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L’art romain dans une ville de province

Le cas de Potaissa

Mihai BĂRBULESCU

Cluj-Napoca

Lucia MARINESCU

Bucarest

Potaissa (aujourd’hui Turda, dép. de Cluj, Roumanie) est connue surtout pour son camp légionnaire, siège de la Legio V Macedonica pendant un siècle (169-271), dont le résultat des fouilles archéologiques a été publié1. Quant à la ville romaine, l’une des plus importantes de la province de Dacie, une vue d’ensemble en a été aussi publiée2.

Le nom dace du lieu – transmis par Ptolémée3 – s’est perpétué à l’époque romaine. En 108 ap. J.-C. Potaissa est mentionnée pour la première fois dans une inscription latine4. La Potaissa de cette époque-là est certainement un vicus. L’événement qui a marqué de manière décisive le sort de Potaissa a été la venue de la légion pendant les guerres contre les Marcomans. Potaissa est le meilleur exemple en Dacie d’une localité qui doit son développement d’abord aux militaires. Malgré une colonisation civile précoce5, Potaissa n’acquerra toutes les conditions pour un net développement qu’après l’établissement de la Legio V Macedonica. Dès ce moment, à Potaissa, l’élément militaire, plus visible que dans les autres endroits, affirme sa personnalité dans la société, l’économie et la culture. L’essor urbanistique, le développement économique, la croissance du nombre des citoyens romains et, peut-être, la volonté de Septime Sévère de récompenser la fidélité de la légion pendant les guerres civiles, ont contribué à l’octroi du statut juridique de municipe (municipium Septimium Potaissense), probablement en 197, suivi peu après du statut de colonia.

La population peut être estimée – pour la première moitié du IIIe siècle – à 20.000-25.000 habitants, ce chiffre comprenant les militaires et les membres de leurs familles. Une partie de la population de Potaissa était constituée par les autochtones. Les colons (d’après les inscriptions) sont originaires de l’Italie, des provinces occidentales, des deux Mésies, de la Thrace, des zones à population illyrienne (Dalmatie, une partie de la Pannonie, Macédoine). L’Orient (Palmyre, Asie Mineure) et l’Afrique (surtout a l’époque de Septime Sévère6) ont aussi fourni des colons à Potaissa7. Tout comme les militaires, les colons contribuent, à leur tour, au développement urbain, à l’implantation de la culture et de l’art romain.

Etablissement romain plus de 160 ans, ville pendant 70 ans, Potaissa a connu jusqu’au retrait militaire de la Dacie sous Aurélien (271) le mode de vie romain. Déclinant progressivement après Aurélien, la ville sombra peu à peu dans l’oubli jusqu’à sa renaissance médievale.

L’intérêt porté aux objets en provenance des ruines du camp et de la ville (surtout aux inscriptions, aux sculptures en pierre et en bronze et aux monnaies) est apparu de bonne heure, dès le début du XVIe siècle. Au milieu et vers la fin du XIXe siècle sont constituées d’importantes collections. Maintenant les œuvres d’art de Potaissa se trouvent au Musée de Turda, mais aussi dans d’autres musées en Roumanie (Cluj-Napoca, Bucarest), en Hongrie (Budapest) et en Autriche (Vienne).

L’art officiel. C’est surtout dans les espaces publics que l’habitant de Potaissa entrait en contact avec quelques expressions de l’art officiel : les statues impériales en bronze doré, les mosaïques etc. Le forum de la ville n’est pas connu. Dans la basilique du camp légionnaire on a trouvé bon nombre de petits fragments de statues impériales en bronze doré ; un fragment plus grand, d’un pied, provient de la ville8.

La sculpture en pierre : l’art religieux. Les temples abritaient les images de culte (Kultbild) – d’habitude des statues. Il y a peu d’exemples pour ce genre. D’une statue colossale de Mithra provient (aujourd’hui au Musée National d’Histoire de la Roumanie de Bucarest) la tête (fig. 1), haute de 46 cm ; la statue avait, donc, une hauteur d’environ 3,5 m9. D’ailleurs, le mithriacisme est représenté à Potaissa par quelque dix monuments, la présence militaire et l’urbanisation étant essentiels pour l’essor du culte. Un temple consacré aux dieux d’Egypte est probable dans cette ville. On a découvert une tête de Sérapis10 et plusieurs statuettes en bronze du dieu égyptien. Les fouilles du camp ont fourni aussi des statues. Deux ont été trouvées dans les thermes : le buste en marbre, d’une qualité remarquable, d’un Hercule (type Farnèse) et la tête grandeur nature d’un Sérapis.

Le relief votif et le relief cultuel (Götterbild) sont d’une qualité médiocre à Potaissa. Les bas-reliefs sont moins plastiques, d’un relief plus plat. Les traits les plus évidents sont la préférence pour un certain schématisme et stylisation, avec un goût pour des volumes peu modelés.

Les sujets sont essentiellement tirés de la mythologie et de l’iconographie d’origine grecque, par exemple Esculape et Hygie, Hercule, Bacchus-Liber et les membres de son thiase etc. Les types de représentations sont diversifiés. Liber peut être représenté avec Ampelos – la personnification de la vigne11. Sur un autre relief (fig. 2) Liber, habillé de la nébride, le thyrse à la main gauche, touche délicatement avec la main droite l’épaule de Libera, demi-nue, debout a sa droite. Au milieu, entre les deux personnages du couple divin, se trouve une panthère. Les flancs du relief sont réservés aux acolytes : un satyre, un silène et Pan12.

Les petites statuettes en pierre sont rares. Mais il faut signaler les têtes de Liber et Libera (fig. 3), d’une qualité remarquable, appartenant à un petit groupe en marbre. Les ressemblances sont évidentes : légères inclinations de têtes, les visages ovales (un peu allongé le visage de Libera), les couronnes de feuillages et de fleurs et les raisins embellissant les têtes divines. On a utilisé le trépan pour réaliser les feuilles, une manière souvent employée par les sculpteurs de Dacie13.

La sculpture en pierre : les monuments funéraires. Plusieurs types de monuments funéraires sont largement représentés à Potaissa : des stèles, des médaillons et surtout des édicules14. On remarque que certains monuments funéraires expriment, tout comme les reliefs cultuels, les tendances qui ont été reconnues dans le courant populaire, « plébéien » de l’art romain : frontalité, goût pour le linéaire, la stylisation, proportions peu naturalistes.

En principe, les sculpteurs s’efforçaient de créer des « portraits » ressemblants aux défunts mais, d’habitude, les personnes représentées ont les visages ovales, robustes, les yeux grands et globuleux, les lèvres charnues, les cous forts. Sur quelques monuments la frontalité est absolue. Les gestes sont immobiles : des mains qui tiennent des coupes ou des pommes, ou un volumen. Tous ces traits reviennent dans les représentations du banquet funèbre, avec plusieurs personnages sur la klinê (fig. 4)15.

Sur un fragment d’une aedicula funéraire on retrouve l’écho d’un aspect inédit de la croyance dans le Destin (Fatum) et dans ses personnifications (Parcae). L’une des trois Parques, Clotho, est représentée (fig. 5) avec les attributs qui lui sont spécifiques : le fuseau et la quenouille ; devant elle se trouve un enfant nu, dans une attitude d’imploration16.

Des scènes plus rares apparaissaient sur deux monuments funéraires disparus (existants à la fin du XIXe siècle). Le premier figurait la Louve du Capitole, avec une transparente signification politique et sociale : l’emblème de la Cité éternelle est exhibé avec une sorte de fierté, la fierté d’être citoyen romain, d’appartenir au monde romain. L’autre représentait la métamorphose de Daphné en laurier au moment où Apollon allait l’atteindre17.

Parmi les statues funéraires on remarque celle d’une femme tenant à sa gauche un enfant (fig. 6), « un double portrait18 ». La statue, de type « La piccola Ercolanese », doit être datée, d’après la coifure, à l’époque des Sévères. Le type dérivait, éventuellement, de l’image de Vénus avec Eros à ses pieds19. C’est une production locale médiocre, imprégnée de caractéristiques « provinciales ».

Les statuettes en bronze sont assez nombreuses. Quelques-unes relèvent plutôt de l’artisanat que de l’art, témoignent d’un manque de maîtrisse technique évident, mais les autres, des petits chefs-d’œuvre, sont à compter parmi les plus belles statuettes de Dacie. Elles sont travaillées dans la technique de la cire perdue. Nous présentons quelques pièces remarquables par leur valeur artistique.

Dans le camp légionnaire fut découverte la statuette en bronze représentant Jupiter en majesté20 C’est la seule statuette avec un socle ornementé qui ait été trouvée jusqu’à présent en Dacie. Le dieu est représente debout ; le bras droit pend le long du corps, et la main tient le foudre. Le bras gauche est replié ; la main se fermait sur une lance disparue. De l’épaule gauche, un manteau pend en chute épaisse. La tête est légèrement penchée à droite. Le visage est ovale, les yeux profondement enfoncés, le nez long et fin, la bouche entrouverte. Le regard levé donne une expression pathétique au visage. La chevelure, la moustache et la barbe sont épaisses et bouclées. Le corps et les membres sont fortement musclés. Le style classicisant, l’execution soignée, ainsi que les pièces analogues datées permettent de situer la statuette dans la seconde moitié du Ier s. ap. J.-C. et de l’attribuer à un atelier de la Gaule, ou de la partie centrale de l’Italie21. Le type de Jupiter avec le manteau sur l’épaule semble plus éloigné d’un prototype grec, mais inspiré d’une œuvre du Ve s.

Une statuette représente Venus pudica22, debout, nue, couvrant son sexe avec la main gauche et, probablement, tenant avec la main droite, disparue, un miroir ou une pomme (fig. 7). Les parties du corps sont harmonieusement équilibrées, quoique les formes soient épanouies. Les seins petits et ronds, le ventre bombé et les hanches arrondies dégagent une note prononcée de féminité, accentuée par les bracelets. La déesse a une coiffure soignée, avec des mèches libres retombant sur les épaules ; sur la tête elle porte une stephanê. La statuette date de la seconde moitié du Ier siècle. Des pièces analogues trouvées en Pannonie ou en Mésie Supérieure prouvent que ce type était répandu dans les provinces danubiennes. La statuette peut être attribuée à un atelier de la Syrie23.

Une autre statuette importée à Potaissa, probablement d’un atelier de l’Italie centrale, et datée de la première moitié du IIe s. ap. J.-C., représente Mars24. Le dieu nu ressemble à un éphèbe, avec le casque corinthien, le visage encadré de boucles à la manière de Polyclète et le corps bien musclé (fig. 8). On peut lui restituer une lance dans la main droite. Du point de vue stylistique, la statuette est une des plus réussies qui aient jamais été découvertes en Dacie. D’après Erika Simon, la pièce appartient au type Mars als Lanzenschwinger, bien connu en Italie républicaine, mais assez rare a l’époque impériale25.

*

Les œuvres d’art à Potaissa témoignent de la vitalité du centre urbain et militaire, jadis florissant. Le besoin de pièces décoratives sculptées (y compris les éléments d’architecture ornés, chapiteaux etc.) était important et devait être satisfait tant par des produits issus d’ateliers locaux que par des œuvres importées. Pour la sculpture en pierre une différenciation sommaire entre les produits locaux et les pièces importées peut être établie à partir du matériau choisi. L’utilisation de calcaire régional provenant de carrières des environs de Potaissa (à Sănduleşti et Cheia) trahit l’exécution locale, celle de marbre une œuvre importée (le buste d’Hercule découvert dans les thermes ou le groupe de Liber et Libera). Par ailleurs, le style constitue également un facteur discriminant : les petits bronzes (Jupiter, Vénus, Mars) peuvent être attribués à des ateliers étrangers. Les modèles romains ou grecs se laissent aisément reconnaître.

Pour la sculpture en pierre (reliefs, monuments funéraires), les caractéristiques « provinciales » telles que frontalité, linéarité, relief peu accentué et style de représentation expresif et géométrico-ornemental se manifestent à des degrés plus ou moins marqués selon les modèles utilisés et le talent du sculpteur. Dans l’état actuel des connaissances, la période où fleurit une production artistique locale s’étend de la fin du IIe siècle jusqu’au milieu du IIIe apr. J.-C.

En ce qui concerne les commanditaires des œuvres, soit d’import, soit locales, il s’agit avant tout de familles de militaires ou de civils – des colons, mais aussi les riches « nouveaux » Romains qui cherchaient à se hisser au niveau des colons.

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Fig. 1

Fig. 2

Fig. 3

Fig. 4

Fig. 5

Fig. 6

Fig. 7

Fig. 8

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1 M. Bărbulescu 1987 ; id. 1990 ; id. 1991 ; id. 1994 ; id. 1997 ; M. Bărbulescu et alii 1999.

2 M. Bărbulescu 1994b.

3 Geog. III,8,4.

4 CIL, III, 1627.

5 M. Bărbulescu / A. Cătinaş 1993, 51-55.

6 Bărbulescu 1994c.

7 Bărbulescu 1995.

8 Pop (1978), 158.

9 Bujor 1967, 198-199, no. 14.

10 Isac 1970, 549-553.

11 Bodor (1963), 236-238.

12 Pop / Milea (1965), 196-201.

13 Pop / Milea (1965), 204-205.

14 Ţeposu Marinescu, 1982 (34 monuments funéraires de Potaissa) ; Jude / Pop, 1972, 7-18.

15 Mitrofan / Ţeposu 1970, 531-536.

16 Isac / Bărbulescu 1976, 181-182.

17 Téglás 1910, 355-356 ; Bărbulescu 1994b, 159.

18 Hekler 1910, 14.

19 Delivorrias / Berger-Doer / Kossatz-Deissmann 1984, 119-121 (Aphrodite und Eros).

20 Marinescu / Bărbulescu 2000.

21 Marinescu 2003, 44.

22 Ţeposu-Marinescu / Pop 2000, 88-89, no. 96, pl. 52.

23 Marinescu 2003, 42.

24 Ţeposu-Marinescu / Pop 2000, 29, no. 9, pl. 6.

25 Simon 1984, 277. s.v. Ares.