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Offrande d’un bien-nommé ?

Michel ABERSON

Genève

Entreprise de 1993 à 1995, la fouille du mithræum de Martigny (VS) a livré un lot assez important de céramique inscrite, dont une partie en grec. Au sein de cet ensemble, deux gobelets – certainement votifs – portent chacun une inscription assez complète pour qu’on puisse en proposer la lecture.

La première de ces inscriptions a été publiée, en 1995 déjà, par F. Wiblé1. La seconde fait l’objet de la présente contribution.

L’étude des tessons livrés par la fouille archéologique a permis de reconstituer la plus grande partie d’un gobelet en céramique à revêtement argileux, sur le col duquel court une inscription2. L’objet lui-même3, ainsi que le contexte archéologique de sa trouvaille, nous orientent vers une datation située entre les dernières années du IIe siècle et le milieu du IIIe siècle apr. J.-C.4.

La hauteur des caractères, dont certains sont pourvus d’empattements aux extrémités de leurs hastes verticales, varie entre 11 et 17 mm mais se situe, pour la plupart d’entre eux, aux alentours de 16-17 mm. Leur largeur à l’horizontale varie de 7 à 14 mm environ. Ils ont été incisés à l’aide d’une pointe, après cuisson, sur l’enduit argileux du gobelet. L’examen attentif de la surface inscrite permet de constater qu’en raison de la dureté relative de cet enduit, la gravure des lettres, en particulier de celles qui présentent un tracé incurvé, a été effectuée par incisions successives. Ce faisant, la pointe utilisée par le graveur a fréquemment dérapé, prolongeant ainsi certaines lignes de gravure au delà du tracé attendu des lettres5. Ce détail n’est pas sans importance, on le verra, pour établir la lecture du texte.

Ce dernier, interrompu par une lacune due à un tesson manquant, court tout autour du col du gobelet ; mais un espace non inscrit de 3,8 cm environ, nettement plus large que l’espace moyen qui sépare les autres lettres de l’inscription, permet d’en déterminer le début et la fin. On peut ainsi lire, de manière assurée, les caractères suivants6 :

ΕϒΤϒ[---]ΘΙΚ+ vac.

Seule la dernière lettre du texte pose donc un problème de lecture à vue. La présence d’un long trait horizontal à la droite supérieure de la lettre donne à penser qu’il s’agit d’un Γ. Or la séquence d’un K et d’un Γ en fin de mot ne se trouve pas en grec ancien. Mais un examen attentif de la gravure permet de supposer que ce trait horizontal est en réalité l’empattement supérieur d’un I : ici, comme à d’autres endroits de l’inscription, la pointe du graveur a sans doute dérapé et prolongé l’incision au delà du nécessaire. Notre texte doit donc certainement être transcrit ainsi :

ευτθ[---]θικι̣ vac.

La circonférence du col, à l’endroit où se trouve l’inscription, est d’env. 24 cm. L’espace non-inscrit qui sépare la fin du texte de son début est d’env. 4 cm. Le champ épigraphique entier, lacune comprise, est donc de 20 cm environ. Or, si l’on considère que la partie conservée du texte mesure env. 11 cm pour huit caractères alors que la lacune est de 9 cm environ, on peut en déduire que cette dernière comptait vraisemblablement six ou sept lettres, fourchette que l’on peut étendre de cinq à huit selon que l’on suppose davantage de lettres plutôt étroites ou, au contraire, plutôt larges. On peut donc préciser la lecture de la manière suivante :

ευτυ[--5-8--]θικι̣ vac.

L’édition du texte proposée ci-dessus est la seule qui puisse être assurée. En effet, la présence de la lacune, ainsi que l’absence de mots complets sûrement identifiables nous interdisent toute restitution certaine. Mais n’est-il pas, malgré tout possible d’aller plus loin, ne serait-ce qu’à titre d’hypothèse de lecture et d’interprétation ?

Dans cette perspective, on doit tout d’abord admettre que le texte conservé et les dimensions de la lacune ne laissent guère supposer, pour notre inscription, plus de deux ou trois mots. Par ailleurs, tant le contexte de la trouvaille – dans un mithræum – que le parallèle offert par l’autre gobelet inscrit en grec, provenant du même ensemble, donnent à penser que notre inscription exprime, elle aussi, un geste d’offrande7.

Or, dans cette hypothèse, et ceci bien que la présence de la lacune doive nous inciter à la prudence, le dernier mot, [---]θικι, pourrait représenter une forme du verbe ἀνατίθημι, probablement ἀνέθηκε. La graphie de ι pour η est assez fréquente dès le IIe siècle apr. J.-C.8. Celle de ι pour ε paraît, certes, moins évidente, surtout en finale. Mais elle est malgré tout attestée par quelques textes, qui donnent, en particulier, ἔλαβι pour ἔλαβε9 et δέδωκι pour δέδωκε10. Il s’agit là, il est vrai, d’exemples papyrologiques, plus tardifs que notre inscription ; et l’on considère parfois que cette tendance de / ĕ / vers / ĭ / est une caractéristique, peu répandue, d’ailleurs, du grec d’Egypte11. Mais on gardera en mémoire que, parallèlement à la fermeture progressive du son représenté par η, qui passe d’un / ē / ouvert au / i / du grec byzantin et moderne12, la conscience des différences de longueur s’est peu à peu estompée en grec, en tout cas dès le Ier siècle av. J.-C.13. Si, donc, η tend vers / i / et que, vers la même époque, il est volontiers confondu avec ε, on peut comprendre comment une graphie ι pour ε est théoriquement possible, même hors d’Egypte14.

Quant au premier mot, ευτυ[---], qui recouvre le plus vraisemblablement un composé des éléments lexicaux εὐ- et τυχ-15, il pourrait correspondre à l’adverbe, le plus souvent exclamatif, εὐτυχῶς16, à une forme du verbe εὐτυχέω17 , ou encore à un nom propre, lequel serait alors sans doute celui du dédicant : Εὐτυ[---]. Or, parmi ces différentes possibilités d’interprétation, celle qui s’accorderait le mieux avec l’hypothèse d’une offrande – fortement suggérée par le contexte archéologique – serait la troisième, celle d’un nom propre au nominatif, sujet d’une forme verbale représentant le grec classique ἀνέθηκε.

Les noms propres commençant par Εὐτυ- sont relativement nombreux dans le grec d’époque impériale ; les plus fréquents étant Εὐτυχής, Εὔτυχος, Eὐτυχᾶς, Eὐτυχίων, Eὐτυχίς, Eὐτυχία, Eὐτύχη18. Tous sont formés de εὐ- et de τυχ-, appelant ainsi la bonne fortune sur les individus ainsi nommés. Il est donc probable, s’il s’agit là du dédicant de notre inscription, qu’il ait porté l’un de ces noms.

On pourrait donc, en demeurant dans la perspective d’une simple hypothèse de lecture, proposer pour notre texte l’interprétation suivante :

Eὐτυ[χ-- ?? ἀνέ]θικι̣. (!)

« Euty[ch-- ? --- (m’) a ? dé]posé [en offrande] ».

Quelle origine, ethnique et sociale, pourrait-on alors attribuer à un tel personnage, tout comme au Θεόδωρος de l’autre gobelet, retrouvé sur le même site ?19 Portant, dans cette hypothèse, un nom unique d’origine grecque, cet Eὐτθ[χ-- ?] pourrait avoir été un pérégrin provenant de la partie orientale de l’Empire20. Il pourrait également s’agir d’un esclave, voire d’un affranchi – lequel ne donnerait alors pas son nom complet. Comme on sait, les noms à consonnance grecque sont fréquents dans cette catégorie de la population21. Il pourrait cependant aussi s’agir d’un citoyen romain car, dans ce type d’inscription, on ne donne pas toujours l’entier de son nom, surtout à cette époque22. Une question, au moins, demeure toutefois ouverte, quelle que soit, d’ailleurs, la lecture que l’on adopte pour notre inscription : pourquoi ces deux graffiti ont-ils été écrits en grec alors que d’autres dédicaces du même type, provenant du même mithræum, sont rédigées en latin ?23 Est-ce lié au culte ou, plutôt, à l’origine possible des dédicants ? Dans une ville située, comme l’était Forum Claudii Vallensium, la Martigny romaine, sur le tracé d’une voie de communication d’importance mondiale pour l’époque, est-il, en définitive, vraiment étonnant de voir des gens de toutes origines s’arrêter dans un sanctuaire de Mithra pour y déposer l’offrande requise par un heureux passage à travers les Alpes ?24

Bibliographie

AE – L’Année Epigraphique, Paris.

Debrunner, A. / Scherrer, A. (1969) – Geschichte der griechischen Sprache, II Grundfragen und Grundzüge des nachklassischen Griechisch, Berlin.

Corinth XII – Corinth, Result of Excavations (…), vol. XII, The Minor Objects, ed. Davidson, G. R., Princeton 1952.

Gignac, F. T. (1976) – A Grammar of the Greek Papyri of the Roman and Byzantine Periods, vol. 1, Phonology, Milano.

Moretti, L. (1973) – Inscriptiones Græcæ Vrbis Romæ, vol. III, Roma.

O. Ashm. Shelton – « Greek Ostraca in the Ashmolean Museum (…) », ed. Shelton, J. C., Papyrologia Florentina 17, Firenze 1988.

P. Abinn. – The Abinnæus Archive : Papers of a Roman Officer in the Reign of Constantius II, ed. Bell, H. L. / Martin, V. / Turner, E. G. / Van Berchem, D., Oxford 1962.

P. Oxy. 68 – The Oxyrhynchus Papyri, vol. LXVIII, ed. Gonis, N. / Obbink, D. / Parsons, P. J., London 2003.

Solin, H. (20032) – Die griechischen Personennamen in Rom. Ein Namenbuch (CIL Auctarium), Berlin / New-York.

Sophokles, E. A. (1887) – Greek Lexicon of the Roman and Byzantine Periods, New-York.

Sturtevant, E. H. (19402) – The Pronunciation of Greek and Latin, Westport, Connecticut.

Wiblé, F. (1995) – « Le mithræum de Forum Claudii Vallensium / Martigny (Valais) », Archéologie Suisse 18.1, 2-15.

Fig. a. Echelle 1 : 2

Fig. b. Echelle 1 :2

Fig. c. Echelle 1 : 2

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1 Wiblé 1995, 11-12 ; AE 1998, n° 870 : Θεόδωρος ἀνέθηκα θεῷ Ἡλ {ί}ῳ.

2 N° d’inventaire de l’objet : My 94 / 7600C-6. Conservé par l’Office des Recherches Archéologiques du Canton du Valais et actuellement exposé au musée de la Fondation Pierre-Gianadda, à Martigny. Je remercie mon ami François Wiblé, Archéologue Cantonal du Valais, de m’avoir autorisé à publier cette inscription en me fournissant les documents et les données archéologiques nécessaires. Merci, également, à A.-L. Rey, P. Schubert et R. Wachter pour leurs conseils et suggestions amicaux.

3 Selon Lise Cusanelli-Bressenel (La céramique du Mithræum de Martigny, mémoire de licence de l’Université de Lausanne, non publié, 2003, p. 63 n° 17), il s’agit d’un « gobelet à dépression », imitation de ceux du type « Niederbieber 33 ». La pâte est grise beige, fine, assez dure. Le revêtement argileux est noir, luisant, adhérant bien. L’objet semble de production régionale.

4 Le matériel céramique associé n’est pas antérieur à la dernière décennie du IIe siècle apr. J.-C. Un terminus post quem pour la constitution de l’ensemble est fourni par une monnaie de 194 apr. J.-C. (communication orale de F. Wiblé). Datation typologique du gobelet lui-même : entre 180 et le IVe s. selon Lise Cusanelli-Bressenel (cit. note précédente). F. Wiblé (communication orale) considère toutefois peu probable que l’ensemble puisse être attribué à une date aussi tardive que le IVe siècle.

5 Ainsi, le ε (voir la lecture de l’inscription, ci-dessous) a été gravé en cinq incisions successives au moins, comme le montrent les traces de dérapages successifs visibles sur l’enduit (voir la photographie, fig. b)

6 Voir le dessin (fig. a) et les photographies (fig. b et c).

7 Pour l’autre gobelet inscrit en grec, voir ci-dessus, note 1. La céramique du mithræum de Martigny a également livré un assez grand nombre d’inscriptions d’offrande rédigées en latin (cf. Wiblé 1995, 10-12 ; AE 1998, p. 323, nos 867-869).

8 Cf. Sturtevant 19402, 38 ; Gignac 1976, 236 ; 241-242.

9 P.Abinn. n° 68, ll. 30, 37, 42 ; n° 75, l. 36.

10 P.Abinn. n° 75, ll. 42, 43, 46. Cf. aussi Gignac 1976, 150.

11 Cf. Sturtevant 19402, 37 (§ 27) ; Gignac 1976, 245.

12 Ce processus d’itacisme semble s’être déroulé plus lentement et plus tardivement que celui qui a affecté la fausse diphtongue ει (laquelle représente, dès l’époque classique, un / ē / fermé). Encore n’est-il pas réalisé partout puisqu’en grec moderne, le dialecte pontique ne le connaît pas (cf. Debrunner / Scherrer 1969, 98).

13 Cf. Gignac (1976, 245), qui donne plusieurs exemples d’une graphie η pour ε en finale non accentuée : ἥδη pour ἥδε, πέντη pour πέντε, χαῖρη pour χαῖρε. etc.

14 Cf. le schéma phonétique proposé par Sturtevant (19402, 39, fig. 4), dans lequel les sons représentés par η et ε paraissent se croiser à un moment ou à un autre de l’époque impériale, sous la forme d’un / e / plutôt fermé, pas très éloigné de / i / .

15 D’autres mots commençant par εὐτυ- sont également envisageables, comme εὔτυκτος, εὔτυκος, εὐτύπωτος, (cf. LSJ, p. 736). Il me semblent toutefois difficilement permettre l’établissement d’un sens satisfaisant dans ce contexte.

16 Cf. e.g. P.Oxy. 68, n° 4670 : εὐτυχῶς Περγαμίῳ / καλὴ ἡμέρα / τ[---. Voir aussi O. Ashm. Shelton n° 196 (haut de la panse d’un récipient en céramique – Ve ou VIe siècle apr. J.-C.) : εὐτυχῶς / τῇ νύμϕῃ / καὶ [τ]ῷ νυμϕίῳ (…).

17 On pourrait penser à un ordre (εὐτύχει : « sois heureux / heureuse ! ») ou à un souhait (εὐτυχοῖς : « puisses-tu être heureux / heureuse »). Cf. e.g. CIG 4346 (épitaphe, Sidé) : εὐτύχει Πηγασί ou Corinth XII n° 1810 (bague, Corinthe) : εὐτύχ(ε)ι / Γοργόνι. Mais il ne s’agit pas, dans les exemples évoqués ici, d’objets trouvés en contexte d’offrande.

18 Cf. LSJ, p. 736 ; Sophocles 1887, 545 ; Moretti 1973, 460 ; Solin 20032, 1665. Des noms plus longs, comme Eὐτυχιανός / -ή ou Eὐτυχίδης, semblent moins probables ici en raison des dimensions de la lacune à compléter.

19 Cf. ci-dessus, note 1.

20 L’Egypte n’est, bien entendu, pas exclue.

21 On relèvera, dans ce contexte, que les noms composés des éléments εὐ- et τυχ- sont volontiers attestés en milieu servile, ce qui est nettement moins le cas du nom Θεόδωρος, porté par le dédicant de l’autre gobelet grec de Martigny (ci-dessus, note 1). Voir Solin 20032, 80 ; 866 ; 871-872 ; 1324.

22 Le contexte archéologique n’exclut d’ailleurs pas une date légèrement postérieure à l’Edit de Caracalla, de 212 apr. J.-C., qui accordait la citoyenneté à tous les habitants libres de l’empire. Or, à partir de cette date, dans la mesure où la distinction entre citoyens et pérégrins n’est plus pertinente, on constate une présence accrue de noms uniques, y compris pour des personnages qui sont, de toute évidence, des citoyens romains.

23 Cf. Wiblé 1995, 11 ; AE 1998, nos 868 et 869. Si l’auteur – ou le graveur sous dictée – de notre inscription était latinophone, une graphie de ι pour ε pourrait aussi s’expliquer par le fait, bien connu, que le / ĭ / latin fût prononcé plus ouvert – et donc plus proche d’un / e / fermé – que le / ĭ / grec (cf. Sturtevant, 19402, 31). Un locuteur du latin maîtrisant mal l’orthographe grecque pouvait donc facilement assimiler le / e / final du grec ἀνέθηκε à un / ĭ / de sa propre langue.

24 Passage heureux que, de manière toujours renouvelée, l’auteur de la présente contribution souhaite à son dédicataire, fort amateur de sommets enneigés du côté du Mons Pœninus.