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Récidive, justice et opinion en Bourgogne et en Lorraine du milieu du XVIIe siècle à la fin du XVIIIe siècle

Benoît GARNOT

Université de Bourgogne

Hervé PIANT

Bar-le-Duc

En France, on n’a pas attendu le XIXe siècle pour se préoccuper des récidivistes. La justice royale d’Ancien Régime a, semble-t-il, toujours été attentive à distinguer parmi les délinquants (au sens le plus large de ce mot1) celui qui, par la réitération de ses agissements, menace la paix sociale et l’autorité de l’Etat, de celui dont l’acte isolé peut se réduire à un conflit privé avec la victime. Le premier, « délinquant d’habitude », doit être plus sévèrement châtié que le second, « délinquant occasionnel ». Le juriste Muyart de Vouglans estime ainsi que « l’on ne peut douter qu’à cause de l’habitude et des récidives, il y ait lieu de punir [le criminel] plus sévèrement que [s’il] n’avoit délinqué que pour la première fois »2. Le prologue de l’ordonnance de 1724 sur le vol est encore plus explicite, « l’expérience ayant fait connaître à nos juges qu’on ne vient aux plus grands crimes que après degrés et que le peu de sévérité que les loix ont apporté jusqu’à présent à punir les moindres crimes est la source qui produit les plus grands »3. C’est donc bien le scandale de l’impunité du récidiviste, qui l’incite à recommencer et à toujours aggraver ses infractions. Celui-ci justifie une répression sans faille, telle celle exigée par le même texte :

Ceux et celles qui seront convaincus de récidive en crime de vol, ne pourront être condamnés à moindre peine que, savoir : les hommes aux galères à temps ou à perpétuité, et les femmes à être de nouveau flétries d’un double V, si c’est pour récidive de vol, ou d’un simple V, si la première flétrissure a été encourue pour autre crime, et enfermées à temps ou pour leur vie dans des maisons de force ; le tout sans préjudice de la peine de mort, s’il y échoit, suivant l’exigence des cas. ceux qui seront condamnés aux galères à temps ou à perpétuité pour quelque crime que ce puisse être, seront flétris avant d’y être conduits, des trois lettres GAL, pour en cas de récidive en crime qui mérite peine afflictive, être punis de mort4.

Mais, dans la France d’Ancien Régime, le fossé est souvent considérable entre le droit et les faits : la récidive et les récidivistes n’échappent pas à ce constat. Pour comprendre cette différence entre les injonctions de la législation et les réalités de la pratique, on utilisera des exemples pris dans les différentes juridictions (du tribunal seigneurial au parlement) de Lorraine et de Bourgogne, entre le milieu du XVIIe siècle et la fin du XVIIIe siècle5. Ce travail permettra d’abord d’évaluer la réalité de la présence – on pourrait presque dire de l’absence – des récidivistes dans le contentieux, puis de voir le poids de l’opinion dans la prise en compte de la récidive, avant d’analyser les modalités de son traitement judiciaire et de conclure sur une définition du phénomène moins quantitative et juridique que qualitative et sociale.

Les récidivistes dans la réalité du contentieux criminel

Dans ce domaine, comme dans beaucoup d’autres, la pratique des tribunaux apparaît singulièrement différente des exigences de la législation. Cela se traduit dans les archives des juridictions par l’absence de référence directe à l’éventuelle carrière criminelle des délinquants jugés, sauf dans quelques cas qui demeurent exceptionnels jusqu’au début du XVIIIe siècle et qui deviennent seulement rares (plus ou moins, selon les juridictions) à la fin de l’Ancien Régime. Le constat peut être fait aussi bien pour les tribunaux seigneuriaux (dits « subalternes ») que pour les justices royales, qu’elles soient « inférieures » (prévôtés et bailliages) ou « souveraines » (parlement) ; seule la maréchaussée se différencie du modèle.

Dans les justices seigneuriales bourguignonnes au XVIIIe siècle, les individus jugés clairement comme récidivistes sont quasiment absents6 ; on ne trouve, par exemple, qu’un seul récidiviste (déclaré comme tel) devant la justice de Saint-Seine-l’Abbaye, de 1783 à 17887. Dans les justices royales « inférieures », les criminels d’habitude ne semblent guère plus présents : devant le bailliage d’Avallon, pendant l’ensemble du XVIIIe siècle, trois accusés seulement sont présentés comme des récidivistes, dont deux sont reconnus à cause de la marque au fer rouge qu’ils portent sur une épaule, alors que le troisième est en rupture de ban (donc probablement marqué au fer lui aussi)8. En Lorraine, dans la prévôté royale de Vaucouleurs, on ne trouve qu’une seule mention claire de récidive parmi les centaines de procès jugés9 entre 1670 et 1790 : en 1775, dans une affaire d’injures (traitée d’ailleurs par la procédure civile), le nommé Joseph Vosgien est condamné à payer vingt livres de dommages et intérêts à sa victime « pour cause de sa récidive »10.

Au parlement de Bourgogne, pour l’ensemble des XVIIe et XVIIIe siècles, les effectifs des personnes jugées au criminel comportent moins de 1 % de récidivistes déclarés comme tels11. Au XVIIIe siècle, le parlement voit comparaître cent vingt-six repris de justice, c’est-à-dire un peu plus d’un par an, mais en fait les trois-quarts se situent dans la seconde moitié du siècle, la majorité d’entre eux étant accusée de vol ou d’infraction de ban suivie de vol ; trente-cinq de ces récidivistes sont des femmes, accusées de vol ou de prostitution en récidive12. Remarquons qu’il est normal de ne voir pratiquement pas de condamnés pour homicide revenir en justice pour une récidive, puisque leur premier crime les a déjà logiquement conduits au gibet ou à une longue peine de galère. Devant le même parlement de Bourgogne, sur deux périodes de seize ans au début et à la fin du siècle (1700-1715, 1774-1790), parmi les trois cent soixante-deux bannis répertoriés, on ne rencontre que trente-cinq récidivistes, dont vingt-trois sont accusés de simples infractions de ban (vingt et un sur vingt-trois dans la deuxième période) et douze autres cas pour lesquels l’infraction de ban est accompagnée d’un nouveau délit, toujours un vol13.

C’est seulement devant la maréchaussée que la présence des récidivistes s’affirme plus nettement. Dans le Charolais, de 1769 à 1789, une centaine de récidivistes figurent parmi les individus arrêtés par les prévôts des maréchaux, soit 19 % du total des prévenus ; la plupart ont récidivé dans le même crime que la fois précédente, le vol surtout. Mais les taux sont plus élevés pour certaines catégories de délinquants : 25 % des prostituées poursuivies par la maréchaussée sont des récidivistes et c’est aussi le cas de 35 % des voleurs avec effraction, de 35 % des déserteurs et de 25 % des mendiants et vagabonds, sans parler de la totalité des faux monnayeurs, trop peu nombreux pour que, dans leur cas, la proportion soit significative14. Malheureusement, le crime précédent n’est jamais précisé dans les documents, qui parlent seulement de « récidivistes ».

Au total, toutes juridictions confondues, l’extrême petit nombre des personnes jugées comme récidivistes (ce qui ne veut pas dire que d’autres accusés ne soient pas aussi des récidivistes, mais ils se gardent bien de le faire savoir) est une évidence. C’est seulement parfois lors de l’appel en parlement, et surtout devant la maréchaussée que la justice s’aperçoit qu’elle a affaire à des récidivistes, mais elle attend pour le faire la seconde moitié du XVIIIe siècle. On pourrait interpréter ces données en considérant que les récidivistes étaient vraiment très rares ; mais, outre que l’on ne peut accepter sans les critiquer fortement les chiffres calculés à partir des archives judiciaires, la simple logique ne plaide guère pour cette hypothèse.

Il est surtout facile de constater qu’il existe beaucoup plus de récidivistes que les juges ne veulent en voir. Dans le petit ressort de la prévôté de Vaucouleurs (moins de cinq mille habitants), treize individus comparaissent trente-deux fois (à eux tous) comme accusés, sans qu’aucun des juges de la période, qui voient passer moins de dix accusés par an, ne songe à leur reprocher leurs actes passés ; quant aux juges seigneuriaux de Gevrey-Chambertin, à l’instar de ceux de Sainte-Seine-l’Abbaye, ils donnent l’impression de ne pas s’apercevoir que les mêmes personnages récidivent allègrement dans la pratique du vol de bois et du braconnage15. De la même manière, les magistrats du bailliage d’Avallon ne semblent pas se rendre compte qu’ils ont condamné trois fois, pour des délits divers, entre 1747 et 1768, le chirurgien Antoine Bethenon16. L’hypothèse d’un faible taux de récidive est donc intenable : les registres des tribunaux ordinaires d’Ancien Régime sont pleins d’individus qui comparaissent, et sont parfois condamnés, à plusieurs reprises. Il faut donc plutôt supposer que les magistrats des seigneuries et des juridictions royales inférieures, soit ignorent qu’ils jugent des récidivistes, soit refusent sciemment d’en tenir compte, comme si les « défenses de récidiver » indiquées à la fin de la quasi-totalité des sentences relevaient de la menace formelle. S’agit-il alors de la conséquence de l’impossibilité matérielle de connaître le passé des délinquants ou du signe d’une conception différente de la récidive ? Ce sont ces deux hypothèses qu’il faut maintenant examiner.

Contrôle social et récidive

Certes, il existe effectivement des contraintes techniques qui s’opposent à la confection d’un casier judiciaire permettant l’identification des délinquants et la prise en compte de leur « carrière » : absence de moyens d’identification objectifs, faiblesse du quadrillage policier, insuffisance de l’archivage, difficultés de communication entre des tribunaux placés dans une situation concurrentielle, etc. Même l’espèce de « casier judiciaire corporel » constitué par les marques, flétrissures, voire mutilations, résultant de condamnations antérieures, est une solution peu efficace, tout autant par les fraudes auxquelles il peut donner lieu (par exemple l’automutilation pour cacher des marques d’infamie, sans parler de la disparition naturelle de la marque au fil des années) que par sa limitation de fait à une partie des délinquants, même si la marque au fer rouge devient plus fréquente et plus précise à partir de 1724. Il faut aussi évoquer le nombre élevé de ceux qui échappent au châtiment, donc à toute marque, par la fuite, ou encore par l’octroi d’une lettre de rémission (le duc de Lorraine Léopold Ier en accorde 223 entre 1708 et 172517) ou d’une grâce. De cette difficulté évidente à identifier les « délinquants d’habitude » découle probablement une partie de la suspicion portée sur l’étranger et le vagabond, souvent perçu par la population comme un récidiviste « par vocation », pourrait-on dire, qu’il soit ou non flétri. On reviendra sur ce point.

Quoi qu’il en soit, l’absence de papiers d’identité ou la mauvaise tenue des archives ne peuvent expliquer l’indifférence apparente des juges locaux pour le passé judiciaire des accusés. Il est évident que, dans des ressorts étroits où les hommes de loi connaissent personnellement un nombre important de leurs justiciables, il n’est pas besoin d’un dossier administratif tenu à jour pour savoir si un individu a déjà eu affaire à la justice. Lorsque le nommé Nicolas Robert, du village de Rigny-la-Salle près de Vaucouleurs, est inculpé de violences trois fois en deux ans, est-il crédible que personne parmi les juges, les avocats, les auxiliaires de justice, les victimes et les témoins, ne se souvienne de ses précédents passages au tribunal ? Un autre exemple, cette fois a contrario, permettra de répondre à la question : dans la prévôté de Vaucouleurs toujours, le nommé François Royer, qui doit témoigner dans un procès en 1762, est « reproché » par l’avocat du défendeur qui rappelle qu’il a été décrété de prise de corps… dix-neuf ans auparavant ! On voit que la mémoire des acteurs de la scène judiciaire est moins mauvaise que sélective. Reste à savoir pourquoi.

En réalité, ces données tirées de la pratique réelle des tribunaux ne témoignent ni d’une incapacité à repérer les récidivistes, ni d’une indifférence envers la menace qu’ils représentent, mais d’une conception autre de la récidive, non pas « quantitative » – basée sur la mesure du (ou des) délits commis –, mais « qualitative » ou, plutôt, sociale, privilégiant le critère de l’intégration des individus concernés dans la société locale. Dans ce modèle, rappelons-le, des personnes que l’on qualifierait aujourd’hui de « délinquants d’habitude » ne sont pas punies comme récidivistes, même lorsqu’elles sont effectivement traînées plusieurs fois en justice, tel ce Pierre Devouthon qui apparaît pour violences quatre fois, entre 1732 et 1771, dans les registres criminels de la prévôté de Vaucouleurs, sans conséquence pénale accrue du fait de ses récidives. Ceux qui, comme lui, bénéficient de cette apparente clémence des magistrats présentent un profil net : ce sont toujours des individus intégrés dans leur communauté rurale ou citadine, souvent (mais pas forcément) des notables, et jamais des marginaux. Les accusations dont ils font l’objet sont des violences modérées (les « injures », selon le vocabulaire du temps) ou des délits économiques, comme le braconnage, les fraudes fiscales, les « mésus » : bref, rien qui mette en danger, aux yeux du milieu local, juges compris, la société ou l’ordre public, mais plutôt des comportements qui participent du fonctionnement normal des relations sociales à l’intérieur de la communauté, lequel se concrétise par une « sociabilité du conflit », à l’image de celle que E. Claverie et P. Lamaison ont pu décrire pour le Gévaudan18. Dans ce jeu social, qui consiste à défendre et à accroître son bien et son honneur contre les prétentions concurrentes des autres, le principe de la récidive judiciaire n’a tout simplement pas lieu d’être. La justice, en effet, n’est qu’une des solutions utilisées pour résoudre les conflits entre les individus, en complémentarité avec l’infrajustice et la parajustice19. La multiplication des comparutions d’un individu devant le tribunal témoigne alors de la permanence ou de l’abondance des conflits dans lesquels il est engagé, pas de sa persistance dans la voie du mal, qui justifierait une sanction sévère. Cette justice-là est reconstructrice du lien social : il s’agit pour elle de permettre, par des décisions modérées, à des parents, des amis, des voisins, de continuer à vivre ensemble après un conflit et surtout pas d’éliminer, par une sentence d’exclusion, un membre de la communauté.

Mais il s’agit bien d’une conception différente de la récidive et non pas d’une indifférence pour cette notion. L’absence de prise en compte judiciaire de la récidive ne signifie pas l’impunité : les délits commis, même s’ils ne sont pas portés en justice, ne sont pas oubliés (on peut les voir ressortir en justice des années après, à propos d’une autre affaire). C’est finalement l’interconnaissance qui tient lieu de casier judiciaire, ce qui est bien plus efficace que toute autre méthode : d’où le refus par les juges et par l’opinion publique locale (mais n’est-ce pas la même chose ?) de prendre en considération les actes délictuels passés de certains accusés quand ils les ont, en face d’eux, à nouveau au tribunal.

Surtout, cette tolérance relative ne s’applique pas à tout le monde. Elle ne concerne d’abord aucunement, ou seulement de façon provisoire, les coupables de crimes jugés inacceptables, surtout lorsqu’il s’agit de marginaux (ils fournissent souvent, dans ce cas, de commodes coupables de substitution), dont l’opinion locale cherche l’élimination en n’hésitant pas à passer outre les obstacles habituels, telles la réticence traditionnelle à recourir à la justice ou la peur d’éventuelles représailles. On voit alors, que ce soit ou non à l’occasion d’un crime grave, resurgir la mémoire des faits délictueux passés et la litanie de la mauvaise réputation, qui s’ajoutent aux nouvelles incriminations pour obtenir la condamnation lourde de l’accusé. Il est ensuite d’autres individus qui non seulement ne bénéficient d’aucune impunité de la part de la justice, mais même sur lesquels s’exerce pleinement la stigmatisation de l’opinion locale.

A côté des récidivistes de droit, qui ne sont pas jugés comme tels, les archives nous montrent en effet, à l’inverse, des « primodélinquants », au sens purement juridique, qui sont paradoxalement punis comme des récidivistes. C’est le cas, en 1768, par exemple, de François Busenot, du petit village de Bleurville, dans les Vosges, soupçonné du meurtre crapuleux d’un marchand. Les indices contre lui sont nombreux, mais il n’y a pas de preuves formelles : pas de témoins oculaires, ni de preuves matérielles, encore moins d’aveu. Pourtant les magistrats du bailliage de Lamarche le condamnent à être roué vif et la peine est confirmée par le parlement de Paris. Or, à la lecture de l’arrêt de la cour, on s’aperçoit qu’aux présomptions concernant le meurtre se sont ajoutés des délits mineurs, non poursuivis auparavant (une agression sur un garde des Fermes, deux menus vols) et dénoncés par les témoins lors des informations20. C’est donc bien pour l’ensemble de sa carrière délinquante, si l’on ose dire, que l’homme est exécuté. Il est traité comme un multirécidiviste, alors qu’il n’a jamais comparu en justice auparavant et que les autres délits qui lui sont reprochés avaient fait l’objet d’arrangements infrajudiciaires.

Ce dossier, qui contredit formellement la doctrine et la jurisprudence21, n’est pas unique : on retrouve son pendant en Bourgogne dans une affaire autunoise de la fin du XVIIIe siècle22 (et certainement dans beaucoup d’autres). A la suite d’un meurtre non élucidé, qui a ébranlé et angoissé une communauté rurale, des marginaux, multirécidivistes de fait (vols et chapardages divers, braconnage, etc.), mais pas en droit, puisque jamais encore poursuivis en justice, pourtant tolérés depuis longtemps par les habitants du lieu, voire utilisés par eux à leur profit, par exemple comme fournisseurs de gibier, sont soudainement traînés en justice devant le bailliage royal d’Autun. Ils y sont accusés par leurs concitoyens, outre du mystérieux homicide (sans preuve), de ces multiples délits largement antérieurs : réapparaissent donc de vieilles affaires, qui n’avaient jamais fait en leur temps l’objet d’un traitement en justice, notamment « tous les petits vols de volaille, fils et autres denrées qui se commettent dans les environs », plusieurs délits de pêche, le vol d’un mouton, de « quelques fagots de chanvre », de « voitures de bois », de fruits, etc. Attestés chacun par au moins deux témoins, ces délits peuvent être considérés comme prouvés en droit, de sorte que des récidivistes qui s’ignoraient jusque-là le deviennent brusquement en justice, par la seule volonté du milieu.

C’est dire que, dans cette conception de la récidive, l’emprise du contrôle social l’emporte sur une stricte définition juridique. Car il est indéniable que l’institution judiciaire, notamment dans ses échelons inférieurs, répond à la demande de l’opinion, sans qu’il soit toujours besoin pour y parvenir de négociations entre l’une et l’autre, puisque les magistrats appartiennent avant tout à la communauté dans laquelle ils vivent et souscrivent à ses valeurs. En refusant de prendre en compte certaines récidives et, au contraire, en punissant des « primodélinquants » comme des criminels chevronnés (ce qu’ils peuvent être de facto, mais pas de jure), les juges locaux se plient aux exigences de l’opinion locale. Ce faisant, ils n’abandonnent pas forcément leur sens de la légalité pour passer sous les fourches caudines d’une populace vengeresse : le système de l’arbitraire donne aux juges la liberté complète de prendre ou non en compte les circonstances particulières du délit, dont la récidive fait partie. La conception de la récidive qui émerge de la pratique des tribunaux ordinaires contrevient peut-être aux enseignements de la doctrine – lesquels ne sont que des conseils, pas des règles absolues – et, ponctuellement, pour certaines affaires, à certaines dispositions législatives ; elle n’en est pas moins légale et témoigne, non de la faiblesse et de l’incurie de magistrats de villages, mais d’une justice autre, qui favorise le consensus social au détriment du strict respect du droit. En outre, elle s’exerce sous le regard des juges d’appel.

Le traitement judiciaire des récidivistes

D’un côté, nous avons donc des récidivistes en droit jamais poursuivis comme tels ; de l’autre, des primodélinquants en droit traités comme s’ils avaient déjà été plusieurs fois condamnés ; enfin, quelques récidivistes en droit réellement poursuivis comme tels, mais si rares, sauf devant la maréchaussée. D’un point de vue purement juridique, ceux-ci sont les seuls vrais récidivistes. Comment sont-ils traités ?

A la différence des deux autres cas de figure, le traitement des « vrais » récidivistes au regard du droit montre l’adéquation entre les attentes de la population, les décisions des magistrats et les buts affichés de l’institution judiciaire. Vu le nombre de cas, on ne peut considérer comme significatives que les décisions d’un parlement ou de la maréchaussée dans la seconde moitié du XVIIIe siècle (donc d’institutions qui ne subissent pas, ou moins, comme les juridictions inférieures et subalternes, la pression du milieu local). Devant le parlement de Bourgogne, sur les cent vingt-six repris de justice jugés au cours du XVIIIe siècle, la plupart après 1750, trente et un sont condamnés à mort et vingt-cinq aux galères à perpétuité, les condamnés à mort étant soit coupables de délits considérés comme très graves, essentiellement le vol avec effraction (comme Jacques Soubiran, en 1774, condamné la première fois à neuf années de galère par jugement prévôtal), soit des multirécidivistes, tous ainsi éliminés définitivement. Sur les trente-cinq femmes récidivistes, douze sont condamnées à mort, les autres sont flétries d’un W et enfermées dans une maison de force ou bannies23. Tout compte fait, 55 % des récidivistes échappent aux galères et au gibet, et ne reçoivent en moyenne qu’une réitération de leur première condamnation : sévérité pour les uns, indulgence pour les autres, de peu les plus nombreux.

Les constatations sont similaires si l’on observe le sort, devant le même parlement de Bourgogne, d’une catégorie particulière de récidivistes : les bannis en rupture de ban jugés pendant les années 1700-1715 et surtout 1774-1790. Parmi eux, vingt-trois individus sont poursuivis pour cette seule infraction, sans avoir commis d’autres délits : aucun n’est condamné à « la hart » (c’est-à-dire la pendaison), peu le sont aux galères, comme le prévoyaient les ordonnances de 1682 et de 1724. Tout compte fait, 56 % d’entre eux reçoivent une peine identique à la peine initiale, même parfois lorsqu’il y a réitération de l’infraction de ban (c’est le cas de Jean-Claude Gay, marinier, condamné en 1781 à cinq ans de bannissement pour avoir volé une tasse d’argent, pris en 1782 pour infraction de ban et « enjoint […] de garder son ban », ce qui se reproduit en 1784) ; un tiers seulement reçoit une peine plus lourde que la première, soit, pour la moitié, par l’ajout d’une ou plusieurs années de bannissement, soit par une peine de galère. Quant aux douze autres accusés de rupture de ban accompagnée d’un nouveau délit (un vol), neuf sont condamnés à des peines plus lourdes que la précédente, bannissement allongé, galères à temps ou enfermement dans une maison de correction (une femme), alors que trois connaissent une peine identique à la peine primitive24.

On le voit bien, les modalités de la répression se répartissent en deux groupes bien distincts. La majorité (une courte majorité, certes) des récidivistes ne reçoit que des peines égales ou inférieures à la première peine. Il faut peut-être y voir l’influence de l’opinion, tolérante envers certains membres de la communauté (mais en appel, l’opinion locale est loin, le plus souvent) et, certainement bien davantage, les scrupules des juges, qui pouvaient hésiter à prononcer une aggravation de peine, surtout lorsque les preuves du délit n’étaient pas accablantes ou lorsqu’il semblait découler de la nécessité. Ils sont confortés dans cette attitude par la doctrine elle-même (mais ne reflète-t-elle pas, sous un aspect plus formaliste, l’opinion des juges ?), qui cherche aussi à nuancer la sévérité de la législation en stipulant qu’il est possible de légitimer des modérations de peine, si l’activité criminelle, même réitérée, reste tolérable. En même temps, elle développe l’idée selon laquelle la gravité d’un fait de récidive ne découle pas de la nature du nouveau délit commis, mais de la constatation que, si une rechute a lieu après une condamnation, la peine doit être aggravée en fonction du nombre de rechutes, jusqu’à la peine de mort pour le troisième cas de récidive25. C’est pourquoi les (rares) multirécidivistes (prouvés) sont voués par le parlement de Bourgogne à une aggravation de la première sentence, éventuellement jusqu’à la mort. Cette approche duale de la récidive par la doctrine se concrétise donc bien dans la répartition des sentences du parlement, et de lui seul. Mais, répétons-le, même si un peu plus d’accusés sont concernés à la fin du siècle qu’au début, ils restent encore extrêmement peu nombreux : d’où l’impression d’une sorte de laboratoire expérimentant sur un très faible échantillon des solutions qui seront peut-être d’avenir.

La pratique « homéopathique » (en nombre d’accusés concernés) des parlements en la matière se retrouve franchement affirmée et appliquée par les tribunaux de la maréchaussée, sur une grande échelle cette fois : importante proportion de récidivistes parmi les accusés, comme nous l’avons vu, et châtiments très durs, avec de nombreuses peines de mort et de galères, de surcroît sans appel possible. Cette situation s’explique par deux raisons, dont la première ne fait que confirmer les analyses précédentes (sans que la seconde les infirme). Cette juridiction « traite », en effet, un public particulier, les « gibiers de prévôt », marginaux et asociaux, vagabonds et déserteurs, qui échappent au traitement communautaire traditionnel des déviances décrit plus haut : ils sont suspects a priori d’être des récidivistes, puisqu’ils sont des errants, et de ce fait, ils n’échappent pas à la logique d’une répression accrue, comme n’y échappent pas non plus, mais seulement à l’occasion, leurs homologues sédentaires qui vivent aux marges des communautés. Les tribunaux des maréchaux comprennent pour une part importante, ne l’oublions pas, des magistrats « ordinaires », en général membres de présidiaux, qui ont une tout autre attitude envers la récidive lorsqu’ils la rencontrent (et l’ignorent volontairement le plus souvent) dans les affaires concernant des individus bien intégrés qu’ils traitent dans leurs juridictions habituelles. D’autre part, la netteté de définition des crimes et des délinquants poursuivis par cette institution, comme la part prédominante donnée à l’enquête sur la preuve testimoniale, tendent à réduire ici l’arbitraire des juges dans le choix des peines, à la différence des parlements et des juridictions inférieures et subalternes. Quoi qu’il en soit, la pratique de la maréchaussée en matière de récidivistes prouve bien que la marque au fer rouge est suffisante pour en reconnaître un grand nombre, à condition de vouloir le faire, ce qui n’est pas le cas ailleurs.

L’analyse de la pratique des juridictions bourguignonnes et lorraines des XVIIe et XVIIIe siècles a permis de mettre en relief une définition de la récidive non seulement bien différente de la nôtre, mais aussi singulièrement éloignée des préceptes des jurisconsultes et des sévérités affichées de la législation. Dans cette conception, le poids de l’opinion locale et les attentes de l’institution se coordonnent pour déterminer plusieurs catégories de délinquants récidivistes, auxquels sont appliqués des traitements différents.

Il y a, d’abord, la masse nombreuse, majoritaire certainement, mais par nature inchiffrable, de ceux qui, bien que comparaissant plusieurs fois en justice, ne se voient appliquer aucune sanction particulière du fait de leur récidive. Ce sont, on l’a vu, des individus intégrés à la communauté, dont les délits (violences, mésus, etc.) participent au fonctionnement normal des relations communautaires. Parmi eux, cependant, quelques-uns, s’ils franchissent les bornes de ce qui est acceptable, qualitativement (un crime « énorme ») ou quantitativement (une réitération trop fréquente), se voient finalement reprocher leurs délits passés qui ne sont en aucun cas oubliés : l’interconnaissance est le vrai casier judiciaire de l’Ancien Régime.

Ils rejoignent alors, dans la stigmatisation, les individus qui, vivant en marge de la communauté ou en étant franchement exclus, sont surveillés par le contrôle social, qui engrange les faits à leur reprocher, jusqu’au jour où ils sont éventuellement traînés devant les magistrats, sommés de les châtier sévèrement. Souvent primodélinquants de droit, ils sont traités, en fait, comme des multirécidivistes.

La troisième catégorie, enfin, regroupe les « vrais » récidivistes, ceux pour qui la justice constate explicitement l’existence d’une (ou plusieurs) condamnation antérieure. Ce sont de loin les moins nombreux et on les trouve surtout devant les tribunaux supérieurs et la maréchaussée. Devant les parlements, la modération reste encore la pratique la plus courante, c’est-à-dire qu’une (courte) majorité des récidivistes ne se voit pas appliquer une aggravation de peine. En revanche, la sévérité est de mise devant les cours prévôtales, qui n’hésitent pas à prononcer des peines de mort ou de galères contre les nombreux récidivistes qu’ils ont à juger.

L’exemple du traitement de la récidive montre que le système judiciaire d’Ancien Régime est cohérent et ne peut guère s’analyser en « tranches » autonomes : les justices subalternes d’un côté, les parlements de l’autre, les uns soumis aux pressions locales, les autres appliquant strictement le droit. Bien sûr, on l’a dit, la pression de l’opinion locale est particulièrement forte pour les tribunaux inférieurs, qui se montrent soucieux de répondre aux attentes des justiciables. Rappelons cependant que, par le biais de l’arbitraire, ils sont parfaitement fondés, en droit, à tenir compte de façon différenciée, de la « carrière » des individus qu’ils ont à juger. Et il est certain que cela les pousse à ne pas appliquer de façon mécanique l’idée d’une aggravation des peines infligées aux récidivistes. Même les magistrats des cours supérieures, mieux formés, plus à l’abri des pressions (au moins locales), plus disposés, pourrait-on penser, à respecter les injonctions de la législation et les conseils de la doctrine, s’inscrivent dans ce traitement socialement différencié de la récidive. Si leur sévérité, tout comme celle de la maréchaussée, peut sembler (relativement) plus grande, c’est qu’ils ont à traiter un public différent, formé plus fréquemment d’individus stigmatisés auxquels on reproche des crimes plus graves.

Le traitement de la récidive s’inscrit donc avant tout dans une pratique sociale et juridique mouvante, qui met en relation inégalitaire l’institution et les justiciables, la première s’adaptant, bon gré, mal gré, aux exigences des seconds. Les causes du traitement (ou du non-traitement) de la récidive sont à rechercher bien davantage dans les fluctuations du contrôle social que dans les belles catégories des juristes.

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1 Sous l’Ancien Régime, les mots « délits » et « crimes » sont largement synonymes, sans échelle de gravité clairement établie. On les utilisera ainsi.

2 Muyart de Vouglans, Les loix criminelles de France dans leur ordre naturel, Paris, 1780, p. 24.

3 Isambert, Recueil général des anciennes lois françaises […], Paris, 1833, t. XXI, p. 260.

4 Idem.

5 Pour la Bourgogne, les exemples couvrent l’ensemble du ressort de la généralité, soit une dizaine de provinces (Bourgogne proprement dite, Auxerrois, Barois, Charolais, Mâconnais, Bresse, Bugey, Valromey, etc.). Cf. Benoît Garnot, Vivre en Bourgogne au XVIIIe siècle, Dijon, 1996, pp. 15-16. Pour la Lorraine, il s’agit d’exemples pris dans des tribunaux relevant du parlement de Paris (prévôté de Vaucouleurs, bailliage de Lamarche).

6 Observation reposant sur l’analyse d’une centaine de justices seigneuriales.

7 Sébastien Lorillon, Mentalités et comportements à Saint-Seine-l’Abbaye à la veille de la Révolution (1783-1788) d’après la justice seigneuriale, mémoire de maîtrise dactylographié, Dijon, 1998, p. 42.

8 Marc Baroux, La Criminalité dans le bailliage d’Avallon. 1700-1790, mémoire de maîtrise dactylographié, Dijon, 1995, pp. 41, 132, 139.

9 L’étude a porté sur les 435 procès criminels instruits par le prévôt royal ainsi que sur plusieurs centaines d’affaires civiles pour injures et violences. Cf. Hervé Piant, Le Tribunal de l’ordinaire. Justice et société dans la prévôté de Vaucouleurs sous l’Ancien Régime (v. 1670-1790), thèse de doctorat, Université de Bourgogne, 2001.

10 Archives départementales de la Meuse Bp 5151, audience du 23/01/1775.

11 Céline Broux, Criminalité et répression aux XVIIe et XVIIIe siècles, mémoire de maîtrise dactylographié, Dijon, 1998, pp. 117-118.

12 Dominique Fey, Les Peines corporelles en Bourgogne au XVIIIe siècle, mémoire de maîtrise dactylographié, Dijon, 1992, pp. 97-98.

13 Anne Bernard, Les Bannissements au parlement de Bourgogne. 1700-1715, 17741790, mémoire de maîtrise dactylographié, Dijon, 2001, pp. 70-76.

14 Laurent Mazille, Criminalité et répression en Charolais à la veille de la Révolution (1769-1789), mémoire de maîtrise dactylographié, Dijon, 1993, pp. 91-92.

15 Pierre Laferriere, Les Mentalités et les comportements populaires à Gevrey-en-Montagne au XVIIIe siècle (d’après la justice seigneuriale de 1700 à 1790), mémoire de maîtrise dactylographié, Dijon, 1999, pp. 90-91 ; et Lorillon, Mentalités et comportements à Saint-Seine-l’Abbaye, op. cit., p. 42.

16 Marc Baroux, La Criminalité dans le bailliage d’Avallon, op. cit., p. 139.

17 Aline Logette, Le Prince contre les juges. Grâce ducale et justice criminelle en Lorraine au XVIIIe siècle, Nancy, 1993, p. 21

18 Elisabeth Claverie et Pierre Lamaison, L’Impossible Mariage. Violence et parenté en Gévaudan, XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, Paris, 1982.

19 Sur la distinction entre infrajustice et parajustice, voir Benoît Garnot, « Justice, infrajustice, parajustice et extrajustice dans la France d’Ancien Régime », Crime, histoire et sociétés, 2000,4, N° 1, pp. 103-120. Voir aussi, du même auteur, Justice et société en France aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, 2000, pp. 86-91.

20 Archives départementales des Vosges, B 3252.

21 Muyart de Vouglans, Les Loix criminelles de France, op. cit., p. 24, indique clairement que la prise en compte des délits antérieurs ne peut se faire que si « l’accusé en [a] été convaincu dans les formes judiciaires ».

22 Présentation détaillée de cette affaire dans Benoît Garnot, « Justice, milieu, marginalité et délinquance : un exemple autunois au XVIIIe siècle », in Benoît Garnot (dir.), De la Déviance à la délinquance. XVe-XXe siècle, Dijon, 1999, pp. 117-132.

23 Dominique Fey, Les Peines corporelles, op. cit., pp. 97-98.

24 Anne Bernard, Les Bannissements au parlement de Bourgogne, op. cit., pp. 70-76.

25 Cette analyse est développée dans l’ouvrage de Bernard Durand, Arbitraire du juge et consuetudo delinquendi : la doctrine pénale en Europe du XVIe au XVIIIe siècle, Montpellier, 1993 ; en revanche, on ne suivra pas cet auteur lorsqu’il considère que l’élimination du récidiviste constitue l’élément central de la politique criminelle de l’Ancien Régime.