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Les techniques d’identification des récidivistes (1880-1920)

Nicolas QUINCHE

Université de Lausanne

Cette brève étude tente de déterminer les rapports tissés entre une institution académique, l’Institut de Police scientifique, rattaché officiellement à l’Université de Lausanne en 1909 et un service de police, l’Identité judiciaire vaudoise créée en 1896 et affiliée à la police de Sûreté.

Avant d’aborder plus précisément les rapports entretenus entre l’Institut de police scientifique et la police de Sûreté, nous présenterons les avantages et les inconvénients des diverses méthodes d’identification qui étaient utilisées à la fin du XIXe siècle, car le phénomène de la récidive est intimement lié aux techniques d’identification des criminels et des délinquants. Nous aborderons donc les diverses procédures mises au point par le savant français A. Bertillon et qui étaient destinées à identifier les récidivistes, d’une manière rationnelle et méthodique, en se basant notamment sur les mensurations rigoureuses de certaines parties du corps des criminels.

Le paradigme de l’indice

Les dernières décennies du XIXe siècle virent l’émergence de nouvelles disciplines centrées sur l’étude des criminels et du crime, telles que la criminologie et la criminalistique. L’apparition de cette dernière témoignait, en empruntant l’expression à Carlo Ginzburg1, de la naissance d’un nouveau paradigme, à savoir celui de l’indice. La focalisation de l’attention sur les problèmes liés à l’identité et aux techniques d’identification fut en effet extrême durant cette période. Dans le domaine de l’art, par exemple, durant les années 1870-1880, la méthode élaborée et mise en pratique par l’italien Giovanni Morelli révolutionna les techniques d’attribution des tableaux. Afin de distinguer le plus sûrement possible les copies des originaux, ce critique d’art souligna la nécessité de prendre en compte des détails qui jusqu’alors étaient négligés et ne possédaient, aux yeux des experts, aucune valeur signalétique. Ces détails qui, s’ils étaient étudiés attentivement, devaient révéler l’identité de l’artiste, G. Morelli les trouvait dans des motifs picturaux, tels que la forme des ongles ou le tracé des oreilles. La méthode imaginée par G. Morelli fera de nombreux émules, au point que même la psychanalyse lui doit pour une part non négligeable son apparition. S. Freud, qui avait en effet lu certains ouvrages du critique d’art italien, s’attacha à d’autres détails qui paraissaient jusqu’alors insignifiants (lapsus, oublis…). Quant au domaine de la littérature, la méthode de résolution d’enquêtes policières, mise en scène par Conan Doyle, comporte une parenté évidente avec la démarche de G. Morelli. Dans ce cas aussi, de menus détails d’ordre matériel, tels que des taches de boue, des cendres de cigare ou des empreintes de pas permettent, en étant soumis à interprétation et à un raisonnement logique, de résoudre une énigme, d’effectuer une identification. Quant aux techniques d’identification des récidivistes élaborées par A. Bertillon, elles prennent également en considération des éléments ténus et tirent profit de certains détails physiques, notamment grâce à une description systématisée de caractéristiques somatiques.

Evolution des méthodes d’identification

Durant la période « pré-bertillonienne », la police et la justice étaient particulièrement désarmées quand il s’agissait d’identifier des récidivistes. Le principe de base d’une identification, résida dans le fait de « découvrir une caractéristique de l’individualité suffisamment nette pour permettre d’affirmer, d’une façon certaine, que le sujet chez qui on la relève en est seul porteur, du moins à ce degré »2. L’attention se focalisa d’abord sur la diversité des traits des visages humains qui devaient permettre d’élaborer, pensait-on, des signalements efficaces. Les résultats ne furent pas à la hauteur des espérances. Ces signalements ne peignaient véritablement bien que les traits extrêmes, tandis que l’immense majorité des autres traits, faute d’un lexique adapté et d’une terminologie précise, n’étaient guère différenciés les uns des autres, ce qui tendait à atténuer considérablement l’efficacité signalétique de la méthode. Puis l’apparition de la photographie laissa présager des améliorations à cet état de fait. Toutefois, elle se révéla décevante, puisque l’accumulation désordonnée d’épreuves photographiques, faute d’une méthode de classification rigoureuse, les priva de presque tout leur potentiel signalétique.

Il faut tout d’abord examiner les signes sur lesquels une identification fondée peut être valablement basée. A cette fin, les criminalistes, au premier rang desquels A. Bertillon, soulignèrent l’absolue nécessité de certains critères : ces marques d’identité ne devaient en aucune façon changer avec le cours des ans (principe de fixité), ni être modifiables par la volonté du sujet ; en outre, il fallait pouvoir les observer sans être contraint d’employer un outillage trop complexe, être en mesure de les décrire de manière suffisamment précise. Enfin, ces critères d’identité devaient impérativement présenter une variété considérable, si l’on désirait qu’un sujet pût sérieusement être différencié d’un autre.

Toutefois, la méthode anthropométrique n’était pas exempte de défauts et les critiques ne lui furent pas épargnées. Inconvénient majeur, ce système, basé sur les mensurations osseuses, n’était applicable qu’à des adultes, dont la croissance était définitivement terminée. Or, même l’arrêt de croissance situé à la vingtième année était contestable ; A. Bertillon lui-même reconnaissait que la taille, ou plutôt les fémurs, pouvaient continuer à croître au-delà de cette limite d’âge. Des difficultés pratiques surgissaient aussi lors de la prise des mesures. En effet, ce système d’identification nécessitait, de la part du personnel chargé de l’appliquer, de la rigueur et de la précision ; dans le cas contraire, les mensurations risquaient d’être dépourvues de toute valeur. Autre inconvénient notable de la méthode : à l’instar des mineurs, les femmes ne pouvaient pas être anthropométrées correctement du fait que leur chevelure empêchait une utilisation adéquate et précise des compas céphalomètres. Malgré ces désavantages considérables, l’anthropométrie demeurait une technique précieuse d’identification. Certes, elle ne permettait pas véritablement d’opérer des identifications positives, mais, grâce à elle, des individus dissemblables étaient au moins aisément distingués. En revanche, les identifications de récidivistes demeuraient plus problématiques, car des mensurations pouvant paraître semblables ne signifient pas nécessairement que ces mensurations soient identiques. Par conséquent, en vue d’établir des identifications positives et indubitables, il fallait impérativement adjoindre à l’anthropométrie une méthode complémentaire.

La description des marques particulières, auxiliaire de l’anthropométrie

Cette méthode auxiliaire destinée à pallier les lacunes de l’anthropométrie, A. Bertillon la trouva dans la description de marques corporelles qui devaient fonctionner comme la preuve essentielle de l’identité. Cependant, toutes les marques particulières ne sont pas pourvues de la même valeur signalétique : leur valeur signalétique est en rapport étroit avec leur caractère plus ou moins immuable et avec la variété de leurs aspects, ainsi qu’avec leur localisation sur le corps. Trois sortes de marques furent prises en compte par A. Bertillon : les tatouages, les cicatrices indélébiles et les grains de beauté. Pour que ces marques particulières fussent d’une quelconque utilité en matière d’identification, encore fallait-il qu’elles fussent susceptibles d’être décrites précisément, en tenant compte de leur forme, de leur nature, de leur localisation par rapport à des points de repères anatomiques et de leurs dimensions. C’est pourquoi A. Bertillon créa une sorte de sténographie destinée à ce genre de description minutieuse.

En ce qui concerne le relevé des tatouages, il donnait parfois des renseignements valables sur le métier3 et éventuellement sur la nationalité de ceux qui en étaient porteurs4, mais il n’apportait guère de certitude absolue en matière d’identification. En effet, le problème de telles marques résidait dans le fait qu’elles n’étaient pas totalement inaltérables. Différents procédés, notamment celui mis au point par le Dr Variot et qui consistait en un repiquage avec application de tannin et de nitrate d’argent, permettaient de modifier et même d’enlever les tatouages. Si l’on en croit R.-A. Reiss, de nombreux récidivistes, afin de faire disparaître ce genre de marques qui les rendait trop aisément identifiables, tentaient de les recouvrir d’un nouveau tatouage ; en vain, puisqu’il était presque toujours possible, dans ces cas, de reconstituer le premier tatouage5. D’ailleurs, les récidivistes n’avaient pas toujours besoin de s’ingénier à altérer leurs tatouages, étant donné que ceux-ci, d’après les études qui furent menées en France, notamment par A. Lacassagne et Tardieu, se modifiaient, pâlissaient, changeaient de couleur et s’effaçaient parfois spontanément suivant la qualité des encres utilisées. Si l’encre de Chine, bien que pâlissant parfois, résistait généralement bien au passage des ans, le vermillon, en revanche, était la substance colorante qui avait le plus de chance de disparaître au fil des ans. Quant à la localisation de ces tatouages, les recherches menées par A. Lacassagne soulignaient l’extrême variété des parties du corps tatouées, avec tout de même une nette prédominance pour le tatouage des bras. Mais l’aspect le plus central pour évaluer l’efficacité identificatrice de telles marques réside dans leur caractère plus ou moins inaltérable. Outre leur diversité, la multiplicité de leur localisation, les indications de la profession du tatoué, la condition sine qua non de la valeur signalétique de ces marques consistait bien dans leur pérennité plus ou moins assurée. Or, comme nous l’avons vu, les tatouages pouvaient, dans certains cas, disparaître au moyen de quatre procédés : l’effacement spontané, l’excision, la surcharge6, et le détatouage. Si l’effacement spontané demeurait un phénomène généralement rare, mais qui était tout de même de nature à porter atteinte à la valeur signalétique de telles marques, les trois autres techniques d’ablation volontaire des tatouages ne donnaient pas des résultats exceptionnels dans la mesure où, si la marque disparaissait bien, sous l’action d’un bistouri, par la cautérisation au fer rouge, ou encore au moyen de badigeonnages à l’acide nitrique ou chlorhydrique, une autre, sous la forme d’une cicatrice indélébile, venait obligatoirement prendre sa place. Tout concourait donc pour faire des tatouages un auxiliaire précieux dans les cas d’identification7 : la multiplicité des motifs tatoués, la diversité de leur emplacement sur le corps, la fréquence de leur présence, la rareté des effacements spontanés, la quasi-impossibilité de les faire volontairement disparaître sans laisser d’autres marques.

L’Institut de Police scientifique de l’Université de Lausanne

Le fondateur et premier directeur de l’Institut de Police scientifique de l’Université de Lausanne, Rodolphe-Archibald Reiss, joua un rôle considérable dans la diffusion, en Suisse romande, des travaux scientifiques d’Alphonse Bertillon, auxquels il ne cessait de faire des références élogieuses dans ses écrits. R.-A. Reiss ne possédait pas seulement une connaissance théorique des études effectuées par le savant français. En effet, désirant parfaire sa formation, il s’était rendu à Paris dans le dessein d’y suivre les cours de description signalétique que donnait A. Bertillon8. Chargé par les autorités vaudoises d’instruire les policiers dans ce domaine, Reiss devint en quelque sorte le vulgarisateur des méthodes bertilloniennes, notamment en ce qui concerne le portrait parlé et la photographie judiciaire. Avec l’autorisation de Bertillon, Reiss élabora, en 1904, un manuel pratique destiné à faciliter l’apprentissage de la méthode du portrait parlé aux agents de police. Son essai fut couronné de succès ; l’ouvrage fut traduit en allemand, en italien, en anglais, en russe et en hollandais9, tandis qu’une seconde édition française voyait le jour en 1914.

Dans le cadre de ses activités extra-universitaires, Reiss était chargé par le Département de Justice et Police de donner des cours de répétition aux anciens agents de la police de Sûreté et une instruction complète aux nouveaux agents de ce corps de police. Le programme de ces cours témoigne de l’étendue de la matière enseignée, de la diffusion des méthodes de police scientifique, ainsi que de l’intérêt des problèmes relatifs à l’identification des délinquants. Le contenu de cet enseignement en 1914 comprenait pour les nouveaux agents : la conservation des lieux, la recherche des pièces à conviction, la connaissance des empreintes digitales, des empreintes de pas, d’outils, leur prise et leur utilisation, la connaissance des spécialités les plus importantes des délinquants criminels, des exercices pratiques de prise d’empreinte de toute nature, des notions sur les faux, l’étude des causes des incendies, l’explication des blessures sur le cadavre, le signalement au moyen du portrait parlé, de l’anthropométrie et de la dactyloscopie10. Quant aux anciens agents de la Sûreté, Reiss leur enseignait surtout la conservation des traces, leur utilisation, la prise des empreintes digitales et leur faisait répéter les bases du signalement descriptif. Alliant la théorie à la pratique, ces leçons faisaient fréquemment appel à des projections d’expertises judiciaires effectuées par le laboratoire de l’Institut de Police scientifique11. Non content de diffuser les méthodes de Bertillon, Reiss faisait même venir de Paris du matériel spécial destiné à l’enseignement du portrait parlé.

Quant à l’enseignement universitaire de criminalistique dispensé par R.-A. Reiss et par son successeur Marc Bischoff, il faisait également une place à l’identification des récidivistes grâce au signalement photographique, à l’anthropométrie, au portrait parlé et à la dactyloscopie12. Mais loin de se limiter à ce champ du savoir, les cours dispensés, à l’Institut de Police scientifique, dont le but était l’étude et l’enseignement des procédés scientifiques et techniques applicables aux recherches judiciaires et policières, embrassaient de multiples domaines comme la recherche des causes d’incendies, la fausse monnaie ou les faux en écriture. La leçon inaugurale de la chaire de photographie scientifique, donnée par R.-A. Reiss en 1906, révèle la place occupée par les techniques de signalement dans le domaine naissant de la criminalistique. Au cours de cette leçon, R.-A. Reiss soulignait le rôle essentiel joué par A. Bertillon dans l’élaboration de systèmes scientifiques destinés à améliorer la précision des signalements13.

Innovations dans les classifications de la police de Sûreté du canton de Vaud

La création d’un classement dactyloscopique à côté du classement anthropométrique fut l’objet de controverses animées dans les années 1913-1914 entre le personnel de la police de Sûreté et le directeur de l’Institut de Police scientifique. Reiss, convaincu par sa pratique, tentait de persuader le chef du Département de Justice et Police de la nécessité absolue de créer un classement dactyloscopique, en allant jusqu’à proposer de le mettre sur pied et de le faire fonctionner sans aucune rémunération14. Au sein de la police de Sûreté, les avis restaient partagés sur la question. Si l’utilité d’un classement dactyloscopique n’était pas niée par tous les agents de la Sûreté, notamment en ce qui concernait l’utilisation des empreintes laissées par les malfaiteurs sur les lieux de leurs délits et l’identification des mineurs et des femmes, des réticences persistaient néanmoins. La controverse ne portait pas seulement sur la question de l’utilité d’un tel classement, mais aussi sur la localisation future de celui-ci. L’Institut de police scientifique, qui utilisait déjà un système de classement basé sur les empreintes digitales, avait proposé d’accueillir dans ses propres locaux le nouveau classement dactyloscopique, ce qui avait le don d’irriter au plus haut point la police de Sûreté et d’accroître les tensions entre les deux institutions.

Le fait est que l’utilisation des empreintes digitales pour la recherche et l’identification des cambrioleurs, principalement telle qu’elle était pratiquée par l’Institut de Police scientifique, était loin d’apporter les résultats escomptés comme s’en plaignait M. Bischoff au Juge d’instruction cantonal en 191815. Jusqu’alors la démarche suivante était adoptée : chaque fois que l’Institut était requis par les juges enquêteurs, il se chargeait des recherches techniques à effectuer sur les lieux en cas de vols, de cambriolages, de meurtres ou encore d’incendies. Dans le dessein d’assurer une recherche rapide et sûre, les empreintes digitales trouvées sur les lieux étaient (sous forme de photographies) ordonnées dans un classement unidigital, mis au point par R.-A. Reiss et M. Bischoff. En 1918, l’Institut était déjà en possession d’une collection de 700 photographies d’empreintes classées et en rapport avec 86 affaires de vols ou de cambriolages, parmi lesquelles il y avait eu 14 identifications. Quand l’Institut recevait de la police de Sûreté ou d’un juge la fiche dactyloscopique d’un individu soupçonné d’un délit, il procédait à la recherche des empreintes dans son propre classement. Le problème majeur de ce procédé résidait dans le fait que l’Institut ne pouvait rien entreprendre tant que la fiche d’un individu soupçonné ne lui avait pas été transmise. Situation d’autant plus problématique au point de vue des résultats effectifs que, dans un grand nombre d’affaires de vols ou de cambriolages, le juge ne savait pas sur qui porter ses soupçons. Or, dans de telles affaires, le système dactyloscopique aurait pu apporter de notables améliorations, en permettant de soupçonner l’auteur d’un délit sur lequel rien d’autre n’aurait attiré l’attention. Malheureusement, l’organisation des services d’Identité judiciaire rendait cette recherche du délinquant par les empreintes digitales tout à fait impossible en 1918, parce que les fiches des récidivistes étaient encore classées anthropométriquement, autrement dit d’après les mensurations corporelles. Retrouver un délinquant par les empreintes digitales, en l’absence d’un classement dactyloscopique, relevait du miracle ou de l’acharnement, alors que justement c’était souvent le seul indice que des voleurs laissaient sur les lieux de leurs exploits. Aussi, afin d’obvier à de tels inconvénients, M. Bischoff proposait-il de compléter le classement anthropométrique par un classement dactyloscopique.

Marc Bischoff et l’Identité judiciaire

Sous l’ère de Marc Bischoff16, la collaboration de l’Institut de Police scientifique avec la police de Sûreté vaudoise continua. Ses activités extrauniversitaires étaient d’ordre pédagogique et organisationnel. D’une part, M. Bischoff continuait dans la voie tracée par R.-A. Reiss en donnant des cours de police scientifique axés sur la protection, la conservation des traces et le signalement descriptif, suivant la méthode de Bertillon, aux élèves des écoles de recrues de la gendarmerie cantonale, de la police de Sûreté et de la police municipale de Lausanne17. D’autre part, il s’occupait occasionnellement de l’organisation des classements de l’Identité judiciaire. Ainsi de 1920 à 1923, M. Bischoff fut chargé de la suppression du classement anthropométrique et de son remplacement par une classification dactyloscopique.

Cette collaboration pédagogique et structurelle entre Marc Bischoff et la police de Sûreté ne fut pas sans susciter quelques mésententes teintées d’une sourde rivalité. En 1925, des inspecteurs de la Sûreté n’hésitèrent pas à se plaindre à leur chef de la manière dont M. Bischoff leur donnait ses cours de police scientifique. M. Bischoff, qui avait menacé de suspendre les cours pour des motifs futiles, donnait l’impression que le programme fixé lui était désagréable. Les inspecteurs en question le soupçonnaient de mal vivre le fait qu’à la fin des cours ils pourraient se passer de ses lumières. Les récriminations étaient multiples : M. Bischoff était soupçonné de ne pas enseigner les méthodes les plus simples pour le relevé des empreintes digitales et de passer sous silence des informations essentielles18. En ce qui concerne les formules des bains de développement photographique, on lui reprochait de manifester des réticences à divulguer les procédés et les mélanges utiles. D’une manière générale, les inspecteurs de la Sûreté trouvaient que M. Bischoff « s’étendait beaucoup sur des sujets sans grande importance pratique et [qu’] il était beaucoup moins loquace lorsqu’il s’agissait de travaux plus importants pour notre service »19.

La tension culmina dans les années 1924 et 1925, lorsque fut envisagée la réorganisation de l’Institut de police scientifique, suite à la décision du Grand Conseil invitant le Conseil d’Etat à réaliser des économies sur le budget alloué à l’Université de Lausanne. Une étude, réalisée par le Service de l’Enseignement Supérieur pour le compte du Conseil d’Etat, souligne les principaux problèmes. Le Département de l’Instruction publique et des Cultes envoya au Commandant de la gendarmerie, au Procureur général, à la police municipale de Lausanne et à certains juges une circulaire. Celle-ci devait déterminer si l’activité de l’Institut répondait à une nécessité, après le développement donné au service de police de Sûreté, si leur collaboration était précieuse et s’il fallait songer à le fusionner avec un corps de police. Parmi les difficultés les plus préoccupantes figurait l’état des finances de l’Institut. En effet, tous les appareils et tous les instruments dont il disposait provenaient essentiellement des dons de R.-A. Reiss. Ce ne fut qu’à partir de 1920 qu’un crédit de laboratoire fut alloué à l’Institut, afin de perfectionner son outillage scientifique. Ce projet de restructuration de l’Institut, destiné à le rendre plus rentable, eut le malheur de heurter profondément R.-A. Reiss qui écrivit de Belgrade pour annoncer que, si ce projet devait être un jour concrétisé, il reviendrait sur ses dispositions testamentaires qui instituaient le canton de Vaud comme son légataire.

Les restrictions budgétaires envisagées n’incitaient pas seulement à une réorganisation plus rentable de l’Institut, mais tout simplement à sa suppression. Le courrier des lecteurs de certains organes de presse, attisant la polémique, mettait en cause, parfois d’une manière virulente, cet organisme académique accusé de n’être qu’une chaire d’« erreurs judiciaires » : « […] nous continuerons à abriter dans nos murs et à entretenir de nos poches l’admirable institution, unique en Europe par son programme et par le fait qu’elle a un professeur, un étudiant et un garçon de laboratoire »20. Tous cependant ne partageaient pas ce point de vue. Le Procureur général, par exemple, soulignait les services inestimables que M. Bischoff rendait en inculquant aux différents corps de police les méthodes de police scientifique et que les expertises qu’il effectuait pour les tribunaux étaient incontestablement moins dispendieuses que celles d’autres experts privés21. D’autres magistrats22 estimaient que la suppression de l’Institut était inconcevable, du fait que les inspecteurs de la police de Sûreté ou ceux de la police locale ne possédaient ni les connaissances scientifiques ou techniques permettant de réaliser des recherches microscopiques, chimiques ou photographiques très poussées, ni d’un outillage adéquat23. D’ailleurs, à supposer que les agents de la Sûreté eussent disposé de connaissances scientifiques plus poussées, le rôle de l’Institut en tant que producteur d’expertises judiciaires n’aurait pas pu être supprimé, étant donné que les parties n’auraient probablement pas admis des expertises effectuées uniquement par des agents dépendant d’un organisme policier.

De nombreux et sérieux éléments plaidaient donc en faveur du maintien de l’Institut universitaire. L’utilité des cours de police scientifique, même si les effectifs d’étudiants restaient maigres, n’était guère contestable, notamment quand ils s’adressaient à ceux qui se vouaient au barreau ou à la magistrature. En outre, la suppression de l’Institut aurait gravement prétérité la formation professionnelle des agents des différents corps de police, puisque le canton de Vaud ne disposait d’aucun autre organe compétent dans cette discipline au point de combler la lacune ainsi créée24. Même si le nombre des expertises effectuées par l’Institut restait modéré, cela ne remettait pas pour autant en cause son utilité dans cette fonction car la taille modeste du territoire vaudois ne permettait en tout cas pas d’établir des experts officiels près les tribunaux. D’ailleurs, l’Institut, pour pallier une baisse momentanée des expertises requises par la justice, avait le droit d’en exécuter pour le compte de particuliers. Ainsi la réunion de ces diverses activités (enseignement universitaire, instruction policière, et expertises judiciaires) rendaient d’autant plus nécessaire le maintien de cet organisme académique ainsi que la sauvegarde de son indépendance. La garantie de celle-ci, indispensable à double titre pour le directeur de l’Institut, à savoir en tant que professeur et expert, empêchait catégoriquement qu’il fût subordonné à un quelconque corps de police. Enfin, la présence d’un homme de sciences, en contact avec les laboratoires étrangers et se tenant au courant des nouveaux procédés techniques, se révélait nécessaire si l’on désirait éviter de sombrer dans une routine dangereuse25.

Les empreintes digitales : une innovation majeure en matière d’identification

Sans dresser un historique détaillé de la dactyloscopie ni des multiples débats et polémiques auxquels a donné lieu cette invention, nous rappellerons brièvement quels furent les principaux initiateurs de cette méthode si utile lorsqu’il s’agit d’identification. Le tchèque Jean-Evangeliste Purkinje (1787-1869) est considéré comme celui qui ouvrit la voie à la dactyloscopie. Bien qu’il eût publié en 1823 le premier ouvrage contenant une description et une classification des dessins digitaux, il ne poursuivit pas dans cette voie et n’étudia pas la valeur identificatrice des lignes papillaires. Pour trouver une application pratique des empreintes digitales, il fallut attendre qu’un administrateur anglais au Bengale, Sir William Hershell (1831-1907), se mît à les utiliser en 1858 afin d’identifier des contrats sur lesquels il faisait apposer ces empreintes dans un but d’authentification. Si Hershell demeure bien celui qui a le premier employé ces empreintes dans la pratique, il n’en reste pas moins qu’il ne publia jamais le résultat de ses expérimentations en la matière. Ce ne fut qu’en 1880 qu’un autre Anglais, le docteur Henry Faulds, fit paraître dans la revue Nature un article capital dans lequel il insistait sur la possibilité de découvrir un criminel sur la base d’une identification réalisée au moyen d’une empreinte digitale et conseillait de joindre ces empreintes aux photographies des criminels.

Comparée à l’anthropométrie, l’identification dactyloscopique allait rapidement témoigner de sa supériorité indiscutable. En effet, cette méthode comporte de multiples et précieux avantages : elle est utilisable dans tous les cas, applicable à des personnes de tous les âges, son coût reste modique, l’exécution en est rapide et n’exige pas de formation trop complexe de la part de ceux qui ont à l’appliquer. En outre, les empreintes des crêtes papillaires réunissent toutes les caractéristiques nécessaires pour devenir la marque signalétique par excellence : elles n’évoluent pas de la naissance à la mort, ne sont pas modifiables26 par l’homme, leur étude ne nécessite pas un outillage complexe, et leur configuration témoigne d’une extrême variété. Si le potentiel signalétique des empreintes digitales est indéniable, leur classification et leur description ne fut pas sans générer de multiples difficultés. Bien conscient de celles-ci, E. Locard ne cessait, dans ses chroniques publiées dans les Archives d’anthropologie criminelle, d’appeler de ses vœux une unification des notations des formules dactyloscopiques, notamment dans le dessein de faciliter les échanges d’informations entre les polices des diverses nations : « […] en cette matière tout n’est que confusion et chaos grandissant. Le jour est loin déjà où la seule méthode bertillonnienne appliquée en tous lieux créait entre toutes les organisations judiciaires le lien d’une magnifique et si précieuse unité. […] Et les polices sont progressivement désarmées devant les bandes internationales dont les signalements deviennent interchangeables : l’identification des criminels est une tour de Babel où la confusion des langues crée l’impunité des malfaiteurs »27.

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1 Carlo Ginzburg, « Signes, traces, pistes : racines d’un paradigme de l’indice », Le Débat, novembre 1980, pp. 3-44.

2 Définition extraite d’Edmond Locard, L’identification des récidivistes, Paris, 1909, p. 29.

3 Les recherches menées par le professeur Lacassagne mirent en évidence les rapports étroits des motifs des tatouages avec les professions des tatoués. Il n’était pas surprenant de voir des coiffeurs tatoués avec des motifs tels des rasoirs, des peignes et des ciseaux, des musiciens avec des instruments de musique, ou encore des lutteurs avec des tatouages représentant des poids et des haltères. Ces exemples sont extraits d’Edmond Locard, L’identification des récidivistes, op. cit., p. 100.

4 Cf. Rodolphe-Archibald Reiss, Manuel de police scientifique (technique), « vols et homicides », Lausanne-Paris, 1911, p. 75.

5 Ibid., p. 77.

6 Les tatouages qui avaient été modifiés ou complètement masqués par une surcharge pouvaient souvent être reconstitués par la photographie. Cette technique consistait à utiliser la sensibilité de la plaque photographique, supérieure à celle de notre œil, aux infimes nuances de teintes au moyen de filtres spéciaux. Cf. Rodolphe-Archibald Reiss, Manuel de police scientifique, op. cit, p. 82.

7 « Actuellement d’ailleurs le tatouage paraît diminuer chez la jeune génération des criminels professionnels. Ils se sont rendus compte que le tatouage est un élément d’identification trop commode pour la police. De nombreux récidivistes nous ont exprimé leur regret d’être tatoués ». Rodolphe-Archibald Reiss, Manuel du portrait parlé (signalement) (Méthode Alphonse Bertillon) à l’usage de la police, 2e éd., Lausanne-Paris, 1914, p. 100.

8 Ibid, p. 100.

9 Ibid, p. VIII.

10 Archives cantonales vaudoises (ACV) SB 73, lettre de Reiss au chef du Département de Justice et Police, 8 juin 1914.

11 (ACV) SB 73, rapport sur les cours donnés à l’Institut de Police scientifique aux agents de la police de Sûreté adressé à M. le Chef du Département de Justice et Police, 28 décembre 1915.

12 Cf. notamment le programme des cours de l’Université de Lausanne et certaines annonces concernant l’enseignement dispensé par l’Institut, dans la Revue internationale de criminalistique, 1re année, septembre 1929, pp. 317-320.

13 Cette leçon inaugurale donnée à l’Université de Lausanne fut publiée intégralement sous le titre « Les méthodes scientifiques dans les enquêtes judiciaires et policières », Archives d’anthropologie criminelle, t. XXI, 1906, pp. 857-876.

14 (ACV) SB 73, lettre de Reiss au chef du Département de Justice et Police, 18 juin 1914.

15 (ACV) SB 73, lettre du Chef des Travaux de l’Institut de Police scientifique au Juge d’Instruction cantonal vaudois, 24 avril 1918.

16 Marc-Alexis Bischoff (1893-1970) fut chargé de cours à l’Université de Lausanne dès 1919 et dirigea l’Institut de police scientifique de 1922 à 1963.

17 De Rechter, « Les Ecoles de criminologie et de police scientifique (Lausanne, Lyon, Paris) », Revue de droit pénal et de criminologie et archives internationales de médecine légale, 1921, p. 220.

18 (ACV) K VII b 32/396, rapport de l’inspecteur principal Potterat à M. le Chef de la Police de Sûreté, 15 février 1925.

19 Idem.

20 Le Droit du Peuple, 28 août 1924 (ACV) K VII b 32/396. Une autre lettre aux relents racistes fut publiée dans le même journal, le 9 septembre 1924 et attaquait aussi vertement l’Institut : « C’est donc bien vrai que notre chaire de police scientifique ne compte qu’un élève – un Suisse du fin fond du Turkestan – me suis-je laissé dire, et qui nous coûte dans les vingt mille francs par an ».

21 (ACV) K VII b 32/396, lettre du Parquet du Procureur général au Chef du Département de Justice et Police, 27 juin 1924.

22 (ACV) K VII b 32/396, lettre du Juge informateur Depertuis au Chef du Département de l’Instruction publique et des Cultes, 19 mai 1925.

23 Le Juge d’Instruction Blanchod, qui avait collaboré avec R.-A. Reiss dans certaines enquêtes, estimait également que l’expert en police scientifique restait un élément essentiel qui ne pouvait pas, dans de multiples domaines, être remplacé par le premier policier venu : « L’expert reste indispensable lorsqu’il s’agit, par exemple, de déterminations chimiques ou micro chimiques (sang, sperme, encre, poussière, poils, cheveux, fibres d’étoffes, poudres, explosifs, examen des matières fécales, etc.), lorsqu’il s’agit d’identification d’outils tranchants par les stries microscopiques, de reconstitution de documents brûlés, de recherches techniques et chimiques dans les cas d’inflammation spontanée » ; (ACV) K VII b 32/396, lettre au Chef du Département de l’Instruction Publique et des Cultes, 11 juin 1925.

24 Cf. (ACV) K VII b 32/396, lettre du Procureur général au Chef du Département de l’Instruction Publique et des Cultes, 25 mai 1925.

25 Argument souligné notamment par le Juge d’instruction Blanchod, (ACV) K VII b 32/396, lettre au Chef du Département de l’Instruction Publique et des Cultes, 11 juin 1925.

26 Ce qui n’empêchait pas certains de croire le contraire : « Pour user les crêtes papillaires, les récidivistes se polissent les doigts avec de la pierre ponce ou les frottent contre des étoffes. Nous avons eu entre les mains un récidiviste dangereux qui se les frottait chaque matin, pendant dix minutes, contre l’étoffe de son pantalon » ; Rodolphe-Archibald Reiss, Manuel de police scientifique, op. cit., p. 435.

27 Edmond Locard, « Chronique latine », Archives d’anthropologie criminelle, de médecine légale et de psychologie normale et pathologique, t. XXIII, 1908, p. 865.