Qui sont les récidivistes parisiens au XIXe siècle ?
Il n’est plus besoin de rappeler combien la récidive a suscité, tout au long du XIXe siècle, nombre de débats qui ont orienté la politique pénale1. Ce qui inquiète le plus, c’est la forte progression du nombre de ceux comparaissant à nouveau devant les tribunaux. Cela est particulièrement sensible au seuil des années 1880, quand se prépare une mesure radicale pour éliminer du territoire la « tribu rebelle » de ceux qui font métier du crime. La lecture des Récidivistes de Joseph Reinach – préconisant la relégation outre-mer comme solution – est à cet égard édifiante2. La presse nationale, reprenant les thèses développées dans cet ouvrage, abonde dans le même sens3. Il est vrai que les chiffres, puisés dans le Compte général de l’administration de la justice criminelle, ont de quoi conforter l’image du « flot montant des récidivistes »4. Journalistes, hommes politiques et criminologues stigmatisent ces « malfaiteurs de profession », fantassins d’une « armée du crime » qui campe au cœur des grandes villes.
En reprenant rapidement ces représentations, nous voudrions mettre l’accent sur ce qui a été jusqu’à maintenant peu abordé par la recherche historique, à savoir les récidivistes eux-mêmes. Sont-ils si différents des autres délinquants et du reste de la population comme le laisse entendre le discours dominant ? Et cette stigmatisation ne contribue-t-elle pas, par les mesures répressives qu’elle inspire, à l’entretien de la récidive ? Peut-on discerner ou non une spécificité des récidivistes ? Est-il possible de comprendre les raisons qui poussent au retour devant le tribunal ?
Pour répondre à ces questions nous avons choisi de prendre l’exemple de Paris où la forte concentration de ces habitués de la délinquance a très tôt inquiété les autorités et suscité en conséquence une volonté de mesure et de contrôle, ce qui a l’avantage d’avoir laissé à l’historien des sources importantes, notamment des registres nominatifs de récidivistes que l’on va mettre à contribution au fil de l’analyse.
Les représentations : l’armée du crime est cœur des villes
A lire la presse pendant l’élaboration de la loi sur la relégation, à parcourir les thèses de droit développant cette mesure et son application, l’accord se fait sur une récidive perçue comme un phénomène urbain et sur la formation d’une société de malfaiteurs en marge de la société normale, même si les spécialistes du crime et des statistiques criminelles sont plus nuancés quant aux facteurs susceptibles d’expliquer la croissance du nombre des récidivistes au cours de la seconde moitié du XIXe siècle.
Un phénomène urbain
Le fait est relevé pour toutes les villes. Tel magistrat estime que Lyon « comme toutes les grandes villes exerce une attraction fatale sur les malfaiteurs de la région, qui viennent former dans ses murs les gros bataillons de l’armée des repris de justice »5. Naturellement la récidive est encore plus importante dans la capitale et tout le monde tire argument, sur ce point, des chiffres donnés par le Compte général de l’administration de la justice criminelle, notamment dans ses volumes récapitulatifs de 1880 et 1900. Dans un discours prononcé à l’audience solennelle de rentrée de la cour d’appel de Rouen en 1896, l’avocat général André nous rappelle qu’en 1880 « le chiffre des prévenus récidivistes pour Paris formait à lui seul près du sixième de toute la France et représentait plus de la moitié de celui des prévenus condamnés par le Tribunal de la Seine »6.
Le même magistrat évoque l’explication, toujours reprise, de l’afflux de malfaiteurs venus du reste de la France : « En toute équité, la grande ville ne mérite pas la malédiction lancée à la Babylone antique, car le plus grand nombre des malfaiteurs qu’elle recèle lui est étranger. Ils lui viennent, déjà notés, cherchant dans la foule humaine, avec l’abri qui leur est nécessaire, le milieu dans lequel prospèrent les industries coupables »7. Il nuance ainsi la thèse développée par Gabriel Tarde selon laquelle c’est la capitale qui, par son exemple et la « puissance sociale de l’imitation », fabrique la récidive et constitue un foyer du crime rayonnant sur le reste du pays8. Les deux thèses ont en commun de mettre la suspicion sur la mobilité des populations, très visible dans la grande ville. Toute migration est soupçonnée d’apporter son lot de malfaiteurs ou de favoriser le déclassement : on sait que la théorie du « déracinement » est au cœur de la pensée d’Henri Joly sur le crime. Elle a pour elle la figure de l’évidence quand il s’agit de réprimer le vagabondage : qu’ils soient jugés à Chartres ou par le tribunal de la Seine, les prévenus sont toujours des « étrangers », Parisiens interdits de séjour dans leur ville dans le premier cas, provinciaux ayant échoué dans la tentative de refaire leur vie à Paris dans le second. Par ses ressources offrant de multiples occasions de « mal faire », par le « métier » de ses malfaiteurs et l’exemple donné, la capitale, comme toutes les grandes villes, attirerait ainsi une foule de récidivistes et de déclassés9.
Une population particulière
Pour tous, les récidivistes constituent un monde à part, représentant une délinquance de nature différente de la délinquance ordinaire. Cette idée, particulièrement prégnante au XIXe siècle, est, on le sait, au fondement d’une politique répressive distinguant délinquants d’occasion et criminels d’habitude, primaires et multirécidivistes, politique développée notamment avec l’arrivée au pouvoir des Républicains dans les années 1870. Les observateurs raffinent dans l’examen des différences entre ces deux catégories supposées et distinguent même des oppositions parmi les délinquants d’habitude. Pour Camille Aymard, auteur, en 1905, d’une thèse de droit sur la « profession du crime », il y a, d’une part le récidiviste « combatif », « révolté » et, d’autre part le « résigné » et « faible d’esprit »10. Le premier, peu répandu, présent surtout dans les grandes villes où il a pu se frotter aux doctrines subversives, « considère la société comme un adversaire qu’il combat par tous les moyens, par la ruse ou par la force ». Le second, constituant la masse des récidivistes :
est le faible d’esprit, l’incapable, l’inadapté, l’inadapté au milieu et aux nécessités sociales… Il sera 3, 4, 5, 10 fois condamné pour vagabondage simple, pour mendicité, pour vol, vol mesquin et maladroit qui prouve chez celui qui le commet plus de bêtise que de corruption. Il affectionne, comme son frère aîné, les grandes villes, où il peut mieux compter sur la charité apitoyée du passant, où il parvient plus facilement à vivre pour quelques sous par jour ; mais quand il est chassé par la police, il devient chemineau et parcourt les campagnes : c’est alors que, le plus souvent, le mendiant devient un maraudeur.
Tout oppose ces deux groupes, y compris l’aspect physique : l’un est un combattant « à la mâchoire forte et aux pommettes saillantes qui nargue la justice et s’évade », l’autre fait figure de « chien battu et rampant », « front bas, tête vide, yeux inexpressifs »11. De telles distinctions recoupent évidemment un schéma de pensée très ancien, remontant au Moyen Age et opposant bons et mauvais truands12.
Ces mauvais truands exercent une profession, celle de malfaiteur. C’est justement ce qui les distingue fondamentalement des délinquants occasionnels. Ils font carrière dans le crime, commençant par la faute légère, un simple vol, pour aller jusqu’à l’assassinat. Très nombreux sont les développements sur ce thème déduits de la fréquence dans la réitération du délit. Joseph Reinach excelle dans l’évocation de la professionnalisation du malfaiteur :
peu à peu […] le récidiviste se fait la main à son lugubre métier. On naît cuisinier, mais on devient rôtisseur, et la petite pègre est l’école d’apprentissage de la grande, la police correctionnelle l’antichambre de la cour d’assises. Le vol au poivrier précède le vol à l’américaine ; on est faiseur avant d’être tireur, voleur à la rade avant d’être voleur à la vrille, caroubleur avant d’être assassin, tout comme on est soldat avant d’être officier13.
On insiste naturellement sur la dangerosité de ces délinquants portés à s’associer et à constituer une véritable armée du crime, comme l’écrit, avec beaucoup d’autres, cet auteur d’une autre thèse de droit, toujours au début du XXe siècle, dans l’actualité marquée par les exploits des Apaches dans la capitale : « Ils sont là en véritable ligue du mal public, armée qui a ses chefs, ses cadres, son mot d’ordre, son signe distinctif, son organisation antisociale, ses docteurs, ses écoles mutuelles de perversité ; nous en avons actuellement un exemple frappant dans ces associations bien constituées qui, malgré la police, tiennent le pavé des rues de Paris »14.
Dès lors, ce juriste peut poser la question qui lui semble essentielle pour rendre compte du développement toujours plus important de la récidive : « Les criminels d’habitude, ces professionnels du crime qui malgré la prison, malgré tous les châtiments qui leur ont été infligés ou qui leur sont réservés, retombent comme fatalement dans la faute, sont-ils différents physiquement ou moralement des autres hommes ? ». Ne sont-ils pas de « véritables dégénérés que l’atavisme a rendu incapables de bonnes actions […] en un mot des criminels-nés ? ». La réponse ne fait pas de doute pour les partisans des théories de Lombroso. Telle est la démonstration, assez spécieuse, tentée par le docteur A. Bordier dans Le National, en 1881, en pleine période de discussion de la question de la récidive dans la presse nationale. Analysant 36 crânes d’assassins guillotinés, il conclut à une différence physique fondamentale d’avec la population civilisée. Les récidivistes – la plupart de ses assassins avaient des antécédents, ses « conclusions relatives aux trente-six assassins en question peuvent donc s’appliquer légitimement aux récidivistes en général » – constituent « une race à part », ils sont des « fossiles vivants, ils représentent une peuplade sauvage au milieu de notre civilisation […] [ce] sont donc des hommes qui ont fait retour au sauvage. L’expérience montre que c’est perdre son temps le plus souvent, que de chercher à combattre ce funeste atavisme […] la société doit donc se débarrasser »15. Quelques années plus tard, la décision d’adopter la transportation ira jusqu’au bout de cette logique.
Sans adopter forcément cette solution ni suivre les théories de l’atavisme, nombre d’observateurs pointent chez les récidivistes les différences d’avec les délinquants primaires et le reste de la population. Tous notent qu’ils sont de plus en plus jeunes, s’initiant très tôt dans la rue. Frégier l’avait déjà relevé pendant la monarchie de Juillet ; le thème est repris à chaque fois que la jeunesse parisienne inquiète les élites comme à la Belle Epoque. S’interrogeant sur la nécessité d’utiliser la peine du fouet à l’encontre des Apaches, le Dr Lejeune évoque les premières bandes formées dès l’âge de 8 à 10 ans, puis la mise en relation avec des malfaiteurs plus âgés de 12 à 15 ans – « des apaches déjà sur le sentier de la guerre […] le criminel endurci pervertit fatalement ses cadets […] pendant quelques mois, c’est le stage, l’audition des hauts faits de la bande, la vue d’une vie oisive et facile, l’éducation de l’exploitation du faible et de la femme. Enfin, vers quinze ans, parfois avant, le noviciat est achevé et le pavé parisien compte un malandrin de plus »16 qui viendra grossir à l’âge adulte les rangs des bandits et assassins.
Commençant précocement leur carrière dans le crime, ces récidivistes répugnent à travailler régulièrement. Henri Joly, qui propose par ailleurs une sociologie relativement exacte de ces délinquants, reconnaît volontiers qu’ils ne présentent pas un danger important pour l’ordre social, mais c’est pour stigmatiser aussitôt leur paresse et leur refus de travailler. Comme bien d’autres, l’avocat général Petiton avait suggéré, en 1880, dans un discours de rentrée à la Cour de cassation, la menace d’établir un travail obligatoire pour lutter contre « les instincts enracinés de la paresse » qui caractérise, selon lui, les délinquants d’habitude17. Certes ces derniers déclarent toujours, lors de leur arrestation, un métier, mais celui-ci est purement fictif, destiné à tromper la justice. Pour Reinach, beaucoup se disent journaliers, « c’est-à-dire travailleurs de rencontre, d’accident ; il suffit, pour qu’ils se couvrent de ce mot commode, qu’ils aient chargé à la halle pendant une matinée […]. Dans la vérité, ils sont vagabonds et voleurs comme d’autres sont charpentiers, maçons »18.
Sans occupation, habités par « l’instinct » de la paresse, ils « infestent » certains quartiers de Paris, habitant dans les garnis les plus mal famés de la capitale, s’isolant ainsi au milieu de la population parisienne dans des « repaires » évoqués dans de nombreux Tableaux de Paris, genre pratiqué dès avant la Révolution. Sous la monarchie de Juillet, Frégier cite ainsi les quartiers de la Cité, des Arcis ou de Saint-Honoré :
qui par leur position centrale, semblent être le domaine particulier des prostituées, des vagabonds et surtout des malfaiteurs. […] Quiconque a visité les rues dont ils se composent, aura peu de peine à le croire. Ces rues étroites, sales, flanquées de maisons hautes de quatre étages et dont les allées sont presque dépourvues de portiers, ont été abandonnées à la population la plus infime et la plus corrompue de la capitale. Le quartier de la Cité, notamment […] est sillonné de rues larges au plus de 8 pieds et bordées de maisons noircies par le temps […] nous ajouterons à ces quartiers, ceux de Saint-Jacques, Sainte-Avoie, du faubourg Saint-Antoine et du Jardin-des-Plantes qui, en 1836, époque de nos recherches comptaient avec les précédens, chacun sur leur territoire de vingt à douze mauvais garnis ou repaires19.
Joseph Reinach n’oublie pas de stigmatiser « certains garnis célèbres qui ne sont que des tanières de receleurs », reprenant la liste des rues citées par le Tableau de Paris de Maxime Du Camp comme accueillant, en 1873, neuf repaires de mendiants, véritables « Protées, tour à tour simples mendiants, voleurs, escrocs et proxénètes »20. De même à la Belle Epoque, Le Matin publiera une carte des « fiefs des Apaches » décrivant longuement les « bouges » et autres « repaires » des différentes rues mal famées de la capitale21.
L’impression dominante est donc bien celle d’un monde de professionnels de la délinquance qui s’est progressivement isolé du reste de la population – on est loin, notamment à la fin du XIXe siècle, du Paris des Misérables où se confondent classes populaires et classes dangereuses, thème de l’ouvrage de Louis Chevalier – permettant de distinguer « à première vue le criminel de profession du malheureux que la misère ou la passion ont égaré pendant une heure. L’un n’a pas cessé d’appartenir à la société, l’autre fait partie de la gouappe, de la pègre, de la grande tribu rebelle, à qui tout ce qui est social est étranger et qui, pour bien marquer la frontière, a sa langue, ses mœurs et ses maladies spéciales »22.
Facteurs de la récidive : responsabilité individuelle et sociale
Dans cette vision de récidivistes formant un monde à part de la société, en lutte contre elle, la recherche des facteurs expliquant la croissance continuelle de leur nombre au cours du siècle emprunte souvent les voies les plus faciles. A relire les quelques citations qui viennent d’être faites, il paraît évident à beaucoup que si ces êtres sont différents du corps social et même des délinquants occasionnels, c’est qu’ils sont naturellement portés à vivre aux dépens des autres, qu’il faille avancer des facteurs d’ordre physique (ce sont des dégénérés pour le docteur Bordier et les partisans de la théorie du criminel-né) ou « psychologiques », comme la référence aux « instincts » de la paresse et du vice.
Pourtant, même pour ceux qui vont en ce sens, la politique pénale est également mise en accusation plus ou moins directement, au moins sur trois aspects essentiels, particulièrement développés par les meilleurs spécialistes du crime, tel Henri Joly. D’une part, force est de constater que la prison est impuissante à amender les coupables. Reprenant les témoignages recueillis lors de l’enquête parlementaire de 1873 sur le régime pénitentiaire, ce criminologue constate que s’il est un lieu « où l’aptitude à la réitération du délit se consolide et se perfectionne, c’est la prison d’aujourd’hui »23. Le responsable de la statistique criminelle – Emile Yvernès – ne peut qu’apporter une confirmation en notant qu’un nombre considérable de condamnés se font reprendre peu de temps après leur sortie de maison d’arrêt ou de centrale (la moitié dans les deux ans qui suivent leur libération). Manifestement la prison échoue à remettre dans le bon chemin et, au contraire, affirme-t-on bien souvent, elle renforce les « instincts pervers » par la contamination : bref, elle est devenue une école du crime.
De plus, le même statisticien peut à bon droit insister sur l’impossible reclassement du libéré une fois sa peine accomplie. Suivant en cela le constat déjà fait dans les années 1830 par les autorités judiciaires, il dénonce, en 1883, les effets de la surveillance de haute police, véritable boulet qui enchaîne le libéré et le reconduit rapidement à la prison par le biais d’une rupture de ban imposée par la recherche d’un emploi dans un endroit où l’ancien condamné peut se faire oublier. Il lui suffit de citer un cas pour montrer les conséquences du système de surveillance alors en place :
Je voyais, il y a quelques jours un extrait du casier judiciaire concernant un vieillard de 77 ans qui avait encouru sa première condamnation à 60 ans. Il était poursuivi pour vagabondage, on prononça contre lui 6 mois d’emprisonnement et 10 ans de surveillance. Depuis 17 ans il a été condamné 59 fois, dont 56 fois pour infraction au ban de surveillance. Vaincu dans sa lutte avec la justice, il a fini par se livrer au vol. Cet exemple n’est pas une exception24.
Convaincus de l’inefficacité de cette surveillance et de ses effets pervers, les magistrats ont d’ailleurs de moins en moins, depuis le milieu du XIXe siècle, prononcé cette condamnation accessoire à la peine principale, comme ils ont eu tendance également à réduire la durée de l’emprisonnement.
Cette dernière évolution a conduit les partisans d’une répression plus sévère à mettre en cause leur indulgence en affirmant que les courtes peines de prison n’ont aucune valeur intimidante. La preuve en serait donnée par le casier judiciaire des multirécidivistes sur lequel les peines de 1 à 3 mois prédominent. Pour certains, ces peines de faible durée non seulement ne constitueraient pas une sanction véritable, mais contribueraient à forger un mode de vie type du récidiviste. Pour Bénac, déjà cité, « il n’y a point de source plus directe d’endurcissement et de corruption. Les condamnations répétées façonnent en quelque sorte le condamné à un état intermittent de gêne et de liberté »25.
Telle est, à grands traits, la représentation dominante des récidivistes dans le dernier quart du XIXe siècle. Attirés par les grandes villes « comme l’aimant attire le fer » (Joseph Reinach), ces malfaiteurs de profession, s’initiant de plus en plus précocement au métier du crime, constitueraient un monde à part, différent du reste de la population et même des délinquants d’occasion, par l’absence de travail, par un habitat regroupé dans quelques repaires, voire par son aspect physique. Le danger que fait courir cette armée du crime apparaît d’autant plus inquiétant que les politiques pénales ont jusqu’alors échoué à la combattre et ont même, au contraire, contribué à renforcer ses effectifs. Il convient maintenant de confronter ces représentations à la réalité, d’une part en examinant de près les contours sociologiques de ces habitués du tribunal et de la prison et, d’autre part, en examinant de plus près les liens entre récidive et répression pénale. Les récidivistes ont-ils réellement un profil social différent des « bons truands » ? La récidive n’est-elle pas une composante naturelle d’un système pénal orienté vers un contrôle social organisé au profit des intérêts des classes dominantes ?
Sources et méthodes
Les registres nominatifs de récidivistes
Pour répondre à ces deux questions, le mieux est encore d’utiliser l’information élaborée par les autorités judiciaires contemporaines pour tenter de mesurer la récidive et ses manifestations. Dès 1828 une circulaire du ministère de la Justice prescrit la confection, dans chaque tribunal correctionnel, d’un Etat des récidives comprenant la liste nominative des individus jugés pendant le semestre et ayant subi précédemment des condamnations pour crimes, délits et contraventions. La connexité existant entre ces Etats et les comptes annuels de l’administration de la justice criminelle conduit à prescrire la tenue annuelle à partir de 1835, pour permettre vérifications et contrôles par les services du parquet chargés de la réalisation de ces deux documents. L’Etat des récidives se présente, dans les années 1830, avec une série d’informations sur les prévenus (nom et prénom, âge, lieu de naissance, domicile et profession) et les condamnations antérieures qui ont été prononcées contre eux : tribunal qui les a infligées (type, lieu), date des jugements, nature des faits jugés, nature et durée des peines prononcées eu égard au résultat de l’appel s’il y en a eu (avec indication également de la surveillance de haute police et de sa durée), lieu où ces peines ont été subies, époque précise de la libération. Quant aux poursuites jugées dans l’année de rédaction de l’Etat, la nature, la date des délits et de leur jugement sont consignées ainsi que la nature ou la durée des peines, avec éventuellement mention de l’acquittement. A partir de 1871 seront relevés uniquement les condamnés. A en juger par les Etats conservés pour la capitale (en fait le département de la Seine, le tribunal correctionnel étant compétent pour Paris et sa banlieue), ce document, qui prend rapidement la forme d’un gros registre, semble relativement bien tenu, la plupart des informations demandées étant remplies consciencieusement, sauf pour la date de libération de la prison (ou du lieu de celle-ci), souvent déficiente. En outre, l’abandon du relevé du domicile parisien précis semble se faire rapidement, dès les années 1840. Des correctifs à l’écriture rouge – allant jusqu’à l’inscription de nouveaux antécédents – ont été apportés, témoignant d’un contrôle dans les bureaux de la Chancellerie. Mais la lourdeur de la tâche conduit, à partir du Second Empire26, à alléger le relevé des antécédents, en omettant pour les délits mineurs (un an et moins de prison) la nature des faits comme les pénalités. A la fin du XIXe siècle, les états parisiens sont confectionnés sur trois registres différents, l’un relevant les condamnés ayant subi auparavant uniquement des peines pécuniaires, l’autre les récidivistes libérés d’une peine corporelle d’une durée maxima d’un an, le dernier ceux ayant accompli une peine d’emprisonnement d’au moins un an et un jour prononcée par une juridiction répressive quelle qu’elle soit (assises, correctionnelle, conseil de guerre). Probablement mise en place dans les années 1880, suite à la loi sur la relégation, cette division en trois relevés distincts répond à un besoin diversifié du traitement pénal, répartissant les intéressés selon le degré de gravité – aux yeux de la justice – dans la récidive.
Compte tenu de la conservation des documents aux Archives nationales, de la lisibilité de l’écriture et de l’information, nous avons retenu deux dates pour l’analyse, distantes d’un demi-siècle, l’une pendant la monarchie de Juillet – en 1837 – l’autre à la fin du XIXe siècle, en 1897. La première témoigne assez bien de la récidive à une époque où la répression est encore très sévère, la surveillance de haute police en pleine expansion, mais où les antécédents des délinquants sont mal connus. La seconde est postérieure de quelques années aux principales réformes de la Troisième République visant à réprimer différemment délinquants primaires (le sursis est pour eux mis en place en 1891) et récidivistes, ces derniers étant l’objet d’une politique très rigoureuse allant jusqu’à la relégation. On aura donc à cette date une bonne photographie du monde des récidivistes. Naturellement, la dimension des corpus témoigne de la croissance du phénomène. En 1837, nous avons 1783 individus dont 1624 ont été condamnés, ayant à leur actif un total de 4064 condamnations antérieures (sur 4358 relevées pour l’ensemble des poursuivis, dont les relaxés). En 1897, l’effectif s’élève à 10’365 individus avec 12’238 jugements en 1897 même. Les antécédents – 5222 – ne sont relevés que pour ceux ayant déjà subi une peine de plus d’un an d’emprisonnement.
Lacunes et problèmes
Les bases de données constituées posent un certain nombre de problèmes quant à l’analyse de la récidive en vue de répondre aux questions posées. D’abord, on peut se demander si nous avons une information complète au niveau des condamnations. Cela ne fait pas de doute pour les antécédents, sauf évidemment pour 1897, où ne sont disponibles que ceux des récidivistes ayant été condamnés auparavant à plus d’un an de prison. Mais pour tous, nous avons au moins le nombre des antécédents, la date du premier. Seules les contraventions ne figurent pas dans les antécédents, dès les années 1830 et l’on sait que le casier judiciaire ne les retiendra pas non plus. De même, les délinquants forestiers sont omis. Si ces deux lacunes ne sont pas dommageables, par contre, les Etats des récidives étant confectionnés au niveau du tribunal correctionnel, nous ne disposons pas des mêmes renseignements pour les condamnés aux assises en 1837 comme en 1897. C’est donc la récidive au niveau de la délinquance commune, il est vrai la plus massive au sein de la criminalité, que nous analyserons.
Au niveau du contenu de l’information sur les condamnés, l’étude prévue des domiciles nous a contraint à pallier la lacune des registres de l’année 1897. Nous avons dû retrouver cette indication en nous reportant aux jugements correctionnels de la même année, en dépouillant un registre correctionnel sur trois27.
Quant à l’analyse proprement dite de la récidive, deux questions importantes se sont posées. La première tient à la durée des « carrières » récidivistes observées. Comme nous possédons une photographie de la récidive à une date donnée, nous avons forcément des individus d’âge différent, ce qui fait que la possibilité pour chacun d’avoir été condamné est inégale. Autrement dit, nous n’avons qu’une vue partielle des carrières judiciaires, sauf pour les personnes relativement âgées. La seconde difficulté tient au fait que notre source, par définition, rend la comparaison impossible avec les délinquants primaires, condamnés une seule fois. C’est pourtant une question décisive si l’on veut répondre au problème d’une éventuelle spécificité des récidivistes. Pour tenter de résoudre ces difficultés, nous avons fait appel à deux sources complémentaires. La comparaison avec l’ensemble de la délinquance a été faite par référence à deux études sur la délinquance parisienne que nous avions précédemment réalisées. Pour les récidivistes de 1837, à défaut des jugements correctionnels perdus pour la Seine, le Sommier des amendes de l’enregistrement parisien (relevant toutes les condamnations du fait des dépens à payer) pour l’année 1835 a servi de point de comparaison28. Pour l’année 1897, nous nous reporterons à une enquête par sondage réalisée dans les jugements correctionnels de la capitale entre 1888 et 189429. Concernant la nécessité de pouvoir suivre des carrières de même durée, nous avons repris les données d’une enquête réalisée sur les Registres matricules du recrutement pour la classe 1880, initialement prévue pour étudier la mobilité de la population française dans le dernier quart du XIXe siècle, enquête portant particulièrement sur les migrations provinciales vers la capitale et sur la mobilité des Parisiens30. Or, ces registres militaires ont la particularité de transcrire le casier judiciaire des intéressés ainsi que leurs changements d’adresse. Nous pouvons donc suivre la carrière judiciaire des Parisiens31 (et des provinciaux) nés en 1860 et théoriquement suivis jusqu’à la fin de leurs obligations militaires, en 1906. Compte tenu des décès et des réformes, la sélection des suivis pendant 20 ans est plus réduite, quel que soit l’échantillon apte à l’analyse32, mais cette source est la seule à autoriser une comparaison rigoureuse entre délinquants occasionnels et récidivistes comme elle permet la mesure la plus exacte de la récidive. Cela d’autant plus que toutes les condamnations sont relevées, y compris celles prononcées par les juridictions autres que la correctionnelle, alors qu’en 1837 comme en 1897 les Etats de récidive utilisés ont été élaborés, à ces dates, pour les seuls condamnés correctionnels.
Sans prétendre avoir trouvé une information idéale, en prenant la précaution de confronter les résultats de sources différentes, nous pouvons maintenant essayer de répondre à nos interrogations sur la spécificité de la population récidiviste et sur les rapports entre répression pénale et récidive.
Aspects sociologiques : une population différente ?
S’il apparaît rapidement que la récidive est surtout un phénomène urbain, l’analyse de l’origine géographique comme celle de l’âge, du sexe, des domiciles et du milieu social des habitués du délit apporte une réponse négative à cette première question.
Un phénomène urbain
Un constat indéniable
Les listes de récidivistes condamnés au tribunal correctionnel de la Seine concernent, par définition, une population résidant très majoritairement sur place, dans le département de la Seine, soit la capitale et sa banlieue. On peut s’attendre à une faible présence de provinciaux ou de domiciliés à l’étranger sanctionnés lors de leur passage dans la capitale. De ce point de vue, les récidivistes sont à l’image de l’ensemble des délinquants jugés (tableau 1).
Tableau 1 Domicile des récidivistes et des autres condamnés par les tribunaux parisiens (régions, en %)
Domiciles | Récidivistes de 1837 | Condamnés en 1835 | Récidivistes de 1897 | Condamnés en 1888-1894 |
Paris | 88,6 | 98,5 | 64,3 | 64,7 |
Seine | 6,9 | 1,2 | 12,2 | 12,8 |
Seine et Oise | 1,4 | 0,1 | 0,7 | 0,8 |
Province | 2,7 | 0,2 | 0,5 | 0,5 |
Etranger | 0,1 | 0,0 | 0,1 | 0,1 |
Sans domicile | 0,2 | 0,0 | 22,3 | 21,1 |
Effectif | 1608 | 3576 | 3998 | 9220 |
Sous la monarchie de Juillet, ils résident, pour leur immense majorité, dans la capitale (près de neuf sur dix) et bien rares sont les provinciaux à venir se faire condamner par le tribunal correctionnel de la Seine. Chaque récidiviste – comme l’ensemble des délinquants parisiens à en juger par le sommier des amendes – indique une adresse précise. Il n’en est plus de même à la fin du XIXe siècle où les sans domicile (qualifiés de sans domicile connu ou sans domicile fixe) représentent plus du cinquième des effectifs. Mais là encore il y a peu de différence entre l’ensemble des condamnés en correctionnelle et les récidivistes : ces derniers sont à 22,3 % dans cette position témoignant de l’errance, contre 21,1 % pour les seconds. Ils déclarent, dans une même proportion (64 %) une résidence à Paris, comme en banlieue (12 à 13 %). Bref, les récidivistes, à l’égard de leur résidence regroupée par grandes régions, ne présentent pas de différence notable avec la masse des délinquants.
Pour savoir si la récidive est plus fréquente dans les cités, il faut comparer ville et campagne. L’enquête sur le casier judiciaire transcrit dans les registres matricules montre incontestablement que la proportion de récidivistes y est nettement plus élevée (tableau 2).
Tableau 2 Récidive à Paris et en province d’après les registres matricules (recrues nées en 1860, suivies jusqu’à 40 ans au minimum, 45 ans au plus)
Taux de condamnés (%) | Proportion de récidivistes (%) | |
Parisiens | 8,6 | 44,6 |
Banlieusards | 11,0 | 40,5 |
Provinciaux | 6,5 | 33,7 |
dont stables ou mobiles locaux | 3,2 | 9,1 |
dont migrants vers la ville | 9,0 | 40,0 |
L’importance de la récidive suit, sensiblement, la hiérarchie des taux de délinquance : elle atteint son maximum dans la capitale (44,6 %), est légèrement plus faible dans la banlieue (40,5 %), mais reste nettement supérieure à la proportion d’un tiers pour les provinciaux de la classe 1880. Et parmi ces derniers, ceux qui avant 40 ans, prendront – temporairement ou définitivement – le chemin de la ville (essentiellement Paris) ont à la fois un taux de délinquance et une proportion de récidivistes proches des habitants de l’agglomération parisienne. En ce sens, la migration paraît prédisposer à la récidive : nous retrouvons ici le débat des contemporains sur la ville attirant les délinquants et/ou contaminant les migrants qui contribuent, pour une part essentielle, au renouvellement de sa population.
Récidive et migrations
Sur le premier point, les registres nominatifs de récidivistes permettent de préciser la part des non natifs de la capitale (tableau 3).
Tableau 3 Régions de naissance des récidivistes (en %)
Régions | Récidivistes de 1837 | Récidivistes de 1897 | Condamnés en 1888-1894 |
Paris | 36,5 | 28,5 | 28,1 |
Seine | 3,8 | 6,4 | 5,3 |
Province | 56,8 | 56,0 | 55,5 |
Alsace-Lorraine | 4,2 | 4,9 | |
Colonies | 0,2 | 0,2 | |
Etranger | 3,0 | 4,7 | 6,0 |
L’évolution des années 1830 à la fin du XIXe siècle est sans surprise : outre la prédominance d’une origine provinciale (à 56 %), augmentée après 1871 de l’arrivée dans la capitale de natifs de l’Alsace-Lorraine occupée, la population des récidivistes témoigne de la croissance de la population et d’une croissance de l’immigration étrangère. A comparer avec l’ensemble des condamnés correctionnels à la fin du siècle, les différences sont à peine perceptibles, si ce n’est une plus faible proportion d’étrangers parmi eux. Compte tenu d’une structure par âge différente, la confrontation avec les lieux de naissance de l’ensemble de la population de la Seine est délicate. A considérer le recensement de 1891, les étrangers seraient nettement moins représentés parmi les récidivistes (moins de 5 % contre 7 % dans la population générale) et la part des autochtones (natifs de Paris et banlieue) serait légèrement plus faible (35 % contre 38 %), alors que davantage seraient issus de la province (60 % contre 53 % en incluant l’Alsace-Lorraine). Mais comme les natifs de Paris sont très majoritaires dans les classes d’âge les plus jeunes – celles qui échappent à la délinquance et à la répression – il est plausible d’admettre que récidivistes comme condamnés sont à l’image de l’ensemble de la population quant à leur origine géographique. Il n’y a pas plus de provinciaux parmi eux que dans la population respectueuse de la loi.
D’ailleurs, la vérification peut en être faite en allant dans le détail, en confectionnant des cartes par département de naissance. La comparaison entre les récidivistes de 1897, les condamnés de 1888-1894 et les lieux de naissance de toute la population de la Seine au recensement de 1891 est éloquente sur la ressemblance quasi parfaite entre les trois cartes obtenues. Il n’y a pratiquement pas de différence au niveau de l’origine géographique entre les récidivistes et le reste de la population33. Comme les autres délinquants et la population dans son ensemble, ils sont issus majoritairement de la province, soit qu’ils aient accompagné, enfants, leurs parents venus s’installer dans la capitale, soit, plus ordinairement, qu’ils soient arrivés à Paris pendant leur jeunesse ou une fois le service militaire accompli. La comparaison des cartes est déjà un premier argument à l’encontre de l’hypothèse, souvent avancée par les contemporains, selon laquelle les migrations de déracinés ruraux et autres personnes désirant faire oublier une mauvaise conduite viendraient en masse grossir les rangs de la récidive parisienne.
Certes, on l’a vu, la migration renforce la propension à la récidive, comparativement à ceux qui restent dans leur province et ne changent pas d’horizon. Mais le taux de récidive des migrants allant vivre dans la Seine n’est pas supérieur à celui des Parisiens d’origine. Fera-t-on remarquer que le nombre de sans domicile – signe d’errance et de marginalisation sociale – va à l’encontre de cette conclusion, dans la mesure où l’on peut penser que l’on trouve parmi eux surtout des migrants en situation d’échec ? Regardons un instant l’origine géographique de cette catégorie particulière en la comparant avec les délinquants domiciliés et habitués, comme eux, à fréquenter la correctionnelle (tableau 4).
Tableau 4 Régions de naissance des récidivistes de 1897 selon qu’ils sont domiciliés ou non (en %)
Régions | Sans domicile | Domiciliés |
Paris | 26,8 | 28,5 |
Seine | 4,6 | 6,4 |
Province | 62,9 | 60,2 |
Colonies | 0,3 | 0,2 |
Etranger | 5,4 | 4,7 |
Si les errants sont un peu plus originaires de province (à 63 %) que les autres (60 %)34, on ne peut guère soutenir que la différence soit importante : il est donc erroné d’affirmer que la récidive parisienne serait le résultat d’une marginalisation sociale de ruraux déracinés venus tenter leur chance dans la grande ville.
On peut cependant se demander si parmi les migrants, qu’ils s’insèrent ou non dans la vie urbaine, ne viennent pas, en nombre, des individus ayant déjà été condamnés et poursuivant leur carrière criminelle dans l’anonymat supposé propice d’une capitale, offrant par ailleurs toutes les possibilités d’épanouissement en ce domaine. On sait que c’est un des thèmes privilégiés de la presse stigmatisant « l’armée du crime » qui vit aux dépens des Parisiens. Pour le vérifier, il nous faut ici prendre l’échantillon des délinquants suivis par le biais des registres matricules, le seul à nous permettre d’observer sur une longue période et avec le même point de départ le casier judiciaire de chacun. Comme nous connaissons la date d’arrivée des provinciaux dans la Seine – venus de départements représentatifs de l’émigration vers la capitale – par le biais des changements d’adresses relevés dans cette source militaire, il est possible d’examiner le casier judiciaire de chacun au moment de la première arrivée dans l’agglomération parisienne. Sur 545 migrants dont le casier n’est pas vierge, 166, soit 30,5 %, ont déjà été condamnés au moins une fois avant l’arrivée. Parmi ces migrants disposant d’un casier, une minorité seulement est récidiviste, avant d’arriver dans le département de la Seine : ils sont une cinquantaine dans ce cas, soit 9,2 %. Par rapport à tous ceux qui, dans notre échantillon de provinciaux, viendront un jour dans la capitale, cela représente moins de 0,5 % des migrants. On est loin d’une venue massive de récidivistes des départements allant grossir le monde du crime parisien.
Au final, si la récidive apparaît bien comme un phénomène urbain, l’explication selon laquelle elle serait d’origine étrangère – arrivée de migrants au casier judiciaire chargé – est à rejeter. Les récidivistes parisiens, quant à leurs origines, sont à l’image de la société parisienne dans son ensemble. L’analyse des autres caractéristiques – sexe, âge, domiciles, professions – va dans le même sens.
Une population masculine
On sait combien la part des femmes est très minoritaire dans les statistiques criminelles. A comparer les fichiers de récidivistes parisiens analysés aux échantillons de condamnés – sans distinction d’antécédents – à des dates proches, il apparaît que les femmes sont encore moins nombreuses parmi ceux qui commettent plusieurs infractions (tableau 5).
Tableau 5 Sexe et récidive (% de femmes)
Récidivistes de 1837 | 14,6 |
Condamnées en 1835 | 18,8 |
Récidivistes de 1897 | 13,7 |
Condamnées en 1888-1894 | 18,0 |
Toutefois, la différence n’est pas telle – écart de moins de 4 points – que l’on puisse parler d’une spécificité à ce niveau. La même légère différence est visible dans la fréquence de la réitération de l’infraction. Ainsi, les femmes condamnées en 1837 ont un seul antécédent judiciaire à raison de 47,7 % et à peine plus de 11 % d’entre elles ont déjà subi cinq condamnations et plus. Parmi les hommes les proportions sont respectivement de 45,6 et 15,3 %. En 1897, le même écart est perceptible : 39,5 % des condamnées en cette année n’ont à leur casier qu’une seule condamnation antérieure (contre 33,9 % des hommes) et 28,8 % en ont cinq et plus (31,4 % pour les hommes). Par delà l’augmentation générale en un demi-siècle du multirécidivisme, les femmes affichent donc des taux légèrement plus faibles dans cette population délinquante particulière.
Des délinquants jeunes et de plus en plus jeunes ?
Pour les contemporains, la jeunesse des prévenus et accusés accroît le danger de la récidive, car elle laisse attendre une plus longue carrière criminelle dont on sait qu’elle est pensée très souvent en termes de progression dans le mal. Pourtant, comme la récidive suppose plusieurs infractions, séparées de peines de prison le plus souvent, on pourrait supposer avoir une population plus âgée que celle des délinquants primaires. Deux questions sont donc à examiner : les récidivistes ont-ils un profil d’âge particulier, différent des autres prévenus condamnés par les tribunaux ? Et commettent-ils leur première infraction à un âge plus jeune que ces derniers ?
Des récidivistes relativement âgés
La mention de l’âge étant le plus souvent absente du sommier des amendes de 1835, on se contentera de la comparaison entre le fichier de 1897 et les délinquants parisiens analysés en 1888-1894 (tableau 6).
Tableau 6 Composition par âge des récidivistes et de l’ensemble des condamnés (fin du XIXe siècle, en %)
Classes d’âge | Récidivistes de 1897 | Condamnés en 1888-1894 |
Moins de 15 | 1,0 | |
De 15 à 19 | 9,0 | 15,3 |
De 20 à 24 | 15,1 | 14,6 |
De 25 à 29 | 13,6 | 15,9 |
De 30 à 34 | 14,8 | 13,8 |
De 35 à 39 | 12,8 | 11,3 |
De 40 à 44 | 10,7 | 8,4 |
De 45 à 49 | 8,2 | 7,2 |
De 50 à 54 | 6,7 | 5,6 |
De 55 à 59 | 4,4 | 3,2 |
De 60 à 64 | 2,7 | 2,1 |
De 65 à 69 | 1,2 | 1,1 |
70 et plus | 0,7 | 0,5 |
Comme il est attendu, la récidive implique une « expérience » plus longue de la délinquance et donc un âge plus avancé que celui de l’ensemble des délinquants. Il y a relativement moins de jeunes parmi eux : 9 % n’ont pas atteint leur vingtième année alors que 16,3 % des condamnés en général sont dans ce cas de figure. Même les jeunes adultes – de 20 à 30 ans, ayant des taux records de criminalité, à suivre les études des criminologues – sont légèrement moins représentés parmi les récidivistes. Par contre, au-delà de trente ans, on a de fortes chances d’avoir une proportion plus grande de nouvelles condamnations. On compte 62,3 % de plus de trente ans et 34,6 % de plus de 40 ans parmi les récidivistes contre respectivement 53,2 et 28,1 % dans l’ensemble des prévenus jugés en correctionnelle. Le constat d’une population relativement plus âgée est donc sans surprise, dérivant de la nature même du phénomène étudié. Dans ces conditions, on peut se demander si l’âge de la première infraction est pertinent pour comprendre le développement de la récidive.
L’âge de la première infraction
On peut cette fois comparer nos deux fichiers de 1837 et de 1897, en calculant l’âge des individus, au moment de leur première condamnation. Il faut cependant tenir compte du faible enregistrement des condamnations dans le premier échantillon, le casier judiciaire n’ayant été créé en France qu’en 1850. On peut donc imaginer que l’on connaît alors relativement mieux les antécédents des prévenus les plus jeunes : là est, pour une part, l’explication au nombre relativement élevé d’enfants récidivistes et condamnés à la maison de correction (tableau 7).
Tableau 7 Age de la première condamnation en 1837 et en 1897 (en %)
Classes d’âge | Récidivistes de 1837 | Récidivistes de 1897 |
Moins de 10 | 0,3 | 0,2 |
De 10 à 14 | 6,2 | 3,1 |
De 15 à 19 | 25,9 | 35,2 |
De 20 à 24 | 17,6 | 21,1 |
De 25 à 29 | 12,6 | 14,7 |
De 30 à 34 | 11,5 | 10,0 |
De 35 à 39 | 8,9 | 6,5 |
De 40 à 44 | 5,8 | 4,2 |
De 45 à 49 | 4,5 | 2,3 |
De 50 à 54 | 2,7 | 1,5 |
De 55 à 59 | 1,3 | 0,7 |
60 et Plus | 2,6 | 0,5 |
L’explication est naturellement du même ordre aux âges plus élevés – davantage représentés sous la monarchie de Juillet – car on peut supposer que jouent à ce niveau les lacunes de l’information quant aux antécédents. Compte tenu de ce biais induit par la difficulté à connaître les antécédents judiciaires dans le premier XIXe siècle, il se confirme qu’ensuite il y a une tendance sensible à commettre une première infraction de plus en plus jeune. Ainsi, plus du tiers des récidivistes de 1897 sont condamnés pour la première fois entre 15 et 19 ans contre un quart de leurs prédécesseurs. Pour les premiers, la première infraction sanctionnée l’a été avant 30 ans dans trois cas sur quatre : ce n’était le cas que de 63 % des récidivistes des années 1830.
Toutefois comme nous avons des populations très hétérogènes du point de vue de la composition par âge – de la journalière de 15 ans à l’ancienne couturière âgée de 89 ans en 1897 – un doute supplémentaire subsiste sur le résultat de cette comparaison. De plus, celle-ci ne nous apprend rien sur une différence éventuelle avec les délinquants primaires. Pour examiner ce dernier aspect – essentiel pour dégager une spécificité des récidivistes – nous pouvons tirer profit de l’échantillon fourni par les registres matricules, nous donnant une population homogène suivie à partir de la même date et pour une même période (tableau 8).
Tableau 8 Age de la première condamnation pour les recrues parisiennes nées en 1860 et observées jusqu’à 40 ans au moins (répartition en %)
Classes d’âge | Délinquants primaires | Délinquants récidivistes |
Moins de 20 | 0,9 | 8,5 |
De 20 à 24 | 17,7 | 27,9 |
De 25 à 29 | 23,2 | 34,8 |
De 31 à 34 | 17,1 | 19,4 |
De 35 à 39 | 17,4 | 6,5 |
40 et plus | 23,5 | 2,8 |
Parmi les délinquants parisiens du dernier quart du XIXe siècle, il est clair que l’âge de la première infraction distingue nettement ceux qui ne recommenceront plus des autres. Les récidivistes fréquentent bien plus précocement les tribunaux que les délinquants primaires. Plus du tiers (36,4 %) des récidivistes ont commis un premier délit avant 25 ans et plus des deux tiers (71,3 %) avant 30 ans. Les chiffres sont respectivement de 18,7 et 42 % pour les seconds. Manifestement la délinquance occasionnelle – non réitérée – est le fait d’une population relativement plus âgée, entrant en infraction avec la loi à tout âge, et les contemporains ne se trompent guère en stigmatisant la jeunesse de ceux qui vont commencer une carrière de récidiviste. Il faut cependant ajouter que l’étude des recrues provinciales – au moment du recrutement en 1880 – conduit aux mêmes résultats, même si les différences entre récidivistes et délinquants occasionnels sont légèrement plus atténuées. Si, pour une part, cette conclusion est attendue – pour qu’il y ait récidive, il faut que le temps s’écoule après la première « faute » – elle pose la question du traitement pénal des jeunes et de son efficacité, en suggérant que les facteurs de réitération du délit sont peut-être à rechercher d’abord dans le système répressif. Avant d’en venir à cet aspect, continuons notre recherche des différences sociologiques entre les deux catégories au plan des domiciles et du milieu social d’origine des délinquants.
Des repaires dans la cité ?
Pour les contemporains, le « monde des coquins » serait d’autant plus visible et inquiétant qu’il s’afficherait particulièrement dans certains quartiers en même temps qu’une autre partie, faute de pouvoir se loger, vivrait dans une errance dangereuse. On a déjà noté combien ce dernier point caractérisait la fin du XIXe siècle, plus d’un cinquième des récidivistes, comme de l’ensemble des délinquants n’ayant pas de domicile fixe. Les sources utilisées sont de ce fait en partie incertaines : en recherchant, dans les registres des jugements correctionnels, les adresses faisant défaut dans les registres de récidivistes de 1897, on a ainsi souvent remarqué la fréquence des changements de domicile au cours de la même année, quand plusieurs condamnations sont prononcées en 1897, ce qui touche un récidiviste sur cinq. Parmi ces derniers, 14,5 % ont des adresses parisiennes différentes au cours de cette année. Plusieurs, mentionnés comme sans domicile dans l’état des récidives, ont une adresse précise dans la capitale, le cas inverse n’étant pas rare également. L’instabilité dans le logement – qui caractérise la vie des couches populaires parisiennes – n’est pas forcément le signe d’une volonté d’échapper à la justice. Comme l’absence de domicile, elle témoigne de la précarité des milieux ouvriers.
Ces remarques faites, le nombre d’adresses relevé est suffisant pour établir une cartographie qui fera sens par comparaison avec celle réalisée sur l’ensemble des délinquants.
Notons d’abord qu’à la fin du siècle, les récidivistes comme les autres condamnés sont plus présents dans le centre ville que dans la périphérie urbaine : 15,9 % résident en banlieue (16,6 % des seconds) alors que celle-ci compte 22 % de la population de la Seine lors du recensement de 1891.
Quant aux résidences dans la capitale, l’évolution des cartes entre les années 1830 et la fin du siècle reflète les transformations dans l’urbanisme parisien, avec notamment le transfert des catégories populaires des quartiers du centre vers ceux des nouveaux arrondissements créés suite à l’annexion des communes de la proche banlieue, en 1860. L’impact de l’« haussmanisation » et de ses prolongements est très perceptible35.
Mais ce qui nous importe avant tout est de discerner sur ce plan une éventuelle spécificité des « malfaiteurs de profession ». Dans les années 1830, le parquet de la Seine, en dressant les listes nominatives de condamnés ayant déjà encouru de précédentes condamnations, met en valeur une population demeurant principalement au cœur de la capitale. Sans surprise, on retrouve les quartiers considérés par les contemporains – Frégier et d’autres36 – comme des repaires de filous. Le quartier de la Cité détient le taux record, avec 7,2 récidivistes pour 1000 habitants contre une moyenne de 1,9 pour l’ensemble de la ville. Suivent les quartiers proches des Arcis sur la rive droite (4,3) et, dans le prolongement méridional de la Cité, le quartier Saint-Jacques avec un taux analogue (4,1). C’est le seul quartier notable sur la rive gauche avec son voisin, celui du Jardin du Roi (3,4). Par contre, sur la rive opposée, la présence de récidivistes s’étend plus largement en direction de la barrière du Combat (quartiers de Sainte-Avoie, de Saint-Martin des Champs et de la Porte Saint-Martin) au nord ainsi qu’à l’est dans les quartiers de Popincourt et du faubourg Saint-Antoine. Dans le détail des adresses, on devine une résidence dans les garnis les plus modestes et les moins onéreux (paiement à la nuit souvent). Dans la Cité, par exemple, nombreux sont les récidivistes à loger au 11 de la rue Cocatrix, au 7 de la rue du Haut-Moulin, au 23 de la rue des Marmousets, etc. On pourrait ainsi continuer la liste en évoquant les 12 et 21 rue Jean de l’Epine dans le quartier des Arcis ou plusieurs logements des rues de la Montagne Sainte-Geneviève, des Carmes ou d’Ecosse dans le quartier Saint-Jacques. Fait significatif, on retrouve la même fréquence de ces adresses de garnis pour les condamnés enregistrés dans le sommier des amendes, en 1835. Effectivement, à comparer les deux cartes, les ressemblances l’emportent très nettement, avec la même prédominance des deux quartiers centraux de la Cité et des Arcis, les nuances portant sur les quartiers populaires de l’est (faubourg Saint-Antoine) ou du sud (Saint-Marcel, observatoire), plus marqués sur la carte tirée du sommier des amendes. Mais la similitude d’ensemble des deux cartes, mettant en valeur des quartiers centraux, plaide en faveur d’une population de récidivistes à l’image des délinquants dans leur ensemble, résidant dans les mêmes arrondissements populaires, se regroupant dans les parties les plus accessibles aux pauvres, mais bien souvent les plus mal équipées, notamment en voirie, ce qui a en outre l’avantage de permettre plus facilement d’échapper à la répression.
A la fin du XIXe siècle, les résidences des récidivistes sont plus dispersées dans l’espace parisien, bien que l’on retrouve toujours – poids de l’histoire qui va au-delà des représentations – une zone proche des quartiers centraux évoqués précédemment, avec une présence nettement plus marquée : La Sorbonne37 et Saint-Victor sur la rive gauche, Saint-Merri sur la rive droite. Les grands aménagements urbains du Second Empire ont, en grande partie, éliminé les points d’appui dont disposaient les délinquants avant le milieu du XIXe siècle dans le Paris central : la destruction des voies impénétrables à la circulation moderne et au maintien de l’ordre, l’élimination des logements insalubres et à bon marché, comme les mutations sociales de l’habitat en résultant rendent compte maintenant de la discrétion des résidences dans le centre de la capitale, hormis la permanence des quelques quartiers précédemment cités (avec la zone des Halles sur la rive droite). Désormais, la récidive affecte presque tous les quartiers au-delà des barrières, sauf les arrondissements bourgeois de l’Ouest. Là encore, les domiciles des récidivistes de 1897 se répartissent à l’égal des autres condamnés, si l’on fait la comparaison avec les prévenus condamnés par le tribunal correctionnel de la Seine entre 1888 et 1894. Il n’y a pas de quartiers qu’affectionneraient plus particulièrement les « malfaiteurs de profession ». Ils se trouvent seulement plus nombreux, comme tous les délinquants, aussi bien en 1837 qu’en 1897, dans les quartiers populaires, là où les conditions de vie sont plus difficiles tant au niveau du logement qu’en matière d’équipement, de voirie et de salubrité38. En focalisant l’attention sur certains quartiers, les élites contemporaines stigmatisent – en mettant en avant la récidive – l’ensemble de la délinquance parisienne et, implicitement, les quartiers populaires estimés mal famés. L’appartenance sociale des récidivistes va tout à fait en ce sens.
Profession et milieu social
Plus encore que pour les domiciles, on peut s’interroger sur la validité du métier déclaré par chaque prévenu devant le tribunal. Nombre de criminologues, tel Henri Joly, estiment que pour éviter une condamnation, notamment parmi les errants, cette déclaration est en partie fictive. Quand il y a plusieurs condamnations, en 1897, la référence aux registres de jugements correctionnels montre parfois des changements de profession au cours d’une même année. En examinant de plus près ces cas, on pourrait ainsi montrer que beaucoup de spécialités professionnelles (comme dans le bâtiment) peuvent être exercées sans grande formation, ou que nombre d’ouvriers ont touché à plusieurs activités au cours de leur passé et sont ainsi aptes à changer rapidement d’employeur. Il y a là le témoignage d’un salariat instable, précaire, souvent à la recherche d’un emploi, alors que finalement peu de condamnés se disent « sans profession » (2 % en 1897).
Pour discerner un profil social spécifique aux récidivistes, il nous faut faire référence aux échantillons de jugements concernant l’ensemble des délinquants parisiens39 (tableau 9).
Tableau 9 Milieu social des récidivistes (répartition en %)
Récidivistes de 1837 | Condamnés en 1835 | Récidivistes de 1897 | Condamnés en 1888-1894 | |
Secteurs d’activité | ||||
Administration | 0,9 | 2,5 | 0,1 | 0,2 |
Agriculture | 1,6 | 0,6 | 1,8 | 1,4 |
Commerce | 16,8 | 24,4 | 22,9 | 26,1 |
Industrie | 74,9 | 60,2 | 64,3 | 61,2 |
Transports | 3,7 | 6,4 | 8,4 | 8,3 |
Professions libérales | 1,9 | 4,6 | 2,1 | 2,3 |
Rentiers | 0,1 | 1,3 | 0,3 | 0,5 |
Récidivistes de 1837 | Condamnés en 1835 | Récidivistes de 1897 | Condamnés en 1888-1894 | |
Catégories sociales | ||||
Artistes | 1,2 | 1,9 | 1,0 | 1,2 |
Cadres | 0,6 | 1,9 | 0,2 | 0,3 |
Domestiques | 1,6 | 2,5 | 1,0 | 2,6 |
Employés | 4,6 | 8,3 | 12,6 | 17,5 |
Enseignants, étudiants | 0,7 | 1,3 | 0,2 | 0,5 |
Ouvriers | 70,4 | 58,3 | 68,2 | 63,2 |
Patrons | 21,0 | 25,8 | 16,9 | 14,8 |
Dans les années 1830, ces récidivistes travaillent dans leur très grande majorité dans le secteur industriel, à près de 75 %, laissant une part réduite aux activités commerciales (17 %) et aux transports (3,7 %). La différence est sensible avec les délinquants occasionnels, puisque l’industrie, toujours prédominante, est moins représentée parmi les condamnés inscrits au sommier de l’Enregistrement pour l’année 1835 (60 %), alors que le secteur du commerce est nettement mieux représenté (un condamné sur quatre). La même différence, mais plus atténuée est encore visible un demi-siècle plus tard. Certes la prédominance des métiers de l’industrie s’est réduite chez les récidivistes (64 %), mais elle est plus nette quand même que pour l’ensemble des prévenus jugés en correctionnelle, la compensation se faisant toujours par les emplois commerciaux.
Cette répartition par secteurs d’activité laisse attendre une prépondérance d’ouvriers parmi les condamnés ayant des antécédents, avec pratiquement le maintien du même pourcentage (70 à 68 %) entre les deux périodes étudiées. Vient ensuite le petit patronat des boutiques et des ateliers, mais en déclin dans la seconde moitié du siècle au profit des employés (travaillant surtout dans le commerce). Mais, là encore, le profil des récidivistes est plus populaire : on trouve toujours plus d’ouvriers parmi eux et, en parallèle, moins de patrons et d’employés. D’ailleurs, la place des ouvriers non qualifiés est significative dans ces comparaisons. A réunir hommes de peine, manœuvres et autres journaliers, on les trouve deux fois plus nombreux parmi les récidivistes de 1837 (20,8 % du salariat) que parmi tous les condamnés (10,8 %). Ils sont encore plus nombreux en 1897, mais avec toujours une bien plus grande proportion chez les premiers (respectivement : 39,5 % et 25,2 %).
Au terme de cette rapide revue des caractéristiques sociologiques de la récidive, c’est sans aucun doute la principale originalité : ceux qui se retrouvent fréquemment devant la justice pénale sont, plus que les autres délinquants, des ouvriers et, notamment, des travailleurs sans grande qualification, peinant à trouver un emploi stable. Toute une partie du prolétariat urbain semble ainsi en voie de marginalisation ou résistant à un contrôle social prompt à discipliner la main-d’œuvre. La stigmatisation de ces « faux » journaliers parmi les récidivistes adonnés à la paresse – évoquée précédemment – est là pour nous rappeler que cette hypothèse doit maintenant être examinée. Si la récidive ne distingue guère deux populations différentes au sein des délinquants par l’âge, l’origine géographique ou le domicile, la forte présence ouvrière, notamment de travailleurs sans grande formation, conduit à s’interroger sur les facteurs pouvant conduire les récidivistes à revenir fréquemment devant les juges.
Facteurs de la récidive : récidivistes et répression pénale
Pour expliquer la croissance de la récidive, les représentations contemporaines – qu’elles soient le fait de journalistes ou de spécialistes du crime – mettent en avant toute une série de facteurs qui font la part plus ou moins grande à la responsabilité individuelle ou à celle de la société. Pour les uns, une partie de la population vit en marge et aux dépens de la société : refusant tout travail, se laissant porter par leurs instincts « vicieux », s’adonnant au « mal », les récidivistes font métier du crime. D’autres pointent les échecs du système répressif : la prison et la surveillance des libérés fabriquent des délinquants. On sait comment Michel Foucault prolonge cette idée en développant la thèse d’une gestion des illégalismes utilisant un milieu « relativement clos mais pénétrable »40 – les récidivistes en sont la parfaite illustration – pour mieux discipliner les classes populaires. Nos fichiers de récidivistes éclairent partiellement ces différentes hypothèses.
Des malfaiteurs professionnels ?
Apparemment tout oppose celui qui enfreint la loi une fois dans sa vie, par méconnaissance du Code ou sous l’impulsion de circonstances qui le dépassent, et l’habitué des tribunaux alternant séjours en prison et délits multiples. Le nombre des antécédents judiciaires, à la base de la notion de récidive (au sens courant et non légal), suggère pour le second un parcours de vie en marge de la société, une carrière criminelle ponctuée de sanctions pénales.
Des casiers judiciaires de plus en plus chargés ?
Pour les contemporains, le premier indice évident de l’existence de telles carrières est celui du nombre des antécédents judiciaires. La comparaison de nos deux fichiers de récidivistes souffre évidemment de la difficulté qu’ont les magistrats à connaître les condamnations antérieures avant la mise en place du casier judiciaire. Les rapports introductifs au Compte général de l’administration générale de la justice criminelle soulignent d’ailleurs bien ce point en montrant que cette donnée n’est fiable qu’à partir de la fin du Second Empire. Par ailleurs, les peines prononcées étant souvent très lourdes jusqu’aux années 1830, il est évident que de longs séjours en centrale ou au bagne réduisent le nombre de récidives possibles pour les condamnés.
Tableau 10 Nombre d’antécédents judiciaires des récidivistes (répartition en %)
1837 | 1897 | ||||
Nombre de condamnations | Ensemble | Ensemble | Ayant eu une condamnation à 1 an de prison et plus | Ayant été condamnés seulement à des peines d’amende | Ayant été condamnés à des peines de prison inférieures à 1 an |
Une | 46,0 | 34,7 | 21,3 | 83,4 | 30,0 |
2 à 4 | 39,3 | 34,3 | 39,9 | 15,4 | 36,0 |
5 à 9 | 13,3 | 19,1 | 31,3 | 1,0 | 19,7 |
10 à 19 | 1,5 | 8,9 | 6,5 | 0,2 | 10,5 |
20 à 29 | 2,0 | 0,9 | 0,0 | 2,4 | |
30 et plus | 1,1 | 0,0 | 0,0 | 1,4 | |
Effectif analysé | 1837 | 10’365 | 1192 | 1105 | 8068 |
Dans ces conditions, il n’est pas étonnant de trouver dans le registre de 1837 un maximum limité à 18 condamnations. Près de la moitié des récidivistes n’ont été condamnés qu’une seule fois avant de comparaître à nouveau devant la justice en 1837 et à peine 15 % ont 5 antécédents et plus. Naturellement, en 1897, les casiers judiciaires sont bien plus remplis. A peine plus du tiers des intéressés n’ont qu’un seul antécédent, une même proportion en a entre 2 et 4 et plus d’un dixième (12 %) en cumulent 10 ou plus, le maximum étant de 84 jugements recensés sur le casier d’un vieillard condamné à la mendicité. Pour une grande part, cette progression dans la fréquence de la récidive tient à l’amélioration de la surveillance des condamnés grâce au casier judiciaire. Car si l’on considère l’indice des condamnations multiples prononcées l’année du recensement des récidivistes, la différence entre les deux échantillons est nettement plus réduite : 13,9 % ont plus d’une condamnation prononcée au cours de l’année 1897 pour 13,2 % en 1837. Passer trois fois et plus devant le tribunal au cours de ces mêmes années est extrêmement rare, mais toutefois en progression sur un demi-siècle puisque cela concerne 3 % des récidivistes en 1897 contre 0,9 % en 1837. Il est vrai que, là encore, cela suppose des peines de courte durée, plus fréquemment infligées dans le second XIXe siècle que dans le premier.
L’indice du nombre des antécédents est toujours d’interprétation délicate. Que tel ancien imprimeur de 71 ans, jugé le 30 avril 1897, se présente devant les magistrats de la Seine avec un casier de 84 condamnations – dont la première date de 1863 – ne laisse guère de doute sur l’absence de travail. Mais peut-on dire pour autant que cet individu a fait carrière dans le crime, quand on voit qu’il est condamné, en 1897, à un mois de prison pour mendicité ? Certes, dans le cas présent, on ignore la nature des 84 antécédents. Mais il paraît évident ici que la réitération, loin d’illustrer une professionnalisation du crime, témoigne plutôt d’une marginalisation sociale. Le nombre des condamnations n’est pas un indice fiable sur ce plan. Aussi soutient-on l’idée que chaque récidive va de pair avec des délits de plus en plus graves, avec l’installation progressive dans un mode de vie prédateur et dangereux pour le corps social.
Des carrières délinquantes ?
Suivre de telles carrières implique de pouvoir observer sur une longue durée le parcours de ces délinquants. Cela est difficile avec les relevés de récidivistes qui donnent la photographie d’une population à un moment donné, sans présenter naturellement une même période d’observation pour chacun. De plus, en 1897, nous disposons du relevé des condamnations antérieures uniquement pour ceux qui ont écopé, précédemment, d’un emprisonnement d’un an ou plus. Par ailleurs, s’il est possible d’observer une succession d’infractions commises, il est techniquement difficile d’en faire une synthèse autorisant la définition de parcours types tant les « carrières » sont diverses, surtout quand le nombre des antécédents est important. On a donc choisi, dans un premier temps, d’examiner la nature des infractions commises en fonction de celle de la première indiquée dans le registre des récidivistes. on peut faire cette opération pour 1837 puisque nous avons alors le relevé – incomplet, très certainement – des antécédents pour tous les inscrits dans le registre. De cette façon, on peut savoir si les délinquants persistent ou non dans le même type de délit (tableau 11).
Tableau 11 Nature des infractions commises selon la première infraction chez les récidivistes de 1837 (lecture horizontale des %)
Ainsi, les auteurs d’infractions politiques (délit de presse, cris séditieux, complot contre le gouvernement) sous la monarchie de Juillet persévèrent très généralement dans leur militantisme hostile au régime (plus de 60 % de leurs condamnations ultérieures sont de cette nature), ce qui les conduit, secondairement, au tribunal pour vagabondage, rupture de ban ou outrages aux agents. Très rares sont ceux qui glissent dans la délinquance commune. De même, l’errance n’implique pas vraiment une carrière vers l’atteinte aux biens : moins de 17 % des vagabonds pratiquent ensuite le vol ou l’abus de confiance et les mendiants sont encore moins nombreux dans ce cas. Ces deniers récidivent dans le même délit, avec un taux record pour les infractions analysées. Par contre, les vagabonds, du fait de leur mobilité, sont presque un sur deux à rompre leur ban, ne respectant pas la résidence imposée. De fait, ils n’ont guère le choix, s’ils veulent trouver un emploi ou des ressources, que de se déplacer. Pour les autres formes de délinquance, la dispersion des motifs de récidive n’est guère plus grande. Les auteurs d’un premier vol recommenceront à voler dans près de la moitié des cas (45,7 %), le second motif de sanction étant encore une fois l’infraction à la surveillance prononcée lors du premier jugement. Les atteintes aux biens plus astucieuses (abus de confiance, escroquerie) persévèrent également dans le même genre d’activité en allant du vol simple aux pratiques frauduleuses plus élaborées, dans six cas sur dix. Seuls les auteurs de violences contre les personnes présentent un profil de récidive plus diversifié, étant condamnés à nouveau aussi bien pour vol que pour outrages et rébellion à agents ou rupture de ban. L’impression domine, à travers le casier judiciaire des récidivistes des années 1830, qu’il n’y a guère de glissement vers une criminalité plus professionnelle, plus grave, à en juger, du moins, par la nature des infractions sanctionnées.
Une lecture similaire des condamnations relevées dans les matricules de la classe 1880 présente les garanties offertes par une population homogène suivie sur une longue durée (tableau 12).
Tableau 12 Nature des infractions commises selon la première infraction chez les recrues parisiennes de la classe 1880 (lecture horizontale des %)
Finalement, les résultats ne diffèrent guère du tableau précédent. A la fin du XIXe siècle, plus encore que dans les années 1830, la récidive de la mendicité s’opère dans le même délit, pour plus des deux tiers des condamnations ultérieures, les restantes se partageant entre vagabondage et interdiction de séjour, les atteintes aux biens étant quantité négligeable. De même, si les vagabonds sont plus nombreux à commettre des vols (13 %) ou à consommer un repas sans payer (filouterie), ils persévèrent d’abord dans l’errance et les infractions à la surveillance qui en résultent. Le vagabond parisien censé devenir un voleur dangereux avec l’âge relève en grande partie du fantasme des élites. Ils sont même moins condamnés pour vol, à proportion, que dans le premier XIXe siècle. De même, parmi ceux qui commencent leur parcours délinquant par une atteinte aux biens, la réitération dans la même activité, si elle est dominante, est toutefois moindre qu’en 1837, et cela d’autant plus qu’en 1897 la surveillance légale des condamnés libérés s’est atténuée et engendre moins d’infractions pour rupture de ban. La même évolution est à noter pour les auteurs de vols, désormais bien moins nombreux à poursuivre dans cette même voie, étant bien plus voués, après la première condamnation, à l’errance. On notera également, par rapport aux années 1830, l’importance des outrages et rébellion à agents, délit fréquent chez les auteurs de violences, mais également dans les autres types de délinquance, hormis chez les vagabonds et les mendiants, plus passifs devant les forces de l’ordre.
En définitive, il ne semble donc pas y avoir, dans la « carrière » des récidivistes, une « aggravation dans le mal » pour reprendre la formule des contemporains41. On persévère le plus souvent dans la voie tracée par le premier délit commis et l’impression se fait que le dispositif répressif, via la présence des agents et la surveillance des libérés, contribue pour une part à la diversification des délits commis (outrages à agents, rupture de ban, vagabondage). C’est donc davantage du côté du système pénal qu’il faut regarder pour comprendre la formation et l’entretien de la récidive.
L’impact du séjour en prison
Très tôt dans le XIXe siècle, on a constaté l’échec de la prison : l’amendement supposé des condamnés se heurte aux conditions d’incarcération et au principe même de celui-ci. On sait que beaucoup de philanthropes et de théoriciens du système pénitentiaire tirent argument de la récidive pour réformer, sans succès, la prison. Cette dernière est souvent assimilée à une école du crime, d’autant plus formatrice que les « études » y seraient de longue durée. Par ailleurs, les partisans d’une plus grande sévérité de la répression mettent au contraire en avant la faiblesse des magistrats condamnant à de courtes peines : un séjour trop bref en prison n’aurait plus aucune valeur intimidante. Plusieurs questions sont donc à poser à nos fichiers de récidivistes : la peine de prison, en elle-même, favorise-t-elle la récidive ? La durée du séjour en prison accroît-elle cette dernière ? Ou, au contraire, la multiplication des courtes peines entretient-elle la réitération des délits mineurs ?
Sur les deux premiers points, l’examen des parcours judiciaires des recrues parisiennes de la classe 1880, suivies au moins pendant vingt ans, apporte des réponses que l’on peut penser satisfaisantes et ayant l’avantage de permettre de calculer un taux de récidive en fonction de la première peine prononcée (tableau 13).
Tableau 13 Première peine prononcée et taux de récidive des recrues parisiennes de la classe 1880
Type de peine | % |
Amende seule | 14,6 |
Emprisonnement | 45,0 |
Moins de 1 mois | 40,8 |
De 1 mois à 1 an | 47,1 |
Plus de 1 an | 51,5 |
Une peine d’amende suffit généralement pour respecter à l’avenir la légalité : moins de 15 % des condamnés récidivent. Par contre, les condamnés faisant connaissance pour la première fois avec la prison sont près d’un sur deux à se retrouver, après leur sortie, devant un tribunal. Et plus la durée de l’emprisonnement s’allonge, plus la tendance à la réitération augmente : la récidive est de 41 % après une première condamnation à 1 mois, elle passe à 47 % entre 1 mois et 1 an et dépasse la moitié des libérés ayant séjourné plus d’un an en maison de correction ou en centrale (51,5 %). Certes, on dira que tout dépend de la nature des infractions et que l’amende sanctionne des délits mineurs. Pourtant, à considérer le vol comme première infraction commise, on constate bien une progression de la récidive avec la longueur de la peine de prison : si moins du tiers des condamnés à moins d’un mois d’emprisonnement rechutent, la moitié des longues peines (plus d’un an) sont dans ce cas de figure.
Quant à l’effet des courtes peines, elle joue principalement sur la fréquence de la récidive. Celle-ci dépend en partie de la nature des pénalités infligées, comme le montre bien le recensement différentiel opéré à la fin du XIXe siècle (tableau 10). Quand une longue peine de prison (un an et plus) est infligée le nombre des condamnations tend évidemment à diminuer, alors qu’il est très élevé parmi ceux condamnés à de courtes peines d’emprisonnement. Par contre, les condamnés à des peines pécuniaires en restent généralement à une seule récidive, dépassant par exception le seuil de 4 ou 5 condamnations. On retrouverait les mêmes conclusions en faisant une analyse plus détaillée qui prendrait pour point de départ la peine infligée la première fois. Parmi les récidivistes de 1897, ceux ayant été condamnés pour la première fois à moins d’un an de prison détiennent les casiers les plus chargés : 11 % ont plus de 10 condamnations à leur actif. Par contre, ceux qui ont commencé leur parcours judiciaire par une longue peine (plus d’un an de prison) récidivent souvent une seule fois (en 1897, à 46 %), 2,4 % seulement se faisant reprendre plus d’une dizaine de fois. C’est naturellement cet aspect qui frappe les contemporains : habitués à voir les multirécidivistes condamnés à 1 ou 3 mois de prison pour mendicité ou vagabondage, ils assimilent l’indulgence relative des magistrats à une prime à la récidive. C’est cependant la longueur du premier séjour en prison qui est déterminant pour rendre compte de la récidive initiale. Ensuite, les courtes peines éventuellement infligées favorisent la fréquence des récidives ultérieures. Le premier contact avec la prison, surtout s’il est d’une relative durée, a déstructuré la vie d’un grand nombre de condamnés qui trouvent difficilement à se réinsérer dans la société à leur libération, d’autant plus qu’ils sont alors placés sous la surveillance de la police et stigmatisés.
La surveillance légale
On a vu combien les ruptures de ban étaient fréquemment sanctionnées dans les années 1830, notamment pour les délits de vol et surtout de vagabondage (tableau 11). Elles comptaient pour 29 % des condamnations infligées aux récidivistes en 1837. Jusqu’aux années 1870, cette sorte d’assignation à résidence, accompagnée en principe d’un éloignement des grandes villes dont sont originaires beaucoup de libérés, constitue un handicap majeur à la réinsertion. Placés sous une surveillance policière peu discrète, devant se présenter périodiquement au commissariat ou à la gendarmerie, les anciens détenus sont d’autant plus vite repérés qu’ils apparaissent comme étrangers dans leur résidence imposée. Ne pouvant trouver du travail, ils sont contraints à se déplacer, donc à rompre leur ban. D’où la fréquence des condamnations pour infraction à la surveillance et vagabondage. On voit alors, dans les années 1870, des prisonniers solliciter, quelques mois avant leur libération, leur transportation dans une colonie – le plus souvent la Nouvelle-Calédonie – pour échapper au cercle vicieux de la surveillance qui implique fatalement le retour à la prison. Tel est, par exemple, la démarche de Claude Jean Eugène Boivin, né à Paris en 1821 et condamné une première fois par le tribunal de la Seine, en 1861, à un mois de prison pour vagabondage. Placé sous surveillance à la libération de son sixième emprisonnement, en 1863 (6 mois pour vagabondage et vol), il enchaîne alors, en parcourant une bonne partie de la France, les séjours en prison pour rupture de ban. Quand il rédige, en août 1871, sa requête pour « être dirigé sur une colonie quelle qu’elle soit », il est à son 44e séjour en maison de correction, 32 peines de prison ayant été infligées pour infraction à la surveillance. Aussi est-il fondé à écrire, évoquant ses libérations successives :
Privé de ma liberté et dans cette malheureuse position je n’osais plus me présenter à qui que ce soit, car sur mon front était écrit surveillance de haute police, chose si infâme. Depuis cette époque comment ai-je vécu ? Ne pouvant me créer les moyens d’existence par mon travail malgré ma bonne volonté, ne voulant pas tendre la main n’y chercher par des moyens frauduleux à me créer des ressources, la rupture de ban m’a ouvert les portes de la prison où là j’y ai trouvé au moins le pain quotidien42.
Le remplacement de la surveillance de haute police par l’interdiction de séjour, en 1885, ne modifie pas fondamentalement les difficultés de vie des libérés, puisqu’ils ne peuvent toujours pas, pour ceux originaires des villes importantes, retrouver leur milieu d’origine. Ce changement prolonge cependant une tendance longue des magistrats à infliger de moins en moins cette pénalité accessoire. Aussi trouve-t-on à peine 5 % d’infractions à la surveillance parmi l’ensemble des délits sanctionnés en 1897. La sanction vise alors les condamnés au casier le plus chargé en peines de longue durée puisque la moitié des récidivistes concernés ont déjà subi une peine de plus d’un an d’emprisonnement. Pour les autres, la surveillance policière s’exerce toujours, sans sanction légale naturellement, mais on en trouve l’écho indirect dans la plus grande fréquence des outrages à agent traduits en correctionnelle (comparaison des tableaux 11 et 12). Même s’il était exagéré de parler ici d’une substitution, le fait traduit bien la permanence de la surveillance qui stigmatise les libérés et entretient la récidive. C’est notamment à ce niveau que le contrôle social joue un rôle déterminant, sélectionnant délits et personnes qui vont être jugés.
Contrôle social et récidive
On peut alors se demander si le profil de la délinquance des récidivistes ne présente pas quelque originalité en rapport justement avec la pratique des instances répressives. Il est en effet différent de celui des délinquants occasionnels, comme le montre bien le suivi des recrues de la classe 1880, en considérant la place de quelques délits majeurs (tableau 14).
Tableau 14 Nature des infractions commises par les délinquants primaires et les récidivistes (recrues parisiennes de la classe 1880 ; répartition en % pour les principaux délits)
Nature des infractions | Délinquants primaires | Récidivistes |
Abus de confiance, escroquerie | 10,7 | 8,3 |
Coups et blessures volontaires | 17,4 | 7,6 |
Délit commercial | 7,3 | 1,1 |
Filouterie | 0,6 | 3,5 |
Interdiction de résidence | 0,3 | 3,8 |
Mendicité | 1,5 | 5,4 |
Outrage à la pudeur | 2,4 | 0,9 |
Outrages à agents et rébellion | 17,4 | 18,8 |
Vagabondage | 1,8 | 20,8 |
Vol | 22,9 | 21,7 |
Comme le laissait déjà deviner l’étude des carrières délinquantes (cf. tableaux 11 et 12), les récidivistes ne portent pas plus atteinte aux biens que les délinquants occasionnels : sur ce plan, ils ne se font remarquer que par des infractions mineures comme la filouterie, alors qu’à proportion ils pratiquent moins l’abus de confiance ou l’escroquerie. De même, on les rencontre relativement moins dans les violences à l’égard des personnes, les coups et blessures volontaires étant davantage le fait d’individus sans casier, arrêtés lors de rixes. Les infractions à la réglementation commerciale – apanage du patronat boutiquier – sont également peu fréquentes chez les récidivistes. Ces derniers se remarquent bien plutôt par un délit majeur, le vagabondage (plus d’une condamnation sur cinq pour eux), la mendicité et l’outrage à agent, toutes infractions qui comptent plus dans leur casier que pour les délinquants d’occasion, ne commettant qu’une seule infraction dans leur vie.
Le fait remarquable est que ces traits s’accentuent avec la fréquence de la récidive : plus les condamnations s’accumulent plus l’impact du contrôle policier et de la stratégie répressive se fait sentir dans le profil des infractions jugées. L’exemple des registres de 1897 le montre bien, alors même que nous disposons, pour l’analyse, des antécédents des seuls individus ayant déjà subi une peine de prison supérieure à un an. Inscrits dans un registre spécial, ils représentent aux yeux de la justice la catégorie sinon la plus « dangereuse » au sein de la récidive, du moins celle qui attire assez l’attention pour que l’on prenne la peine de transcrire son casier dans l’état des récidives, ce que l’on ne fait pas pour ceux ayant été condamnés à des peines plus légères. De fait, en 1897, ils sont encore condamnés pour des faits les rapprochant de l’image du « malfaiteur de profession ». Plus d’un quart sont alors jugés pour vol alors que les deux autres catégories ne le sont qu’à raison de 9,6 % (pour ceux n’ayant eu jusqu’alors que des peines pécuniaires) et 16,2 % (condamnés précédemment à de courtes peines de prison). Portant davantage atteinte aux biens, l’évolution de leurs infractions montre, a contrario, combien s’appesantit sur eux, au fil des ans, la surveillance policière, accentuant les effets de la marginalisation sociale consécutive à cette répression (tableau 15).
Tableau 15 Evolution des principales infractions selon le rang de condamnation chez les récidivistes en 1897 (répartition en % des principaux délits ; lecture horizontale)
Antécédents | Abus de confiance, escroquerie | Coups et blessures volontaires | Interdiction de séjour | Mendicité | Outrages à agents et rébellion | Vagabondage | Vol |
1re condamnation | 14,8 | 5,3 | 0,1 | 1,5 | 6,3 | 9,0 | 47,0 |
2e condamnation | 13,6 | 7,6 | 1,4 | 2,3 | 8,7 | 8,6 | 41,4 |
3e condamnation | 11,0 | 7,0 | 2,9 | 2,2 | 9,4 | 9,4 | 40,8 |
4e condamnation | 10,8 | 7,8 | 5,0 | 3,5 | 11,2 | 9,8 | 36,3 |
5e condamnation | 10,6 | 7,0 | 7,6 | 2,5 | 11,9 | 11,4 | 33,9 |
6e condamnation | 10,9 | 6,9 | 12,3 | 3,7 | 9,9 | 10,6 | 32,1 |
7e condamnation | 10,8 | 6,7 | 13,7 | 3,2 | 13,0 | 9,8 | 27,9 |
Condamnations de 1897 | 11,5 | 5,5 | 20,9 | 3,1 | 11,8 | 5,1 | 26,5 |
Pour ces délinquants ayant débuté leur carrière par le vol et l’escroquerie, on voit très nettement, condamnation après condamnation, progresser les arrestations pour infraction à l’interdiction de séjour (5 % des délits à la 3e récidive, plus d’un cinquième à la dernière, en 1897), pour outrages à agents et rébellion. Si la place du vagabondage est relativement faible, nul doute qu’elle l’est bien plus pour l’ensemble des récidivistes comme le montrait l’analyse des registres matricules. L’interdiction de séjour est encore utilisée pour eux comme moyen de contrôle, alors que pour la masse des petits délinquants récidivistes – aux antécédents de courtes peines – c’est par le biais de la répression du vagabondage43 que s’opèrent les sanctions aux manquements de la discipline sociale, l’outrage à agents servant pour tous.
Se pose alors la question de la population visée par cette entreprise de contrôle. On a vu que les récidivistes condamnés, aussi bien dans les années 1830 qu’à la fin du XIXe siècle, sont en grande majorité des ouvriers (environ 70 % du total, cf. tableau 9). On a également relevé la part importante – elle passe même de 14 à 25 % en cinquante ans – des salariés précaires et non qualifiés, alors dénommés journaliers, manœuvres ou hommes de peine. Or, on trouve cette catégorie dans des proportions très élevées dans les délits qui sont directement manipulables par les agents du contrôle social (tableau 16).
Tableau 16 Part des journaliers parmi les récidivistes selon la nature du délit jugé en 1837 et en 1897 (en % de l’ensemble des condamnés)
Nature des délits | 1837 | 1897 |
Abus de confiance, escroquerie | 2,2 | 16,2 |
Vol | 10,2 | 27,6 |
Coups et blessures | 5,7 | 19,8 |
Outrages à agents et rébellion | 5,3 | 23,6 |
Interdiction de résidence | 21,2 | 33,4 |
Mendicité | 24,5 | 43,7 |
Vagabondage | 16,6 | 41,1 |
Ensemble des condamnés | 14,0 | 25,4 |
Si ces ouvriers non qualifiés sont naturellement présents dans toutes les infractions, ils sont particulièrement nombreux – à considérer le tableau donné pour la fin du siècle – parmi les personnes arrêtées pour vagabondage (plus de quatre sur dix), mendicité (44 %), infraction à la surveillance (une sur trois) et outrages à agents ou rébellion (près d’une sur quatre). Ils sont également plus nombreux que pour l’ensemble des délits parmi les auteurs de vol (27,6 %) et l’on remarque que leur part tend à augmenter pour les soustractions frauduleuses de faible importance, à en juger par la peine infligée : ils sont ainsi 30,4 % des voleurs condamnés à moins de 6 mois de prison en 1897.
En définitive, les récidivistes sont bien, en grande majorité, auteurs de délits mineurs, dont la sanction est très liée à la surveillance dont ils sont l’objet de la part des autorités. Certes, vagabondage et mendicité sont aussi des délits de misère, mais on sait combien les arrestations en la matière dépendent des rafles décidées par la préfecture de police. De même, on comprend aisément que le contrôle policier est source d’arrestations pour rébellion ou rupture de ban. Toute une population ouvrière, un prolétariat flottant, est ainsi surveillé et conduit régulièrement devant les tribunaux où il alimente la statistique des récidives.
En ce sens, on peut avancer à juste titre que le traitement pénal – contrôle policier, prison et régime de la surveillance légale – contribue fortement à la formation de la récidive. La composition sociale des récidivistes – plus ouvrière que celle des délinquants occasionnels – suggère également que ce traitement participe d’une entreprise disciplinaire cherchant à intégrer dans le monde du travail toute la frange instable, sans qualification, du prolétariat du XIXe siècle. Car c’est, au fond, ce qui heurte le plus les élites contemporaines : ces délinquants revenant à longueur d’année devant les magistrats, ces habitués de la prison sont vus comme des fainéants, incapables d’exercer une activité régulière et voués à trouver dans le crime les ressources pour vivre. Mais cette représentation qui conduit à faire d’eux une population à part, différente de la société urbaine, ne correspond pas à la réalité. Fausse, cette vision largement diffusée dans la presse du dernier quart du XIXe siècle contribue cependant à inspirer une politique pénale en partie responsable de la récidive. Fausse, elle l’est parce qu’il y a de grandes similitudes entre les récidivistes et les délinquants dits primaires aux plans de l’âge, du domicile ou de l’origine géographique. La seule différence notable est de nature sociale, avec davantage d’ouvriers, et surtout de journaliers parmi les premiers. En fait, la récidive est avant un problème social : dans le Paris du XIXe siècle, elle traduit à la fois la marginalisation d’une partie de la population ouvrière (mendicité et errance) et la volonté des autorités de contrôler cette dernière, quels qu’en soient les motifs, économiques (répondre aux besoins du patronat) ou politiques (contrôler un peuple parisien dont l’histoire est riche en épisodes révolutionnaires). Si cette conclusion est pertinente, il faut donc nuancer quelque peu les développements de Michel Foucault sur le monde « relativement clos mais pénétrable » de la récidive. On adhère volontiers au second terme, mais le premier nous paraît plutôt inadéquat, sauf pour ce qui est de la petite minorité des multirécidivistes, enfermés dans le cercle vicieux de la répression.
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1 Bernard Schnapper, « La récidive, une obsession créatrice au XIXe siècle », XXIe Congrès de l’Association française de Criminologie : le récidivisme, Paris, 1983, pp.25-64.
2 Joseph Reinach, Les récidivistes, Paris, 1882. Dès les premières pages, est dénoncée « la plus vaste gangrène criminelle dont la statistique historique ait jamais fait mention » (pp. 5-6). « Le flot montant des attentats contre l’Etat, les personnes et la propriété » est le fait d’une « tourbe toujours prête à se ruer, au premier signal des Catalina et des César, contre les pouvoirs légaux, à l’assaut de la liberté et de l’ordre ». Bref, cette « marée […] menace de devenir un déluge » (p. 7).
3 Pour Le Figaro du 6 octobre 1881, « Une sorte de marée de boue s’étend peu à peu sur nos places publiques ; le ruisseau monte dans les maisons » ; Le Petit Journal du 26 octobre de la même année reprend la même métaphore, dénonçant « Le flot de la récidive bouillonne, monte, nous envahit […] marée débordante de la récidive ».
4 La Ville de Paris, 19 février 1882.
5 Alexandre Bérard, « La criminalité à Lyon comparée à la criminalité dans les départements circonvoisins », Archives de l’anthropologie criminelle, 1887, t. 2, pp. 141142. D’une manière générale, l’école criminologique des Archives associe récidive et ville. Cf. Christian Guého, Les archives de l’anthropologie criminelle de 1886 à 1900, thèse Histoire du droit, Paris II, 1996, dact., pp. 562-563.
6 Paul André, Criminalité et civilisation, discours de rentrée à l’audience solennelle de la Cour d’appel de Rouen, 16 octobre 1896, Rouen, J. Lecerf, 1896, note 1, p. 24. Quelques années plus tard, une thèse de droit estime le nombre des récidivistes en France à environ 100’000, dont près de 35’000 à Paris (Camille Aymard, La Profession du crime, Paris, 1905, p. 37).
7 Ibid., p. 24.
8 Cf. notamment Gabriel Tarde, La criminalité comparée, Paris, 1886, pp. 83-84 : « Ce ne sont pas les récidivistes, c’est-à-dire les condamnés ayant déjà rechuté qui affluent dans les grandes villes ; ce sont les grandes villes qui, après avoir attiré les condamnés et les avoir groupés ensemble dans certains quartiers ou dans certains établissements, ont la vertu de les exciter à de nouveaux méfaits ».
9 Louis Proal, Le crime et la peine, 2e éd., Paris, 1894, p. 221.
10 La distinction entre petits récidivistes et récidivistes « endurcis » est naturellement plus ancienne et se trouve développée, par exemple, dans le discours de rentrée de Petiton à la Cour de cassation en 1880. Cf. Clément-Adolphe-Lucien Petiton, « De la récidive », Revue pénitentiaire et de droit pénal. Bulletin de la Société générale des Prisons, t. 4, 1880, N° 7, novembre, pp. 697-715.
11 Camille Aymard, La Profession du crime, op. cit., pp. 13-16.
12 Laurent Mucchielli, « Penser le crime. Essai sur les représentations scientifiques du crime », Histoire de la criminologie française, Paris, 1994, pp. 457-464.
13 Joseph Reinach, Les récidivistes, op. cit., pp. 21-22.
14 Charles Bénac, Des délinquants d’habitude dits incorrigibles et des mesures à prendre à leur égard, Toulouse, 1903, p. 4.
15 Le National, 13 novembre 1881.
16 Dr Lejeune, Faut-il fouetter les « apaches » ? La criminalité dans les grandes villes : psycho-physiologie de l’apache ; la pénalité applicable aux apaches, son insuffisance ; les châtiments corporels : avantages et inconvénients ; esquisse de la flagellation pénale dans l’histoire et en législation comparée : les apaches et le fouet, Paris, 1910, pp. 21-22.
17 Clément-Adolphe-Lucien Petiton, « De la récidive », op. cit., pp. 712-713.
18 Joseph Reinach, Les récidivistes, op. cit., pp. 114-115.
19 H.-A. Frégier, Des classes dangereuses de la population dans les grandes villes et des moyens de les rendre meilleures, Paris, 1838, t. 1, pp. 135-136.
20 Joseph Reinach, Les récidivistes, op. cit., pp. 110-111 ; cf. également Maxime Du Camp, Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie jusqu’en 1870, rééd., Paris, 1993, chapitre XII. « Les malfaiteurs », pp. 233-253.
21 Le Matin, 30 septembre 1907.
22 Joseph Reinach, Les récidivistes, op. cit., p. 14.
23 Henri Joly, La France criminelle, Paris, 1889, p. 178.
24 Emile Yvernès, « La récidive », Revue pénitentiaire et de droit pénal. Bulletin de la Société générale des prisons, t. 7, 1883, N° 3, mars, p. 324.
25 Charles Bénac, Des délinquants d’habitude, op. cit., pp. 22-23.
26 Les difficultés d’accès aux Archives nationales à cette source ne nous ont pas permis de consulter l’ensemble des registres pour pouvoir dater plus précisément les changements dans le mode de confection de ces Etats des récidives.
27 4024 indications de domiciles ont été ainsi retrouvées, soit pour près de 40 % des individus.
28 Le dépouillement de la source a été assuré par des étudiants de Francis Démier, professeur à l’Université de Paris X Nanterre, en vue de préparer avec nous une enquête sur la délinquance parisienne au XIXe siècle.
29 Francis Démier, Jean-Claude Farcy, Regards sur la délinquance parisienne à la fin du XIXe siècle. Rapport de recherche sur les jugements correctionnels du Tribunal de la Seine (années 1888-1894), Université de Paris X Nanterre, 1997, dact.
30 Jean-Claude Farcy, Alain Faure, La mobilité d’une génération de Français. Recherche sur les migrations et les déménagements vers et dans Paris à la fin du XIXe siècle, Paris, 2003.
31 Un arrondissement sur deux de la capitale a été retenu dans le dépouillement.
32 Sur 11’707 conscrits, 6162 sont observés pendant 20 ans et plus après 1880 et, parmi eux, 575 ont été condamnés, dont 327 une seule fois.
33 Pour les récidivistes de 1837 la comparaison ne peut être faite, car le sommier des amendes ne donne pas le lieu de naissance, sauf exception.
34 On a également très légèrement plus d’étrangers parmi eux.
35 Dominique Kalifa, Lieux et non-lieux du crime à Paris au XIXe siècle, Paris, 2000.
36 H.-A. Frégier, Des classes dangereuses de la population, op. cit., pp. 135-136. Pour une analyse récente, cf. Simone Delattre, Les douze heures noires. La nuit à Paris au XIXe siècle, Paris, 2001, chap. 6 : « Bas-fonds », pp. 435-545.
37 Cela concerne essentiellement la partie située entre le boulevard Saint-Michel et la Seine dans laquelle de vieilles ruelles abritent des garnis très modestes.
38 Certes on pourrait, à la limite, supposer que notre comparaison entre les récidivistes et l’ensemble des délinquants est en partie erronée dans la mesure où les premiers pourraient se concentrer dans une partie de la capitale et les non récidivistes dans l’autre. Mais même dans cette hypothèse, le calcul en taux de domiciles par habitant devrait donner une carte très concentrée pour les premiers par rapport à l’ensemble, ce qui n’est pas le cas. Il faudrait, évidemment, comparer rigoureusement délinquants primaires et récidivistes. La confection de l’échantillon des matricules ayant sélectionné un arrondissement sur deux rend difficile cette comparaison. Toutefois, l’examen des derniers domiciles parisiens des uns (délinquants occasionnels) et des autres (condamnés plus d’une fois) donne des cartes semblables : il n’y a pas de glissement des résidences vers les quartiers centraux de la Sorbonne ou de Saint-Merri comme le laisserait attendre l’hypothèse avancée au début de cette note.
39 Le fichier des registres matricules qui aurait autorisé une mesure plus rigoureuse (cf. note précédente) ne peut être utilisé ici, car on dispose de la seule profession déclarée au moment de la conscription, soit à 20 ans.
40 Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, rééd., Paris, 1998, p. 322.
41 1 faudrait, néanmoins, suivre dans le détail le contenu des infractions commises, comme par exemple le montant des vols commis et les techniques utilisées. Ces données font défaut dans nos sources et l’indice des peines infligées est peu pertinent dans la mesure où la récidive, connue des magistrats, entre en compte dans la détermination de la peine.
42 Centre des Archives de l’Outre-Mer (CAOM), H 249. Lettre du 16 août 1871 adressée au sous-préfet de Bazas (Gironde). Cf. notre communication à la journée d’études de Dijon, 23 avril 2002 : « Je désire quitté la France pour quitté les prisons ». Les requêtes de prisonniers pour obtenir leur exil (années 1870).
43 Cette évolution a été bien relevée, du point de vue de l’évolution des infractions commises par les récidivistes, par Henri Joly, La France criminelle, op. cit., pp. 171-174. La préfecture de police en a également conscience et critique fortement les magistrats partisans d’une certaine indulgence à l’égard du vagabondage au début du XXe siècle : « L’assignation d’un séjour déterminé ayant disparu, le vagabondage leur reste ouvert et on a vu plus haut combien il est mal réprimé » (Note de Puibaraud à la Préfecture de Police, 1902, Archives de la Préfecture de Police de Paris, DB/284.)