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Le nez de la tuile

Yves CHRISTE

Genève

Entre 1850 et 1855, tous les vitraux encore en place à la Sainte-Chapelle furent déposés, restaurés ou remplacés, puis remontés, verrière après verrière. F. de Guilhermy, responsable des travaux, en profita pour les faire copier séparément, en couleur et à l’échelle 1 / 1. Ces relevés, œuvre de C. A. Steinheil, sont aujourd’hui consignés dans vingt gigantesques albums, dont nous avons fait la saisie sur CDRom et l’inventaire1. La plupart des panneaux, après restauration, furent remis en place ; d’autres, en revanche, furent déclarés « hors de service » et mis en réserve. Certains sont conservés, d’autres sont perdus, du moins provisoirement, et seuls les relevés de Steinheil nous en gardent le souvenir. Lors du remontage, beaucoup furent modifiés, retaillés ou complétés, avant d’être insérés dans les nouveaux scénarios inventés par Guilhermy. Aujourd’hui, même si les 3 / 5 des verres du XIIIe siècle sont conservés et constituent la matière des cycles bibliques que chacun peut admirer, très peu de panneaux, parfois aucun, ont été maintenus à l’emplacement où les restaurateurs du XIXe siècle les avaient trouvés. Les verrières de la Genèse, des Nombres, des Juges, d’Esther ou des Rois, ont été entièrement recomposées. A. A. Jordan et nous-mêmes avons tenté des restitutions hypothétiques des scénarios originaux2.

Le panneau écarté dont il sera question ici a servi de modèle pour une scène nouvelle de la verrière des Juges, case K 59, olim K 303. Il est perdu, mais reproduit dans le t. 5, fol. 22 des Relevés. Dans ce même volume, fol. 55, on trouvera le carton de sa version moderne destinée à illustrer « Juges, ch. VI-V,19 : Gédéon prépare le pain », comme cela est indiqué dans le synopsis du fol. 1. Dans sa version primitive, il mettait en scène deux personnages debout derrière une table. Le premier, à droite, pétrit dans un moule plat et rectangulaire une masse molle devenue de la pâte à pain, après élimination du moule. Le second, à gauche, tendait un objet plat et rectangulaire, de la taille du moule, muni sur le bord de l’un de ses petits côtés d’une sorte d’ergot. Ce second personnage a disparu dans le carton de Steinheil où n’est conservée qu’une moitié de la motte de pâte jaune posée sur la table du « boulanger ».

L’ergot de la galette disparue avait attiré mon attention, mais c’est « par hasard », en réajustant des tuiles plates soulevées par une bourrasque hivernale, que sa raison d’être s’est imposée à mon esprit. En effet, ce n’est pas du pain que prépare le boulanger de Guilhermy et de Steinheil, mais une tuile plate. Le boulanger est donc un tuilier qui écrase et étale dans un moule une tuile d’un type particulier, la petite tuile plate encore en usage dans le centre de la France. Son ergot, son « nez », sert à l’accrocher sur les lattes du toit4. (Fig. 1 et 2)

Ce panneau n’a donc rien à faire dans la verrière des Juges, plus particulièrement dans le cycle de Gédéon, où il a été inséré en 1803, lorsque la Sainte-Chapelle fut transformée en dépôt d’archives pour le Palais de Justice voisin. Quand il fut décidé d’entreposer là de la paperasse, qui de par sa nature craint l’eau et l’humidité, l’Administration para au plus pressé. Pour boucher à moindre coût, avec des pièces déjà coupées au bon gabarit, les nombreux trous qui constellaient les quelques 700 m2 de vitraux, on se décida à arracher sur plus de 2 m tous les panneaux des quinze verrières de la nef et du chœur. Ceux-ci, pour bonne part, furent remontés plus haut, au mépris de la logique du récit, dans les zones médianes et supérieures, partout où des vides devaient être colmatés. Le reste, sans emploi, fut vendu et dispersé. La base des verrières fut simplement obturée par des cloisons de plâtre ou de verre blanc, puis masquée par des étagères disposées sur tout le pourtour de la chapelle. La bâtisse avait ainsi recouvré « son clos et son couvert » ; les archives étaient au sec, les fonctionnaires chargés de leur conservation à l’abri des courants d’air, quiets sous la couette.

De par sa forme et son sujet, notre panneau devait à l’origine appartenir à la verrière de l’Exode, baie N, plus précisément au début du récit, selon toute vraisemblance à son premier alignement de quadrilobes allongés. Dans la baie N, aujourd’hui en N 108 (olim N 88), ainsi qu’en N 125 (olim N 87), une paire de quarts de quadrilobe en position haute dépeint un sujet voisin : un roi, probablement Pharaon, donnant ses ordres à des ouvriers du bâtiment qui élèvent les murs d’une ville. Nos deux tuiliers faisaient donc partie d’une autre paire de quart de quadrilobes, celle-ci en position basse. Ensemble, les quatre pièces du quadrilobe, dont trois conservées, illustraient deux moments de la servitude des Juifs : la construction des deux villes d’Ex 1,11, le surcroît de corvées consécutif à l’entrevue de Moïse avec Pharaon après son retour d’exil d’Ex 5,6-10. Je situerai donc en N 124 l’actuel panneau N 108, en N 125 l’actuel N 125, et en N 133 celui que j’ai retrouvé au fol. 22 du t.5 des Relevés. Le carré sur la pointe N 120 qui domine ce quadrilobe représente Moïse et Aaron venant réclamer à Pharaon la libération de leur peuple asservi, le carré disparu N 140 placé au-dessous illustrant sans doute l’épisode de Moïse confié aux eaux du Nil. Le carré qui suit en N 141, restitué à partir de deux fragments originaux, met en effet en scène la fille de Pharaon regagnant son palais avec dans ses bras Moïse sauvé des eaux5.

Ma restitution de la verrière de l’Exode diffère de celle d’A. Jordan. Je n’en reproduis que la partie basse et médiane (fig. 3). Le bloc recomposé N 124 – N 125, (N 132) – N 133 nous montre en haut des maçons au travail recevant les ordres du roi d’Egypte ; en bas, en face d’un vide, deux tuiliers sous leur loge. A quelques détails près, c’est ce qu’on trouve au fol 18v D1 de la Bible moralisée française de Vienne, ÖNB 2554 (=Vf), où l’on insiste d’une part sur la présence de Pharaon, de l’autre sur le travail aux pots, aux tuiles et à la paille des malheureux hébreux : « et lor fet fere poz et tiules e collir la palle e la boe, et les meine pis que devant ». L’image équivalente d’Ex 1,11 est malheureusement perdue dans ce manuscrit. Le travail des tuiliers et des maçons, en relation avec Ex 1,11 est d’abord illustré séparément dans la Bible de Saint Louis (=T), t.1, fol. 30r G3 et D1, puis celui des tuiliers seul, en relation avec Ex 5,610, au fol. 36r D3. Il en va de même dans la Bible jumelle d’Oxford (=O), Bodl. Lib. Ms 270b, fol. 36r G3-D1 et fol. 42r D3. En Ex 1,11, c’est un intendant qui dirige les ouvriers ; en Ex 5,6-10, Pharaon.

Aux fol. 30r et 36r des Bibles jumelles T-O, entre le médaillon G1, où Pharaon donne ses ordres à son chef des travaux, et D1, où est relatée la construction des trois (sic) villes s’intercale en G3 une scène équivalente à celle des fol. 36r et 42r G3, sans toutefois la présence du roi d’Egypte, présent seulement en 36-42r D3. Les travaux représentés : gâcher la glaise, récolter de la paille, fabriquer et porter des « briques » qui ont la forme de tuiles plates, sont résumés dans la glose latine adjacente. Pharao et egypti affligebant hebreos in operibus duris : luti et lateris et palearum. L’imitation de la Vulgate, où il est question de briques, et non de tuiles, a quelque peu brouillé l’adéquation entre le texte et l’image, un texte laconique et une image créée à l’origine en Vf pour illustrer une légende inspirée d’un texte apocryphe.

Au début de la Bible de Naples, Paris, BNF, ms fr 9561 (=N), copie fidèle d’un manuscrit parisien des années 1230 aujourd’hui disparu, ces deux scènes sont également juxtaposées. Au fol. 44v, à propos d’Ex 1,11, la situation est toutefois plus claire qu’en T-O : il est bien question de tuiles : « et funt la tuile ». La variante N, différente de celles de T-O, présente d’étroites analogies avec celle que nous avons restituée à la Sainte-Chapelle. Un ouvrier, en bas à gauche, semble porter sur son épaule une grosse tuile faîtière, alors qu’en face, à droite, comme à la Sainte-Chapelle, deux autres s’affairent autour d’une table où est posé un moule à rebord (fig. 4). Au fol 53r, à propos d’Ex 5,6-10, la fabrication des tuiles est à nouveau mise en valeur, tant dans l’image que dans le texte : « collir la boe, fere la tiule et porter la palle »6. Pharaon en personne dirige les ouvriers, mais il n’est plus question, comme au fol. 44v, de tuiliers travaillant la glaise sur une table.

On ne peut vérifier si la Bible de Naples dépend pour Ex 1,11 de la Bible française ou de la Bible latine de Vienne, où le début du récit est perdu, 1 folio en Vf, 6 en Vl. On notera pourtant que le travail des tuiliers autour d’une table n’a pas été retenu en T-O, qui pour le début de l’Exode semble dépendre plutôt de Vl.

Il paraît donc probable que le quart de quadrilobe manquant à la Sainte-Chapelle était occupé par un potier à son tour – une roue de char tournant horizontalement – et par un porteur de paille. Le modèle de ce panneau pourrait être Vf ou N, la Bible parisienne perdue, copiée à Naples vers 1330 pour un descendant de Charles d’Anjou7. Nous aurions là une nouvelle attestation de la présence de ces deux manuscrits dans le lot des Bibles moralisées qui ont servi de modèle, ou de références, pour la préparation des « cartons » des vitraux de la chapelle du roi8. Comme en N, fol. 44r, le panneau récupéré de la Sainte-Chapelle nous montre en effet le moulage des tuiles sur une table, des tuiles plates à nez à la Sainte-Chapelle, des tuiles faîtières ou de grosses tuiles-canal de type méridional, dans la Bible française de Naples.

Bibliographie

Christe, Y. (2004) – « La Biblia de San Luis y los vitrales de la Sainte-Chapelle de Paris », dans Gonzalves Ruiz, R. Biblia de San Luis, Barcelone, t. 2, 449-477.

Hediger, Chr. (2002) – « Le vitrail de Juges à la Sainte-Chapelle », Cahiers Archéologiques 49, 85-100.

Jordan, A. A. (1994) – Narrative Desing in the Stained Glas Windows of the Sainte-Chapelle in Paris, Ann Arbor.

Jordan, A. A. (2002) – Visualizing Kingship in the Windows of the Sainte-Chapelle, Tournai.

Grodecki, L. (1959) – dans Aubert, M. et alii, Les vitraux de Notre-Dame et de la Sainte-Chapelle de Paris, t. 1, Paris.

Lowden, J. (2000) – The Making of the Bibles moralisées, 2 vol., Pennsylvania University Park.

Fig. 1. Paris, Médiathèque du Patrimoine, Relevés, t. 5, fol. 22.

Fig. 2. Paris, Médiathèque du Patrimoine, Relevés, t. 5, fol. 55.

Fig. 3. Paris, Sainte-Chapelle, Baie N, restitution hypothétique des parties basses et moyennes (Y. Christe et M. Jiranek)

Fig. 4. Paris, BnF, ms fr. 9561, fol. 44v.

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1 Sur les vitraux de la Sainte-Chapelle, voir Grodecki 1959. Sur l’état des verrières avant 1850, voir surtout Jordan 1994 et 2002. La saisie en haute définition et l’inventaire des Relevés de C. A. Steinheil ont été réalisés à Paris par mes étudiants.

2 Les nôtres diffèrent parfois de celles de notre collègue américaine, dans la mesure où nous avons tenu compte pour un certain nombre d’identification nouvelles des Bibles moralisées, principaux modèles des vitraux de la Sainte-Chapelle, surtout pour les verrières prophétiques.

3 Cette baie a été étudiée par Hediger 2002.

4 Je remercie les artisans de la Tuilerie de la Lorne, à Ruffec-le-Château, dans le sud du Berry, qui ont confirmé ma lecture de ce panneau. Le moulage à la main des tuiles, comme on le voit sur le panneau récupéré, était encore pratiqué en Berry et en Poitou dans la première partie du XXe siècle.

5 Moïse, jeune et imberbe, cache ensuite sous le sable le cadavre de l’Egyptien (panneau K 142, arraché en 1803, aujourd’hui en Angleterre, dans l’église de Wilton) et prend précipitamment congé de Pharaon, K 143.

6 Toutes les Bibles moralisées semblent confondre la fabrication contemporaine des tuiles, avec de la glaise seulement, et celle des briques à l’antique, à partir d’un mélange de glaise et de paille.

7 Sur les rapports entre les Bibles moralisées et les vitraux de la Sainte-Chapelle, voir notre premier bilan, Christe 2004, qui résume les acquis de l’étude collective menée à Genève entre 2000 et 2004.

8 Un verrier, aujourd’hui comme hier, a besoin pour découper les différentes pièces d’un panneau vitré d’un modèle, d’un carton à l’échelle 1 / 1. Le papier-carton n’existant pas au Moyen Age, les « cartons » étaient constitués de pièces de tissus. C’est d’ailleurs sur une pièce de tissu accrochée à une perche à habits qu’Ezéchiel dessine le plan de la Jérusalem céleste sur le panneau F 76 de la Sainte-Chapelle, au lieu de la brique crue du texte biblique. En O, curieusement, la brique est devenue une planche de bois, peut-être par analogie avec la table des peintres verriers.