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Ceux qu’il faut renoncer à amender…

La loi de 1885 sur la relégation : origines et implications politiques

Jean-François TANGUY

Université de Rennes 2

Mais j’ajoute immédiatement que […] jamais, depuis l’immense mouvement qui s’est produit en faveur des lois sur l’instruction […] mesure n’est sortie avec un cachet plus indiscutable de popularité (Réclamations sur quelques bancs. – Oui ! Très bien ! très bien ! et applaudissements sur un grand nombre de bancs à gauche.) […] Oui, c’est dans ces couches populaires qu’on réclame avec le plus d’ardeur la transportation des récidivistes, parce que c’est là qu’on souffre le plus de celle plaie sociale. Ce ne sont pas les fils de la bourgeoisie, comme le disait M. le rapporteur, qui en souffrent le plus, ce sont les fils des travailleurs. Ceux qui vivent dans un contact forcé avec ces parvenus de la police correctionnelle et du crime, et qui souffrent de la flétrissure que leur inflige ce contact odieux. (Très bien ! Très bien ! )1

Cet étonnant discours aurait pu se situer dans le cadre du débat électoral français au printemps 20022. Or, il date du printemps 1883 et il a été prononcé par Waldeck-Rousseau, député de Rennes, ministre de l’Intérieur, ardent républicain et futur sauveur du régime seize ans plus tard.

L’idée d’une loi sur la transportation des récidivistes n’était pas nouvelle. La Révolution en avait en principe décidé3, les circonstances ne permettant pas de passer aux actes. Sous la Deuxième République, de tels projets avaient été caressés sans aboutir4. Toutefois, la loi du 31 mai 1854, fermant les bagnes métropolitains, apparaissait comme l’esquisse d’une telle politique. L’enquête parlementaire de 1872-1875 relança le débat, repris quelques années plus tard par le Garde des sceaux, Gustave Humbert, évoquant les « vagabonds et aux voleurs incorrigibles […] qu’il faut renoncer à amender »5.

Après l’écrasante victoire des républicains aux élections législatives de 1881, les vainqueurs entreprirent de fonder une œuvre restée célèbre dans l’histoire des libertés. Beaucoup moins ancrées dans les mémoires sont les étapes qui conduisirent à des mutations profondes du système judiciaire et de la législation pénale, de la loi du 30 août 1883 qui permit l’épuration de la magistrature jusqu’aux lois du 14 août 1885 sur la libération conditionnelle et, plus tardives, du 26 mars 1891, sur le sursis ou du 8 décembre 1897, sur l’instruction criminelle. Mais le souvenir de la loi du 27 mai 1885 s’est longtemps perdu ou plutôt, si la « relégation » a constitué un item récurrent dans la pratique et les études juridiques, s’est évanoui le souvenir des circonstances de son élaboration. Même si ce n’est plus tout à fait vrai6, le contexte du vote reste bien mystérieux. Voilà une loi rejetée par nombre de praticiens et théoriciens du droit pénal7, combattue par l’extrême gauche radicale, décriée par l’opposition de droite, et votée dans l’enthousiasme par les républicains opportunistes ! Pour quelles raisons ? Il ne suffit pas d’invoquer les mânes de Gambetta, père putatif dont les opportunistes auraient voulu respecter la mémoire, ni une prétendue pression populaire qui semble avoir été plus un argument de campagne, qu’une réalité sociale – on y reviendra – pour expliquer l’adoption d’un des textes les plus répressifs de l’histoire de la France contemporaine8, par la même majorité qui avait voté les lois sur l’instruction publique, sur les libertés de réunion et de la presse et qui votait simultanément la liberté syndicale. Il faut donc croire que cette adoption répondait à des motifs opaques, dissimulés sous des arguments de surface indéfiniment ressassés. C’est ce contexte que nous voudrions éclairer ici.

Les étapes de la confection d’une loi

Dès la fin de 1881, la nouvelle Chambre fut saisie de nombreuses propositions. En 1882, le très gambettiste Joseph Reinach publia une « somme » dont il ressortait l’impératif urgent de régler ce problème gravissime9. Le 11 novembre, un premier projet de loi était déposé par Fallières, ministre de l’Intérieur, et Devès, Garde des sceaux et Waldeck-Rousseau rédigea un rapport ce même mois. Redevenu ministre de l’Intérieur, c’est à lui qu’appartint de défendre le projet, lors des deux lectures à la Chambre, du 21 avril au 8 mai et du 24 au 29 juin 1883. Présenté au Sénat, le projet subit à nouveau deux délibérations, les 23, 24 et 25 octobre 1884, puis du 5 au 13 février 1885. De retour à la Chambre et après déclaration de l’urgence par le gouvernement, il fut définitivement adopté du 9 au 12 mai, promulgué le 27 et publié au Journal Officiel le lendemain.

La loi ne fit pas l’objet de discussions outrageusement passionnées, mais les débats furent tout de même marqués par la polémique, à la Chambre en tout cas. Lors de la première lecture, en avril-mai 1883, la controverse mit en présence les opportunistes d’une part, un certain nombre de personnalités de l’extrême gauche, de l’autre : Martin Nadaud10, Révillon, Amouroux, Pelletan, Clemenceau surtout qui prononça le plus argumenté des discours contre. Cette loi, déclara-t-il en substance, est exemplaire de la politique opportuniste11 qui remet en permanence à plus tard les vraies réformes, au lieu d’« instituer la République dans l’ordre politique et social »12.

La droite, par contre resta étrangement quiète, laissant ses communs adversaires s’affronter. Tout au plus releva-t-on de brèves interventions sur le thème classique : si la moralité diminue, c’est la faute de la République. Waldeck-Rousseau intervint tout au long de la discussion parlementaire, à la Chambre comme au Sénat. Seule la dernière lecture en mai 1885 – après la chute de Ferry – ne le vit pas à la tribune, où parla Allain-Targé, son remplaçant. Mais à cette date, tout était joué.

L’argumentaire du ministre resta constant : la loi n’est pas un caprice du gouvernement, mais elle est voulue par un grand nombre de conseils municipaux, généraux, d’organes de presse, d’associations, souvent marqués très à gauche. La loi sur la récidive n’implique pas l’abandon de la réforme du régime pénitentiaire, « dont elle n’est qu’une partie »13. Mais elle s’applique à une catégorie d’individus irrécupérables, pour qui le châtiment n’est rien et qui peut par son exemple contaminer d’autres personnes « saines »,

Le récidiviste opère […] dans la rue des faubourgs où descend l’enfant, pendant que le père est à l’atelier et que la mère travaille […]. Là il trouve l’enfant des grandes villes, l’enfant parisien, curieux, précoce, hâtif […], dont les yeux et les oreilles, vous le savez bien, ont été frappés de mille spectacles, de mille paroles qui sont épargnés aux vôtres […]. Comment voulez-vous qu’il ne soit pas séduit, enrôlé, embrigadé par cet homme. (Vifs applaudissements au centre et à gauche), […] comment voulez-vous qu’il ne lui demande pas son secret, et s’il le demande ? et s’il l’obtient ? ne voyez-vous pas qu’il est perdu ? (Mouvement)14.

La discussion de la loi au Sénat fut moins politique que technique : dans son compte rendu, Duvergier notait que les débats y furent « consciencieux », alors qu’à la Chambre, « l’objet même de ce projet de loi a été vivement discuté »15. L’opposition y fut menée par le sénateur Bérenger, un homme du centre gauche pourtant, pour des raisons juridiques et non politiciennes16. Mais de retour à la Chambre en mai 1885, le projet suscita derechef un vif débat, un peu différent du premier. Cette fois, si les orateurs de l’extrême gauche campèrent sur leurs positions, un certain nombre de ténors de la droite sortirent du bois et entreprirent d’éreinter le projet, de façon très ecclésiastique : tout en reconnaissant que l’intention était bonne, ils lui reprochèrent son caractère mécanique et de machine de guerre contre des individus plongés dans le malheur. On vit ainsi Mgr Freppel approuvé par le radical Révillon :

M. Freppel – Je suis donc très éloigné de vouloir combattre, dans son ensemble, un projet de loi qui, dans son ensemble, a sa raison d’être dans un grave intérêt social [mais] je trouve la loi trop sévère […]. M. Tony Révillon – Très bien ! M. Freppel – […] j’estime qu’elle manque absolument de mesure et de discernement17.

Tandis que le comte Albert de Mun s’élevait contre l’automaticité de la loi, défendait le pouvoir d’appréciation des magistrats et recevait l’approbation de Camille Pelletan :

Tout en vérité est choquant dans cette loi. Tout confond les notions de justice naturelle. Le juge n’aura même pas le droit d’apprécier les circonstances, de distinguer entre les personnes (Très bien ! Très bien ! à droite). […] C’est la négation même de la justice ! Au lieu du juge statuant devant sa conscience, il n’y a plus devant l’accusé qu’une sorte de machine à déporter qui obéit à un calcul d’arithmétique (Très bien ! Très bien ! ). M. Camille Pelletan – Sans circonstances atténuantes18.

Ces interventions restèrent somme toute beaucoup moins virulentes, on le verra, que les discours que tenait simultanément la presse de droite en province. Le vote final fut écrasant. L’analyse de l’ultime scrutin mériterait une étude détaillée19 et la place nous manque. Il y eut 383 voix « pour », 52 « contre » ; 66 députés ne prirent pas part au vote et 26 étaient absents par congé. Le centre gauche, les opportunistes, mais aussi une bonne partie du centre droit et de la droite modérée – voire quelques éléments marquants de la droite « dure » – avait voté « pour ». Les amis de Clemenceau n’avaient pas faibli dans leur refus. L’attitude de la droite fut étrange : seules quelques figures emblématiques votèrent contre, tels Mgr Freppel, de Mun et Granier de Cassagnac. Par contre, nombre de leurs collègues se réfugièrent « courageusement » dans l’abstention ou étaient opportunément « absents par congé » ; ainsi, quelques-uns des leaders les plus remuants de l’extrême droite, comme Caillard d’Aillières, de Baudry d’Asson20, La Bourdonnaye, le très bonapartiste baron Eschasseriaux, Le Gonidec de Traissan, collègue de Waldeck-Rousseau en Ille-et-Vilaine, tous préférant ne pas approuver la loi, sans se prononcer explicitement contre elle. Mais un assez grand nombre de députés du même bord, parfois très marqués à droite (La Rochejacquelein, le baron de Mackau, Thoinnet de le Turmelière, de Saint-Martin de l’Indre) la votèrent21, croyant sans doute relayer l’opinion de leurs électeurs22.

Le débat dans l’opinion

Car il est difficile de dire quel impact réel eut ce débat dans le pays. Waldeck-Rousseau invoqua, en 1883, l’appel de nombreux comités, loges maçonniques, collèges électoraux23. La loge Travail et Persévérante Amitié aurait recueilli 60’000 signatures24. Trente et un comités électoraux réclamaient en 1881 la transportation des récidivistes sous une forme ou sous une autre. Mais qu’est-ce que cela représentait par rapport à la masse des citoyens ? Mystère ! Clemenceau ironisera sur ce point avec une telle pertinence que la majorité n’y objectera rien :

Peut-être ceux qui contestent un mouvement d’opinion qui s’est manifesté dans 315 collèges électoraux en faveur de la révision ont-ils mauvaise grâce à parler des vœux unanimes du pays tels qu’ils résultent du sentiment de 28 collèges électoraux25 ; mais je ne m’attache pas à cette question, et je reconnais qu’il y a un mouvement d’opinion dans ce sens26.

De quelle profondeur ? Nous n’en saurons sans doute jamais rien. Comme toujours, la « voix d’en bas » est singulièrement « taiseuse » par rapport à celle d’en haut. La presse représente certainement une opinion à défaut de représenter l’opinion. Ce qu’elle nous apprend peut présenter quelque intérêt.

On remarquera d’abord qu’elle n’est pas unanime à s’intéresser au sujet. Nombre de petits journaux locaux semblent faire preuve de la plus parfaite indifférence – en 1883 comme en 1885. A Fougères, cité républicaine en pays incertain, la Chronique de Fougères, proche des opportunistes, est à peu près silencieuse en 1883. En 1885, elle ne fait au débat que deux brèves allusions, l’une le 9 mai pour rappeler que la criminalité n’augmente pas sous la République, mais qu’elle diminue, l’autre le 16 mai sous l’aspect d’un compte rendu très neutre des débats à la Chambre. Le Petit Fougerais, républicain un peu plus « radical », se tait, lui, de façon absolue, mais son concurrent conservateur, le Journal de Fougères n’est guère plus disert : en 1883, une seule allusion le 5 mai, la loi y étant vue de façon plutôt positive dans sa philosophie, mais impraticable faute de moyens financiers. En 1885, rien. Dans la région malouine, l’organe conservateur modéré, L’Union malouine et dinannaise, fait le silence complet en 1883 et limite ses développements en 1885 à un seul entrefilet, très neutre.

De cet intérêt relatif, on pourrait rapprocher celui, guère plus marqué, de nombre d’organes nationaux. On peut simplement noter, après le discours de Waldeck-Rousseau, une vague d’approbation générale des journaux « centristes », parfois plus critiques sur d’autres points, qui témoigne simplement de la réussite politique de l’opération du cabinet : tels sont Le Temps, Le Soir, La France (le journal très incertain d’Emile de Girardin). Quant à l’attitude favorable de la presse opportuniste, elle étonne peu : Le Siècle, Le Paris approuvent en bloc. Le premier fait à Waldeck un véritable procès en canonisation (républicaine, bien sûr) :

M. Waldeck-Rousseau s’est montré, ce qui n’étonnera personne, orateur de premier ordre, par le charme de sa parole, la facilité d’élocution, la présence d’esprit et le sang-froid dont il a fait preuve, il a tenu pendant une heure l’assemblée suspendue à ses lèvres. Son imagination ne s’égare pas dans son vol, il ne dit que ce qu’il veut dire ; l’expression ne trahit jamais sa pensée27.

Les journaux qui seront bientôt « de grande diffusion » sont plus partagés. Si Le Petit Journal est globalement favorable avec des réserves, Le Matin plus critique, Le Petit Parisien, encore proche à cette date d’un radicalisme modéré, condamne franchement la loi :

Alors que dans le but à peine déguisé de faire passer une loi d’exception, exécrable au point de vue politique, ruineuse au point de vue économique, nos étonnants législateurs discutent à perte de vue de la fertilité problématique de la Nouvelle-Calédonie, des îles Marquises, de la Guyane, etc. – une partie considérable du sol français est sans culture faute de bras et faute d’argent28.

« L’intérêt de la presse pour les débats – écrit R. Badinter – avait décru à mesure qu’ils se poursuivaient, comme il est de règle ». Est-ce vraiment de règle, s’agissant d’affrontements sur des questions cruciales ? Il nous semble que cela prouverait plutôt que le débat passionnait peu l’opinion. D’ailleurs, l’écho en fut plus atténué encore en 1885 qu’en 1883, marque d’une lassitude certaine.

Par contre, ce qui montre le caractère très politique du débat, l’attitude de la presse engagée fut encore plus marquée lors du débat final, de La Petite République gambettiste qui défendait mordicus le projet, à La Justice de Clemenceau qui le condamnait et à la presse de droite la plus antirépublicaine qui y trouvait une fois de plus une occasion de gloser sur les incohérences, l’incapacité et les intentions aussi cachées qu’inquiétantes des républicains. En 1883, par exemple, le très réactionnaire Gaulois par exemple, ne cessa d’invoquer de menaçants non-dits durant toute la discussion :

ses origines sont de l’ordre politique : l’aveu vient d’en être rappelé. Et la portée en doit avoir le même caractère, dans les calculs de ses auteurs. Il y a là une question préjudicielle qui ne permet pas de pousser plus loin. On ne saurait en effet, mettre aux mains des partis un instrument dont ils ne manqueraient point, tôt ou tard, de se servir pour dresser des tables de proscription29.

A ces accusations, il ajouta constamment l’ironie, utilisée pour bien marquer le total manque d’intérêt effectif de cette loi politique en matière pénale :

Les récidivistes se vengent ! En présentant sa loi, le gouvernement leur a fourni un nouveau moyen de nous assommer. Ils en abusent ! Ils ont eu aujourd’hui pour instrument, c’est-à-dire pour complice, M. Herbette, directeur du service pénitentiaire, qui a parlé pendant deux heures et demi, comme délégué du ministre, sans faire avancer d’un pas la discussion. […] Quelqu’un proposait d’infliger aux criminels endurcis un simple discours de M. Herbette et on semblait croire en effet, sur beaucoup de bancs, que cette pénalité serait beaucoup plus efficace que la transportation30.

Pour conclure que la loi serait inefficace parce qu’inapplicable et que si les républicains voulaient effectivement lutter contre la criminalité, il existait de bien meilleurs moyens :

On en fut resté sur ce dénouement héroïque31 si le comte de Lanjuinais n’avait pris soin d’expliquer à la Chambre, en termes excellents, pourquoi la droite se décidait à voter la loi. « Cette loi, a dit l’honorable député, est défectueuse à beaucoup d’égards. Elle porte une grave atteinte au principe de la proportionnalité des peines, mais comme la religion seule pourrait amender les coquins qui vous embarrassent et que vous semblez résolus à négliger absolument son secours, le mieux est de les éloigner. Aussi bien, vos écoles sans Dieu décupleront bientôt le nombre des malfaiteurs. Vous avez fait de la Nouvelle-Calédonie une nécessité »32.

Mais deux ans plus tard, le ton du Gaulois s’est fait plus âpre : dans le contexte postérieur à la chute du ministère Ferry, le journal s’en prend de façon hargneuse et désinvolte aux tergiversations de la législation républicaine,

Pour la troisième fois, la Chambre s’occupe de ces intéressants malfaiteurs et leur témoigne une sympathie discrète ; ce sont, paraît-il, des égarés qu’on calomnie. Têtes chaudes et mains un peu promptes, mais le cœur est bon, il est républicain. Les gens qui raffinent sur la matière veulent absolument séparer de l’ivraie un grain médiocre, c’est-à-dire distinguer entre les chourineurs qui ne peuvent plus voter et ceux qui votent encore33.

Pour finir par condamner définitivement et sans recours la législation que l’on s’apprête à voter. Les principes seraient bons mais une législation républicaine ne peut aboutir à rien de bon :

Les deux orateurs de la droite ont prouvé que si la loi sur les récidivistes était indispensable, elle restait à faire, et que rien ne ressemblait moins à une loi que ce fouillis de dispositions mal cousues, arbitraires, mal définies, ouvrant la porte à tous les abus et rendant toutes les injustices possibles, c’est-à-dire certaines34.

L’affrontement politique dans la presse politique de province

Mais c’est bien dans la presse politique des villes importantes de province que le débat est le plus virulent. Ce qui n’a rien d’étonnant : nulle part à cette date, il ne s’agit d’une presse d’informations locales, ni de journaux de grande diffusion, mais d’une presse d’opinion, fortement engagée dans un débat très passionnel. Lors du débat de 1883, L’Avenir de Rennes ne cessera de soutenir le projet, par des éditoriaux fréquents en première page et en première colonne, montrant sans ambiguïté quel rang il attribue à la polémique.

En 1885, le journal suit les affaires de même, avec le souci le plus constant de voir les choses aboutir et un ton beaucoup plus pressant qu’en 1883, sans aucun doute parce que la loi traîne, depuis déjà deux ans de renvoi en renvoi, et que la fin de la législature approche.

Aussi, nous espérons que l’on ne tardera pas à voter la loi sur les récidivistes. […] La Chambre commettrait une faute grave si elle se présentait devant le suffrage universel sans avoir donné au pays cette légitime satisfaction35.

Le 22 avril,

L’ajournement du vote définitif de la discussion du projet de loi concernant les récidivistes aura eu, à Paris, et un peu partout, les plus mauvais résultats. […] les malfaiteurs ont redoublé d’audace en voyant les lenteurs et la temporisation succéder à l’enthousiasme qu’avait fait naître, dans le Parlement, le dépôt du projet de loi sur ce sujet.

Le 6 mai,

Avant tout, il faut voter la loi sur les récidivistes, loi dont la nécessité se fait de plus en plus sentir.

Et le 15 mai, après le vote final :

Il y a donc, en dehors de toute politique et au-dessus de tous les partis36, une loi de salut social, il faudrait peut-être dire de salubrité publique. La Chambre a accompli l’acte énergique qui pouvait, seul, rendre possible et facile la réforme de notre régime pénitentiaire. Elle a définitivement voté le projet de loi sur les récidivistes.

Les arguments – souvent inspirés du livre de Reinach – restent fort simplistes : les récidivistes menacent la société ; certains sont irrécupérables, donc il faut les éliminer. On n’ira jamais plus loin. Or, face à cette constance, la presse rennaise de droite s’acharne à dénoncer ce projet funeste ; le contraste avec la grande discrétion de la droite au parlement est frappant. Dès 1883, le Journal de Rennes, organe légitimiste qui va poursuivre de sa haine la République durant des décennies, donne le ton : « loi de colère […] contraire aux principes fondamentaux de notre droit criminel », la loi va frapper de pauvres gens « coupables de simples délits et même de vagabondage », détruire des familles car « que deviendront sa femme et ses enfants ? », ruiner les colonies qu’abandonneront « les colons épouvantés ». De toute façon, la loi est comme toutes les lois républicaines une « loi bâclée » par l’incompétence constitutive de la République37.

Comme toutes les lois bâclées par le grand ministère, la loi sur les récidivistes soulève des difficultés que les auteurs du projet n’ont même pas soupçonnées. L’audace présomptueuse de ces législateurs improvisés n’est égalée que par leur inexpérience et leur incapacité38.

En 1885, le ton est le même, mais sans doute avec encore plus d’âpreté et ce leitmotiv : la loi sur les récidivistes n’est pas seulement mauvaise en soi, elle n’est qu’une manifestation supplémentaire des folies de la République, un autoritarisme caché (à peine) qui n’a rien à envier, au contraire, à celui du Second empire,

Tout est obligatoire pour le libéral gouvernement de la République opportuniste : l’instruction qui enlève l’enfant à son père pour le jeter dans l’école athée, et la déportation perpétuelle pour des malheureux coupables de quatre délits39.

Et en même temps, une faiblesse coupable à l’égard de gens qui constituent « les pires ennemis de l’ordre social ». La loi sur les récidivistes n’avait pour but que de donner au gouvernement une arme contre les communards rentrés de déportation : « il [Gambetta] conçut ce projet de loi sur les récidivistes, qui lui permettrait de déporter par milliers les hommes que la Commune peut armer »40.

Or, telle qu’est la loi, la naïveté, la médiocrité, le manque de sang-froid, de fermeté et de clairvoyance41 des chefs républicains ne permettent même pas d’en tirer aucun profit. Loi criminelle au regard des pauvres vagabonds, elle sera totalement inefficace à celui des « anarchistes qui préparent la revanche de la Commune ».

Et ainsi de suite. Les étapes finales de l’élaboration de la loi sont sanctionnées des mêmes arguments, inlassablement repris, avec peut-être un constant renforcement des termes employés :

Le projet de loi Waldeck-Rousseau est véritablement monstrueux. Il est, comme nous l’avons plusieurs fois démontré, contraire aux principes du droit pénal, aux règles du sens commun, à l’intérêt de nos finances ; il compromet l’existence même de nos colonies42.

Mais de toutes façons, les lois républicaines n’ont pas pour but d’être appliquées, mais de fournir simplement un instrument de propagande électorale. Ce sont des machines à gagner des voix, rien de plus :

La loi pastorale de M. Bérenger43 n’est pas plus pratique que la loi draconienne de M. Waldeck-Rousseau. […] Mais, en vérité, il ne s’agit pas de savoir si les lois seront exécutées. Il suffit qu’elles aient été consacrées par un simulacre de vote pour fournir au parti républicain de précieux moyens de propagande électorale44.

Le reste de la presse de droite du département se démarque un tout petit peu de l’organe légitimiste, en se plaçant du point de vue des parlementaires qui admettent qu’effectivement le public réclame une loi sur les récidivistes, mais pas celle votée par la détestable majorité.

Rien n’y a fait, la Chambre n’a pas voulu écouter les remarques les plus sensées qui auraient pu améliorer le projet de loi45. L’armée du crime est devenue si inquiétante pour les gouvernants sans Dieu qu’il ont immédiatement songé à une expatriation […] dans les colonies où l’on vit sainement comme dans celles où l’on meurt […] Même ceux qui ont simplement demandé l’aumône avec récidive, le simple vagabond faute de moyens d’existence pourra être par cette loi jeté hors de sa patrie46.

Dans le Finistère, L’Impartial du Finistère adopte en 1883 une attitude assez simple : la loi est tellement mauvaise qu’on doit le dire une fois pour toutes. Ensuite, on n’en reparlera plus : il faut croire que les lecteurs n’en avaient cure, ce qui relativise la passion censée soulever l’opinion.

Et maintenant, disons quelques mots d’une des plus mauvaises lois dont nous ayons été dotés par la République47. […] Les ré… ci… di… vistes ! Seraient-ce donc les malandrins déjà condamnés pour vol ou pour assassinat que vise M. le ministre de l’Intérieur par son projet de loi ? Dans ce cas, quoiqu’en aient dit les journaux républicains, tous les honnêtes gens applaudiraient – ce qui ne se serait jamais vu – à la proposition faite par le Gouvernement. Mais qui serait donc encore assez naïf pour croire que la République veuille se priver du concours si précieux que lui prêtent ces honnêtes citoyens. […] Ce ne sont […] pas les assassins ni les voleurs qui sont menacés par le projet de loi en question. Mais quels sont alors les citoyens auxquels la République ouvre l’attrayante perspective d’un voyage forcé en Nouvelle-Calédonie ou ailleurs ?48

Et le journal d’expliquer que ce sont les opposants politiques (de droite surtout), voire les prêtres trop actifs contre le régime, qui seront visés.

En 1885, L’Union monarchique du Finistère qui a succédé à l’Impartial semble beaucoup moins intéressée encore par un projet à ses yeux secondaire, alors qu’elle attaque le gouvernement à boulets rouges49 sur le Tonkin, la politique coloniale, les finances publiques, la loi sur le recrutement, les questions religieuses, l’agriculture, l’ordre public, la laïcisation du Panthéon, etc. Le 13 mai, elle souligne toutefois l’opposition de Mgr Freppel et d’Albert de Mun à la loi, défend les amendements de la droite qui veut exclure le vagabondage et la mendicité du champ d’application et rétablir la liberté du juge, conteste l’éviction des aumôniers des prisons et estime avec de Mun que « la relégation équivaut à le peine de mort : cela révolte la conscience ».

En Loire-Inférieure, on retrouvera ces mêmes clivages du Phare de la Loire (républicain) à L’Espérance du peuple (légitimiste). Mais nous noterons la position assez originale de L’Union bretonne, le journal bonapartiste du département, position qui va nous confirmer une piste intéressante. En 1883, un seul article50 sur le débat (« A propos des récidivistes »)51, suivi d’une bonne douzaine d’autres, aussi vengeurs que violents, sur le projet d’épuration de la magistrature. La feuille bonapartiste approuve le projet, s’en prend aux radicaux, supposés amis des délinquants, et ne souffle pratiquement rien des motivations du ministère. On n’y trouve même pas les mots « Waldeck-Rousseau », « opportunistes », et une seule fois « républicains ». Qui a préparé cette loi ? Mystère… Tout témoigne d’un immense embarras entre volonté très ferme de défense sociale52 et refus de rien accorder au régime républicain.

Mais en 1885, changement de ton : (« Le Mirage opportuniste »53, dimanche 10 mai).

Le projet de loi sur les récidivistes est obscur, inapplicable […]. Rien de plus curieux que les déclarations faites […] par le ministre de l’intérieur […]. « La loi est insensée, on ne pourra pas s’en servir ; mais çà ne fait rien, adoptez-là ! ». [C’est un texte] que ministres, professeurs, députés, marins et magistrats s’accordent à critiquer.

D’après le Journal des Débats, le gouvernement préférerait apporter aux électeurs

une mauvaise loi sur la récidive, que de ne leur en apporter aucune. C’est honteux ; mais c’est comme cela, et toutes les choses utiles entreprises par l’opportunisme sont traitées de la même façon.

Mais le mercredi 13 mai, un article signé Albert Dumont (« Les Récidivistes ») approuve derechef le vote de la loi, en en demandant une application beaucoup plus dure sur place, allant jusqu’à proposer de faire « crever de faim » [sic] les relégués paresseux ou récalcitrants ! Approbation corrigée dès le lendemain par Ernest Merson (« Encore les récidivistes »). Et le 20 mai, Dumont lui-même (« La Récidive ») paraît mettre une nuance à son propos approbateur, en affirmant que le péril « ne disparaîtra pas », puisqu’il faudrait « une razzia générale » impossible à réaliser et demande qu’on s’intéresse au projet Béranger sur la libération conditionnelle. Quant à la République, si elle n’est pas « […] le gouvernement qui nous divise le moins, à l’encontre de ce que disait M. Thiers, on peut affirmer que c’est celui qui nous pervertit le plus ».

L’Union bretonne semble donc une caricature des contradictions de la droite : impossibilité de condamner de manière cohérente un projet visant à rétablir l’ordre – position que rejoignent nombre de députés – mais incapacité absolue à le porter au crédit des gouvernants, qui ne méritent aucun crédit d’aucune sorte et, enfin, profonde division de la rédaction entre ceux qui estiment nécessaire d’approuver au moins le fond, et ceux pour qui (voir l’article du 10 mai 1885) aucune réalisation de la République n’est justifiable sur aucun point.

A cette exception près que l’on retrouverait sans doute ailleurs, dans tel ou tel organe local, la critique du projet, sous diverses formes, par la presse de droite, laisse apparaître les ressorts cachés d’une contradiction a priori déroutante : les députés se garderont bien de manifester une opposition voyante qui aurait pu leur être reprochée, maintenant ou plus tard, car le vote laisse des traces. L’approbation de certains, l’abstention de nombreux autres (voir page 294) peuvent alors s’interpréter comme une mesure de prudence d’acteurs engagés et responsables (devant leurs électeurs qui pourraient leur reprocher54 de n’avoir pas voté une mesure de « bon sens »), alors que la presse, qui exprime la facette de principe de leur opinion, peut s’en donner à cœur joie et multiplier les condamnations rhétoriques (bien plus que rationnelles) – tant il est difficile de voter une loi républicaine.

Le sens de la loi de 1885

Une fois votée, la loi tomba aux oubliettes politiques. Son application donna cependant lieu, comme l’avaient prévu ses contempteurs, à de multiples réticences, notamment de la part des magistrats. Douze ans plus tard, les Archives d’Anthropologie Criminelle, la revue de Lacassagne et de Tarde donnait du texte un bilan savamment nuancé sur le thème : « ce n’est pas une grande réussite, mais cela aurait été encore pire à défaut », ce qui permet de démontrer à peu près n’importe quoi.

Quand la loi du 27 mai 1885 sur la relégation des récidivistes fut votée par le parlement français, les hommes qui avaient le plus contribué à l’adoption de la nouvelle loi s’en promettaient de brillants et éclatants résultats tant au point de vue économique qu’au point de vue moral. [Hélas] La loi du 27 mai 1885 ne paraît […] sur aucun point, ni colonial, ni économique, ni social, avoir répondu aux espérances de ses auteurs. Faut-il dire qu’elle a été inutile ? Non, sans elle, le nombre des crimes et des récidives eût sans doute été encore plus considérable55.

La loi fut pourtant maintenue pendant des décennies. Cinquante-sept ans après son vote, et dans un contexte tout différent, une des rares thèses de droit consacrées à l’époque à cette question56 déclarait l’échec complet du système :

la loi du 27 mai 1885 n’a pas fait faire un pas à la science pénitentiaire. […] La majorité des députés qui ont voté la loi l’ont fait en se rendant parfaitement compte des vices du système. Leur vote a été acquis par démagogie57.

Si tant certains des partisans – même prudents – de la loi que ses adversaires se rejoignent pour tirer des conclusions moroses, on sera amené à se reposer rétrospectivement la question, pourquoi l’avoir faite ?

Ecartons d’abord l’idée d’une loi qui aurait été due au pur ressentiment personnel de Gambetta, contre ses électeurs de Belleville qui l’avaient hué en 1881. Cette scie, répétée à l’infini par la presse de droite, ne saurait expliquer trois ans de débat – ou alors c’est prêter au défunt tribun une influence et un poids politique sur l’ensemble du personnel opportuniste, que la courte expérience du « Grand ministère » ne démontre guère. Pour de multiples raisons, qu’on ne peut développer ici, on écartera aussi la pensée de pervers républicains rêvant de renvoyer au bagne les communards qu’ils venaient de rappeler en France, par les amnisties du 3 mars 1879 et du 10 juillet 1880.

Alors, envisagera-t-on une loi aux buts démagogiques ? Là aussi, les organes conservateurs utilisent cet argument. Ce serait une loi populiste, faite pour satisfaire une partie de l’opinion publique. C’est la thèse de Cannat en 1942. Reste à prouver que « l’opinion » souhaitait vraiment une telle mesure et que son adoption pouvait avoir un effet sur les résultats électoraux de 1885. Ce n’est guère démontrable. L’étude faite à partir du Barodet par Antoine Prost ne semble rien révéler de tel : en 1881, le vocabulaire des candidats de gauche (y compris donc les amis de Ferry et Gambetta) insiste sur les questions d’instruction publique, la réforme de la magistrature, la révision de la constitution, le cléricalisme et les rapports avec les Eglises. Le thème de la criminalité et en particulier celui des récidivistes semble à peu près absent58. Il en est quasiment de même en 1885, alors que les opportunistes auraient pu présenter avec satisfaction leur bilan en ce domaine, comme la preuve du devoir accompli. Certes, Joseph Reinach fait à la loi une petite place dans son bilan de la législature. Mais, outre que c’était bien le moins, il ne lui attribuait pas une position centrale dans son dispositif – moins qu’aux lois sur l’épuration de la magistrature, aux lois municipales de 1882 et 1884, à la loi sur le divorce de 1884, beaucoup moins qu’aux lois sociales au premier rang desquelles la nouvelle législation sur les syndicats professionnels59. Quant à la presse, on a vu qu’elle ne gardait pas trace d’un quelconque débat historique. Si la loi avait des buts électoraux, convenons qu’ils sont restés bien discrets60.

On peut aussi envisager une opération purement parlementaire. C’est ce que suggère R. Badinter61. Elle aurait forcé les indécis, oscillant entre radicaux et opportunistes, et les gambettistes à soutenir le gouvernement dans le cadre d’une réforme « populaire ». Si c’est vraiment le cas, l’opération fut politiquement ratée. L’extrême gauche avait bien d’autres terrains d’attaque, pour s’en prendre au gouvernement au canon de marine. Quelques mois plus tard, le calamiteux premier tour des législatives de 1885 montra à quel point les divisions entre républicains pouvaient conduire le régime au bord du gouffre. Quant aux députés fidèles au tribun décédé, ils ne manifestèrent à aucun moment l’intention de ruiner le travail d’une équipe où un des leurs (Waldeck-Rousseau) occupait le Ministère de l’intérieur.

Par ailleurs, si la loi n’a pas vraiment suscité de débats passionnés, son échec rapide va l’engloutir très vite, dans les limbes de la mémoire historique qui est de toutes façons, comme l’on sait, très courte. Signe au fond de son insignifiance sur le long terme dans le débat public62.

Reste « qu’ils l’ont fait ». Au bout du compte, pourquoi douter de leur sincérité ? Il existe en fait plusieurs raisons qui justifient aux yeux des gouvernants du jour le vote de la loi :

1. Il s’agit, ici comme ailleurs, d’affirmer l’autorité de la République, de montrer qu’elle sait affronter les périls sociaux comme politiques – ce sont parfois les mêmes – et de prouver qu’elle est parfaitement capable de concilier liberté et autorité ; la droite l’apprendra à ses dépens. Elle le fera encore en 1889-1890 pour abattre le boulangisme, en 1899-1900, et toujours sous l’autorité de Waldeck-Rousseau, pour en finir avec la menace nationaliste, les deux fois – la première particulièrement – sans trop regarder sur les moyens. La politique des années 1878-1885 n’est pas lisible, si l’on perd de vue un point essentiel : quelles que soient les divergences, et elles sont réelles, entre les groupes républicains, il existe une menace commune. Pour la droite, la République est un régime illégitime et provisoire. Ces « gens-là », qui n’ont jamais, jusqu’ici, été au pouvoir très longtemps, n’ont aucune vocation à le demeurer maintenant. « La République, c’est la guerre et le vol », écrit l’Union monarchique du Finistère le 11 juillet 1885. La façon dont Joseph Reinach décrit le besoin de ce qui sera la loi de mai 1885, dans Les Récidivistes63, est parfaitement cohérente avec cette configuration : appel aux principes révolutionnaires, rejet de la « tourbe » qui compromet les plus belles actions populaires (comme lors des Massacres de septembre), acceptation de l’idée que les récidivistes sont au fond des victimes de la société, mais qu’arrivés à un certain état, malheureusement, celle-ci ne peut plus rien pour eux, sauf à les éloigner pour les régénérer. C’est pour affirmer l’idée d’une république d’ordre et de progrès, qualités nécessaires à sa survie, que la loi s’impose.

2. Mais, au-delà de ces questions de politique immédiate, se dessinent des inflexions de fond, même si les contemporains ne les invoquent jamais explicitement. On n’oubliera pas que les hommes au pouvoir en 1880-1885 sont pour la plupart pénétrés d’idées positivistes64. Ce qui implique au moins quatre ordres de choses :

a) La politique doit être une application non de vérités révélées, mais de règles dégagées par l’étude des faits à la lumière d’hypothèses fécondes. La distinction entre relégués potentiels et non relégués ne repose pas sur une distinction a priori, mais sur l’analyse des comportements et des conséquences que l’on peut en dégager. D’où le caractère inflexible et mathématique de la loi dont pratiquement aucun de ses adversaires ne comprit le sens et que ses partisans soulignèrent peu : est relégué celui qui a accumulé un certain nombre de mauvais points, strictement déterminables et qui doivent le moins possible être sujets à l’interprétation65.

b) Car, et ceci va avec cela, le sort de la société ne peut être confié aux humeurs d’individus incontrôlables – comme les magistrats, même épurés en 1883 – mais à la seule volonté du peuple souverain, représenté par ses délégués. Confier à une institution indépendante, même très théoriquement, la solution d’un problème social crucial demeure une absurdité. Seule peut définir l’acmé de l’utilité sociale en République la force invincible de la loi, comme le soulignait en 1982 Claude Nicolet :

Dire et faire le droit reste, dans la pratique républicaine, le monopole du pouvoir. Toutes les grandes réformes à l’actif de la IIIe République […] ont toujours été introduites par des lois formellement votées, même lorsqu’elles étaient depuis longtemps pressenties par la jurisprudence ou réclamées par la doctrine66.

c) La loi de 1885 constitue donc non pas une erreur – pas pour ses promoteurs s’entend – mais un élément d’un plan général de réforme de la société, comme le comprenait dès 1885 Joseph Reinach. Nye insiste bien sur ce côté global d’une discussion qui ne concerne nullement un point « de détail » :

What the Opportunists did (and did not do) about crime and deviance are as revealing of the essential traits of the Opportunists and their political enemies as any of these great issues. In certain ways, as I wish to argue, a detailed look at the politics of crime and punishment cleaves as close to the bone of Republicanism in the eighties as any other subject of legislative concern. The debate over the transportation of recidivists provoked discussion over a range of issues that touched every major political flashpoint in the era : colonialism, clericalism, the « social problem », personal liberties and public order, and the Republican tradition itself67.

d) Car la société est sans doute indéfiniment perfectible par l’instruction publique, la technique, la science, la médecine, l’hygiène, la morale, mais si ce perfectionnement trouve un jour des limites objectives, il n’y a plus d’autre solution que l’exclusion des éléments nuisibles, dans l’intérêt même du corps social tout entier.

C’est pour ces raisons que la majorité vota de façon écrasante la loi de mai 1885. Mais, contrairement aux textes pieusement énumérés par Reinach dans son bilan de législature, celle-ci était malgré tout aux limites de ce qu’un pouvoir libéral pouvait se permettre. Aussi, sans être remise en cause, elle se trouva rapidement oubliée dans le débat politique et de moins en moins utilisée. A plusieurs reprises, lorsque surgirent les récurrentes « crises sécuritaires »68 postérieures, elle ne joua même pas le rôle de l’Arlésienne, car on n’en parla pas du tout – ou presque69. Mais on n’osa pas non plus la supprimer, par routine sans doute, plus que par révérence envers les grands ancêtres un peu passés de mode après 1900. Il existe dans le champ politique des textes porteurs d’avenir, des textes de régression – et d’autres qui ne sont ni l’un ni l’autre mais des projets d’apparence progressiste apparemment portés par le sentiment collectif – et qui ne font rien progresser du tout, car même les représentants du peuple peuvent se tromper. Peut-être la loi du 27 mai 1885 a-t-elle eu simplement le mérite de permettre à la majorité opportuniste de voter, sans états d’âme, la loi Bérenger sur la libération conditionnelle du 14 août de la même année et, plus tard, celle sur le sursis, due au même Bérenger, en 1891. Elle aurait alors été utile à quelque chose.

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1 Chambre des députés, 26 avril 1883, in Waldeck-Rousseau, L’Etat et la liberté, première série (1879-1883), Paris, 1906, pp. 227-228.

2 « Je ne vois pas pourquoi il y aurait, dans ce que vous appelez l’idéologie de la gauche, et en tout cas dans ses valeurs, une indulgence particulière à l’égard de la violence. D’autant qu’en règle générale, ce sont plutôt les quartiers défavorisés qui subissent la multiplication de ces actes et où vivent ceux qui en sont les victimes », Lionel Jospin, Paris Match, N° 2579, 11 avril 2002, p. 76.

3 Voir le rapport préparatoire de Waldeck-Rousseau, Journal Officiel de la République française (ci-dessous nommé J.O.), Documents parlementaires, Chambre, 1882, pp. 2450 et s.

4 Bernard Schnapper, « La récidive, une obsession créatrice au XIXe siècle », Voies nouvelles en histoire du droit ; la justice, la famille, la répression pénale, (XVIe-XXe siècles), Paris, 1991, notamment pp. 326-327.

5 Compte général de l’administration de la justice criminelle pour l’année 1880, p. XCIII.

6 La loi a été, plus ou moins récemment, évoquée sous plusieurs aspects. Outre B. Schnapper, « La récidive, une obsession créatrice au XIXe siècle », op. cit., voir R. A. Nye, Crime, Madness and Politics in Modern France. The medical concept of National Decline, Princeton, 1984, pp. 78-96 ; Michel Pierre, « La transportation, 1848-1938 », in Jacques-Guy Petit, Histoire des galères, bagnes et prisons (XIIIe-XXe siècles), Toulouse, 1991, pp. 231-259 ; Robert Badinter, La prison républicaine (1871-1914), Paris, 1992, pp. 120-197 ; Marc Renneville, La médecine du crime, Essai sur l’émergence d’un regard médical sur la criminalité en France (17851885), Lille, 2001, pp. 780-787. Mais ce qu’on veut représenter ici se limite au discours politique sur la loi. De tous les auteurs indiqués, R. Badinter est le seul qui évoque vraiment cet aspect. Mais, outre qu’une relecture des débats va nous permettre de préciser les choses, il évacue rapidement l’écho de la discussion dans la presse, y compris parisienne mais surtout de province (« La presse de province approuvait en général le projet, notamment Le Progrès de Nantes, Lyon républicain, La Gironde. La Dépêche de Toulouse était plus nuancée », p. 143.) L’ensemble de la presse est beaucoup plus ambigu, comme on le verra ci-dessous.

7 En tout cas, par les hommes de la Société des prisons (voir le résumé des débats dans R. Badinter, La prison, op. cit., pp. 121-126).

8 Depuis 1870 et en dehors de l’époque de Vichy, bien entendu. « Elle [la loi] est sans doute la plus dure de notre histoire contemporaine », L. Mucchielli, Histoire de la criminologie française, Paris, 1994, p. 205.

9 Joseph Reinach, Les Récidivistes, Paris, 1882.

10 Gambettiste certes, mais atypique, notamment par ses origines sociales et prompt à rejoindre les idées du camp le plus avancé en matière sociale.

11 « Discours humanitaire » écrit R. Badinter, La prison op. cit., p. 134. En fait, discours politique du début à la fin, dans lequel l’orateur utilise la prétérition de la façon la plus classique : « J’ai promis de ne pas faire de politique et je n’en ferai pas », ibid., p. 805, alors qu’il ne fait que cela.

12 Ibid.

13 Waldeck-Rousseau, L’Etat et la liberté, op. cit., p. 238.

14 Ibid., p. 239.

15 J. B. Duvergier, Collection complète des lois, décrets, ordonnances, règlements et avis du conseil d’Etat, Paris, un volume par an depuis 1824 ; volume pour 1885, loi des 27 et 28 mai.

16 Voir B. Schnapper, « La récidive », op. cit.

17 J.O., Débats parlementaires, Chambre, 10 mai 1885, pp. 763 et s., (séance du 9 mai).

18 Ibid., 12 mai, pp. 779 et s., (séance du 11 mai).

19 1 est beaucoup trop simple d’avancer que « Seuls les radicaux et les royalistes dénoncèrent ce “monument de la cruauté opportuniste” » (Michel Pierre, « La transportation », in Jacques-Guy Petit, Histoire des galères, op. cit., p. 247 – phrase à peu près textuellement recopiée par J. F. Wagniart, « ne résistent que les royalistes et l’extrême gauche radicale autour de Clemenceau », Le Vagabond à la fin du XIXe siècle, Paris, 1999, p. 116. D’abord « seuls les », cela fait du monde. Ensuite la réalité est beaucoup plus complexe – ne serait-ce que du fait de l’attitude ambiguë et embarrassée de la droite.

20 Expulsé manu militari de la Chambre en 1880 au cours d’une séance homérique.

21 « Deux opportunistes [un peu davantage, en fait] avaient mêlé leurs voix à l’opposition disparate où se rejoignaient Clemenceau et Albert de Mun, Mgr Freppel et Amouroux, ancien déporté de la Commune », R. Badinter, La prison, op. cit., p. 164. A l’examen détaillé du vote, cette opposition ne se montre nullement disparate. L’extrême gauche y est majoritaire de façon écrasante (42 voix sur 52). Au total, quelques personnalités de droite ou opportunistes ne sont pas l’hirondelle célèbre.

22 De cette dernière, en fait, nous ne savons rien.

23 Voir R. Badinter, La prison, op. cit., pp. 111-126 ; M. Renneville, La médecine, op. cit., pp. 779-784.

24 Joseph Reinach, Les Récidivistes, op. cit., p. 375. Ce chiffre est donné par Waldeck-Rousseau à plusieurs reprises, notamment dans le débat à la Chambre en 1883 (L’Etat et la liberté, op. cit., t. 1, p. 232).

25 La révision de la constitution, bien sûr. Le problème, selon le leader radical, est le suivant : quand 315 comités électoraux demandent la révision, c’est non. Quand 28 (ou 31) réclament la transportation des récidivistes, c’est urgent. Faut-il insister ?

26 J.O., Débats parlementaires, Chambre, 29 avril 1883 (séance du 28), p. 798.

27 Le Siècle, 27 avril 1883.

28 Jean Frollo [signature collective], Le Petit Parisien, vendredi 14 mai 1883.

29 Le Gaulois, 24 avril 1883.

30 Henri Conseil, Le Gaulois, 1er mai 1883.

31 Il s’agit des derniers discours « lyriques » des républicains.

32 Henri Conseil, Le Gaulois, 9 mai 1883. Nous retrouverons cet argument dans la presse provinciale de droite. Voir plus loin.

33 Henri Conseil, Le Gaulois, 10 mai 1885.

34 Idem.

35 L’Avenir, 13 mars 1885.

36 Formule aussi creuse que classique.

37 Le Journal de Rennes, 17 mai 1883.

38 Ibid., signé Léon Philouze.

39 Le Journal de Rennes, Léon Philouze, 23 février 1885.

40 Idem.

41 Ce sont les termes employés.

42 Le Journal de Rennes, « La Loi sur les Récidivistes » (non signé), 13 mai 1885.

43 La loi sur la libération conditionnelle, loi du 14 août 1885, non votée à la date de l’article mais dont le sort paraît acquis.

44 Le Journal de Rennes, « La fin de la session », (non signé), 22 mai 1885.

45 L’Eclaireur, Courrier de Bretagne (Rennes), « Récidivistes » signé G.B., 16 mai 1885.

46 Gazette de Bretagne (Saint-Malo), « L’Expatriation perpétuelle », (non signé), 16/17 mai 1885.

47 Ce qui n’est pas peu dire (nous soulignons).

48 L’Impartial, samedi 26 mai 1883, éditorial non signé (Quimper, le…).

49 « La République, c’est la guerre et le vol », samedi 11 juillet.

50 Non signé.

51 Samedi 12 mai 1883.

52 Expression employée au sens banal, non comme représentative d’une doctrine.

53 Non signé.

54 En tout cas, c’est ce qu’ils supposent. De l’opinion desdits électeurs, encore une fois, nous ne savons rien du tout.

55 Alexandre Bérard, « La Relégation, Résultats de la loi du 27 mai 1885 », Archives d’Anthropologie Criminelle, de criminologie normale et pathologique, Paris, 1897, t. XII, pp. 245 et 264, (nous soulignons).

56 Elles furent par contre nombreuses dans les années de discussion de la loi et les années immédiatement postérieures. Puis, la source se tarit, comme si la chose n’avait plus guère d’importance.

57 Pierre Cannat, Nos frères les récidivistes. Reclassement et ségrégation, thèse doct. droit, Donnedieu de Vabres dir., Paris, Sirey, 1942, p. 75 et 78. La thèse est imprégnée d’un vichysme moralisateur, plus que politique.

58 Antoine Prost, Vocabulaire des proclamations électorales de 1881, 1885 et 1889, Paris, 1974, pp. 38-45.

59 Joseph Reinach, « Les lois de la République – Troisième législature, 1881-1885 » (août 1885), La politique opportuniste, 1880-1889, Paris, 1890.

60 R. Badinter, La Prison, op. cit., p. 161, croit devoir avancer que la loi – contrairement aux autres grandes réformes qui avaient « soulevé les passions » – « était accueillie avec faveur par toute l’opinion publique. Il était donc impérieux pour la majorité républicaine de faire voter définitivement cette loi pour en recueillir le bénéfice électoral ». Comment tirer un bénéfice électoral d’une loi dont on ne parle pas dans la campagne du même nom ? La différence avec le débat de 2002 où le thème de « l’insécurité » relayé de manière assez ahurissante par les médias est effectivement l’objet d’une exploitation politique, saute aux yeux.

61 Ibid., pp. 127-128.

62 Dans le débat public. Mais évidemment pas pour les relégués.

63 Voir note 24.

64 Ordre et progrès.

65 Voir Claude Nicolet, L’idée républicaine en France, 1789-1924, [1982], Paris, réédition avec postface, 1994, notamment le chapitre VIII, « Questions de méthode, Science et politique ».

66 Ibid., chap. IX, « Les fondements du lien social », p. 382.

67 Robert A. Nye, Crime, madness and politics in modern France. The medical concept of national decline, Princeton, 1984, pp. 52-53.

68 Expression utilisée par exemple par J.-M. Berlière dans « La gendarmerie en question au début du XXe siècle », in J. N. Luc (dir.), Gendarmerie, Etat et société au XIXe siècle, Paris, 2002, pp. 101-115.

69 En 1898, la commission extra parlementaire sur le vagabondage, présidée par le sénateur de Marcère et constituée à la suite des « exploits » de Vacher, le « tueur de bergers », lui règle son compte, dans le rapport final de six pages, très denses, du Journal Officiel, en une ligne : « Et enfin, on n’applique pas suffisamment la peine de la relégation ». Point final. Il fallait absolument en parler, semble dire M. de Marcère, c’est fait. Passons aux choses sérieuses. J.O., 29 mars 1898, pp. 1940 à 1945 – 1944, 1re colonne pour la citation.