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Repris de justice et incorrigibles

Les figures du récidiviste au cœur de l’imaginaire judiciaire (France XIXe siècle)

Frédéric CHAUVAUD

Université de Poitiers

Le XIXe siècle est hanté par le spectre de la récidive1. Une littérature, tantôt bavarde, tantôt réservée, a multiplié les alarmes et déposé, dans des écrits divers, les traces d’une sourde angoisse. Pour le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, le récidiviste est « une personne qui retombe dans la même faute, dans le même délit, dans le même crime pour lequel elle a déjà été condamnée »2. Pour d’autres, lexicographes judiciaires improvisés, il appartient à la « tourbe bruyante et glapissante »3. Il est l’un des éléments d’une « tempête marécageuse », tel que le cloaque du crime en connaît régulièrement4. Le Compte général de l’administration de la justice criminelle en France pendant l’année 1880 stipule d’emblée que la partie qui traite de la récidive « est, sans contredit, la plus importante, car elle révèle l’inefficacité de la répression et l’insuffisance des peines au point de vue moralisateur ; elle met en lumière, d’une façon saisissante, l’extension d’une plaie sociale contre laquelle sont, en ce moment, coalisés tous les efforts des moralistes et des jurisconsultes »5. Mais un nez tordu, une mâchoire lourde, un regard froid et errant, une intelligence racornie, une sensibilité disparue ne signaleraient pas nécessairement, même pour les yeux « dardants » et « perscrutateurs » des magistrats et des policiers, les criminels « incorrigibles »6 parmi lesquels se recrute la cohorte des « repris de justice »7. Toutefois, au-delà du problème technique de l’identification des récidivistes, qui reste pratiquement sans réponse entre 1832 et 18888, c’est la question de leur « nature incorrigible » qui alimente l’imaginaire judiciaire9.

Les traces de l’angoisse

L’imaginaire judiciaire, un peu rabougri, un peu atrophié et beaucoup délaissé, ne se caractérise ni par son inventivité, ni par l’éclat de ses richesses, ni par la complexité des interprétations. Et pourtant, écrivait-on en 1911, « les lois pénales font partie de cet ensemble de préceptes qui, pour chaque époque et chaque latitude, permettent aux hommes de vivre en harmonie relative. Soumettre l’imagination à ces règles toutes faites, c’est lui donner des alliés qui l’aideront à triompher, c’est la faire bénéficier des efforts faits par d’autres et lui permettre d’aller au-delà. Sinon, c’est la submerger infailliblement sous une formidable coalition des facultés méprisées. C’est la vouer à la stérilité »10. S’il fallait évoquer ses structures11 et ses images12, et s’attacher aux « archétypes tolérés par l’ambiance sociale », seuls quelques éléments et traits pourraient être évoqués. Dominé par la masse des récidivistes, l’imaginaire judiciaire se nourrit de la peur de l’Autre et alimente l’angoisse sociale. Il est malgré tout, sans en être totalement séparé, distinct des politiques pénales qui donnent, dès 1790, un irrésistible élan à l’individuation de la peine.

Le débat public se trouve structuré par l’inlassable affrontement entre deux conceptions : d’un côté les partisans de la « régénération du délinquant », de l’autre les défenseurs de « l’expiation » qui « se réduirait à punir sévèrement le récidiviste pour faire peur ou à l’éliminer faute de l’intimider »13. L’imaginaire judiciaire se tient la plupart du temps à l’écart des débats parlementaires. Par petites touches, d’Eugène Sue à Paul Féval, il prend forme et consistance. Mais si le récit criminel s’étale dans les canards sanglants, envahit le rez-de-chaussée des quotidiens, s’exhibe dans les romans, se glisse dans les essais scientifiques, il ne produit aucune « figure archétypale » du récidiviste. Et pourtant, ce dernier n’est pas un simple délinquant, un « automate ambulatoire », un voleur ou un assassin, c’est le criminel par excellence. Or, tandis que la « société des individus » s’affermit rendant un culte aux « grands hommes », il n’a produit aucun grand héros, ou anti-héros, connu pour être un « repris de justice » qui exprimerait par son geste la révolte des parias contre la France des notables14. Il est vrai que les récidivistes sont plus proches des « classes vicieuses », c’est-à-dire des « classes paresseuses » décrites par Frégier15, que du tortionnaire froid et détaché. Ni dépeceurs de cadavre ni pervertis, les récidivistes ont en commun la « haine du travail » et des valeurs de la société industrielle. Les récidivistes appartiennent aux « classes pauvres » et sont par conséquent « dangereuses pour les autres »16. Ce point de vue, largement dominant, est partagé par les autorités, les criminologues, les observateurs sociaux, les échotiers et quelques autres.

Si la loi du 27 mai 1885 sur la relégation a « éloigné de la métropole les multirécidivistes »17, celle du 26 mars 1891, connue sous le nom de loi Béranger, a édicté des « mesures de rigueur » contre les récidivistes visant en particulier les récidivistes correctionnels ayant précédemment subi une peine d’une année ou de moins d’une année d’emprisonnement. Ces derniers échappaient donc, pour reprendre la terminologie du législateur, aux peines aggravées de la récidive, alors que, pour ne prendre que l’année 1887, sur un « effectif » de 81642 récidivistes, ils représentaient 64 655 condamnés, soit presque 80 % du total18. C’est pour cela, disent les contemporains, qu’ils « constituaient un danger auquel il était nécessaire de mettre un terme »19. Pour autant, le phénomène de la récidive, à l’échelle du siècle, n’a que tardivement été porté sous les feux de l’actualité sécuritaire. Bernard Schnapper, dans un article fondateur, l’avait déjà souligné : « à partir de 1851, la connaissance de la récidive devint plus exacte et les comptes généraux y attachent une particulière attention »20, au point que chaque ministre de la Justice fasse part désormais, dans son rapport annuel, de commentaires inquiets.

Dans une première phase, sur laquelle il importe de revenir, qui s’étire pratiquement jusqu’en 1836, les récidivistes intéressent peu. Ils appartiennent à la frange du peuple que la société bourgeoise entend moraliser et fixer. Le registre utilisé pour les désigner est celui de l’anomalie et de l’incongruité. Et puis brusquement, à la manière d’une source électrique faisant sourdre à flots la lumière, le phénomène de la récidive surgit dans la presse. Depuis sa création, en 1825, la Gazette des tribunaux a régulièrement noté l’existence de la réitération du crime, sans pour autant lui donner un relief particulier. Mais sous la monarchie de Juillet, le Droit propose la première pesée globale du phénomène. A lui seul le chiffre est disert et exsude l’angoisse. En 1836, il devient le ressort du sentiment d’insécurité et la boussole des discours sur le crime. De la sorte, la crainte de l’Autre, la peur d’être agressé ou volé, l’angoisse face à la violence criminelle trouvent un objet. Le récidiviste devient le bouc-émissaire des malheurs et des transformations du temps. Il cristallise les angoisses diffuses et collectives21. Selon Joseph Tissot, le récidiviste, devenu citadin, se caractérise par sa « méchanceté »22. A une période où la première industrialisation ébranle les cadres sociaux et culturels et où l’invention de la vitesse dilate l’univers familier, le monde que l’on connaît, enraciné dans une société d’interconnaissance, s’éloigne de plus en plus. La récidive devient, d’une certaine manière, une gigantesque « ombre nocturne » qui s’étend sur l’ensemble de la société. Ne parle t-on pas en 1841 de « terroriste du mal » ? Aussi, toutes les annotations et mentions, même si elles ne sont pas rassemblées en un corps cohérent, constituent des « assombrissements sécuritaires ». La grande enquête de Benjamin Appert sur la prison, également publiée en 1836, insiste sur la « contagion ». Enfermés, les prisonniers se contaminent les uns et les autres. De la sorte, la prison est l’école du crime et donc de la récidive. Au contact des « endurcis », les délinquants primaires se colorent en quelque sorte et en ressortent corrompus23. Aussi, chaque remarque, chaque fait rapporté contribuent à la diffusion d’une sourde angoisse. On craint pour sa vie. On craint pour ses biens. On craint pour ses proches. Les alarmes se nourrissent de comptes rendus d’assises, de faits divers mis en scène et de déclarations tonitruantes. L’imaginaire du crime peut alors croître sans retenue.

Si l’on assiste à une sorte de massification des affaires signalées au lectorat, il n’y a pas pour autant d’uniformisation. Chaque cas rapporté s’avère singulier. Henri Urtin, avocat à la cours d’appel d’Aix l’affirmera à la fin du Grand XIXe siècle : « Il n’y a pas deux individus identiques, et lorsqu’ils se groupent pour un but lointain ou proche, total ou partiel, c’est toujours au prix d’une sélection plus ou moins intelligente, d’autant plus éclairée qu’elle sait dégager avec plus de discernement la partie forte de la partie faible, la pensée profonde du rêve superficiel et transitoire »24. Aussi, dans la première moitié du siècle, il ne semble guère possible de niveler les aspérités des procès qui sont inlassablement décrits au point de donner le vertige. Tandis que le sentiment d’insécurité devient de plus en plus diffus, le besoin de désigner les responsables des maux contemporains s’avère de plus en plus fort. De nouvelles épidémies comme le choléra, l’invention des « fléaux sociaux » et la prise en compte des « catastrophes » naturelles ou provoquées à l’instar de la machine infernale de Fieschi contre Louis-Philippe semblent faire la démonstration que l’existence est fragile. L’avenir semble devenir plus menaçant et les solidarités « traditionnelles » n’offrent plus les protections escomptées. Pourtant, de multiples indices, que l’on ne veut pas voir, signalent que la violence physique reflue25. Mais il existe, affirme-t-on ici ou là, des « criminels obscurs » qui sont les plus « communs », car ils peuvent être « condamnés pour vol comme ils l’auraient été pour meurtre et vice versa »26. En effet, écrit Hubert Lauvergne en 1841, on rencontre dans les bagnes des « êtres mal-nés » qui sont « toujours victimes d’une première impression, ils entrent presque sans motifs dans le dédale des maux de la vie et n’en sortent jamais »27. Ainsi, dès les années de la monarchie de Juillet, la thèse de l’impossible « régénération » l’emporte. Même si les philanthropes réfléchissent à la réforme pénitentiaire28, affirment que la prison peut changer les « âmes » et l’enfermement corriger les récidivistes, l’imaginaire judiciaire les ignorent.

Beaucoup plus tard, tandis que la crimonologie balbutiante forge ses premières armes, Maxime du Camp, dans une perspective « organisiste », fait le portait de ces « misérables » à la fois « plaie sociale » et « gibier » des tribunaux. Invariablement, ils reviennent dans les mêmes lieux. Inlassablement, ils commettent les mêmes méfaits : « C’est toujours dans les mêmes cabarets, dans les mêmes cafés, dans les mêmes bals qu’on les retrouve. L’expérience n’y fait rien, elle s’émousse sur une sorte de besoin inextricable et irraisonné de retourner vers les mêmes jouissances. C’est ce qui fait douter de l’intelligence de beaucoup d’entre eux ; ils n’ont guère que de l’instinct, semblables à ces animaux qui, traqués, pourchassés, repassent fatalement par des endroits pleins de périls »29. La brève analyse reprend l’image de l’habitude et réaménage le thème de l’incorrigibilité du récidiviste. Mais Maxime du Camp est aussi un de ceux qui, parmi les plus engagés, ont dirigé leurs traits vipérins contre la Commune de Paris, dont les membres les plus actifs, affirme-t-il, furent recrutés dans les bas-fonds de la capitale où grouille une « population très dispersée ». A la même époque, Charles Louandre parle d’une ville « infestée de repris de justice »30. La haine des Communeux est identique à celle de la « gouappe » composée de repris de justice et de surveillés en rupture de ban. Il s’agit d’une « armée prête à tout » estimée à 45000 hommes : « intelligence embryonnaire, ignorance inqualifiable, corps ravagé, prédominance des instincts brutaux, paresse invincible, indifférence morbide ; ils représentent assez bien une sorte de choléra social »31. Cette grande peur et l’amalgame pratiqué sont bien à l’origine de la vaste enquête de 1872 sur l’état des prisons et les réformes à y accomplir. Les réponses proposées par les cours d’appel, comme celle de Poitiers, reflètent à la fois l’angoisse ressentie à l’égard de « ces hordes sauvages qui épouvantent notre époque aux jours de commotion sociale »32 et la volonté de promouvoir la « transportation » des récidivistes. Le mouvement d’opinion culmine dans les années 1881-1882 à tel point que l’on a pu parler de « psychose de la récidive »33.

Malgré les réserves et les vives critiques34, le vote de la loi de 1885 sur la transportation consacre la notion d’incorrigibilité. Avec des réticences et des réserves, le principe de l’élimination des incorrigibles est adopté par une majorité des membres de la société judiciaire. Les travaux de Georges Bessière illustrent le cheminement parcouru. Sa thèse, soutenue en 1898, s’intitule La loi pénale et les délinquants d’habitude ; la publication qui en est tirée porte pour titre La loi pénale et les délinquants incorrigibles35. Le compte rendu qui en est fait dans la Gazette des tribunaux consacre une dernière expression, celle de « malfaiteurs professionnels »36.

En 1909, Joseph Maxwell, à la fois docteur en médecine, procureur général et promoteur de la doctrine de défense sociale fait paraître dans la bibliothèque de philosophie scientifique, dirigée par Gustave Le Bon, Le Crime et la Société. Le livre s’avère essentiel, car il va coloniser la plus grande partie de l’imaginaire judiciaire. Les idées et les solutions présentées n’ont pourtant pas la force de l’originalité. Nombre de développements se trouvent en effet sous la plume d’Alexandre Lacassagne, de Gabriel Tarde ou du docteur Laurent. Mais, ils les a rassemblés, mêlés, exagérés, puis en a proposé une unique interprétation. Il répartit les criminels en quatre classes. Dans la dernière, il range les vagabonds et les mendiants d’habitude qui « ne sauraient perdre leurs habitudes de paresse et de vagabondage ; ils forment le plus gros effectif des récidivistes. Il n’est pas rare de rencontrer des délinquants de cette catégorie ayant cinquante ou soixante condamnations »37. Toujours selon Maxwell, qui est aussi l’auteur d’un livre sur la magie et d’un guide manuel du juré, les récidivistes, individus plus « nuisibles » que « dangereux », sont avant tout des incorrigibles. De la sorte, que le criminel-né existe ou ne soit qu’une chimère, que le récidiviste soit un dégénéré ou qu’il le soit devenu à la suite d’un quelconque accident ou en contractant des habitudes dont il n’a pu se défaire, peu importe. Avec le récidiviste, il s’avère impossible de restituer un citoyen à la société, aussi apparaît-il comme une sorte de « cauchemar clos ». La manière dont la Gazette des tribunaux traite des « événements judiciaires » l’illustre. Contrairement à la presse populaire de grand tirage qui construit le fait divers comme une fable contemporaine, la Gazette restitue soit des procès sous la forme de comptes rendus d’audience soit des péripéties judiciaires sous la forme de faits chroniques. Pour la seule année 1891, quelques mentions prises au hasard suffisent à donner le ton : « Un malfaiteur […] qui a à peine 19 ans a déjà subi 8 condamnations dont 5 pour attaques nocturnes »38 ; « Interrogés ce matin, ces trois vauriens âgés de 18 ans et 19 ans ont donné les noms de leurs complices qui ont pu être arrêtés dans l’après-midi et envoyés au dépôt. Tous sont repris de justice ; l’un d’eux a déjà subi 5 condamnations »39. Eparses, les traces de l’angoisse, avant la Belle Epoque dessinent les contours d’une armée redoutable car invisible. Les récidivistes, en effet, peuvent se dissimuler partout et même les spécialistes ne parviennent pas à les reconnaître. Embusqués derrière une palissade, tapis dans les anfractuosités du relief urbain, mêlés à la foule, terrés dans les « substructions de l’édifice social », ils sont les « sentinelles du mal »40.

L’incarnation du mal

« Soldat de la débauche et du crime », le récidiviste est le « dernier et le plus achevé des produits où arrive dans nos sociétés le penchant au mal »41. Décrit, à la fin du XIXe siècle, comme un phénomène inédit et comme une sorte de « perverti », il semble être à l’origine d’une nouvelle croisade qui suscite le concours de toutes les forces qui veulent « préserver la civilisation ». Si l’ouvrier des villes manufacturières est qualifié, depuis la révolte des Canuts, de « barbare », le récidiviste est dépeint comme une sorte « d’envahisseur » dont le nombre ne cesse de croître42. La lecture au premier degré des statistiques judiciaires indique que la « récidive légale », définie par le code pénal, a pratiquement doublé en un siècle43. Pour les crimes, de 1850 à 1880, les services de la chancellerie ont enregistré une forte hausse : 33 % de récidivistes au mitan du siècle, 48 % trente ans plus tard ; le même mouvement est observable pour les délits : 21 %, puis 41 %44. Le fléchissement, entre 1894 et 1909, du nombre de condamnés récidivistes a donné lieu à de multiples joutes interprétatives. L’opinion majoritaire défend l’idée que la baisse de près de 20 % du nombre de récidivistes, passant de 106 234 à 84 254, est due à « l’indulgence des magistrats » et au laxisme de l’administration. Elle traduit surtout le « relâchement notable de l’application de la loi de 1885 ». Pour une forte minorité, ce mouvement s’explique par le fait que la relégation est une peine éliminatrice et donc redoutée. De la sorte, de nombreux observateurs adoptent le point de vue d’Enrico Ferri cristallisé dans une célèbre formule : « la récidive constitue non pas l’exception, mais la règle dans la vie criminelle »45.

Un auteur comme Gabriel Tarde, pondéré et mordant à l’égard des thèses de Lombroso, traduites en français en 1877, affirme que les tatouages sont plus répandus parmi les récidivistes. Mais il n’y a point d’arabesques harmonieuses, seulement quelques images disgracieuses où « sa haine cherche à s’éterniser ». Il n’y a pas davantage de recherche du sacré à l’instar des populations océaniennes, uniquement de la « passion désœuvrée ». Avec l’usage de l’argot on comprend mieux la nature de la récidive qui agit comme une force corrosive. En effet, « l’argot, écrit encore Gabriel Tarde, c’est le cynisme. Il n’est pas matériel et concret comme les langues primitives ; il est grossier et bestial, et bestialise tout ce qu’il touche […] il consiste en une collection de hideux traits d’esprit fixés et monétisés, métaphores salissantes, mauvais jeux de mots […] »46.

Le regard porté sur les récidivistes et les jugements sur la récidive sont avant tout moraux. Pour s’en convaincre, il suffit de consulter une fois de plus le Compte général de 1880. Le rapport introductif parle de « récidive générale », assimilée à « de la rechute » et souligne que les chiffres donnés par la statistique fournissent les éléments d’une « étude morale plutôt que juridique »47.

Dans les premières années de la Troisième République, les porte-parole de la criminologie affinent l’étude, mais le constat n’apporte pas d’éléments permettant de comprendre. Tout au plus fixe-t-il, à un moment donné, une hiérarchie et une typologie convenue. Dans le cadre des crimes contre les personnes – où dominent les homicides et les attentats à la pudeur – les spécialistes trouvent près de 36 % de récidivistes. Dans celui des crimes contre la propriété – les vols qualifiés et les vols avec violence ou sur la voie publique – ils découvrent 50 % de récidivistes48. Les chiffres rassurent, mais ils restent impuissants à expliquer les raisons d’un geste où les logiques d’une situation. Aussi, les partisans de « l’école anthropologique italienne », les défenseurs de l’imitation sociale, les séides de la responsabilité individuelle, ne font que donner une appréciation personnelle dissimulée sous les atours d’un jugement scientifique.

Médecin-chef de la Marine, conseiller municipal, auteur de plusieurs études, Lauvergne affirmait quant à lui que « l’imitation du mal est le grand pourvoyeur des bagnes ». Ajoutant que « l’innéité des penchants qui se fortifient par le contact des hommes réunis en société doit offrir dans un bagne son plus grand développement en mal ». Frégier dans un ouvrage publié un an auparavant et Tarde dans un livre plus tardif ne disent pas autre chose. Il existerait donc des hommes « à passions dominantes et indomptables », de véritables « génies du mal ». S’il ne se caractérise pas nécessairement par son degré extrême de dangerosité, le récidiviste se confond avec l’Autre. Davantage que le criminel sadique où l’ogre des cours d’assises, il incarne l’inquiétante étrangeté et annonce la dissolution des liens sociaux. Et pourtant, on ne saurait l’apparenter avec les grandes figures de criminels. A la fois monstrueux et concrets, ces derniers peuvent être décrits : les contours du visage, l’inclinaison du front, le dessin des lèvres, les caractéristiques du regard, la forme des oreilles sont autant d’éléments qui organisent leur portrait. Ils peuvent être nommés. Complaintes et biographies « arrangées » se chargent de renseigner les curieux. Mais avec les récidivistes tout semble se dérouler selon un autre schéma. Ils ressemblent à des personnages abstraits. Impersonnels et interchangeables, ce sont des ombres fuyantes qui échappent à l’identification et qui gangrènent la société49. En effet, selon nombre d’annotations et d’auteurs, ils représentent le « mal moral ». Dans une société où la culture des sentiments s’affermit et où « l’emprise du mal va en décroissant », ils constituent à la fois une sorte d’anomalie et incarnent le danger.

Au fur et à mesure que l’humanité « progresse », les récidivistes offrent une « image navrante ». Les récidivistes ressemblent à quelque peuplade tonitruante qui aurait échappé aux grandes lois de l’évolution. Tandis que les être humains ont été façonnés par des siècles d’urbanité, les récidivistes forment une « cohue ensauvagée », agitée et trépidante, et sont mus par l’instinct du mal. Selon Henry Joly le récidiviste est bien un « criminel d’habitude » et sa seule présence pose la question du « penchant au mal »50. Pour les uns, il est atavique, pour les autres, progressif. Adolphe Guillot souligne qu’il n’apparaît que progressivement dans la conscience humaine « sous le sapement progressif » de facteurs sociaux divers. Mais « le mal n’envahit pas d’un seul coup la conscience humaine ; il rencontre des résistances. Il procède à la façon des assiégeants qui font des travaux d’approche, livrent des combats successifs avant de donner le dernier assaut »51. Il existe toutefois deux types de récidivistes et la justice s’intéresse principalement aux délinquants. Les auteurs de crimes « extraordinaires » n’ont guère la possibilité de recommencer. Guillotinés, enfermés à vie dans un bagne ou resserrés dans une prison, ils ne peuvent guère commettre une nouvelle infraction pénale et pourtant, écrit Henri Joly, « de pareils malfaiteurs ont beau n’avoir commis qu’un seul crime, ils n’en sont pas moins des criminels d’habitude ; si le crime qui les fait arrêter et retrancher de la société était le résultat devenu inévitable d’habitudes contractées de longue date et entretenues par des vices persévérants »52.

C’est moins la nature du geste, la gravité de l’acte, l’horreur du crime que la répétition de l’infraction qui désigne la récidive comme le fléau parmi les fléaux criminels. Les récidivistes échappent au quadrillage et aux réseaux clientélaires de la société des notables qui perdurent jusqu’à la fin des années 1879 ; ils se soustraient également à la surveillance de la « société de classes »53 qui, prenant le relais de la précédente, s’impose à l’orée des années 1880. Le récidiviste est donc un « être à part » qui vit principalement dans les grandes villes. De la sorte, la cité accentue la récidive, car elle « attire » les condamnés, mais surtout révèle que « la force de l’habitude engendrée par l’acte mauvais est d’autant plus intense qu’étant plus mauvais, il révèle plus de hardiesses, et, après son accomplissement, isole davantage son auteur de la société »54.

A la veille de la Grande Guerre, un consensus doucereux se parachève55 : la société, écrit-on, doit protéger les « bons citoyens » contre les mauvais. Pour y parvenir certains prônent le rétablissement immédiat des « châtiments corporels » et, à plus long terme, la surveillance de la « reproduction humaine » qui consisterait à empêcher les récidivistes d’avoir des enfants. A partir du moment où ils sont qualifiés de récidivistes, il importe non pas de les amender, mais de les exclure du « corps social » : « la relégation, la transportation avec travail obligatoire, ou toute autre mesure équivalente doivent être recommandées à leur égard »56. Si le récidiviste fait peur, c’est bien parce qu’il est anonyme. Dans la foule, de plus en plus uniforme, rien ne distingue le « criminel incorrigible » du citoyen vertueux et paisible. Quant à la récidive, elle s’apparente à la souillure. Aussi de toutes parts des voix s’élèvent pour exiger l’éradication du phénomène à un moment où l’imaginaire judiciaire se cristallise autour de la figure du mineur. Un tiers, affirme-t-on hâtivement, seraient des récidivistes qui conjugueraient précocité et « chronicité » et formeraient l’armée du crime de demain. Il importe donc, comme on l’affirmait déjà avec emphase en 1880, de mettre en œuvre une « répression énergique à l’égard des récidivistes incorrigibles ». Sans doute peut-on distinguer deux types de sociétés. Dans les premières, là où règne « la crainte du désordre social et le souci d’éviter la récidive », le crime est davantage réprimé que son auteur. Dans les deuxièmes, où dominent « la responsabilité individuelle et l’expiation », l’auteur est davantage sanctionné que son crime57. Mais si l’imaginaire du crime a contribué à mettre en branle le législateur, il a aussi considéré que la récidive n’était ni tout à fait un phénomène social, ni tout à fait un sujet politique, ni tout à fait encore un problème individuel, mais tout à la fois l’incarnation du mal contemporain et la mesure de la question pénale.

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1 L’historiographie est dominée par le magnifique article de Bernard Schnapper, à tel point qu’il a semblé pendant longtemps impossible de faire autre chose : « La récidive, une obsession créatrice au XIXe siècle », Rapport au XXIe congrès de l’Association française de criminologie, 1982, Publications de la Faculté de droit et des sciences sociales de Poitiers, t. XII, 1985, repris dans Voies nouvelles en histoire du droit, Paris-Poitiers, 1991, pp. 313-351. Toutefois l’approche de Bernard Schnapper traite surtout des politiques pénales, aussi est-il possible de le compléter et de traiter de l’imaginaire judiciaire qui échappe, encore aujourd’hui, à la recherche contemporaine.

2 Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, 1873, t. X, p. 987.

3 Gazette des tribunaux, 24 avril 1872.

4 Gazette des tribunaux, 7 novembre 1836.

5 Compte général de l’administration de la justice criminelle en France pendant l’année 1880 et rapport relatif aux années 1826 à 1880, p. LXXXIII.

6 Charles Bénac, Des délinquants d’habitude, dits incorrigibles et des mesures à prendre à leur égard, thèse de droit, Toulouse, 1903.

7 Jules de Lamarque, La société moderne et les repris de justice, Paris, 1875.

8 De la disparition de la marque à l’adoption officielle du bertillonnage.

9 Deux positions extrêmes structurent l’imaginaire judiciaire. Pour les partisans de la première qui se manifestent en particulier lors du congrès international de Saint-Pétersbourg en 1890 : « Lorsque les institutions sociales barrent elles-mêmes la route au repentir, ne peut-on pas dire qu’il n’y a pas d’incorrigibles, il n’y a que des incorrigés ? ». Pour les autres, « Il existe et il existera toujours des incorrigibles… ». Voir la Gazette des tribunaux, 27-28 février 1899, Georges Bessière, La loi pénale et les délinquants incorrigibles, Paris, 1899 ; P. de Croos, « De la récidive et de l’amendement des détenus », France judiciaire, t. VI, 1881-1882, Etudes historiques et juridiques, pp. 333-348.

10 Henri Urtin, L’action criminelle, Etude de philosophie pratique, Paris, 1911, p. 106.

11 Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, 1960.

12 Gilbert Durand, L’Imaginaire. Essais sur les sciences et la philosophie de l’image, Paris, 1994.

13 Bernard Schnapper, « La récidive, une obsession créatrice au XIXe siècle », op. cit.

14 A l’exception de Fantomas ou d’Arsène Lupin, mais il s’agit de personnages dotés d’un autre statut.

15 H. A. Frégier, Des classes dangereuses de la population dans les grandes villes, et des moyens de les rendre meilleures, Paris, 1840, vol. 1, pp. 134-137.

16 Benjamin Appert, Bagnes, prisons et criminels, Paris, 1836, t. 3, p. 103.

17 Toutefois, comme le note Bernard Schnappper, reprenant les chiffres du Compte général rétrospectif de 1900 : « D’année en année le nombre des condamnés à cette peine baissait : entre 1886-1888 d’une part et 1889-1900 de l’autre, il chuta de près de 60 % », « La récidive, une obsession créatrice au XIXe siècle », op. cit., p. 342.

18 Félix Tournier, « De la peine applicable en matière de petite récidive », Gazette des tribunaux, 7-8 juin 1897.

19 Gazette des tribunaux, 3 avril 1891.

20 Bernard Schnapper, « La récidive, une obsession créatrice au XIXe siècle », op. cit., p. 327.

21 J.-L. Ménadier, Des récidivistes en matière criminelle, mémoire adressé à M. le ministre de l’Intérieur, suivi d’une pétition aux Chambres tendant à obtenir l’adoption du système pénitentiaire, Valence, 1836.

22 Joseph Tissot, « De la récidive », Revue critique de législation, t. 14, 1859, p. 369.

23 Benjamin Appert, Bagnes, prisons et criminels, Paris, 1836, t. 3, p. 101.

24 Henri Urtin, L’action criminelle, Paris, 1911, p. 248.

25 Frédéric Chauvaud, De Pierre Rivière à Landru, La violence apprivoisée au XIXe siècle, Paris-Turnhout, 1991, pp. 233-255.

26 Hubert Lauvergne, Les forçats considérés sous le rapport physiologique, moral et intellectuel…, [1841], Grenoble, 1991, pp. 70-71.

27 Ibid., p. 73.

28 Voir en particulier Jacques-Guy Petit, Ces peines obscures, La prison pénale en France (1780-1875), Paris, 1990, pp. 183-260.

29 Maxime du Camp, Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie jusqu’en 1870, [1869-1875], Monaco, 1993, p. 249.

30 Charles Louandre, Les idées subversives de notre temps, Paris, 1872, p. 36.

31 Maxime du Camp, Paris, ses organes, op. cit., p. 740.

32 Cour d’appel de Poitiers, Enquête pénitentiaire, 1873, Annales Assemblée Nationale, t. 45, p. 702, cité par Bernard Schnapper, « La récidive, une obsession créatrice au XIXe siècle », op. cit., p. 331.

33 Bernard Schnapper, « La récidive, une obsession créatrice au XIXe siècle », op. cit., p. 336.

34 En particulier celles de Gabriel Tarde : « Je doute fort par exemple que la transportation des récidivistes produise les merveilleux effets qu’on en attend. La colonie pénitentiaire ne peut être qu’un enfer pour les meilleurs, qu’un Eldorado pour les pires […]. Au lieu de briser ou de lancer au loin l’être nuisible, il convient autant que possible de l’améliorer, de l’utiliser, de transformer l’obstacle en instrument, le démolisseur en maçon », La criminalité comparée, Paris, 1809, p. 87.

35 Paris, 1899.

36 Gazette des tribunaux, 27-28 février 1899.

37 Joseph Maxwell, Le Crime et la Société, Paris, 1909, p. 275.

38 Gazette des tribunaux, 7 février 1891.

39 Gazette des tribunaux, 12 mars 1891.

40 Gazette des tribunaux, 24 novembre 1885.

41 Henri Joly, La France criminelle, Paris, 1889, p. 105.

42 Arnould Bonneville de Marsangy, « De la progression des récidives », Gazette des tribunaux, 28-29, 30 mars 1859.

43 Emile Yvernès, « La récidive », Revue pénitentiaire et de droit pénal. Bulletin de la Société générale des prisons, 1883, t. 7, N° 3, mars, pp. 316-328.

44 A l’échelle européenne, « la récidive […] oscille généralement autour de 50 et 60 % », Enrico Ferri, Sociologie criminelle, Paris, 1893, p. 143.

45 Ibid., p. 142.

46 Gabriel Tarde, La criminalité comparée, op. cit., pp. 44-45.

47 Compte général de l’administration de la justice criminelle en France pendant l’année 1880 et rapport relatif aux années 1826 à 1880, p. LXXXIII.

48 Enrico Ferri, Sociologie criminelle, op. cit., statistiques se rapportant à la France, pp. 144-149.

49 Toutefois, Edmond Locard se situe dans une perspective plus « rassurante », voir L’identification des récidivistes, Paris, 1909.

50 Sur la représentations de la criminologie et les bilans historiographiques de la fin du XIXe siècle, voir J. Dallemagne, Théories de la criminalité, Paris, 1896.

51 Adolphe Guillot, Paris qui souffre. Les prisons de Paris et les prisonniers, Paris, 1889, p. 382.

52 Henri Joly, Le crime. Etude sociale, Versailles, 1888, p. 101.

53 Heinz-Gerhard Haupt, Histoire sociale de la France depuis 1789, Paris, 1993, pp. 1-7.

54 Gabriel Tarde, La criminalité comparée, op. cit., p. 83.

55 Deux thèses s’affrontent. Pour les uns, la prépondérance des causes individuelles dans la genèse de la récidive s’avère manifeste. Il y a bien une individualité à part. Pour les autres, le récidiviste n’est qu’un criminel parmi d’autres, qui à son tour n’est qu’un élément sans grande importance, tout au plus est-il une sorte de « microbe » qui se manifeste lorsqu’« il trouve le bouillon qui le fait fermenter ».

56 Joseph Maxwell, Le Crime et la Société, op. cit., pp. 353-354.

57 Jacques Lombart, dans Histoire des mœurs, II, vol. 2, Modes et modèles, rééd., Paris, 1991, p. 692.