Le Dioscoride de Vienne – un ouvrage censuré ?
Les plantes qui font dormir, rêver agréablement voire vivre des expériences érotiques inoubliables, ou plus prosaïquement éliminer hommes ou animaux indésirables, étaient connues de tous les peuples de l’Antiquité, même si localement, selon les climats, on avait recours à des espèces différentes possédant des vertus semblables. Au gré des usages, elles ressortissent de la magie, de la sorcellerie, de la médecine interdite ou de la médecine curative. Lors des rites initiatiques, on consommait des préparations à base de plantes psychoactives, comme le κυκεών, bu de nuit à l’équinoxe d’automne, lors de la célébration des Grands Mystères d’Eleusis1.
Si la découverte des vertus hallucinogènes de la jusquiame est l’affaire d’un demi-dieu, Héraclès2, la cueillette et la culture des grandes vénéneuses sont plutôt l’affaire des femmes, comme la déesse Hécate, qui élève dans son jardin secret la mandragore, la jusquiame et l’aconit, parmi les plus dangereuses, ou sa fille Médée qui recueille les plantes maléfiques par monts et par vaux à dos de dragon. Plus tard, un amateur de botanique appliquée, Attale III Philométor, aura toujours à disposition dans son palais les plantes vénéneuses que l’on retrouve dans Ἀλεξιϕάρμακα de Nicandre : la jusquiame, la ciguë, l’aconit et le dorycnion.
Les vertus des plantes médicinales, hallucinogènes ou soporifiques – comme la mandragore, le pavot somnifère, les jusquiames et les Solanum – ont fait l’objet de nombreux traités de médecine, dès Hippocrate, et de botanique, dès Théophraste. Chez Dioscoride, nous en avons une description à la fois taxinomique et médicinale. Une éthique certaine prévalait chez ces derniers auteurs : ils se refusent à décrire les propriétés des plantes jugées suspectes ou dangereuses. De même, Pline précise au livre 21, 105, à propos d’une espèce de στρύχνος, une morelle dangereuse, qu’elle
« … n’est à décrire que très sommairement, puisqu’ on traite de remèdes et non de poisons, car quelques gouttes de son suc causent aussi la folie. Cependant les auteurs Grecs en ont aussi plaisanté : ils ont dit qu’à la dose d’une drachme, elle fait perdre le sens de la pudeur, et mentionnent des hallucinations et des visions qu’on croit réelles ; qu’à dose double, elle cause une véritable folie, à dose supérieure, la mort immédiate. »3
Plus loin, à propos de la plante qui rend hébété, le μοριών, il poursuit :
« Elle a été louée par Dioclès et Evénor, et même en vers par Timaristos, par un étrange oubli de ne pas nuire… »
Pour Pline, la prise d’hallucinogènes à fins divinatoires est méprisable :
« Les devins qui veulent se montrer vraiment en transes pour donner plus de crédit à leurs impostures prennent en boisson la racine de l’halicacabon. »4
Bien que les plantes psychoactives du bassin méditerranéen appartiennent pour la plupart à la famille des solanacées, les correspondances entre noms et descriptions antiques et noms scientifiques modernes restent délicates pour plusieurs espèces, malgré les nombreuses supputations dont elles ont fait l’objet.
Les botanistes et voyageurs ont tenté, dès la Renaissance, de retrouver en Grèce et en Asie Mineure les espèces décrites par Théophraste et Dioscoride. Ils l’ont fait, comme John Sibthorp en 1786-1787 et 1794-1795, sur la base de descriptions succinctes et assurément sans l’aide de planches coloriées. On ne s’étonnera guère que, même dans la réédition de 1998 du Codex Medicus Graecus5, persiste un taux élevé d’identifications erronées, dues aux divers commentateurs de Dioscoride.
Le Codex Medicus Graecus de Vienne ou Codex Aniciae Julianae
Le Codex Medicus Graecus, attribué au Pseudo-Dioscoride, constituait pourtant une brillante exception dans ce contexte, du moins avant sa restauration au début du XVe siècle. Rédigé et enluminé à l’intention de la princesse impériale Juliana Anicia, en 512 de notre ère, il contient l’herbier de Dioscoride Pedanius, botaniste et médecin des armées sous Néron, classé pour la première fois par ordre alphabétique (les initiales seulement). Les parties d’origine du Codex offrent un intérêt exceptionnel par la qualité du dessin botanique, en couleurs, qui autorise le plus souvent une identification sûre au niveau de l’espèce (celle qui est dessinée, sinon celle qu’a décrite Dioscoride). Sont donnés, en outre, les noms usuels en grec ainsi que les correspondances en latin, copte, hébreu, dace, gaulois et afre, lorsque elles existent. C’est de fait la source principale de termes botaniques en langue gauloise.
Les descriptions des plantes et de leurs usages sont très proches de celles du De materia medica de Dioscoride. L’ouvrage original décrivait 264 plantes. Il a été augmenté d’apports d’autres auteurs, dont les paraphrases de Nicandre de Colophon – qui vivait à la cour d’Attale IIIe au IIe siècle av. J.-C. –, d’Oppien et de Dionysios de Philadelphie ; 435 plantes y sont finalement décrites.
Le Codex a été restauré en 1406 par un notaire du Patriarcat de Constantinople, au nom prédestiné : Ioannis Chortasmenos. On lui doit la translittération du texte en caractères byzantins cursifs, le remplacement des pages usées ou perdues par d’autres, provenant de codices de moins belle facture, ainsi que l’insertion de folios additionnels. Le réarrangement est souvent fautif, planches et textes n’étant alors plus consécutifs ; certaines planches manquent, alors que d’autres figurent à plusieurs exemplaires sous des dénominations parfois différentes.
Au cours des siècles, ce Codex a reçu des annotations en grec byzantin, turc, arabe, latin, voire en français médiéval durant la croisade en 1204, enfin en hébreu par les médecins juifs des sultans d’Istanbul, avant d’être vendu par le fils du médecin Hamon, en 1569, à l’émissaire de l’empereur Ferdinand Ier.
Une curieuse omission
La partie ancienne du Codex contient une anomalie très curieuse : au folio 112 verso et 113 recto, sont réunis un texte intitulé EXION OΜΟΙΩΣ, « Autre Echium », et une planche sans titre, sous la désignation tardive d’ἔχιον en cursives byzantines. Le seul rapport entre la plante dessinée et les Echium est son inflorescence scorpioïde, qui se déroule unilatéralement. Néanmoins, elle est identifiée comme Echium rubrum Jacq. dans l’édition de 1998, sur la base du nom en grec et de la description.
Les Echium et borraginacées apparentées apparaissent à plusieurs reprises dans le Codex, en particulier aux folios suivants :
Folio | Nom grec | Attribution Codex Vindob. Ed. 1998 |
61r | ΑΝΧϒΣΑ ΕΤΕΡΑ | Echium diffusum L. |
70v | ANXϒΣA | Anchusa tinctoria L. |
112v | EXION ΟΜΟΙΩΣ ΟΙΔΕ ΔΩΡΙΔΑ ΟΙΔΕ ΑΔΚΙΒΙΑΔΟΝE | chium rubrum Jacq. |
219v | AϒKΟΨIΣ | Echium italicum L. |
253r | ONOMA | Onosma echinoides L. pour Fraas Lithospermum purpureo-caeruleum L. ou Anchusa undulata L. pour Sprengel |
On notera que les illustrations des folios 61r, 70v et 253r représentent trois fois la même plante, qui n’est ni Anchusa tinctoria, ni Anchusa undulata, ni le Lithospermum aux fleurs bleu-foncé, encore moins ONOMA (qui devrait s’orthographier ONOΣMA), une orcanette à fleurs jaunes – Onosma echinoides pour Fraas –, mais un vrai Echium aux fleurs carmin, une vipérine donc.
Pour Nicandre, la vipérine est un thériaque prophylactique qui repousse les vipères des litières préparées pour dormir à même le sol. Sa racine appliquée sur la morsure d’un serpent en serait le contrepoison. Dans Les Thériaques, v.541-5496, on lit :
« Considère l’excellente racine de la vipérine d’Alkibios. C’est une plante toujours entourée d’un épais feuillage épineux, à laquelle ses fleurs font comme une couronne de violettes. […] Cet Alkibios, une vipère mâle l’avait piqué […] il arracha de terre la racine, la morcela de ses dents closes en en suçant le jus, et puis il appliqua l’écorce sur sa plaie. »
et aux vers 637-643, on trouve la signature des propriétés de la plante :
« Il y a deux vipérines ; laisse-moi t’en instruire. […] L’autre, en revanche, vigoureuse de feuilles et de tiges, est élevée ; elle se couvre sur son pourtour de petites fleurs de couleur pourpre ; et son bourgeon est comme la tête de la vipère mâle, mais rugueuse par dessus. »
῎Eχις Ἀλκιβίου de Nicandre a été identifié avec le Buglosse de Crète, Echium parviflorum. Selon Wellman, cette plante correspond à ῎Aγχουσα ἑτέρα de Dioscoride, 4.24, Echium diffusum pour Sibthorp.
Or la planche du folio 113r ne représente pas une vipérine mais bien l’une des plantes les plus toxiques de la flore grecque, une jusquiame, le ὑοσκύαμος de Dioscoride ou le συοσκύαμος de Nicandre, en fruits. Ses fleurs ne sont ni rouges ni violettes, mais blanc jaunâtre à jaune-or, selon les espèces. L’ordonnancement unilatéral des fleurs et la structure des calices en vase campaniforme hérissé de poils drus permettent de reconnaître ici la jusquiame noire, Hyoscyamos niger L., la plus toxique des jusquiames.
La ressemblance avec une molaire de lait7 en avait fait une plante fétiche des arracheurs de dents. Scribonius Largus, au temps de Néron, la conseille en fumigation sur les dents cariées : elle ferait tomber les petits vers qui, de l’intérieur, rongent les dents.
A propos de jusquiames, Dioscoride 4.68, écrit :
« Il y en a trois espèces : l’une d’elles produit des fleurs lavées de pourpre, des feuilles comme celles de la salsepareille, des graines noires, et les réceptacles qui les contiennent – semblables aux fleurs du grenadier – sont durs et armés d’épines. Une autre a des fleurs jaunes, des feuilles et des bractées plus tendres et des graines rosâtres, semblables à celles de l’érisymum. L’une et l’autre rendent fou et engendrent des sommeils très graves ; il est donc dangereux d’en user. La troisième espèce, beaucoup plus bénigne, est utile en médecine. Elle est en toutes parties grasse, douce et couverte de duvet ; elle produit des fleurs et des graines blanches et pousse en bord de mer et parmi les ruines. C’est donc la blanche qu’il faut employer ; à défaut, on pourra user de la jaune, mais il faut rejeter la noire comme la pire de toutes. » (Traduction : Madeleine Rousset)
On a ici une description non ambiguë de Hyoscyamus niger, H. aureus et H. albus.
Le texte en regard de la planche 113r nomme la plante EXION ΟΜΟΙΩΣ, ΟΙΔΕ ΑΔΚΙΒΙΑΔΟΝ, ΟΙΔΕ ΔΩΡΙΔΑ (ce dernier nom constitue un hapax). Le texte qui suit, en capitales, est celui de Dioscoride, 1.4.27, à propos d’une vipérine, abrégé et à peine retouché.
La nocivité de la jusquiame pour l’homme est illustrée dans un texte touchant de Nicandre, Alexipharmaca, v. 415-422 :
« Que personne ne se remplisse l’estomac de jusquiame, comme on le fait souvent en se fourvoyant, ou comme les enfants qui, venant à peine de quitter leurs langes et bonnet et leur reptation hasardeuse, avancent debout sur leurs pieds, sans nourrice pour les surveiller, et mâchent ingénument ses grappes de fleurs maléfiques ; c’est que leurs incisives viennent de percer et que la démangeaison tourmente sans répit leurs gencives enflées. » (Traduction : Madeleine Rousset)
Les usages de la jusquiame, en tant que drogue dure pour obtenir à la fois la sensation de voler et des transes lascives exceptionnelles, sont attestés partout en Europe jusqu’à la fin du Moyen Age. C’est le belenuntia des Gaulois8, le bilisa des Germains, le belená des Russes, le beleño des Castillans et, tardivement pour les Grecs, le βελένιον, via une rétroversion du De Plantis par le Pseudo-Aristote. Les onguents de sorcières incluent la jusquiame noire, et parfois le datura métel, une autre plante fortement hallucinogène. Ils étaient appliqués au moyen de « bâtons » (plus précisément d’ὄλισβοι) sur les muqueuses les plus intimes des femmes. L’image populaire de sorcières volant sur des balais est à cet égard assez innocente… Plus proche de nous, la scène d’ingestion collective des fruits du métel au Jardin des Délices, peinte par Hieronymus Bosch vers 1510, est édifiante.
Interrogations
Le plan d’origine de l’Herbier de Dioscoride était limpide : selon la table du folio 10r, après ϒΠΕΡΙΚΟΝ, on s’attendrait à trouver ϒΟΣΚϒΑΜΟΣ, puis ϒΑΚΙΝθΟΣ et ϒΣΣΩΠΟΝ. La réalisation en est tout autre, car ϒΟΣΚϒΑΜΟΣ a été sauté lors de la rédaction même du manuscrit. Au lieu de l’alternance – texte de présentation et planche correspondante –, le recto du folio 357, qui montre un Hypericum, est suivi, au verso, de l’illustration d’un Hyacinthus en lieu et place du texte descriptif de la jusquiame. La planche la représentant se retrouve au folio 113r, sans titre en capitales, en regard du texte d’un ΕΧΙΟΝ ΟΜΟΙΩΣ qui ne figure pas dans la table d’origine : pour preuve, la moitié du O et le N d’ΕΧΙΟΝ seuls, qui subsistent dans l’angle du folio 8, déchiré. Ce qu’il est advenu de la jusquiame n’est pas retraçable à partir de la table de Chortasmenos, car elle s’interrompt à τρισϕύλλον ὀξύϕυλλον – la psoralée bitumineuse –, trois entrées seulement avant ὑοσκυαμος !
Anicia, la fille de l’empereur Olybrius, n’avait sans doute que faire d’un thériaque pour éloigner les vipères d’une litière éphémère. En revanche, elle aurait pu être davantage intéressée par les « vertus » de la jusquiame. Si l’omission de l’article sur ϒΟΣΚϒΑΜΟΣ et le transfert de la planche sous l’identité inoffensive d’un ΕΧΙΟΝ ΟΜΟΙΩΣ étaient intentionnels, il s’agirait alors d’une censure en cours de rédaction. Cela non sans risque pour l’usager, car le texte précise que la plante, prise avec du vin, protège à titre préventif des morsures de serpents et apaise les douleurs des hanches. S’il se fie à l’image, et sans dosage indiqué, le consommateur est délivré à jamais des vicissitudes de ce monde.
Quelle raison aurait pu conduire le copiste à prendre le risque de masquer l’identité de la jusquiame ? Serait-ce que ses usages aphrodisiaques étaient désormais interdits dans un monde devenu chrétien, ou qu’ils étaient considérés comme indignes d’une princesse byzantine ?
Bibliographie
Baumann, H. (1984) – Le Bouquet d’Athéna, Paris.
Delamarre, X. (2001) – Dictionnaire de la langue gauloise, Paris.
Delatte, A. (1955) – Le Cycéon, breuvage rituel des Mystères d’Eleusis, Paris.
Jacques, A. (1969) – Pline l’Ancien, Histoire Naturelle, vol. XXI, Paris.
Jacques, J.-M. (2002) – Nicandre, Les Thériaques, Œuvres, tome 2, Paris.
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1 Delatte 1955.
2 Baumann 1984, 104.
3 Traduction : Jacques 1969.
4 L’halicacabon est le Withania somnifera, une plante vaticinatoire pour le Pseudo-Dioscoride.
5 Dioscorides Pedanius, Teil 1, Graz 1998.
6 Cf. Jacques 2002, 151.
7 Ni la forme du fruit ni la taille minuscule des graines ne supportent l’étymologie « fève de porc » (puisque même les porcs en crèvent s’ils y touchent). Celle faisant dériver ὑοσκύαμος de Διοσκύαμος, la « fève de Zeus », paraît bien plus plausible et cohérente avec les noms d’« herbe de Jupiter » des magiciens, ou d’« herbe de Bélénos » des Gaulois.
8 Delamare 2001.