans la commune de Fossano, accompagné de son état major. Il convoque :

Grimaldi Paoli, Pietro Paoli, Grimaldi fils, Michel Durazzi gendre, Jules Durazzi cousin germain, Antoine Durazzi gendre, tous de Fossano, Antoine Paoli dit Fazzano père, Michel Ange et Baptiste fils du précédent, Charles Durazzi, Pietro Paoli, Roque Paoli, Saverio Paoli, Félix Paoli, Paul Paoli, Gérôme Paoli, Bernardin Paoli, François Paoli, Antoine Michel Paoli, Paul Durazzi, Jean-Baptiste Paoli, reconnus pour être les membres les plus influents des familles en inimitié et comme auteurs et complices de nombreux assassinats qui ont eut lieu pour cause de vendetta dans la commune de Fossano depuis plusieurs années7.

Tous s’engagent, sur leur honneur et devant l’autorité suprême de Corse, « à n’exercer jamais aucune vendetta ni directement ni indirectement »8 contre leurs ennemis. En cas de différends, ils jurent qu’ils en référeront immédiatement au Général en Chef de la Corse. Ce document témoigne du recours que firent les autorités françaises à ce type d’arrangement au mépris des lois en vigueur sur le reste du territoire français. Cependant, il est mentionné que la querelle durait « depuis plusieurs années »9. A défaut de procédures régulières, le pouvoir en place préfère assurer le bon ordre.

Il faut enfin noter que la forme habituelle des traités de paix est celle d’un acte notarié. Rédigé durant la première moitié du XIXe siècle en italien ou en français, comme ce fut le cas pour la paix de Fossano, il mettait en présence non seulement les intermédiaires, les paceri10, les chefs des partis auxquels se joignaient parfois des représentants des communautés, le juge de paix ou un émissaire du gouverneur. Outre l’exposé des faits et la déclaration des pertes essuyées par chaque faction, figure dans cet acte la manifestation explicite du désir de retrouver la concorde et de faire cesser les hostilités. Les chefs des partis s’expriment ici en leur nom propre, mais engagent également leur parole et leur honneur pour l’ensemble des membres de leur clan.

Du caractère absolutoire du traité de paix

Il faut relever qu’une des principales dispositions de certains traités de paix consiste à soumettre les prévenus d’assassinats ou de tentatives de meurtres au contrôle du pouvoir militaire ou à l’arbitrage de l’autorité judiciaire. Cette dernière clause pourrait expliquer le rôle de garant qu’acceptent de jouer les représentants du pouvoir mais il est nécessaire de préciser que les parties adverses ratifient en même temps par anticipation le verdict rendu par la Cour d’Assises. Ce jugement prononce en règle générale une condamnation très éloignée et très en deçà du châtiment prévu par le Code pénal. Cela peut même aller jusqu’à l’acquittement pur et simple.

Le 16 avril 1846, La Gazette des Tribunaux rend compte du procès de Jean-Baptiste Scapula devant la Cour d’Assises de la Corse11. L’accusé est décrit comme « un homme de trente cinq ans, aux formes athlétiques, à la figure mâle, au regard intelligent et vif ». Accusé du meurtre de son oncle, il vécut dans le maquis de différents expédients et de vols. A la faveur d’une paix mettant fin à l’inimitié de Bastelica, qui durait depuis 1770, il renonça à sa vie de bandit et accepta de comparaître devant ses juges. Les témoins se succèdent à la barre, le procureur général présente son réquisitoire, l’avocat sa défense. Condamné à mort par contumace quelques années auparavant, l’énoncé de la peine est cette fois différent :

Monsieur le Président prononce l’ordonnance d’acquittement. La Cour sur les réquisitions de Monsieur le Procureur Général condamne l’accusé au verdict de non culpabilité.

L’article de La Gazette des Tribunaux s’achève ainsi :

Espérons que la paix qui a valu à Scapula sa liberté continuera à régner dans la commune de Bastelica où vivent des familles honorables qui se sont longtemps distinguées dans la carrière des armes.

Les témoignages, lors de ces procès qui interviennent après une paix, mêlent régulièrement dépositions contradictoires ou excessivement élogieuses à l’endroit de l’accusé, y compris de la part de ces anciens ennemis, ces derniers n’hésitant pas, en cas de nécessité, à fournir un alibi. Si le prévenu a déjà été condamné par contumace, alors tous unissent leur effort pour obtenir sa grâce. Cette dernière est généreusement accordée, car elle fait figure de clause fondamentale pour l’établissement d’une paix durable comme ce fut le cas pour Scapula.

Par ailleurs, les pressions exercées sur les représentants de l’Etat durant la phase préparatoire des traités ne sont pas rares. Chaque parti tente d’obtenir les conditions les plus favorables et de se faire reconnaître par les paceri comme les victimes et non les initiateurs de la vendetta. Ainsi, Jacques Philippe Vincenti, en inimitié depuis 1802 au moins avec le clan Bozzi, tous vivant dans la commune de Canale, adresse en 1819 une supplique au préfet dans laquelle flatterie et protestation de bonne foi alternent :

Quoique abattu par le poids de la douleur, je sens le prix de vos sollicitudes paternelles et je comprends tout ce qu’il y a de bonté dans les vœux que vous formez d’étouffer les haines dont je suis une bien déplorable victime. Plut au ciel que les bourreaux de mes fils apprivoisés par votre sagesse fussent touchés du repentir de leurs forfaits et que par une abjuration sincère de leur animosité, ils déposassent tout ensemble sous vos auspices la férocité et les armes ! Mais hélas de trop justes pressentiments m’avertissent que leurs démarches n’ont qu’un but, celui d’endormir les enfants qui me restent et à l’ombre d’une paix perfide aiguiser à loisir le poignard et assouvir la soif insatiable de sang dont ils brûlent ?12

Quelques paragraphes plus bas, ce père n’hésite pas à revendiquer le meurtre des deux assassins de ses fils. Toutefois, comme de nombreux notables corses, il n’a aucun scrupule à user de ses puissants réseaux afin de faire pression sur les autorités françaises. Les comportements partisans des juges et autres représentants de l’Etat ne sont pas rares, notamment sous la Restauration, et loin de régler les conflits, certaines décisions et sentences nourrissent au contraire la volonté de vengeance et la récidive. Ainsi, le Sarde Jean Pedinelli, écœuré par la sentence rendue par le tribunal, attend son ennemi, sauvé par des faux témoignages, se poste à la sortie du tribunal. Il fait feu sur lui tout en prononçant son jugement : « La justice t’absout, moi je te condamne ! »13.

Les rémissions de peine, les grâces, les délivrances de sauf-conduit pour les meurtriers fondent le caractère absolutoire du traité de paix. Si l’on reprend les clauses du traité de Fossano conclu sous l’égide du Général Morand, il est prévu que certains membres des clans en conflit soient bannis de leur commune natale afin de garantir le retour au calme. Baptiste, fils d’Antoine Paoli, reçoit l’ordre de quitter la Corse pour l’Italie. Paul, fils de Durazzi, le maire de Fossano, est envoyé à Bonifacio sans la surveillance du commandant de la place. Paul Grimaldi doit rejoindre Bastia où il sera également soumis à la vigilance du commandant d’armes. Tous trois ne pourront revenir dans leur commune natale que sur ordre de Morand. Antoine Durazzi bénéficie d’un sort plus enviable puisqu’il est banni pour trois mois seulement à Calvi14.

Ces mesures d’éloignement figurent régulièrement dans les traités de paix ou dans les tractations préparatoires. En 1819, il est conseillé au colonel Péraldi et au lieutenant général, comte de Vignolles, préfet de la Corse, d’exiler définitivement un certain Louis Bozzi de la commune de Canale15. Réputé « très mauvais sujet », on met à son actif les meurtres commis sur les personnes de Vincenti et de Féliciaji. De même, il est prévu le bannissement « pour un espace de temps » des frères Jean-Michel et Lucques Vincenti, d’Ignazio Bozzi et d’Antoine Colonna Cimara qui ont tenté d’assassiner Benedetto Monferrini. Ces décisions visent à apaiser les esprits afin de permettre le règlement d’une inimitié vieille de plus de quinze ans.

Dans d’autres cas, le traité permet au contraire le retour au pays de bannis. Ainsi nombreux furent les assassins devenus bandits, les multirécidivistes, à avoir quitté leur asile sarde ou le maquis pour reprendre leur place dans leur communauté natale et leur famille.

Toutefois, afin de se prémunir contre les reprises des hostilités liées au retour des bannis, il était prévu que les briseurs de paix, les rompitori di pace, ou leurs parents, paieraient d’importantes pénalités. Ainsi les articles 3, 4, 5 et 6 du traité signé à Fossano en 1804 prévoient qu’à

la première nouvelle d’un délit commis, le commandant de Sartène réunira une force armée de 200 hommes […]. Tous les habitants seront gardés à vue. […] La maison de celui qui aurait commis un assassinat sera brûlée sur le champ. Les prévenus des délits ou à défaut quatre de leurs plus proches parents seront jugés par la commission militaire […] et exécutés deux heures après dans la commune. Les hommes de troupes recevront un écu par jour jusqu’à ce que les prévenus des meurtres commis soient arrêtés16.

Outre cet engagement financier, certaines paix stipulent que le non respect du serment entraîne par anticipation le mépris et l’exclusion hors de la famille. Le rompitori devient alors un paria que nulle protection, nul acte de solidarité mettra hors d’atteinte de la justice et des fusils des gendarmes.

L’engrenage infernal de la violence dans le canton de Tallano

En dépit de ces menaces, les réconciliations n’effaçaient ni la rancœur, ni la sensation d’être perdant. Une première paix intervint dans le canton de Tallano, en octobre 1819, entre le clan Poli et celui des Giacomoni. Le sous-préfet confirme que tous les membres des familles concernées respectent les clauses du traité :

les partisans de l’ex maire Poli s’écartent autant que possible des endroits fréquentés par leurs ennemis et sans armes se rendent à la culture de leurs champs. Il en est de même de ceux des Giacomoni qui se tiennent fort tranquilles et ne parlent jamais de leurs ennemis17.

Toutefois, une surveillance étroite permet au sous-préfet de juger de la fragilité de cet accord. En effet, un événement réactive les tensions et lui permet de conclure en février 1821 que

le canton de Tallano est fort tranquille dans ce moment mais ce calme ne pourrait qu’être apparent. L’aigreur existe et pourrait se développer à la moindre des circonstances.

Le débarquement clandestin, sur les côtes du Sartenais, de trois bandits contumaces réfugiés en Sardaigne et liés aux clans du canton de Tallano risque de permettre l’épanouissement de nouvelles rancœurs que les autorités avaient réussi de haute lutte à faire taire. En effet, le nombre de morts n’étant pas le même des deux côtés, le traité de paix avait prononcé un bannissement à temps ou un exil à perpétuité contre un certain nombre de membres influents et souillés du sang de leurs adversaires. La sentence avait paru équitable sur le moment, mais après plusieurs mois, le retour des uns ravivaient la souffrance et le sentiment de l’honneur bafoué des autres. De plus, l’ex-maire Poli s’était engagé à verser la somme de 2000 francs à Charles Michel Viggiani qu’il avait blessé au visage durant une fusillade en 1819 et qui se trouvait depuis réduit à l’impotence et à la pauvreté. Cette compensation prévue dans le contrat n’ayant pas encore été acquittée, le motif d’un regain de violence est tout trouvé.

Affolé, le sous-préfet Péraldi avertit son autorité de tutelle tout en cherchant le moyen de renforcer le compromis et d’anticiper la reprise de l’inimitié. Il déplore, dans un courrier du premier février 1821 adressé au préfet de Corse, le Chevalier Eymard, de ne pouvoir recourir aux mariages entre des membres des familles rivales, car « ils ont toujours été d’une grande ressource à la pacification ». En l’absence d’autres solutions, il décide de s’adresser à des personnalités extérieures au canton de Tallano qui « pourraient avoir de l’influence sur les esprits » et fixe son choix sur le receveur de l’enregistrement de Sainte-Lucie et allié des Giacomoni ainsi que sur le comte Colonna de Césari, connu « pour son caractère personnel et ses relations très étendues ». Il signale parallèlement la nécessité de se débarrasser du fléau des bandits contumaces

dont nous avons une quantité sur la côte occidentale de la Sardaigne et qui peuvent à leur gré débarquer sur le territoire du département.

Devant l’incapacité de la gendarmerie à procéder à l’arrestation ou à l’éradication des trois brigands récemment revenus à proximité du canton de Tallano, Péraldi affirme qu’il serait

dans l’intérêt de ce pays que l’autorité supérieure vise aux moyens de demander leur extradition ou à les faire éloigner de nos parages.

De jugement, de tribunaux, il n’en est point question tant ce Corse est pétri par les « habitudes locales » que ses responsabilités au sein de l’Etat français n’ont pu lui faire oublier. Le Préfet lui rappelle sèchement ses fonctions dans une lettre en date du 24 février et lui intime l’ordre de convoquer les chefs des différentes factions afin de leur notifier « qu’ils seront responsables de toute attaque commise par les bandits ». Par ailleurs, il lui demande de citer pour l’exemple le sort réservé à vingt et une personnes, toutes parentes d’assassins récidivistes, qui ont été conduites à Bastia par le Général commandant supérieur tandis que ce dernier envoyait un détachement de cinquante hommes dans leur commune, à la charge de celle-ci de les entretenir.

Si le sous-préfet tente dans un premier temps de se défausser en laissant le soin de réunir les partis en guerre au « Général supérieur investi des pouvoirs extraordinaires », arguant que « seule cette autorité pouvait en imposer dans ce moment », il doit obtempérer et se résoudre à manier « la carotte et le bâton » comme l’y invitait son supérieur et ce, en dépit de ses réticences personnelles. Les frères Viggiani qui paraissent apprendre la nouvelle du débarquement de leur frère et brigand Jean-Baptiste de la bouche du fonctionnaire précisent immédiatement ne pas avoir eu de contact avec ce dernier depuis 1808 et son départ pour Longo Sardo en Sardaigne. Ils arguent du fait que

depuis cette époque toute correspondance même avait été interrompue entre eux pour des intérêts de famille.

Par ailleurs, ils s’empressent de rassurer sur leurs intentions pacifiques. Uniquement préoccupés par la bonne marche de leurs affaires, ils protestent et garantissent au sous-préfet que, « dans toutes les circonstances ils auraient témoigné leur obéissance aux ordres du gouvernement ». Quant aux deux autres bandits, ils appartiennent au clan de l’ex-maire Poggi : l’un est le neveu de François Orsati, l’autre son gendre, tous deux condamnés par contumace. Leurs parents protestent de leur ignorance s’agissant de ce retour et de leur volonté de vivre en paix. Néanmoins, le sous préfet est déçu car il souhaitait le renouvellement devant notaire d’un traité de paix en bonne et due forme. Il reconnaît que

le moment n’était pas encore propre […]. Il faut nécessairement laisser le temps propre à la réflexion.

Chacun est conscient que le temps joue contre la tranquillité publique. Ne restent plus alors aux autorités que la faible consolation de tenter de suivre la trace des contumaces afin d’empêcher tout accrochage, toute fusillade, bref empêcher que la vendetta ne connaisse une nouvelle flambée de violences avec sa cohorte de morts et de blessés. Ici le rôle de rempart contre la récidive est attribué à la gendarmerie et à « d’autres personnes » chargées de surveiller les bandits pour empêcher autant que possible que de nouveaux malheurs ne surviennent dans le canton.

Péraldi apparaît comme le sous-préfet d’un Etat dont il a du mal non seulement à appliquer la loi, mais plus encore à la faire primer sur la logique et le poids des habitudes locales qui lui sont si familières. Sa faible détermination doublée d’un certain fatalisme face au rapport de forces défavorable aux représentants de l’ordre amène une nouvelle fois le préfet à rappeler l’autorité de l’Etat. Après avoir établi le constat sans appel de l’échec des démarches de son subordonné, le préfet en déduit « que l’autorité ne doit compter que sur ces propres moyens pour assurer la tranquillité du canton de Tallano » et donc seule « une juste sévérité » appliquée non seulement aux assassins, mais également à leurs complices éventuels pourra rendre hautement improbable la reprise de la vengeance et du cycle sanguinaire.

Singulier destin que celui de ces juges, de ces commandants de gendarmerie qui, venus en corse avec la mission explicite de faire appliquer la loi royale, puis républicaine, se trouvent en position de paceri, de faiseurs de paix traditionnels en contradiction souvent avec leurs engagements envers l’Etat. Toutefois, la logique de la justice d’Etat s’impose peu à peu à l’engrenage vendettaire. Les « cacca grande », les opérations d’envergure visant à lutter contre la criminalité et à chasser les brigands du maquis afin d’extirper définitivement le banditisme des îles corse et sarde deviennent courantes à partir des années 1860 et surtout sous la Troisième République.

Le bandit justicier, multirécidiviste, qui s’abrite derrière la pratique coutumière de l’honneur pour justifier son entêtement dans l’illégalité et trouver appui auprès des populations locales, n’appartient plus aux figures coutumières du crime. Devenus bandits percepteurs, ils s’approprient le maquis, base de repli de leurs réseaux, de leurs trafics, mais également de « vulgaires assassins sans foi ni loi ». Pour les populations environnantes souvent rançonnées et menacées, point de paix, point de répit à accorder à ces hommes dont les méthodes s’apparentent à celles des mafias contemporaines.

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1 Eric John Hobsbawm, Les Primitifs de la révolte dans l’Europe moderne, Paris, 1975.

2 Prosper Mérimée, Mateo Falcone, 1829, du même auteur, Colomba, 1840 ; Honoré Balzac, La Vendetta, 1830 ; Alexandre Dumas, Les Frères corses, 1845 ; Guy Maupassant, Histoire corse, 1888, du même auteur, Une vendetta, 1883.

3 Jacques Busquet propose une analyse juridique de la vendetta dans Le Droit de la vendetta et les paci corses, Paris, 1920. On peut également se reporter au livre de Jean-Baptiste Marcaggi, Bandits corses d’hier et d’aujourd’hui. Evolution et psychologie de la vendetta, Ajaccio, 1978. Parmi les études plus récentes, on signalera l’ouvrage de Stephen Wilson, Vendetta et banditisme en Corse au dix-neuvième siècle, Amessagera/Albiana, 1995.

4 Archives Nationales BB30 1175. Le rapport Mottet est reproduit intégralement dans Xavier Versini, La vie quotidienne en Corse au temps de Mérimée, Paris, 1979, pp. 161-193.

5 Villermé, Rapport fait à l’Académie des sciences morales et politiques sur un mémoire manuscrit de monsieur Robiquet intitulé Crimes commis dans la Corse, Paris, 1842, p. 3.

6 Giovanni Francesco Ricci, Banditi. Storia dell’Ammutinamento delle Gallura dei piu famosi fuorilegge e delle principale faide della Gallura sabauda (1720-1848), Sassari, 2000, p. 266.

7 Archives Départementales de Corse du Sud, 1M258.

8 Ibid.

9 Ibid.

10 Le rôle incombe ici au général en chef, mais il faut relever que les hommes d’Eglise figurent régulièrement parmi les paceri et qu’en Sardaigne, encore au XIXe siècle, la paix est souvent signée dans l’église paroissiale « grâce à l’aide de dieu ».

11 Bibliothèque Nationale D-426.

12 Archives Départementales de Corse du Sud, 1M258.

13 Giovanni Francesco Ricci, Banditi., op. cit., p. 257.

14 Archives Départementales de Corse du Sud, 1M258.

15 Idem.

16 Archives Départementales de Corse du Sud, 1M258.

17 Idem.