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L’Agamemnon d’Eschyle et la vengeance d’Harpage

A propos d’Hérodote (1.107-129)

Paola CECCARELLI

Rome

Il est généralement admis que le récit de l’avènement de Cyrus est formé d’éléments composites : traditions pouvant avoir un fondement historique, motifs folkloriques, réélaboration hérodotéenne1. Mais le dosage des éléments peut varier considérablement suivant les points de vue. Ainsi, Karl Reinhardt souligne, dans le logos relatif à la jeunesse de Cyrus, l’élément oriental, antérieur à Hérodote : en particulier, la punition infligée par Astyage à son visir Harpage serait à rapprocher d’autres « nouvelles » persanes2. D’autres savants préfèrent considérer cette punition, qui prend l’aspect d’un « banquet de Thyeste », comme un apport propre à Hérodote : l’enquêteur aurait conféré à Harpage – le général à qui la tradition ionienne attribuait la conquête des cités grecques d’Asie Mineure (Hdt.1.141-177) – un rôle important également dans les chapitres concernant la jeunesse de Cyrus (1.107-130), ce qui lui aurait permis de relier les deux blocs narratifs3. Enfin, le contraste entre éléments apparemment disparates et unité de l’ensemble a été expliqué par l’hypothèse d’une réélaboration unitaire non grecque de traditions variées, réélaboration présentant une tradition aristocratique mède, à laquelle Hérodote aurait puisé4.

Or, si le rôle d’Hérodote dans la mise en discours des traditions recueillies par lui ne peut être mis en doute, et si d’autre part il est évident qu’il y a des limites à la critique des sources, qu’on ne peut donc pas distinguer avec précision les différentes traditions qui ont conflué dans cette partie des Histoires, l’histoire d’Harpage présente toutefois des éléments précis qui semblent renvoyer à une réflexion et à une mise en forme d’Hérodote ; c’est cela que cet article va s’attacher à démontrer.

Un premier élément, d’ordre philologique, a été souvent invoqué comme trahissant le caractère grec de l’histoire d’Harpage : l’aspiration initiale du nom du général. Dérivant d’une étymologie populaire – Ἃρπαγος : « le Pilleur » –, elle ne peut avoir été rattachée au nom iranien *Arbaka (« le jeune, faible ») que dans un milieu grec5.

L’envoi par Harpage d’un message épistolaire incitant le jeune prince Cyrus à se rebeller contre Astyage pourrait, lui, dépendre directement d’une initiative d’Hérodote. L’importance de cet envoi dans l’économie du récit est évidente : la lettre est rapportée en entier, ce qui est rare dans les Histoires6 ; de plus, elle réapparaît dans le dialogue entre Harpage et le roi des Mèdes Astyage qui clôt le logos et en offre une interprétation d’ensemble :

Debout devant (Astyage) prisonnier, Harpage l’accablait de sa joie et de ses insultes ; entre autres propos cruels, il lui demanda, en réplique au repas où il lui avait servi la chair de son fils, s’il goûtait l’esclavage au sortir de la royauté. Le roi leva les yeux vers lui, et, à son tour, lui demanda si le succès de Cyrus était son ouvrage (εἰ ἐωυτοῦ ποιέεται τὸ Kύρου ἔργον). Harpage s’en vanta : il avait lui-même écrit à Cyrus ; en toute justice, c’était bien son ouvrage (Ἅρπαγος δὲ ἔϕη, αὐτὸς γὰρ γρὰψαι, τὸ πρῆγμα ἑωυτοῦ δὴ δικαίως εἶναι). Astyage alors lui déclara (ἀπέϕαινέ τῷ λόγῳ) qu’il était l’homme le plus stupide et le plus injuste qui fût… (Hdt.1.129 ; traduction Barguet 1964)

Ce dialogue résumant l’essentiel de l’affaire confère à l’échange épistolaire entre Harpage et Cyrus un rôle central7 : Hérodote introduit dans le cadre de l’opposition traditionnelle entre λόγος et ἔργον un troisième élément, l’écriture8. Harpage en effet, parce-qu’il a écrit, s’attribue le mérite de l’entreprise (ἔργον) menée à bien par Cyrus. La terminologie utilisée, riche en oppositions et précisions qui du point de vue de la narration ne semblent pas strictement nécessaires (ainsi le τῷ λόγω suivant ἀπ΄αινέ9), montre que nous ne sommes pas devant un motif folklorique ou une « nouvelle », mais bien devant une réflexion hérodotéenne.

Mais si le rôle joué par Hérodote dans la configuration de cette partie de son œuvre apparaît indiscutable, s’il est également évident qu’ici l’enquêteur ne s’est pas simplement limité à recueillir des traditions10, il reste à comprendre la raison de ses choix. L’ensemble se présente en effet comme plutôt étonnant : non seulement on nous parle de l’envoi d’une lettre et non seulement ladite lettre est citée en entier ; mais la façon dont elle est transmise à son destinataire est elle aussi tout à fait remarquable. Harpage coud en effet la lettre dans le ventre d’un lièvre qu’il confie, avec des filets de chasseur, à un serviteur sûr ; celui-ci, une fois arrivé en Perse, remettra l’animal à Cyrus, en lui suggérant de le découper de sa propre main, sans que personne ne soit présent11 – stratagème rendu nécessaire par le fait que les routes sont surveillées.

Envoyer un lièvre d’Ecbatane en Médie jusqu’en Perse ne semble toutefois pas être le meilleur moyen de ne pas attirer l’attention. Certes, Hérodote nous dit que déjà auparavant Harpage avait commencé à rechercher l’amitié de Cyrus en lui envoyant des cadeaux12. Mais d’une part, il suffit d’imaginer l’état de l’animal au moment de son arrivée pour voir qu’un l’envoi d’un tel « cadeau » ne pouvait que faire naître des soupçons13. De l’autre, le stratagème en rappelle de près d’autres, bien grecs : celui d’Histiée tatouant un message sur le crâne rasé d’un serviteur qu’il envoya à Milet une fois que ses cheveux eurent repoussé, et celui de Démarate écrivant son message pour les Spartiates sur le bois d’une tablette, qu’il recouvrit ensuite de cire ; les trois récits présentent même des consonances terminologiques14. Il est donc raisonnable d’en déduire que l’histoire de la lettre cachée dans le ventre du lièvre est due à Hérodote, et constitue une variante par rapport aux deux autres stratagèmes mentionnés15.

Pourquoi toutefois choisir un lièvre ? Les explications avancées jusqu’à présent ne sont pas très satisfaisantes. Erbse reste sur un plan très général, lorsqu’il suggère que le lièvre avec l’écrit cousu dans son ventre représenterait symboliquement la relation secrète existant entre Harpage et Cyrus16. Une explication de type anthropologique a été proposée par Konstan : l’attribution de la parole à un animal correspondrait à une transgression des limites naturelles17. Si le logos mède présente quantité de transgressions, si donc cette explication peut avoir une certaine validité, elle ne peut cependant pas être acceptée telle quelle : en premier lieu, le lièvre n’a d’autre fonction que celle de conteneur, et en tant que tel on ne voit pas en quoi il serait transgressif ; ensuite, le problème de savoir pourquoi Harpage choisit justement un lièvre et non pas un autre animal reste entier. D’autres raisons peuvent être avancées. Ainsi, le lièvre passe pour un mets particulièrement raffiné18 ; il s’agit aussi d’un animal extrêmement rapide, symbolisant donc parfaitement la vitesse avec laquelle Harpage veut que son message atteigne Cyrus. Enfin, le lièvre est un de ces cadeaux typiques qu’un erastes offre à son eromenos : sur de nombreux vases attiques, on peut voir des lièvres (ou des lapins) offerts par des hommes barbus à des jeunes19. Au vu de la différence d’âge entre Harpage et Cyrus, un tel cadeau aurait pu, d’un point de vue grec, paraître approprié.

Mais une raison plus spécifique pour ce choix pourrait résider dans l’histoire d’Harpage et de ses rapports avec Astyage. Celle-ci présente aussi des points qui laissent entrevoir une intervention hérodotéenne ; il devient alors possible de reconnaître dans l’ensemble un dessin cohérent.

Harpage apparaît dans les Histoires au moment où Astyage lui ordonne de tuer et d’ensevelir le petit Cyrus, ce qu’il refuse de faire, préférant confier la tâche à un subordonné, un bouvier d’Astyage. Le bouvier, persuadé par sa femme, Spako20, élèvera l’enfant comme s’il était le sien – jusqu’au jour où le caractère royal de Cyrus sera reconnu. Cette partie du récit est très élaborée – beaucoup plus que ne le requièrent les circonstances21 ; mais l’introduction d’Harpage dans le récit de l’exposition et de l’enfance de Cyrus permet à Hérodote d’en atténuer le caractère folklorique, pour lui prêter les traits d’une intrigue de cour. De plus, la terrible punition qui sanctionne la désobéissance d’Harpage justifiera sa trahison22.

Cette punition (le roi fait tuer le fils unique du visir, le fait découper et apprêter, et invite Harpage à un banquet, au cours duquel on lui sert la chair de l’enfant) est vraisemblablement aussi une insertion secondaire dans le récit de la succession de Cyrus à Astyage, le banquet ayant été modelé sur celui de Thyeste. Les termes dans lesquels l’histoire est racontée semblent renvoyer à l’Agamemnon d’Eschyle23. Ainsi le βορή (proleptique chez Hérodote, car Harpage ne sait pas encore qu’il a mangé la chair de son fils) correspond à βορά chez Eschyle ; Astyage, qui se vante d’avoir offert une θοίνη à Harpage, est le pendant d’Atrée, le χαλεπὸς θοινάπηρ de l’Agamemnon24 ; de même, la référence d’Hérodote à l’âge du fils d’Harpage (treize ans) pourrait être en rapport avec la (problématique) affirmation d’Egisthe d’avoir été, « treizième enfant de mon malheureux père », exilé avec lui par Atrée : contre de nombreux critiques, Fraenkel a fait valoir, en défendant ce passage, le caractère particulier, symbolique, du nombre treize25. Les deux histoires sont aussi rapprochées par le détail de la table individuelle, à laquelle Thyeste et Harpage prennent leur repas, et par la présence de chiens – voire de loups26.

Par ailleurs, il est évident qu’il ne s’agit pas, avec l’histoire du festin d’Harpage, d’un emprunt sans rapport avec le reste du récit, puisque le logos mède des Histoires est émaillé de récits de banquets anomiques27. Hérodote a donc bien repris des motifs grecs, mais il les a profondément ancrés dans le tissu de son récit. Dès lors, pourquoi ne pas mettre le lièvre envoyé par Harpage en rapport avec le reste de son histoire ? L’Agamemnon d’Eschyle – qu’Hérodote a déjà mis à contribution à propos du banquet offert par Astyage à Harpage – présente un présage lié à l’anéantissement d’une hase pleine28. Au moment du départ des deux rois achéens pour Troie, deux aigles, raconte le chœur, leur apparurent, en train de dévorer une hase pleine ; Calchas reconnaît dans les aigles les deux Atrides, qualifiés quelques vers plus loin de μαχίμους λαγοδαίτας, « belliqueux dévoreurs de lièvres ». Le devin rappelle ensuite la colère d’Artémis contre les chiens ailés de son père, coupables d’avoir immolé avant sa délivrance la malheureuse hase avec sa portée ; en exprimant l’espoir qu’Artémis n’envoie pas des vents contraires aux nefs des Danaens, il fait allusion au sacrifice d’Iphigénie ; et il conclut finalement en remarquant que « prête à se redresser un jour terrible, une intendante perfide garde la maison, la Colère, qui n’oublie pas et veut venger un enfant » (μίμνει γὰρ ϕοβερὰ παλίνορτος οἰκονόμος δολία μνάμων Μῆνις τεκνόποινος)29. Le présage renvoie donc au sacrifice d’Iphigénie et à la colère vengeresse de Clytemnestre, mais aussi à un crime plus lointain, le banquet de Thyeste, pour lequel un vengeur est resté dans la maison en la personne d’Egisthe30.

Si le présage de la hase pleine évoque le banquet de Thyeste, le choix d’Harpage d’envoyer à Cyrus, porté par un serviteur que des filets (δίκτυα) déguisent en chasseur31, un lièvre « plein » d’un message de rébellion, doit lui aussi être lié au banquet apprêté par Astyage. Cela d’autant plus que, comme nous l’avons vu, Harpage insistera lors de sa dernière rencontre avec Astyage sur le fait que son message – et le banquet qui a provoqué sa colère – ont causé la ruine du roi bien davantage que l’entreprise de Cyrus.

Il semble donc possible de penser que le choix d’un lièvre pour mettre en œuvre un stratagème qui ressemble à d’autres stratagèmes des Histoires ait été influencé par la parodos de l’Agamemnon d’Eschyle32. Hérodote a construit le récit du banquet d’Harpage et celui de sa vengeance avec des éléments venant d’un mythe grec rendu célèbre par les tragiques et il les a insérés avec soin dans le tissu narratif des Histoires, où ils trouvent des échos dans d’autres banquets sauvages. L’image de la hase pleine dévorée par les aigles semble toutefois avoir été propre à Eschyle : on n’en trouve pas de trace dans le reste de la tradition. Si le choix d’un lièvre comme moyen de vengeance dans l’histoire d’Harpage dérive bien de la parodos de l’Agamemnon, il devient possible d’ajouter encore un élément au dossier des rapports entre Hérodote et les tragiques et de postuler, pour ce cas précis, un rapport direct entre l’Agamemnon et le texte des Histoires.

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1 Hdt.1.95-130 ; traitement nuancé chez Schwabl 1969 et von Fritz 1967, 284-287. Ce dernier met en évidence les nombreuses contradictions de ce logos, en soulignant d’une part la présence de « Märchenmotive » communs aux traditions occidentales et orientales, d’autre part la rationalisation à laquelle Hérodote soumet l’ensemble. La critique avancée par Pelling (1996, 74 et n. 32) ne touche qu’un point marginal.

2 Reinhardt 1960, 336 : Astyage se réjouit de la survie de Cyrus, mais punit Harpage, tout comme Cambyse se réjouit de la désobéissance de ses serviteurs, grâce à laquelle Crésus est encore en vie, mais les fait tuer justement à cause de cette désobéissance, Hdt.3.36.

3 Ainsi par exemple Aly 1921, 46-47 et 50. Pour Fehling (1989, 110-111) tout le logos de l’avènement de Cyrus est une construction hérodotéenne – ce qui semble difficile à accepter ; les « banquets de Thyeste » offerts par les Scythes à Cyaxare (Hdt.1.73) et par Astyage à Harpage seraient à mettre sur le même plan (198-199 : « in both stories the motif certainly does not come from a local source but from Greek myth »). Reinhardt (1960, 336-337) au contraire voit dans le « repas de Thyeste » un motif commun aux traditions grecque, perse et germanique.

4 Ainsi Murray 20012, 38-39. Une variante de cette position voit dans la source d’Hérodote les Harpagides de Xanthos (outre les références dans Murray, l.c., voir Asheri 1988, CXI).

5 H. Sancisi Weerdenburg dans Murray 20012, 38-39 n. 49 ; Schmitt 2002, 41-42. Quant à Astyage (« destructeur de cités », suivant l’étymologie grecque, alors qu’en perse le nom serait plutôt *Asti-gua, « qui agite sa lance »), il correspond à l’Ishtumegu de la chronique babylonienne relatant la soumission des Mèdes par Cyrus : cf. Schmitt 2002, 48-50 ; Lenfant 2004, XLIX. Ctésias parle d’un Mède Arbakès persuadant les Mèdes et les Perses de se rebeller contre les Assyriens de Sardanapale (Ctes. F1b24-28, F1pα, F1pδ, F1pε, et F1q, F5, 32.5-6 Lenfant = D.S.2.24-28, Ath.12.528f-529a, Nic. Dam. FGrHist 90 F2, F3, et Ath.12.529b-d) ; or, chez le même Ctésias, Cyrus, lorsqu’il songera à se rebeller contre le roi Mède Astyage, se rappellera d’Arbakès et le prendra en exemple, F8d12 Lenfant = Nic. Dam. FGrHist 90 F 66. Lenfant (2004, 255 n. 389) commente : « Cyrus apparaît ainsi comme un nouveau Arbakès » – troublante coïncidence ! Un stratège perse du nom d’Harpage est aussi actif à l’époque de la révolte d’Ionie : c’est lui qui en 493, après la défaite des Ioniens à Lade, capturera Histiée, Hdt.6.28.2 et 30.1. Qu’il ait été un descendant ou non de l’Harpage mède, la présence d’un général portant le même nom dans un contexte similaire (la soumission des Grecs d’Asie mineure) ne pouvait en tout cas que raviver – avec toutes les déformations que cela peut impliquer – de vieux souvenirs.

6 Le seul autre cas de citation intégrale est la lettre d’Amasis à Polycrate, Hdt.3.40. Le fait d’attribuer une lettre à un Oriental s’insère par ailleurs bien dans les « choix épistolaires » des Histoires : cf. Ceccarelli 2002.

7 La symétrie entre ce dialogue, qui clôt le récit de l’avènement de Cyrus, et celui entre Astyage et Harpage, ouvrant ce même récit (1.108.4-5 1.129), est la marque d’une construction élaborée ; cf. Heni 1976, 143 n. 161.

8 Pour l’opposition logos / ergon, voir Parry 1981 (49-50 sur Hérodote) ; Heinimann 1945, 43-58. Pour ergon chez Hérodote : Licciardi 1991, en part. 75 n. 14. Etant donné le rapport entre cette partie des Histoires et le motif du banquet de Thyeste, il vaut la peine de signaler qu’une opposition entre logos et ergon apparaît aussi dans un fragment du Thyeste d’Euripide (fr. 4 Jouan / Van Looy = 394 Kannicht) : οὐ πώποτ’ ἔργου μαᾶλλον εἱλόμην λόγους, « Jamais je n’ai préféré la parole à l’action ». Jouan / Van Looy (2000, 174) suggèrent pour cette pièce une datation entre 455 et 425 (ou au plus tard 421) av. J.-C.

9 On retrouve toutefois un ἀπέϕαινε τῷ λόγῳ en Hdt.5.84 ; dans ce deuxième cas la iunctura ne semble pas avoir une raison d’être particulière.

10 Hérodote en avait plusieurs à disposition, précisément pour ce segment de son œuvre, comme il le dit lui-même au début du logos sur l’avènement de Cyrus, en 1.95 : « J’adopterai dans mon récit l’opinion de certains Perses, qui cherchent moins à glorifier Cyrus qu’à dire la vérité, bien que je connaisse trois autres versions de cette histoire (ἐπιστάμενος περὶ Κύρου καὶ τριϕασίας ἄλλας λόγων ὁδοὺς ϕῆναι) ». (Trad. Barguet 1964)

11 Hdt.1.123.3-4. Rosenmeyer (2001, 47) compare l’ouverture du lièvre par Cyrus (qui « lira » les entrailles de l’animal) à un rituel d’haruspicine ; elle remarque aussi que la réussite du stratagème dépend quand-même d’un message oral de la part du serviteur.

12 1.123.1.

13 Comme l’a souligné Aly (1921, 51), un Perse aurait difficilement eu l’idée de faire voyager un lièvre d’Ecbatane jusqu’en Perse : « das ist von jemand ersonnen, der weit vom Schuß saß und für den hinter Agbatana sehr bald Persien kam ». Hérodote se borne à dire que Cyrus vivait « en Perse » (1.123.3) ; mais dans le « cylindre de Cyrus », Cyrus qualifie son père Cambyse, son grand père Cyrus I et leur ancêtre Teispes de « grand roi, roi d’Anshan ». Or, Anshan est localisée à une centaine de kilomètres de Persépolis et Pasargades (Cuyler Young 1988, 24-25), à plus de 500 km. d’Ecbatane.

14 Cf. Fehling 1989, 200-201 ; Erbse 1992, 38-39. Bichler (2000, 244 n. 103) rapproche aussi le stratagème de Timoxeinos, une lettre enroulée autour d’une flèche, Hdt.8.128. Les consonances verbales ne concernent pas les stratagèmes, trop différents entre eux pour qu’on ait pu faire usage d’une même terminologie, mais la surveillance exercée par le pouvoir royal sur les routes, rendant toute communication ouverte dangereuse : 1.123.3 (ἄλλως μὲν οὐδαμῶς εἶχε ἄτε τιῶν ὁδῶν ϕυλασσoμένων) 5.35.3 (ἄλλως μὲν οὐδαμιῶς εἶχε ἀσϕαλέως σημῆναι ὥστε ϕυλασσομένων τῶν ὁδῶν) 7.239 (ἄλλως μὲν δὴ οὐκ εἶχε σημῆναι, ἐπικίνδυνον γὰρ ἦν μὴ λαμϕθείη). La surveillance des routes fut par ailleurs introduite bien plus tard par les Achéménides : encore un anachronisme, prouvant que ce récit est une construction postérieure (ainsi déjà Schubert 1890, 76).

15 Erbse 1992, 38. Pour d’autres éléments renvoyant à un logos bien grec, cf. Aly 1921, 52.

16 Erbse 1992, 38.

17 Konstan 1983, 8 : Hérodote aurait voulu souligner l’anomie résidant dans le fait d’attribuer à un animal une caractéristique typique de l’homme, à savoir la parole.

18 Dans la tradition grecque et latine tardive : cf. Bertrand-Dagenbach 1997. Pour la période qui nous intéresse, la comédie fournit de nombreux exemples (cf. ζῆν ἐν πᾶσι λαγῴοις, Ar. V.709 ; cf. aussi Ar.Ach. 1006, Pax1196 ; Telecl. 34 K.-A. ; Pl. Com. 188.10 K.-A.).

19 Cf. Barringer 2001.

20 Le nom mède Spako correspond, selon le narrateur, au grec Kυνώ, ‘chienne’ : un élément, rationalisé, du motif folklorique de l’enfant abandonné et nourri par un animal. Pour la formation de la légende, cf. 1.122.3 ; il est possible que la rationalisation ait été antérieure à Hérodote, cf. Asheri 1988, 338. Le chien, animal sacré de Mithra, était particulièrement respecté en Iran : Asheri 1988, 336 et 347.

21 Cf. Long 1987, 130-131.

22 Ainsi déjà Schubert 1890, 74-76 ; Long 1987, 131 ; Erbse 1992, 32-33.

23 Cf. Erbse 1992, 33 et n. 7. Les alternatives sont les Thyeste de Sophocle ou d’Euripide, ou des versions antérieures du mythe, qui avait déjà été traité dans l’Alkmeonis (fr. 6 Bernabé) et par Phérécyde (FGrHist 3 F 133). Pour le rapport entre Hérodote et la tragédie cf. en dernier Said 2002. Dans l’Agamemnon, Egisthe rappelle le banquet offert par Atrée à son frère aux vers 1594-1602, et Cassandre aux vers 1095-1097 et 1217-1222 (cf. la réaction du chœur aux vers 1242-1244) : cf. Neitzel 1985b. Le rapprochement est encore plus fort si l’on considère qu’il devait y avoir une forme de parenté entre Astyage et Harpage : c’est du moins une des raisons que ce dernier invoque pour expliquer à sa femme son refus de tuer Cyrus (καὶ ὅτι αὐτῷ μοι συγγενής ἐστι ὁ παῖς, Hdt.1.109.3).

24 Respectivement, Hdt.1.119.5.AA.1597 (et aussi βεβρωμένας A.A.1097.⊛βεβρώκοι Hdt.1.119.6) ; et Hdt.1.119.5 et 1.129.1 ⊛A.A. 1502. Il ne s’agit ici évidemment pas d’un vocabulaire spécifique aux tragiques ; mais la similitude du contexte rend les rapprochements plus forts. Cf. Aly 1921, 50-51 et n. 2, qui souligne aussi qu’offrir des σῶστρα (sacrifices de remerciement, Hdt.1.118.2) est une coutume grecque (d’ailleurs, Atrée avait pris comme prétexte la célébration d’un sacrifice, ⊛A.A 1592).

25 Respectivement Hdt.1.119.2 et A.A.1605. Ce vers de l’Agamemnon a souvent été considéré comme corrompu, le nombre treize des fils de Thyeste semblant douteux (il n’y a aucun parallèle dans le reste de la tradition) ; ainsi par exemple Neitzel 1985 a, 366-371. On sait toutefois que Thyeste avait au moins encore une fille qui survécut. Pour une défense de la leçon transmise τρίτον γὰρ ὄντα μ’ ἐπὶ δέκ’ ἀθλίωι πατραί cf. Fraenkel 1950, 758-760 ; ainsi déjà Mazon et maintenant West.

26 Trapezai individuelles : Hdt.1.119.3 ; A.A.1595 (mais voir Neitzel 1985b). Chiens : cf. le sauvetage de Cyrus par Kυνώ, la chienne ; quant à l’Agamemnon, les aigles dévorant la hase sont dits « chiens du père » (135) ; Clytemnestre se compare à une chienne de garde (607) et appelle Agamemnon « chien de l’étable » (896) ; Cassandre est rapprochée d’une chienne flairant le sang (1093) ; Clytemnestre est, dans les paroles de Cassandre, une « odieuse chienne » (1228). Sur tout cela, et plus généralement sur le rapprochement entre le banquet de Thyeste et celui d’Harpage, voir Burkert 19972, 119-125.

27 Cf. Hdt.1.73.3-6 (les Scythes, pour se venger d’avoir été punis par Cyaxare, apprêtent un des jeunes Mèdes dont l’éducation leur a été confiée et le servent à Cyaxare et aux nobles Mèdes) ; Hdt.1.106.2 (Cyaxare invite les Scythes et lorsqu’ils sont ivres il les massacre, reprenant ainsi le contrôle de l’Asie). Des banquets sanglants font partie aussi de la suite de l’histoire de Cyrus : le roi a le dessus sur une partie de l’armée des Massagètes grâce à un banquet qui les fait tomber dans l’ivresse (Hdt.1.211.2-3) ; la reine Tomyris trempera sa tête dans un tonneau plein de sang pour qu’il puisse apaiser sa soif (1.214.4-5, cf. 212.2-3).

28 Il s’agit d’un passage dont l’interprétation et le texte même ont été beaucoup discutés ; voir Fraenkel 1950, 67-94 et 96-99. Précisons d’emblée que les termes utilisés pour définir l’animal varient : λαγίναν ἐρικύμονα ϕέρματι γένναν au v. 119, glosé par le scholiaste τὸν λαγωόν (l’adjectif λάγινος n’est pas autrement attesté, Fraenkel 1950, 72) ; λαγοδαί τας au v. 124 ; et αὐτότοκον… πτάκα au v. 136. Il s’agit toujours d’une femelle ; chez Hérodote au contraire on trouve par quatre fois λαγός (1.123.41.124.1), et il s’agit d’un mâle – toutefois plein.

29 Respectivement, AA.114-120 ; 124 ; 134-37 ; et 152-55.

30 Furley 1986. Cf. A.A. 1497-1503 : en apostrophant le chœur, Clytemnestre, qui vient de tuer Agamemnon, refuse d’être considérée comme l’épouse du mort, prétendant incarner plutôt l’alastor, le génie vengeur d’Atrée, sacrifiant un guerrier pour venger des enfants.

31 Hdt. 1.123.4 ; or, l’image du filet apparaît à plusieurs reprises dans l’Agamemnon : le filet (δίκτυον) enveloppant Troie n’a laissé échapper ni homme ni enfant, 357-361 ; Cassandre est prise au filet du sort, 1048 ; dans son délire, elle voit un filet envelopper Agamemnon, 115-116 ; Egisthe parle du filet de la justice, dans lequel Agamemnon a enfin été pris (1610).

32 Rappelons qu’Eschyle est parmi les rares auteurs mentionnés par Hérodote (2.156.6 : il aurait fait d’Artémis la fille de Déméter, suivant en cela les Egyptiens) ; le seul autre tragique mentionné explicitement est Phrynichos, 6.21.