« Criminel par infamie » : les effets sociaux de l’infamie pénale dans la France du XVIIIe siècle1
Le désespoir de l’infamie vient désoler un Français condamné à une peine qui n’ôterait pas un quart d’heure de sommeil à un Turc.
(Montesquieu, Lettres persanes, Lettre 80).
Les travaux de Michel Bée2 et Anton Blok3 sur le système sacrificiel de la mort judiciaire ont déjà démontré que le spectacle de l’exécution capitale sous l’Ancien Régime s’inscrivait pleinement dans la notion de rite de passage, en ce qu’il mettait en scène les troublants préparatifs d’un voyage entre cette vie et la suivante. Or, inscrit à même la législation, le principe d’infamie pénale de l’ancien droit fondait aussi un autre rite de passage, étendu celui-ci à toute peine prononcée à l’extraordinaire : l’infamie, inhérente à toute peine judiciaire depuis le blâme jusqu’aux galères, dépossédait « non-seulement des dignités et des charges, mais encore de tout ce qui est fondé sur la réputation d’honneur et de probité »4. Ainsi, l’infamie induisait une marginalisation juridique perpétuelle : la transition identitaire produite au cœur de l’exécution, exemple total du cérémonial laïc de dégradation5, formait le cadre fondamental du processus d’exclusion sur lequel reposait l’appareil pénal du système judiciaire français.
Dès lors, la pénalité d’Ancien Régime paraît, paradoxalement, contrevenir à la resocialisation du délinquant et, par conséquent, constituer l’une des principales causes de la récidive criminelle : la justice aurait en effet construit le délinquant de profession en détruisant par l’infamie pénale, c’est-à-dire par la négation juridique de l’honneur, toute possibilité de réintégration. « Les mains infamantes du bourreau, par les mains duquel il est défendu de faire passer les accusés, ne fussent que pour les faire visiter s’ils n’ont point la fleur de lys »6, étaient ainsi, pour tout châtiment qu’elles exécutaient l’une des conditions les plus importantes de ce rite de passage vers l’infamie7. Art de punir qui modulait l’exclusion comme il aurait usé de la réclusion, où la société s’enfermait tandis que courait le délinquant8, l’infamie pénale aurait été l’un des plus importants moteurs de la récidive : la confiscation des biens et la rupture des liens familiaux, sociaux et professionnels auraient ainsi réduit le condamné à une situation précaire aux perspectives d’avenir foncièrement restreintes.
Infamie de droit
Peu remise en cause, cette assertion reliant directement la récidive à l’infamie se mit à préoccuper, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, un certain nombre d’auteurs et d’hommes de loi troublés par cet engrenage dangereux. Pourtant, le modèle carcéral ne fut pas, tant s’en faut, le seul projet proposé par les réformistes quant à une nouvelle économie pénale capable de contrôler la récidive par une meilleure maîtrise de l’infamie9.
« Sans domicile, sans profession, sans fortune et sans aucun moyen honnête de subsister, ils ne se retirent dans les grandes villes que pour se mettre à la tête des vagabonds, des escrocs, des contrebandiers, des voleurs, de tous ces malfaicteurs qui forment dans la société une espèce à part, qui ont entr’eux une langue particulière, qui conspirent et agissent sans cesse contre la sûreté et la tranquillité publiques »10 : cette description saisissante du repris de justice, tirée du préambule d’une ordonnance de police de Lyon enregistrée en juin 1777, conduit son auteur, Antoine-François Prost de Royer11, à développer un système de contrôle des délinquants dont la modernité ne peut que nous surprendre. Assise sur l’archivage secret des antécédents judiciaires des migrants, la surveillance des mouvements de population à Lyon tenait compte de la nécessité de taire l’infamie des bannis et des forçats libérés :
Seront tenus sous les mêmes peines les forçats libérés qui ont choisi ci-devant leur résidence dans la ville, fauxbourgs et banlieue de Lyon, de se présenter devant nous dans le mois, à compter du jour de la publication des présentes, d’y exhiber leur congé pour en être fait registre, et de faire déclaration de leurs professions et domiciles actuels ; laquelle déclaration sera renouvellée et régistrée toutes les fois qu’ils changeront de domicile ou de profession. Sera ledit registre secret, et nous aurons tels égards que de raison pour ceux qui, par leur bonne conduite, feront oublier la peine qu’ils ont subie12.
La justice lyonnaise chercha ainsi à consigner le casier judiciaire des nouveaux arrivants sans que la population pût être mise au courant de leur passé compromettant13.
En 1783, Pierre-Louis Lacretelle formulait avec bonheur, poursuivant sans le savoir les réflexions de Prost de Royer, l’étrange paradoxe de la peine judiciaire infamante : « N’y a-t-il pas du danger et de l’inconséquence à laisser libre l’homme déclaré infâme ? »14. C’était ce qu’avait déjà reproché en 1780, dans son Mémoire sur les peines infamantes, le très conservateur Muyart de Vouglans qui voyait dans le principe de l’infamie, unique et sans échelle pour l’ensemble des délinquants ayant été châtiés publiquement, une entrave à l’amendement de ce « monument perpétuel d’opprobre »15. Si un auteur anonyme avait suggéré de « brûler tous les greffes criminels au bout de vingt ans, c’est-à-dire toute procédure criminelle et la minute de son jugement [car] nulle procédure criminelle ne fait titre de propriété pour personne »16, Lacretelle suggérait plutôt de hiérarchiser le degré de l’infamie pénale selon un ordre de crimes bien établi : « Ne pourrait-on pas établir une diminution d’estime qui seroit moins que le déshonneur, comme le déshonneur seroit lui-même moins que l’infamie ; diviser ainsi ce genre de peines pour en faire un emploi plus sage, plus varié, plus fréquent » ?17 Les différents projets de réforme ne contestaient pas les effets juridiques de l’infamie18 – qu’au demeurant ils admettaient sans trop de problème – mais plutôt la marginalisation sociale de l’infâme, cause première de la récidive, que légitimait cependant l’ordre judiciaire19.
Or, si l’on poursuit la lecture des Réflexions de Lacretelle, une dernière interrogation de l’auteur nuance clairement tout ce qu’il avait énoncé jusque là en présentant l’envers de ce qui, d’après la majorité des textes consacrés à ce problème, constituait un état systématique et inévitable : « comment s’y prendre pour que l’infamie, le déshonneur et même la mésestime prononcés par la justice soient toujours adoptées par l’opinion publique » ?20 Lacretelle fut peut-être le seul à poser clairement cette réalité de l’infamie pénale : loin d’être incontournable, l’infamie était orientée, discutée et mobilisée par l’opinion publique.
Le 30 septembre 1779, Anne-Charles-Eléonore Oudiette fut condamné à être attaché au carcan à la place de Grève, puis à être banni du ressort du Parlement pour neuf ans (le degré le plus sévère du bannissement non perpétuel), pour crime d’escroquerie. Le 22 octobre, jour de l’exécution, l’arrêt fut distribué par les colporteurs dans les rues de la capitale. Dans la marge d’un exemplaire conservé à la Bibliothèque nationale, on peut lire une note autographe qui pose clairement, en un bref dialogue, la notion d’infamie pénale dans une perspective autrement plus nuancée que celle énoncée par Usbek dans la lettre 80 des Lettres persanes.
M. Oudiette a été le samedi 23 octobre chez l’imprimeur, a demandé son arrêt. Sur la question, « qu’est-ce que votre arrêt ? », « c’est celui de cet escroc », a-t-il dit. « Et pourquoi l’appellez-vous votre arrêt » ? « C’est que c’est moi qui a été mis hier au carcan ». « Et qu’en voulez-vous faire » ? « Je veux avoir mon titre »21.
Exception purement anecdotique ou réalité plus souple de l’infamie pénale ?
Infamie de fait ?
Il est clair que l’abandon des mutilations corporelles et de la marque au visage au XVIe siècle participa d’une volonté juridique de corriger le malfaiteur et d’encourager une certaine réintégration. La question de l’utilitarisme pénal ne fut pas, en effet, le monopole des réformateurs post-beccariens ; les juristes conservateurs d’Ancien Régime, tels que Daniel Jousse et Muyart de Vouglans, énonçaient également l’amendement comme objectif de certaines peines publiques. La première des trois fonctions de l’exécution des châtiments « est de corriger les coupables que l’on punit, afin qu’ils s’attendent à de nouvelles peines s’ils retombent dans de nouveaux crimes »22.
Dossier criminel inscrit à même le corps du condamné, permettant ainsi aux magistrats de distinguer le récidiviste du nouveau délinquant, l’essorillement et la flétrissure au visage déclaraient publiquement l’infamie du malheureux dont la réinsertion paraît avoir été sérieusement, sinon totalement, compromise : « Autrefois on faisoit flétrir en lieu évident du corps, écrivait le juriste Ferrière, pour que cette marque servît d’indice, et du crime du coupable, et de la peine qu’il en avoit subie, afin qu’il ne pût se montrer sans faire voir en même tems son ignominie »23. De même Muyart de Vouglans remarquait que si « cette marque se faisoit anciennement au front, ou au visage, […] on s’est vu obligé de changer cet usage parce que l’expérience a fait voir qu’il en résultoit plusieurs inconvéniens dangereux, et notamment que ceux qui étoient marqués, ne pouvant plus trouver à servir, étoient contraints de se retirer dans les bois et de se mettre à voler. On se contente donc aujourd’hui d’appliquer cette Marque sur les épaules mises à nud »24. La flétrissure sur l’épaule, dont les travaux de Bernard Schnapper25 et Alfred Soman26 ont révélé l’utilisation croissante à partir du XVIe siècle, permettait toujours à la justice d’identifier le criminel chevronné tout en laissant au condamné repenti la possibilité de se réintégrer dans la communauté.
Les recherches menées par Benoît Garnot sur les traitements infrajudiciaires de la délinquance ont révélé l’importance fondamentale des réseaux de solidarité dans les relations entre justiciables et tribunaux. « Les fous, les voleurs, même les meurtriers, s’ils sont natifs du lieu ou adoptés par les habitants, ne sont pas considérés comme des marginaux et, de ce fait, ne sont pas livrés à la justice, pour la plupart »27. Il paraît ainsi tout à fait possible que l’engrenage infamant n’ait pas nécessairement stigmatisé un individu fortement intégré dans un corps ou une communauté ; un domestique condamné au fouet, au carcan, à la marque et au bannissement pour insolences et violences pût en effet être chassé de la maison de son maître sans pour autant l’être de son voisinage ou de sa communauté, ne serait-ce qu’en raison des fortes solidarités unissant les gens de sa condition28. Au cœur d’une société plus ou moins fermée capable de gérer entre ses membres le passé délinquant de certains condamnés, ou au contraire dans l’immensité de la capitale, où non seulement la permissivité et la tolérance des commissaires et des inspecteurs de police purent respecter un certain tissu de relations sociales29, mais où également le réseau urbain permettait une mobilité et une dissimulation difficilement repérable par la foule comme par l’administration, l’infamie pénale fut sans doute loin d’être systématiquement perçue et dénoncée. Turmeau de La Morandière enrageait des mouvements favorisant la clandestinité de ces « repris de justice » toujours à l’abri dans les replis de la capitale : « Il y en a qui y demeurent depuis cinq, dix, vingt et vingt-cinq ans totalement ignorés de la Police, logeant huit jours dans un quartier de la ville, quinze jours dans un autre, ensuite dans un des fauxbourgs, de là à l’extrémité d’un autre fauxbourg, et vicissim dans chaque coin de la ville et des fauxbourgs »30. Pourquoi alors ne pas penser, dans la même logique que celle de l’infrajudiciaire, que des liens de patronage entre membres d’un même corps de métier ou que des réseaux de solidarité tissés entre parents, voisins et amis, favorisèrent l’intégration d’un « infâme » qui leur était proche, quitte même, si les circonstances l’exigeaient, à dénoncer le condamné au commissaire si certains écarts venaient troubler l’ordre public ? Les galères ou le bagne tranchaient les liens de solidarité du condamné en l’isolant, pendant un délai plus ou moins long, de la communauté à laquelle il appartenait ; le carcan, le fouet ou la marque, même s’ils devaient précéder le bannissement, n’interdisaient pas nécessairement une éventuelle réintégration, dans la mesure où le condamné était plus ou moins libre d’user de ses réseaux traditionnels de sociabilité que l’infamie n’avait pas systématiquement détruit. Poussant cette hypothèse jusqu’au bout de sa logique, l’infâme ne fut peut-être marginal que s’il était déjà un « déraciné » lors de son premier passage par les rituels judiciaires infamants.
Tolérance et négociation de l’infamie
S’il est vrai, comme l’écrivait Bronislaw Geremek, que les archives judiciaires fournissent un matériel riche capable de donner lieu à une prosopographie délinquante31, une double contrainte semble apparemment limiter la reconstitution des carrières criminelles des repris de justice, essentielle pour évaluer l’importance éventuelle de l’infamie pénale dans la récidive. D’abord, les variations régionales de la notion d’honneur exigent sans doute que toute étude sur l’infamie ne soit limitée qu’à une localité ou un milieu particulier, alors que, paradoxalement, les repris de justice correspondent justement à une population mouvante et déracinée. Ensuite, les pièces retraçant les investigations des juges dans les différentes instances du royaume, indispensables pour la reconstitution du passé des récidivistes, multiplient exponentiellement les déplacements par une dispersion pouvant mener les recherches, et ce pour un seul condamné, de Paris à Montbrison, Saint-Omer puis Rouen par exemple, selon le parcours criminel du délinquant ; ce qui est d’autant plus problématique que l’usage de fausses identités ou de sobriquets empêche de retracer ce parcours et de relier, d’archives en archives, les fragments du passé d’un individu, qu’il devient seulement possible de saisir dans sa totalité que par l’addition de toutes les procédures criminelles engagées contre lui32.
Confronté à ces problèmes, il est, à coup sûr, difficile de saisir dans les textes les véritables effets sociaux de l’infamie ; pourtant, deux exemples pourront suggérer certaines possibilités de recherche.
Le premier est issu du monde juridique lui-même. L’immense collection de manuscrits réunie par la famille Joly de Fleury (1712-1787) constitue, dans la diversité des pièces recueillies, une mine de matériaux extrêmement riches sur (entre autres) la complexité et les confusions entretenues au sujet de l’infamie pénale. Une correspondance engagée en 1778 entre Miromesnil, garde des sceaux, Joly de Fleury, procureur général, Le Noir, lieutenant général de police, et de Gourgues, président à mortier, présente un cas patent d’imprécisions et d’embarras existant au sein même de la haute magistrature parisienne à propos de certaines peines infamantes33. L’intégralité de cette correspondance mériterait d’être retranscrite ici : je ne me limiterai cependant qu’à quelques extraits tirés du dialogue épistolaire engagé entre le procureur général et le garde des sceaux.
Un garçon boulanger fut arrêté et incarcéré dans les prisons du Châtelet pour n’avoir pas quitté Paris quoiqu’il eût été, quelques semaines plus tôt, exposé au carcan pour escroquerie. Convaincu qu’il était tout à fait dans ses droits, puisqu’à sa peine infamante aucune condamnation au bannissement n’avait été jointe, le prisonnier écrivit de sa cellule au garde des sceaux pour lui demander d’être libéré.
Lettre de Joly de Fleury à Miromesnil : J’ai reçu la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire le 17 de ce mois [de mars], et j’ai celui de vous renvoyer, au sujet des lettres que le nommé Bordet garçon boulanger, qui a été condamné au carcan et y a été appliqué, demande pour qu’il lui soit permis de rester dans Paris, ce que je pense sur cette demande. J’ai cru, Monsieur, devoir conférer sur cet objet avec M. le président de Gourgues, lequel m’a dit que lors de l’arrêt qui a été rendu contre ce particulier, MM. de la Tournelle n’avoient pas jugé à propos de joindre à la peine du carcan celle du bannissement : nous pensons l’un et l’autre qu’aucune loy n’enjoignant à un particulier qui a été appliqué au carcan de s’absenter de Paris, on ne peut l’arrêter et constituer prisonnier pour demeurer dans Paris sur le fondement qu’il a été appliqué au carcan : que le particulier Bordet n’est donc pas dans le cas d’obtenir des lettres pour qu’il lui soit permis de demeurer dans Paris, parce que des lettres ne sont données que pour déroger à une loy et qu’ainsy Bordet n’a pu être arrêté et constitué prisonnier. C’est pourquoy, Monseigneur, nous croyons que vous jugerez convenable de donner les ordres pour que ce particulier soit mis en liberté.
Lettre de Miromesnil à Joly de Fleury : Vous vous rappelez la réponse que vous m’avez faite le 22 mars au sujet des lettres que demande le nommé Bordet garçon boullanger pour n’être pas obligé de quitter Paris quoiqu’il y ait subi la peine du carcan. Vous m’avez marqué que vous pensiez, ainsi que M. de Gourgues, que ce particulier n’avoit pas le besoin de lettres pour rester à Paris. J’en ai écrit à M. Le Noir afin de savoir s’il n’y avoit pas à cet égard quelque règlement particulier pour ce qui concerne la police. Je vous envoie copie de sa réponse. Je vous serai obligé de me marquer ce que vous penser définitivement sur ce point.
Lettre de Joly de Fleury à Miromesnil : J’ai reçu la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire le 13 avril dernier avec les copies des lettres de M. le lieutenant général de police et de mon substitut au Châtelet. Je suis étonné, Monseigneur, du sentiment de ces messieurs sur le fait de la capture du nommé Bordet et sur le point de droit en ce qui concerne la question de sçavoir si un accusé condamné simplement au carcan peut rester ou revenir à Paris. L’un de ces officiers pense, d’après une sorte de tradition, que tout sujet flétry par la main de l’exécuteur de la haute justice devoit être à perpétuité éloigné de Paris, et de cette maxime il tire la conséquence que Bordet, ayant été appliqué au carcan par cet exécuteur, est dans le cas d’être éloigné de Paris. L’autre paroît penser de la même manière, s’appuyant sur l’avis de la plupart des criminalistes, et tous les deux citent les édits et déclarations. Ce sont, Monseigneur, ces édits et déclarations qui sont les guides les plus sûrs, et j’aurai l’honneur de mettre sous vos yeux, si vous daignez l’agréer, le progrès de la législation à cet égard. […] Si la peine du carcan seul emportoit exclusion de pouvoir demeurer à Paris, il y auroit quelque loy à cet égard et on n’auroit pas manqué de prescrire la lecture de cette loy aux accusés condamnés au carcan, comme il a été ordonné en 1685 à l’égard de la déclaration de 1682, afin d’avertir les condamnés au carcan comme l’on avertit les bannis : c’est ce qui n’a jamais été ordonné. […] Quelque soit l’opinion des criminalistes, quelques soient les maximes reçues au Châtelet par tradition, je ne puis m’empêcher de vous observer, Monseigneur, que les dispositions des déclarations et l’esprit dans lequel elles ont été rédigées sont d’une autorité plus puissante, et qu’il seroit sujet à inconvénient, après des loix si récentes, de supposer en elles un sens contraire à l’esprit qu’elles annoncent et à la lettre qu’elles renferment.
Les confusions se conjuguent ici les unes aux autres. « Je suis étonné du sentiment de ces Messieurs » ; « l’un de ces officiers pense, d’après une sorte de tradition » ; « quelque soit l’opinion des criminalistes, quelques soient les maximes reçues au Châtelet par tradition » : le procureur général démonta tour à tour les avis d’une multitude d’hommes de loi puis achevait, après sa longue argumentation, par une conclusion brève et ferme qui cherchait à mettre un terme à une pratique policière apparemment dans l’illégalité depuis un certain temps : « Les officiers du Châtelet auroient donc un usage qu’ils doivent réformer ». C’est dire les degrés d’interprétation que l’infamie pénale de « tout sujet flétry par la main de l’exécuteur de la haute justice » pouvaient produire.
Le deuxième exemple, intéressant par les effets sociaux qu’il révèle, se lit dans le procès-verbal d’exécution d’un voleur récidiviste, Pierre Bouvet, conduit en place de Grève le 11 juillet 1750 pour y être pendu. Interrogé, selon l’usage, avant d’être conduit au supplice, Bouvet avoua avoir déjà été appliqué à la question puis condamné aux galères à perpétuité en 1748.
Interrogé depuis quand il est sorti de Marseille ; A dit qu’il y a environ quatorze à quinze mois ; / Interrogé comment il a fait pour s’échaper ; A dit qu’il s’est sauvé à la nage, est rentré sur le port, d’où il a gagné une maison dans laquelle il s’est caché chez un compagnon serrurier, du nom duquel il ne se souvient pas pour le présent, qu’il pourra nous dire dans un autre tems, et qu’il a été conduit chez ce garçon serrurier, par un garçon perruquier nommé François Collet, qu’il croit être à présent dans la ville de Lyon, où ils sont venus ensemble d’Avignon où il l’avoit trouvé : que l’adresse dudit Collet pourra se trouver dans son portefeuille ; / Interrogé d’où il connoissoit ledit Collet ; A dit qu’il a fait connoissance avec luy sur le bâtiment où il venoit voir les forçats ; / Interrogé s’il étoit attaché sur les galères ; A dit qu’il étoit attaché pendant la nuit, et qu’il se sauva environ au mois de mars sur les neuf heures du soir, et qu’il luy fut aisé de se sauver parce que le fer qui le retenoit étoit trop large et avoit été fait par ce garçon serrurier auquel ledit Collet l’avoit porté, que ce garçon serrurier s’appeloit Renaud ; / Interrogé s’il est resté longtems caché à Marseilles chez ce garçon serrurier ; A dit qu’il y est resté huit jours ; / Interrogé ce qu’il a fait au sortir de Marseille ; A dit qu’il a été à Avignon, d’Avignon à Lyon et de Lyon à Paris ; / Interrogé où il a pris de l’argent pour faire ces voiages ; A dit qu’une femme nommée Dutois qui le logeoit chez le serrurier luy avoit prêté un écu de six livres qu’il devoit luy renvoyer, qu’un garçon perruquier de la connoissance de celuy qui luy avoit apporté le fer, nommé Fanchonnet, qui est fils d’un maître d’hostel de Monsieur Matignon, luy a aussi prêté trois livres ; / Interrogé où il est venu débarquer à Paris ; A dit qu’il est venu chez le nommé Dupuis rue Montmartre ; / Interrogé combien de tems il a été à venir de Marseille à Paris ; A dit qu’il a été huit à dix jours à venir de Lyon, et environ huit jours de Marseille à Avignon ; / Interrogé combien il y avoit de tems qu’il étoit à Paris quand luy condamné a été arrêté ; A dit qu’il y avoit environ trois mois ; / Interrogé combien de tems il est resté à Marseille ; A dit qu’il y est resté cinq mois ; / Interrogé ce qu’il a fait à Paris pendant les trois mois qu’il y est resté avant d’estre arrêté ; A dit qu’il a travaillé pour ledit Dupuis du métier de cordonnier sans sallaire ; / Interrogé où étoit luy condamné le dix-sept juin mil sept cent quarante neuf lorsqu’il a été arrêté34.
Soutenu successivement par Collet, Renaud, Dutois, Fanchonnet et Dupuis, Bouvet bénéficia d’un appui multiple, malgré sa condition de galérien, avant d’être repris par la justice pour de nouvelles infractions. Peut-on alors parler d’une infamie pénale « sélective » ? Peut-on ainsi penser à une sorte d’économie de la mémoire mise en place par l’opinion locale ?35 Une étude rigoureuse des registres d’accusations pour injures révélerait peut-être ce recours à l’infamie pour attaquer la respectabilité d’un voisin gênant, saisissant dans un passé connu mais tu l’expression d’une colère ou d’une vengeance36. L’infamie constitua peut-être un prétexte pour se débarrasser d’un individu qu’une population décidait alors de ne plus tolérer.
Circonstance aggravante pour une deuxième condamnation, sans aucun doute37, mais ignominie réelle toute relative pour ce qui paraît rester un élément, parmi d’autres, de la constante négociation des rapports et des conflits entre les populations. C’est, à tout le moins, dans la perspective d’une certaine tolérance à l’infamie pénale que se lit l’anecdote rapportée par le libraire Hardy en janvier 1776, à propos de « ce cocher de place contre lequel le Parlement de Paris avoit décerné la peine du blâme et à qui le premier président, en prononçant l’arrêt, adressa la parole en ces termes : La Cour te blâme, tu t’en fiches, et moi aussi »38.
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1 Le titre de cette contribution est inspiré du texte de Friedrich Schiller, Verbrecher aus Infamie (1786) ; cet essai doit beaucoup aux mises en garde méthodologiques de Patrice Peveri, avec qui les échanges sont toujours très stimulants : nos discussions ont alimenté l’essentiel des réflexions présentées ici ; je l’en remercie vivement.
2 Michel Bée, « Le spectacle de l’exécution dans la France d’Ancien Régime », Annales E.S.C., vol. 38, 1983, pp. 843-862.
3 Anton Blok, « Openbare strafvoltrekkingen als rites de passage », Tijdschrift voor Geschiedenis, vol. 97, 1984, pp. 470-481.
4 Claude-Joseph de Ferrière, Dictionnaire de droit et de pratique, 3e éd., Paris, 1749, vol. 2, p. 29.
5 Harold Garfinkel, « Conditions of Successful Degradation Ceremonies », The American Journal of Sociology, vol. 61, 1955-1956, pp. 420-424.
6 Bibliothèque nationale de France (B.N.), manuscrit Joly de Fleury 2192, Mémoires sur diverses questions particulières et décisions judiciaires, f. 24.
7 Michel Porret, « Corps flétri – Corps soigné : l’attouchement du bourreau au XVIIIe siècle », Le corps violenté : du geste à la parole, Genève, 1998, pp. 103-135.
8 Je paraphrase ici la belle définition suggérée par Robert Jacob, « Bannissement et rite de la langue tirée au Moyen Age. Du lien des lois et de sa rupture », Annales H.S.S., vol. 55, 2000, pp. 1039-1079 ; voir aussi, du même auteur, « Le faisceau et les grelots. Figures du banni et du fou dans l’imaginaire médiéval », Droit et cultures, vol. 4, 2001, pp. 65-98.
9 A ce sujet, on lira avec intérêt Michel Porret, « La “fustigation remplit les conditions essentielles de la pénalité” : Sismondi contre l’utopie carcérale », in F. Sofia, Leo S. Olschki, (eds.), Sismondi e la civiltà Toscana. Atti del Convegno internazionale di studi, Pescia, 13-15 aprile 2000, 2001, pp. 365-393.
10 B.N., Joly de Fleury 491, f. 72, Ordonnance de police concernant les forçats libérés, les forçats évadés, les bannis et repris de justice, les personnes renvoyées de Bicêtre et éloignées de Paris par ordre du Roi, les vagabonds et gens sans aveu.
11 Auteur quelques années plus tard d’un Dictionnaire de jurisprudence et des arrêts, Lyon, 1781-1784, 4 volumes.
12 B.N., manuscrit Joly de Fleury 491, op. cit., f. 72.
13 S’il existe bien un Registre d’entrée et de sortie des voyageurs aux Archives municipales de Lyon (FF 042), aucun document relatif au projet de Prost de Royer ne paraît avoir été conservé.
14 Pierre-Louis Lacretelle, Réflexions sur les écrivains qui ont traité de la législation pénale, et vues sur la réforme de cette législation, dans Discours sur le préjugé des peines infamantes, Paris, 1784, pp. 363-364.
15 Michel Porret, « Atténuer le mal de l’infamie : le réformisme conservateur de Pierre-François Muyart de Vouglans », Crime, histoire et sociétés, 4, 2, 2000, p. 111.
16 Anonyme, Essai sur le préjugé subsistant contre les familles des condamnés pour crime et sur la confiscation, Neuchâtel, 1783, pp. 39-40.
17 Pierre-Louis Lacretelle, Réflexions, op. cit., p. 364.
18 Si les infâmes pouvaient toujours faire des testaments, émettre des procurations et même toucher une succession, ils restaient toutefois dans l’impossibilité d’occuper aucun office ni dignité, de posséder des bénéfices ecclésiastiques ni de témoigner en justice.
19 Dans son étonnant Traité des injures dans l’ordre judiciaire, François Dareau rappelait qu’il était tout à fait légitime de dénoncer publiquement les crimes et les peines d’un condamné, donc de répéter son infamie et d’asseoir sa marginalité, sans qu’on pût être inquiété par la justice pour des dommages d’honneur commis contre un individu qui, justement, en avait été légalement dépouillé. « La notoriété de droit est celle qui résulte d’un acte public, comme d’un jugement. Elle excuse l’injure, car la déclaration du juge, comme dit Eveillon, est un droit qui autorise irréfragablement la croyance du crime. Il seroit singulier qu’un misérable, à qui l’on reprocheroit l’infamie à laquelle il seroit condamné, pût, sur ce reproche, obtenir une réparation ». François Dareau, Traité des injures dans l’ordre judiciaire, Paris, 1775, p. 22, (souligné dans le texte).
20 Pierre-Louis Lacretelle, Réflexions, op. cit., p. 364.
21 B.N., F 23675 (1034).
22 Daniel Jousse, Traité de la justice criminelle de France, 4 vol., 1771, vol. 1, p. iij.
23 Claude-Joseph de Ferrière, Dictionnaire de droit et de pratique, op. cit., vol. 1, p. 930, (je souligne).
24 Pierre-François Muyart de Vouglans, Les loix criminelles de France, dans leur ordre naturel, Paris, 1780, pp. 63-64, (je souligne).
25 Bernard Schnapper, « La justice criminelle rendue par le Parlement de Paris sous le règne de François Ier », Revue historique du droit français et étranger, 4e série, vol. 2, 1974, pp. 252-284.
26 Alfred Soman, « La justice criminelle aux XVIe-XVIIe siècles : le Parlement de Paris et les sièges subalternes », Actes du 107e Congrès national des sociétés savantes (Brest, 1982), Paris, 1984, vol. 1, pp. 15-52.
27 Benoît Garnot, « L’ampleur et les limites de l’infrajudiciaire dans la France d’Ancien Régime (XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles) », L’infrajudiciaire du Moyen Age à l’époque contem.poraine. Actes du colloque de Dijon, 5-6 octobre 1995, Dijon, 1996, p. 71.
28 Jean-Pierre Gutton, Domestiques et serviteurs dans la France d’Ancien Régime, Paris, 1981, p. 143.
29 Vincent Milliot, « La surveillance des migrants et des lieux d’accueil à Paris du XVIe siècle aux années 1830 », La ville promise. Mobilité et accueil à Paris (fin XVIIe-début XIXe siècle), Paris, 2000, pp. 21-76.
30 Denis-Laurian Turmeau de La Morandière, Police sur les mendians, les vagabonds, les joueurs de profession, les intrigans, les filles prostituées, les domestiques hors de maison depuis longtems et les gens sans aveu, Paris, 1764, p. 101.
31 Bronislaw Geremek, « Criminalité, vagabondage, paupérisme : la marginalité à l’aube des temps modernes », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 21, 1974, p. 343.
32 Le bonheur, trop rare, de trouver un testament de mort retraçant la carrière criminelle d’un condamné, ne permet pas non plus de constituer un corpus propice à une recherche sur l’infamie.
33 B.N., Joly de Fleury 497, f. 197-216. Pour une correspondance similaire à propos des interprétations possibles de l’amende honorable, voir Joly de Fleury 2192, f. 114-118.
34 Archives Nationales (A.N.), X2b 1334, procès-verbal de Pierre Bouvet, 11 juillet 1750. Je remercie Françoise Hildesheimer de m’avoir permis de consulter, dans les meilleures conditions, la série des procès-verbaux de question et d’exécution X2b 1330 à 1334, en fort mauvais état.
35 Voir la contribution de Benoît Garnot et Hervé Piant dans le présent volume.
36 A partir du registre Y 10559 des A.N., Interrogatoires classés par ordre alphabétique des accusés (1745-1788), il est déjà possible de suggérer que, si les insultes les plus fréquentes stigmatisent le désordre sexuel (« garce », « putain », « maquerelle ») et le vol (« larron »), il n’est pas non plus exceptionnel de trouver des injures associées aux peines infamantes, telles que « membre de galères » (interrogatoire de Jean-Michel Louvet), « banqueroutier ayant arboré le bonnet vert » (interrogatoire de Michel-Geoffroy Derinière) ou « prisonnier qui méritoit la corde » (interrogatoires de Pierre Adam et de Simon Douceur).
37 Bernard Durand, « Remarques sur la récidive en Roussillon au XVIIIe siècle », Revue historique de droit français et étranger, vol. 63, 1985, pp. 39-55.
38 B.N., manuscrit français 6682, p. 161.