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« L’ami le plus cher en tout point »

Aratos dans l’Idylle VI de Théocrite1

Christophe CUSSET

Saint-Etienne

L’Idylle VI a pour destinataire un certain Aratos, apostrophé au deuxième vers du poème. Sans chercher d’abord à identifier ce mystérieux personnage, dans lequel on pourrait voir le même jeune homme que l’Aratos des Thalysies2, « l’ami le plus cher en tout point » (ὁ τὰ πάντα ϕιλαίτατος3) du narrateur Simichidas4, nous voudrions revenir ici sur le statut problématique de ce personnage et sa fonction discursive au sein de l’Idylle VI.

Notons tout d’abord que la forme que prend cette adresse est assez surprenante et constitue un unicum dans le corpus théocritéen. Outre l’Idylle VI, il y a en effet cinq autres idylles qui comportent une adresse au vocatif à l’incipit du poème, et qui se répartissent en deux groupes nettement opposés : d’une part, les idylles « mythologiques » XI et XIII, adressées au médecin-poète Nicias, auxquelles on peut adjoindre l’idylle XXI, à l’authenticité contestée, adressée à un certain Diophantos ; d’autre part, les idylles « érotiques » XII et XXIX, adressées à un jeune garçon5 qui reste anonyme et n’est pas nécessairement le même dans les deux cas. Dans ce second groupe, l’adresse est réduite à un simple vocatif et le poème est bien écrit à l’intention du destinataire qui est en même temps l’objet même du poème : il s’agit de faire l’éloge d’un bel adolescent dont le locuteur (alias le poète ?) est amoureux. Dans le premier groupe, la situation est différente, car le destinataire y est presque réduit à cette fonction même, et ne constitue pas l’objet du discours poétique directement6 ; le vocatif de l’apostrophe n’y est plus isolé, mais se trouve inscrit dans une introduction qui explique et justifie l’adresse en question, en partant d’une formule gnomique, adaptée à la situation psychologique et sentimentale du destinataire, formule qui sera illustrée par un développement mythologique formant le véritable sujet de l’idylle7. Notre Idylle VI emprunte à l’une et l’autre de ces deux formes : le vocatif est isolé et aucune justification n’est donnée à cette adresse, si bien qu’aucune leçon morale ne semble devoir être tirée de ce qui suit8 ; en revanche, Aratos n’est pas non plus le thème développé dans l’idylle qui est composée de deux poèmes insérés ayant pour thème les relations amoureuses de Polyphème et Galatée, et chantés par les deux pâtres Daphnis et Damoitas9. Cette comparaison avec les autres adresses du corpus théocritéen met donc bien en évidence la spécificité de celle de l’Idylle VI pour laquelle l’absence de contextualisation ne laisse d’être intrigante et de rendre problématique la place de cet Aratos au sein de l’idylle.

Avant d’aller plus loin, revenons un instant sur le terme d’« adresse » que nous avons employé jusqu’ici, afin de mieux comprendre le statut d’Aratos dans le discours de l’idylle. La formulation est en effet assez proche de ce que l’on observe dans le style épistolaire : le locuteur semble écrire l’idylle à l’attention d’Aratos qui en est le destinataire particulier ; l’idylle serait une sorte d’épître en vers et l’on sait que, dans le cas de l’Idylle XI, il semble bien y avoir eu une sorte d’échange épistolaire entre Nicias et Théocrite10. Mais il n’est pas sûr qu’ici la situation d’énonciation soit identique. En effet, la nudité même de l’apostrophe rend celle-ci opaque : qui parle ? qui s’adresse à cet Aratos ? Le texte de l’idylle ne comporte aucune marque qui permette d’identifier ce locuteur. C’est uniquement le rapprochement, déjà signalé, avec les Thalysies qui fait conclure en général qu’il s’agit du poète lui-même, mais cette conclusion repose sur de nombreuses données incertaines ou invérifiables. Le rapprochement avec les Thalysies m’invite même à proposer une autre possibilité : plutôt que de supposer que le poète Théocrite s’adresse ici à l’un de ses amis, ne peut-on pas comprendre plus directement que le narrateur anonyme de l’idylle s’adresse ici à un Aratos comme témoin de ce débat poétique entre Daphnis et Damoitas ? Pour le lecteur moderne en effet, cet Aratos n’a qu’une consistance littéraire du même ordre que celle des deux boucoliastes. Il serait possible de lire cette adresse comme une demande de garantie pour le récit entrepris, au lieu de prendre notre Aratos pour le simple destinataire d’une information. L’on a d’ailleurs pu remarquer que le concours entre les deux boucoliastes avait ceci d’anormal qu’il se déroulait en l’absence d’arbitre11 : la présence d’Aratos ne servirait-elle pas à combler cette absence, soit qu’Aratos ait été l’arbitre effectif duquel le narrateur tient son récit, soit que le narrateur demande a posteriori à Aratos de se faire l’arbitre fictif de ce débat auquel il l’invite par son récit ? Il convient en tout cas de remarquer que le cadre dans lequel sont insérées les deux chansons bucoliques comprend bien trois noms d’hommes énoncés dans les deux premiers vers : Damoitas, Daphnis et Aratos et si les noms Δαμοίτας et Δάϕνις s’entrecroisent savamment tout au long de l’idylle dans une succession de chiasmes12, il convient de relever que la prosodie met aussi en rapport, à la coupe penthémimère trochaïque, le nom Ἄρατος et les deux occurrences de Δάϕνις qui l’encadrent ; et, de même que les deux pâtres réunissent leurs troupeaux en un seul lieu, de même le poète réunit dans le même espace de l’idylle trois personnages qu’il nous invite ainsi à mettre en relation13. Nous n’entendons pas imposer cette hypothèse d’un Aratos-arbitre, mais il nous semble que le personnage d’Aratos, dans son opacité même, est une clé de voûte dans l’architecture de l’idylle14.

Venons-en donc à cette question centrale. Que faut-il faire d’Aratos dans l’Idylle VI, prise dans son ensemble ? Quels rapports y a-t-il – s’il y en a au moins un15 – entre Aratos et le reste de l’idylle ? Nous avons déjà vu les liens possibles entre Aratos et le cadre bucolique de la déclamation poétique de Daphnis et Damoitas, mais les choses vont plus loin et Aratos doit être rapproché non seulement du cadre bucolique, mais aussi des chants insérés. En effet, le vocatif Ἄρατε doit être mis en parallèle avec Πολύϕαμε (v. 6). Les liens entre les deux anthroponymes sont multiples : ce sont les seuls vocatifs de l’idylle16 ; la position métrique avant la coupe trochaïque est occupée par ces deux apostrophes ; le vocatif Ἄρατε entre en résonance, par ses sonorités, avec le féminin Γαλάτεια17 dont l’idylle montre qu’il ne s’agit que du propre reflet de Polyphème dans la mer par temps calme : ainsi, comme Galatée est le double réfléchi de Polyphème18, Aratos pourrait reproduire dans le texte quelque chose du narrateur-dédicateur absent19. Le schéma surtout de la relation apostrophé-apostropheur impose le rapprochement :

Dans le chant qu’il prononce en effet, Daphnis, figure légendaire du poète bucolique, donne sa voix à un personnage anonyme qui s’adresse directement à Polyphème pour lui parler d’une Galatée qu’il refuse de regarder ; de la même façon, on peut voir, au niveau de l’idylle, que Théocrite donne sa voix à un narrateur anonyme qui s’adresse à Aratos pour lui parler de deux boucoliastes, dont l’un au moins, Daphnis, est un personnage mythologique au même titre que Galatée. Notons d’ailleurs que ce schéma est thématisé dans le second chant inséré par l’hypothèse émise aux vers 31-32 par Polyphème :

ταῦτα δ’ ἴσως ἐσορεῦσα ποεῦντά με πολλάκι πεμπψεῖ ἄγγελον.

En me voyant agir souvent ainsi, elle m’enverra peut-être un messager.

De la même manière, Galatée donnerait ainsi sa voix à un messager qui reste anonyme et qui viendrait à la porte de Polyphème pour lui parler sans doute d’amour au nom de la nymphe marine, mais le Cyclope ne dit rien de cet hypothétique message, sinon qu’il se refusera à l’écouter s’il ne sort pas directement de la bouche de Galatée (v. 32-33). Cette absence de contenu correspond bien au schéma que nous avons établi, dans lequel le personnage qui constitue le sujet du discours prononcé à un niveau discursif donné, se trouve être le premier locuteur du niveau discursif inférieur ; or, ici, il n’y a pas de niveau discursif antérieur20.

Ce schéma met bien en évidence les positions stables et parallèles d’Aratos et de Polyphème aux différents niveaux d’énonciation.

Enfin, il est possible que les deux vocatifs soient unis par le biais d’un jeu de mots, en rapport direct avec la présence / absence de ces personnages. Il convient de faire ici un détour par le poète des Phénomènes auquel on a parfois voulu identifier le destinataire de notre idylle. Il faut en effet rappeler qu’Aratos de Soles, à l’incipit de son grand poème astronomique, fait sans doute un jeu de mots sur son propre nom, pratiquant en cela une sorte de signature discrète de son œuvre. Le poète y invoque en effet l’influence de Zeus qui n’est jamais « innommé » (ἄρρητον, v. 2). Ce qualificatif permet habilement non seulement de qualifier la divinité, mais aussi de donner le nom du poète, tout en le laissant « innommé »21. Le nom « Aratos » se trouve donc, par approximation verbale, en lien avec le non-nommé, ce qui renforce dans notre idylle, par antithèse, les relations avec le Polyphème des chants insérés : si Aratos relève du non-dit, Polyphème est au contraire « celui qui a une grande renommée » (Polu-phamos)22, celui dont on parle beaucoup23, et l’idylle elle-même en apporte la vérification puisqu’elle ne dit rien de cet Aratos, alors qu’elle chante par deux fois Polyphème comme un personnage légendaire digne de ce nom.

On voit combien est stratégique la position d’Aratos dans le dispositif analogique de l’idylle : c’est un des rares actants du discours poétique à pouvoir être en relation avec les différentes personnes des différents niveaux discursifs. Il est le seul à être interpellé par le locuteur anonyme du poème, s’insère discrètement dans le concours poétique qui oppose au deuxième niveau discursif Daphnis et Damoitas, est invoqué comme l’est le Cyclope et pourtant ne prend jamais – égal en cela à Galatée – la parole en son propre nom ou celui d’autrui. Son nom peut passer aussi bien pour celui d’un poète, digne contemporain de Théocrite, que pour celui d’un mignon de l’âge de Daphnis, tel « l’ami le plus cher en tout point » de Simichidas dans l’Idylle VII. Il est à la fois toujours présent au texte et toujours absent dans le poème. Il n’est en apparence qu’un nom fugitif qui couronne le discours poétique, mais se trouve à l’articulation des multiples discours qui se croisent dans l’idylle. Il apparaît donc qu’Aratos est, dans l’Idylle VI, une sorte de seuil qui fait passer le lecteur du monde réel au monde bucolique et poétique ; c’est un intermédiaire que le poète propose à son lecteur, au-delà même de toute circonstance particulière de composition de l’idylle, pour le faire entrer dans la « danse » bucolique.

Bibliographie

Bader, F. (2002). – « L’homme et la bête, le cuit et le cru, le gaster d’Ulysse et l’orgie dionysiaque de Polyphème », Diotima, 31, 155-168.

Cusset, C. (2002). – « Poétique et onomastique dans les Phénomènes d’Aratos », Pallas, 59, 187-196.

Fantuzzi, M. (1980). – « Ἐκ Διὸς ἀρχώμεσθα. Arat. Phæn. 1 e Theocr. XVII 1 », Mareriali e discussioni per l’analisi dei testi classici, 5, 163-172

Genette, G. (1987). – Seuils, Paris.

Gow, A. S. F. (1952). – Theocritus, Oxford.

Gutzwiller, K. (1991). – Theocritus’ Pastoral Analogies. The Formation of a Genre, Madison.

Hunter, R. (1999). – Theocritus. A selection, Cambridge.

Walker, S. F. (1980). – Theocritus, Boston.

Wilamowitz, U. von (1971). – Kleine Schriften, Berlin.

Zimmerman, C. (1994). – The Pastoral Narcissus. A study of the First Idyll of Theocritus, Lanham.

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1 C’est avec un plaisir ému que je présente ici à M. André Hurst qui est, mutatis mutandis, pour beaucoup d’entre nous aussi, ὁ τὰ πάντα ϕιλαίτατος, cette réflexion sur Aratos qui prolonge une lecture de l’Idylle VI que j’avais faite à Genève sur l’invitation de Mme Alessandra Lukinovich et de lui-même.

2 Sur cette assimilation entre l’Aratos de l’Idylle VI et celui de l’Idylle VII, voir Gow 1952, 118-119 et Hunter 1999, 243. Toutefois, je voudrais souligner qu’il ne faut pas aller trop vite en besogne, dans la mesure où la lecture ne se situe pas au même niveau de réalité. Dans les Thalysies, Aratos est mentionné dans un poème inséré (v. 96-127) prononcé par le narrateur homodiégétique Simichidas, qui est identifié comme tel ; il est donc un personnage doublement poétique, situé à un niveau fictionnel au second degré. Dans l’Idylle VI, en revanche, la mention d’Aratos n’apparaît pas dans un chant inséré ; on sort ici de la fiction poétique, et c’est plus légitimement le poète Théocrite qui s’adresse ici à Aratos, ou du moins un narrateur hétérodiégétique que l’on est tenté d’assimiler au poète lui-même. Cette différence dans les voix discursives a pour conséquence que l’assimilation (faite par les scholies avec prudence et sans aucun caractère catégorique) de l’Aratos de l’Idylle VI à l’auteur des Phénomènes n’est pas totalement aberrante (rappelons ici l’intertexte qui lie les incipits des Phénomènes et de l’Idylle XVII : cf. Fantuzzi 1980) ; cette identification, récusée par Wilamowitz 1971, 74-85 sans doute à juste titre, a néanmoins l’avantage de mettre en évidence cette différence discursive. Autre conséquence de cette mise en garde prudente : Aratos, dans l’Idylle VI, est peut-être plus qu’un mignon auquel Théocrite envoie un message mythologiquement codé.

3 Theoc.7.98. Cet Aratos est également nommé en 7.102 et apostrophé en 7.122.

4 Celui-ci est en général assimilé au poète Théocrite lui-même : voir, par exemple, Gow 1952, 127-129.

5 ὦ ϕίλε κοῦρε, 12.1 ; ὦ ϕίλε παῖ, 19.1.

6 Il peut en être toutefois l’objet indirect si l’on considère que l’idylle repose sur un rapport métaphorique entre le mythe et la réalité : Nicias devrait ainsi trouver un double de lui-même dans le Cyclope de l’Idylle XI.

7 A savoir, le dépit amoureux de Polyphème dans l’Idylle XI et l’enlèvement d’Hylas dans l’Idylle XIII.

8 C’est d’ailleurs l’opinion de Walker 1980, 61 sur la manière de lire cette idylle : « it is better not to assume that Idyll VI contains a ‘lesson’ which would apply directly to Aratus and his problematic sex life ».

9 A moins qu’il ne faille considérer ici aussi le rapport entre les chants mythologiques et l’adresse à Aratos sous un angle métaphorique, mais ce rapport n’est pas ici explicitement proposé par le poète.

10 On pourrait, à la limite, considérer qu’Aratos est aussi le simple dédicataire de l’idylle. Dans ce cas, ce serait bien le poète Théocrite qui dédierait son poème à un Aratos bien réel et contemporain – pourquoi pas dans ce cas l’auteur des Phénomènes ou celui des épigrammes 11.437 et 12.129 de l’Anthologie Palatine ? –, mais il n’est pas exclu que le narrateur adresse son récit à un Aratos fictif (voir ci-après). Sur toutes ces questions relatives à la dédicace, voir Genette 1987, 110-127 ; l’auteur signale toutefois (p. 120) que la pratique de la dédicace semble naître dans le monde latin, ce qui tend à ne pas aligner l’apostrophe à Aratos sur cette pratique.

11 Dans l’Idylle V au contraire l’arbitre est explicitement installé dans ses fonctions.

12 Voir l’alternance régulière des occurrences aux vers 1, 5 / 20, 42 et 44.

13 Il est aussi possible qu’au vers 5 le poète tente une anagrammatisation du nom Ἄρατος à travers la répétition de πρᾶτος et le verbe ἄρξατο. Ce jeu anagrammatique mettrait alors Aratos au cœur de l’agôn entre Damoitas et Daphnis.

14 Gutzwiller (1991, 130) a déjà souligné l’importance de ce vocatif dans la construction de cette idylle dont le sujet véritable serait, dans la perspective de lecture qui est la sienne, l’analogie elle-même : ce vocatif signalerait essentiellement une relation entre Aratos et le locuteur de l’apostrophe (qu’elle assimile au poète Théocrite), relation qui aurait pour rôle de prolonger la relation analogique entre les personnages du cadre et ceux des chants insérés.

15 Là encore, la comparaison avec les autres idylles montre qu’il y a toujours un rapport entre le contenu du poème et le destinataire de l’adresse.

16 Πολύϕαμε est repris avec emphase au v. 19, en même position métrique. Ces deux vocatifs encadrent le chant prononcé par Daphnis, tout comme les deux premières occurrences du nom Δάϕνις encadrent le vocatif Ἄρατε.

17 On remarque dans les deux noms la même succession liquide – dentale. Les séquences vocaliques ont toutefois des quantités différentes. En outre, comme Γαλάτεια, le nom Ἄρατος n’a qu’une seule occurrence dans l’idylle.

18 Sur la relation narcissique de Polyphème et Galatée, voir Zimmerman 1994, 49, 70-71 et Hunter 1999, 257-258.

19 En effet, la γαλάνα (v. 35) produit cette belle Galatée (Γαλάτεια) qui n’est autre que la κώρα (jeune fille / pupille, v. 36) du Cyclope qui se contemple dans l’eau. Voir Gutzwiller 1991, 129. Le reflet même du Cyclope indique un principe organisateur de reflets et d’échos dans la construction de l’idylle.

20 On pourrait imaginer, pour boucler le schéma, que Galatée parlera à Polyphème, par métaphore, des amours contrariées de Théocrite !

21 Sur ce jeu de mots, voir Cusset 2002, 187-196 (notamment la bibliographie signalée dans la note 10).

22 Voir Bader 2002.

23 Cf. l’expression ὥς με λέγοντι au vers 34 qui inscrit le Cyclope déjà dans la légende.