Book Title

Sem, Cham et Japhet

De la fraternité à l’esclavage ?

Albert de PURY

Genève

Un hébraïsant peut-il rendre à son éminent collègue et ami helléniste un hommage plus approprié qu’en évoquant la fraternité primordiale de Sem, Cham et Japhet, les trois fils de Noé ? Pour la tradition biblique, Sem l’Oriental, Cham le Méridional et Japhet le Septentrional / Occidental représentent l’humanité postdiluvienne dans toute son extension et dans toute sa diversité. Point d’humains sur terre qui ne fussent issus de cette fratrie !1 Voici donc fondée, une fois pour toutes, l’unité du genre humain. Et pourtant, les mêmes chapitres du livre de la Genèse qui nous rapportent la légende de ces trois frères et de leurs descendants (Gen 911) ont servi aussi, tout au long de l’histoire ancienne et moderne, à justifier la soumission des uns (Cham et / ou son fils Canaan) et la domination des autres et, donc, à légitimer l’oppression et l’esclavage2. Un même texte serait-il susceptible de porter en lui le meilleur et le pire, la fraternité des hommes et leur asservissement mutuel ?

Si dans le judaïsme antique déjà, les relectures de l’histoire des fils de Noé oscillent entre universalisme et ethnocentrisme3, qu’en est-il du texte biblique lui-même ? Quels pourraient en avoir été les enjeux premiers ?

Les chapitres 9-11 de la Genèse, manifestement, ne sont pas d’un seul tenant. L’exégèse critique, presque depuis ses débuts, en est venue à considérer que l’on pouvait isoler, au sein de cet amalgame textuel foisonnant et désordonné, un fil narratif lapidaire et empreint d’une grande cohérence. Ce fil rouge – que les spécialistes, depuis plus d’un siècle, appellent « l’écrit sacerdotal » en le désignant sous le sigle « P » (Priesterschrift) ou « Pg » (Priestergrundschrift, pour ne désigner que la première « édition » de cette couche littéraire4) – prend son départ avec le récit de la création de l’univers (Gen 1,1-2,4a) et aboutit, pour le moins, à la construction du sanctuaire par Moïse dans le désert (Ex 25,1.8a.9 ; 29,45-46 ; 40,16-17a.33b)5. En Gen 9-11, Pg comprend les éléments suivants :

– la généalogie linéaire d’Adam à Noé (Gen 5,1-28.30-32), énumération qui se termine par la mention des trois fils dont naîtra l’humanité postdiluvienne : « Noé était âgé de cinq cents ans lorsqu’il engendra Sem, Cham et Japhet » (Gen 5,32),

– le récit du Déluge : Gen 6,9.11-22 ; 7,6.13-16a.11.17a.18-21.24 ; 8,1-2a.3b-5.13a.14-19,

– le renouveau : l’alliance de Dieu avec « toute chair qui est sur la terre » (Gen 9,1-11) et le signe de l’alliance : l’arc dans la nuée (Gen 9,12-17),

– la généalogie segmentée des fils de Noé (Gen 9,28 ; 10,1-7.20.22.31-32a), enfin

– la généalogie linéaire de Sem à Abra(ha)m (Gen 11,10-26) et la transmigration d’Abra(ha)m et des siens (Gen 11,27-32 ; 12,4b-5).

Tout le reste ne relève pas de Pg. Longtemps, ce « reste », qui comprend des épisodes aussi savoureux que l’ivresse de Noé (Gen 9,20-27) et la construction de la Tour de Babel (Gen 11,1-9) ainsi que des éléments supplémentaires sur la généalogie des peuples (Gen 10,8-19.21.24-29), a été attribué à une source présumée plus ancienne, la source « yahwiste » (désignée sous le sigle J). Depuis un bon quart de siècle cependant, l’existence d’une telle source ancienne se trouve remise en question6. Pour les uns, les textes traditionnellement attribués à « J » sont en fait des fragments, anciens ou récents peu importe, mais en tout cas non connectés à une trame narrative globale comparable à celle que nous donne la source sacerdotale (Pg). Pour quelques autres, la trame yahwiste est toujours admise dans son extension traditionnelle (de la Création à l’entrée d’Israël en Canaan) mais elle doit être datée d’une période tardive (exilique ou post-exilique). A mon sens, il n’existe pas de source « J » continue et indépendante de Pg, et si certains ensembles littéraires, comme le cycle de Jacob (Gen 25-35*), sont relativement anciens et ont connu une existence autonome, ce n’est qu’après l’établissement par P de sa trame globale qu’ils ont pu être intégrés à un Pentateuque en devenir. Pour la séquence qui nous intéresse ici (Gen 9-10*), nous nous contenterons de séparer les éléments « Pg » des éléments « non-P ». Dans ma traduction, je reproduis la trame Pg en caractères romains, et les éléments non-P en italiques et en retrait :

Les fils de Noé (cf. déjà Gen 5,32 Pg) (non-P)

918 Les fils de Noé qui sortirent de l’arche étaient Sem, Cham et Japhet. Cham était le père de Canaan. 19 Ces trois sont les fils de Noé et c’est à partir d’eux que s’est peuplée [litt. répartie] toute la terre. L’ivresse de Noé et la malédiction de Canaan (non-P)

20 Noé, homme du sol, le premier planta de la vigne. 21 Il en but le vin, s’enivra et s’étendit nu sous sa tente. 22 Cham, père de Canaan, vit la nudité de son père et l’annonça à ses frères au dehors. 23 Sem et Japhet prirent le manteau, le placèrent sur leurs épaules à eux deux, puis, marchant à reculons, en couvrirent la nudité de leur père. Leur face étant tournée en arrière, ils ne virent point la nudité de leur père. 24 Lorsque Noé se réveilla de son vin, il apprit ce que lui avait fait son plus jeune fils, 25 et dit : « Maudit soit Canaan ! Il sera pour ses frères l’esclave des esclaves ! » 26 Puis il dit : « Béni soit Yahweh, le Dieu de Sem, et que Canaan lui soit esclave ! » [et] : 27 « Que Dieu ouvre l’espace à Japhet et qu’il [Japhet] demeure dans les tentes de Sem ! Et que Canaan soit leur esclave ! »

Généalogie segmentée des fils de Noé : la « Table des nations » (Pg)

28 Noé, après le Déluge, vécut trois cent cinquante ans. 29 Il vécut en tout neuf cent cinquante ans et mourut.

10 1 Voici les filiations des fils de Noé, Sem, Cham et Japhet7. Il leur naquit des fils après le Déluge :

2Fils de Japhet : Gomer8, Magog9, Madaï10, Yavân11, Toubal, Mèshek12 et Tirâs13. 3Fils de Gomer : Ashkénaz14, Rifat et Togarma15. 4 Fils de Yavân : Elisha16, Tarsis17, [les] Kittîm18 et [les] Rodanîm19. 5 C’est à partir d’eux que s’est faite la répartition dans les îles des nations20. <Tels sont les fils de Japhet>21 dans leurs pays respectifs, chacun selon sa langue, selon leurs clans dans leurs nations.

6 Fils de Cham : Koush22, Miçraïm, Pouth23 et Canaan. 7 Fils de Koush : Séba’24, Hawila25, Sabta, Ra‘ama, Sabteka’. Fils de Ra‘ama : Saba’ et Dedân26.

8 Or, Koush avait eu pour fils Nemrod qui, le premier, fut un héros sur la terre. 9 Il fut un héroïque chasseur devant Yahweh. C’est pourquoi l’on dit : « Tel Nemrod, héroïque chasseur devant Yahweh ! » 10 Puis, ce fut le commencement de son empire : Babel, Erek, Akkad et Kalné au pays de Shine‘ar. 11 C’est de ce pays qu’il est sorti pour Assour, et il y bâtit Ninive, Rehobôt-‘Ir et Kalah, 12 ainsi que Rèsèn entre Ninive et Kalah : c’est elle la grande ville.

13 Or, Miçraïm avait eu pour fils les gens de Loud, de ‘E(i)nam, de Lahab et de Naphtouah 14 ainsi que les gens de Patros, de Kaslouah – d’où sont sortis les Philistins – et de Kaphtor27.

15 Or, Canaanavait eu pour fils Sidon, sonpremier-né, et Hêt 16 ainsi que le Jébusite, l’Amorite, le Girgashite, 17 le Hiwwite, le ‘Arqite, le Sinite, 18 l’Arwadite, le Semarite et le Hamatite. Mais plus tard, les clans du Cananéen s’étant répandus, 19 le territoire du Cananéen s’étendit de Sidon en direction de Gérar jusqu’à Gaza, et en direction de Sodome, Gomorrhe, Adma et Ceboïm jusqu’à Lèsha‘.

20 Tels sont les fils de Cham selon leurs clans et leurs langues, dans leurs pays et dans leurs nations.

21 Or, une descendance était née également à Sem : il est le père de tous les fils de ‘Eber ; il est le frère aîné de Japhet.

22 Fils de Sem : ‘Elam, Assour, Arpakshad28, Loud29 et Aram. 23 Fils d’Aram : ‘Ouç30, Houl, Gètèr et Mash.

24 Or, Arpakshad avait eu pour fils Shèlah, et Shèlah avait eu pour fils ‘Eber. 25 Quant à ‘Eber, il avait eu deux fils, l’un (s’appelant) Pèleg – car c’est en son temps que la terre fut divisée – et son frère ayant pour nom Yoqtân. 26 Or, Yoqtân avait eu pourfils Almodad, Shèleph, Haçarmawet, Yèrah, 27 Hadorâm, Ouzal, Diqla, 28 ‘Obal, Abimaël, Saba, 29 Ophir, Hawila, Yobab ; tous ceux-là sont les fils de Yoqtân. 30 Leur habitat s’étendit de Mésha en direction de Sephar : la montagne de l’Orient.

31 Tels sont les fils de Sem selon leurs clans et leurs langues, dans leurs pays selon leurs nations. 32a Tels sont les clans des fils de Noé selon leurs filiations en leurs nations. C’est à partir d’eux que les nations ont essaimé sur la terre après le Déluge.

Un effort d’érudition considérable – dont il est impossible de rendre compte ici – a été investi dans l’analyse des différentes composantes de la Table des nations, non seulement pour ce qui est de l’identification des quelque 70 noms (héros éponymes, peuples, villes, régions ?), mais aussi pour tenter de discerner à quelle époque et à quel contexte historique chacune de ces listes nous renvoie.

Prenons d’abord la liste de Pg. Elle est en fait d’une grande clarté. L’humanité, selon P, se divise en trois branches, issues chacune de l’un des trois fils de Noé, Sem, Cham et Japhet (Gen 5,32). Les branches sont présentées dans l’ordre inverse de la primogéniture : Japhet (10,2-11), Cham (10,6-7.20) et Sem (10,22-23.31), comme s’il s’agissait de souligner par le chiasme leur parfaite égalité. Du point de vue géographique – en imaginant que l’auteur se tourne vers l’est, peu importe d’ailleurs qu’il soit encore à Babylone ou déjà à Jérusalem – la branche centrale est celle de Sem. Les descendants de Sem semblent être énumérés en deux cercles concentriques : le cercle extérieur se dresse à l’horizon de la chaîne montagneuse qui borde le Croissant fertile : ‘Elam à l’Est, Assour au Nord, Arpakshad (s’il s’agit de Babylone) au centre, et Loud et Aram à l’Ouest. Avec Aram, dont le berceau se trouve dans le Haut Euphrate et le Habûr, s’amorce le second cercle, celui des marges intérieures et steppiques du Croissant fertile : ‘Ouç, Houl, Gètèr et Mash. Cela correspondrait-il à l’Empire assyrien ? La Lydie, tout au moins, n’a jamais été contrôlée par l’Assyrie. Si l’on se souvient, toutefois, qu’entre 554 et 539 av. J.-C., Cyrus II se rend maître de la Médie et de la Perse, de la montagne anatolienne jusqu’à la Lydie, puis du Croissant fertile, c’est-à-dire du Levant (ou, du moins, de son versant intérieur) et de la Mésopotamie, on peut se demander si Sem ne représente pas précisément, et tout simplement, l’empire perse : l’empire achéménide naissant31.

Japhet réunit des peuples originaires du nord de l’Anatolie et de la Mer Noire ainsi que, pour ce qui est des fils de Yavân, les habitants des îles et du pourtour nord de la Méditerranée32. Japhet recouvre donc les parties du monde qui, au nord et à l’ouest, sont demeurées à l’extérieur de l’empire de Cyrus. Quant aux fils de Cham, dont le nom signifie « chaud » (hâm), ils correspondent manifestement aux voisins méridionaux de l’empire : l’énumération passe de Koush (la Nubie, voire l’Ethiopie) à Miçraïm (l’Egypte) puis débouche sur Pouth (la Lybie) et Canaan. Par les fils de Koush, on atteint aussi les côtes de l’Arabie méridionale. En gros, il s’agit donc de tous les peuples méridionaux demeurés à l’extérieur de l’empire de Cyrus.

Le seul point qui puisse étonner dans ce contexte est de voir figurer Canaan parmi les descendants de Cham. Sur le plan culturel et linguistique, les « Cananéens » (on ne connaît cependant pas d’ethnie qui se soit elle-même désignée ainsi), essentiellement citadins, partageaient la même langue et culture que les « Israélites », leurs voisins montagnards, et on se serait attendu à les trouver parmi les fils de Sem. Dans la conscience historique encore vivace au début du VIe siècle, personne n’avait oublié que le pays de Canaan relevait toujours – au-delà des empires assyrien et babylonien – de la zone d’influence si ce n’est de la suzeraineté égyptienne. Cela suffit peut-être à expliquer la surprenante « domiciliation » de Canaan. Du point de vue géographique, le « pays de Canaan » semble correspondre dans Pg à un territoire jamais clairement délimité, mais assez vaste, correspondant peut-être à l’ensemble de l’ancienne province égyptienne du Levant. C’est un territoire dans lequel, selon Gen 17,1-8 Pg, tous les fils d’Abraham (y compris les Ismaélites et Edomites) jouissent, de par l’engagement de Dieu, d’un droit de cité irrévocable, sans pour autant que cela porte atteinte à la légitimité de la présence des « fils de Hêt » et autres Cananéens (Gen 23 Pg). Il est vrai que dans son histoire de Jacob, P condamne les mariages mixtes entre Abrahamides et Cananéens (cf. Gen 26,34-35 ; 27,46 ; 28,1-9 Pg), la raison secrète en étant sans doute la pratique de la circoncision chez les uns et son absence chez les autres, mais cette condamnation précisément implique la présence continue des deux groupes dans le même habitat33. Il s’avère donc que le pays de Canaan est la seule région du monde dans laquelle sont invités à cohabiter les descendants de deux des fils de Noé, … voire de trois si les Kittîm du v. 11 devaient représenter les Phéniciens.

Ce tableau d’une humanité issue des trois fils de Noé est empreint d’une grande sérénité : aucune note polémique, aucune disqualification, aucune amorce de conflit ne s’y laisse déceler. Comme il s’est émerveillé, dans le récit de la Création, de la variété et de la prolifération des plantes et des animaux (Gen 1,11-12.21-25) – « chacun selon son espèce » – P se réjouit ici de la diversité des nations et des cultures et de leur expansion sur toute la terre : « chacun selon sa langue, selon leurs clans et dans leurs nations » (Gen 11,5 ; cf. v. 20.31-32). Le centre du monde est occupé par Sem, c’est-à-dire par l’empire dont la constitution vient de s’achever, en 539 av. J.-C., avec l’entrée triomphale de Cyrus dans une Babylone qui l’accueille en libérateur. P, comme son contemporain le Deutéro-ésaïe34, est un homme profondément marqué par ce tournant historique et un partisan enthousiaste du nouvel empire. Bien que P ne mentionne jamais Cyrus – comment le pourrait-il puisqu’il prétend rapporter les événements des origines de l’humanité ? – plusieurs indices nous montrent que cet auteur s’inscrit entièrement dans le climat « euphorique » généré par le projet de Cyrus. L’universalisme dans la diversité, tel est l’idéal que cultive le nouvel empire35, et cet idéal se retrouve dans les textes centraux de Pg, tels Gen 1 ; 9 ; 17 ou Ex 6. Le dieu qui crée le ciel et la terre et tous leurs habitants – P semble être le premier auteur biblique à l’appeler « Dieu », c’est-à-dire à employer l’appellatif indéterminé « dieu » comme un nom propre36 – est le Dieu unique, mais il se donne à connaître aux hommes sous des noms différents (cf. Ex 6,2-3). Selon ce dernier texte, seuls les fils d’Israël ont reçu la révélation du nom et, donc, de l’identité ultime de Dieu, et c’est pourquoi ce sont eux qui seront chargés de construire le temple dans lequel Dieu acceptera de « résider parmi les hommes », mais pour P, tous les humains sont vénérateurs du vrai Dieu – les fils de Noé le vénèrent sous le nom d’Elohim, les fils d’Abraham sous le nom d’El Shaddaï et les fils d’Israël sous le nom de Yhwh. Il n’y a plus de « païens », et P, contrairement à ses prédécesseurs, ne connaît plus aucune polémique contre les « dieux étrangers »37. P a donc bien assisté à l’avènement de l’empire achéménide. Pour ce qui est de son terminus ad quem, l’œuvre ne peut être postérieure au règne de Cyrus, car elle conçoit l’Egypte à l’extérieur de l’empire (or, l’Egypte sera conquise par Cambyse) et la restauration du Temple de Jérusalem n’a pas encore été mise en route38. En d’autres termes, P doit avoir composé son œuvre entre 538 et 530 av. J.-C.

Ce qui est remarquable dans la vision de P, c’est que les fils d’Israël, qui lui tiennent pourtant à cœur, puisque ce sont eux qui vont avoir la vocation d’être les « prêtres de l’humanité »39, ne figurent même pas dans l’arbre généalogique fondateur : ils n’apparaîtront que beaucoup plus tard, comme l’un des rameaux ultimes de la branche abrahamique40. Pour notre auteur, il y a une histoire de la religion comme il y a une géographie de la religion, et dans cette perspective, la fonction spécifique d’Israël ne prend son sens qu’une fois que la société humaine s’est pleinement constituée et organisée41.

Qu’en est-il alors des parties « non-P » de Gen 9-11 ? Dans leur tentative de préserver un « Yahwiste » ancien, certains commentateurs ont cherché à reconstituer pour Gen 10,8-19.21.24-30 des contextes historiques antérieurs à l’époque perse, remontant à l’époque assyrienne ou même au-delà, mais d’autres se sont évertués de montrer que les listes en question pouvaient s’expliquer tout aussi bien à l’époque perse, voire au début de l’ère hellénistique. Ce qui me paraît certain, c’est que les passages en question – quelle que soit par ailleurs l’ancienneté des informations qui y sont charriées – se présentent à nous comme des notes savantes suscitées par la généalogie segmentée de P. Les formes verbales (x-qatal), que j’ai rendues par des plus-que-parfaits, montrent bien que ces passages ne prétendent pas poursuivre le récit, mais qu’ils entendent donner une information d’arrière-plan sur certains des personnages mentionnés dans la liste de P. Or, ces notices mélangent les aires géographiques qui avaient été si soigneusement distinguées par P, et c’est de cette confusion des perspectives que résulte l’aspect chaotique de la Table des nations sous sa forme finale.

La notice qui, pour notre propos, est la plus lourde de conséquences est évidemment celle de l’ivresse de Noé et de la malédiction de Cham (Gen 9,20-27). Elle aussi, comme les notices ethnologiques, a toutes les chances d’avoir été suscitée par la trame de Pg, du moins dans son « casting » actuel. C’est par Pg, en effet, que les auteurs de Gen 9,20-27 savent que les fils de Noé s’appellent Sem, Cham et Japhet et que Canaan est le fils de Cham. Cette vignette pose deux problèmes « classiques » : quel est le délit commis par Cham ? et pourquoi est-ce Canaan, et non son père Cham, qui subit la malédiction ?

Dans l’état actuel du texte, la transgression de Cham est purement visuelle et accidentelle, puisque Sem et Japhet, informés par Cham sur l’état de leur père, prennent des précautions extraordinaires pour recouvrir Noé de son manteau sans que sa nudité n’entre dans leur champ visuel. La gravité de la sanction paraissant toutefois hors de proportion avec celle du délit, les commentateurs, depuis l’Antiquité, se sont évertués d’imaginer ce que la version canonique semble nous cacher. Celle-ci donne tout de même un petit indice : « Lorsque Noé apprit ce que lui avait fait son fils » (9,24). A quoi Noé fait-il allusion ? Cham aurait-il violé son père42, ou l’aurait-il châtré ?43 Il est vrai que les expressions « voir la nudité de X » (ra’ah ’èt ‘èrwat X) ou « découvrir la nudité » (galah ’èt ‘èrwah) ont, dans les lois sexuelles de Lév. 18 et 20, le sens de « avoir un rapport sexuel »44. L’auteur ou le rédacteur de notre vignette pourrait donc ne plus avoir saisi le sens véritable de l’expression. Mais comme l’a rappelé Bassett45, « voir la nudité d’un homme » indique un rapport sexuel non avec l’homme lui-même mais avec sa femme46. Il pourrait donc s’agir d’un inceste entre Cham et la femme (ou une femme) de Noé, que celle-ci fût sa mère ou non. Le cas de figure serait alors analogue à celui de Lot en Gen 19,30-38 : afin de s’assurer une progéniture, les filles de Lot font boire du vin à leur père, couchent avec lui, puis donnent naissance aux ancêtres de Moab et d’Ammon. En Gen 9, Canaan serait donc le fruit des amours entre Cham et la femme de Noé. D’où la malédiction du fils plutôt que du père ! Ce scénario ne manque pas de vraisemblance, car il est le seul à proposer une réponse cohérente aux deux questions formulées plus haut.

Reste à savoir comment cet épisode doit être interprété. S’agit-il d’un motif narratif lié depuis toujours au cycle du Déluge, comme l’est sans doute le motif de l’innovation culturelle (la découverte du vin) ? Dans le cas de Noé comme de Lot, une petite famille a survécu seule à la catastrophe globale47, et la question pourrait être de savoir comment cette famille va réussir à se reproduire sans recourir à l’inceste. On a donc suggéré que les premiers narrateurs de ces épisodes entendaient célébrer l’héroïsme de ces femmes, prêtes à assumer l’opprobre afin de permettre la survie de leur groupe ?48 Une autre interprétation reste tout de même plus vraisemblable : quand on s’en prend aux circonstances scandaleuses de la naissance de l’ancêtre éponyme d’un rival, c’est pour le dévaloriser plutôt que pour le glorifier. Qui plus est, l’appropriation par un fils de la femme, d’une femme ou des femmes de son père est toujours considérée comme un acte d’usurpation caractérisée, un acte qui disqualifie son auteur de toute succession légitime dans le cadre de la fratrie49. Si notre interprétation est correcte, l’auteur de Gen 9,20-27 entend donc exclure Cham de la fratrie des fils de Noé, et donc de l’humanité telle que le récit de P l’a instituée. Quant à Canaan, fruit de cet acte d’usurpation, il est déchu de sa liberté et de sa dignité : il sera l’esclave de ses frères ! S’il est une chose qui n’est pas ambiguë dans notre texte, c’est l’inexorabilité de la malédiction de Canaan. En d’autres termes, même s’il fallait, comme certains nous y admonestent50, en rester à la stricte littéralité du texte et ne faire du fautif qu’un intrus étourdi, au pire un voyeur indélicat, cela n’y changerait rien. L’affaire est entendue : peu importe la nature du délit, peu importe l’identité du coupable, il faut que Canaan soit condamné !

La malédiction de Canaan se compose de trois sentences indépendantes, qui résultent sans doute d’une sédimentation rédactionnelle progressive, chaque rédacteur ayant choisi d’enfoncer le clou en y allant de sa propre formulation. Dans une première phase (Gen 9,25), l’auteur de l’épisode clôt la scène par une malédiction classique prononcée par Noé : Canaan est maudit ; il sera le dernier des esclaves de (tous) ses frères. La deuxième formulation (v. 26) ajoute une dimension théologique : Yhwh est appelé le « Dieu de Sem », et Canaan est destiné à devenir son esclave ! Dans un contexte sacerdotal, cette affirmation serait proprement ahurissante51. Pour P, comme nous l’avons vu, « Dieu » est le Dieu de tous les hommes, et il s’est révélé sous le nom de « El Shaddaï » aux fils d’Abraham et sous le nom de « Yhwh » aux fils d’Israël, mais il n’y a pas de « Dieu de Sem ». De plus, Dieu n’a pas d’esclaves, et dans Pg, nul – même parmi les fils d’Israël – n’est jamais qualifié de « serviteur »52 de Dieu. Enfin, dernière étape, le v. 27 : « Dieu » adresse une invitation à Japhet : que Japhet demeure dans les tentes de Sem ! Et une troisième fois le refrain : que Canaan soit leur esclave ! Cette dernière sentence est la plus surprenante : elle part toujours, apparemment, de l’idée d’un Dieu de Sem, puisque c’est lui qui a le pouvoir d’inviter Japhet à partager l’habitat de Sem. Japhet et Sem sont appelés à former une coalition qui maintiendra Canaan en esclavage. Il est difficile de ne pas voir derrière cette ultime retouche de notre épisode, la marque du débat qui, au IIIe siècle av. J.-C., anime les différents courants du judaïsme face à l’expansion de l’hellénisme en Orient. C’est l’époque de la (prudente) découverte mutuelle entre Juifs et Grecs53 : l’idée d’un « front commun » entre judaïsme et hellénisme contre le « cananaïsme » est une notion qui aurait fort bien pu prendre son envol à cette époque-là.

Conclusion de l’historien. Comme j’espère l’avoir démontré, la présentation biblique de l’humanité postdiluvienne en Gen 9-11 ne peut se comprendre, dans ses tensions internes, que si nous parvenons à rétablir les phases successives de son élaboration. Dans cette perspective diachronique, nous constatons que l’arbre généalogique programmatique de l’auteur sacerdotal en constitue la structure de base. Ce récit premier s’est trouvé « enrichi » de toute une série d’ajouts – des notices savantes et une anecdote – qui en ont non seulement obscurci la logique mais aussi profondément altéré l’esprit. On part de l’affirmation d’une humanité une, diverse et fraternelle, et on débouche sur l’instauration de peuples « bénis » et de peuples « maudits ». Même si, dans une analyse historique, chaque développement demande à être situé dans son contexte propre et peut donc solliciter à son tour la compréhension de l’historien, il n’en reste pas moins que nous avons passé, pour ce qui est de l’histoire des fils de Noé, du meilleur au pire. Pour notre bonheur toutefois, le meilleur reste visible à qui se soucie de le percevoir, même si ce n’est qu’en filigrane !

Epilogue du théologien. Le christianisme des origines s’est constitué – tout le monde en a pris conscience aujourd’hui – par un processus de séparation, de différenciation et de rejet par rapport à ce dont il était issu et qui lui était le plus proche : le judaïsme. En témoignent les polémiques anti-juives du Nouveau Testament. Or, comme l’a remarqué Othmar Keel54, le judaïsme en devenir, tel qu’il nous apparaît dans la Bible hébraïque, a lui aussi traversé un processus de formation au cours duquel il s’est distancié d’une part intime de lui-même : de tout ce qui se résume sous la figure de « Canaan ». Selon Keel, s’ils veulent surmonter les séquelles souvent tragiques de leur propre tradition, chrétiens et juifs doivent apprendre à confronter dans leurs Ecritures ces textes douloureux. La malédiction de Canaan en fait indubitablement partie.

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1 Cela ne va pourtant pas de soi. En Gen 6,1-4, dans un fragment mythologique d’époque probablement hellénistique ou proto-hellénistique, les « fils des dieux (ou du Dieu) » s’unissent aux filles des hommes et engendrent les « héros » et les « hommes de renom » des temps antédiluviens. Mais en dehors de ce passage, la Bible ne connaît pas d’hommes issus d’un mélange entre dieux et humains ou entre animaux et humains.

2 Entre le XVIe et le XXe siècle, la malédiction de Cham / Canaan a été utilisée pour justifier la soumission des indigènes, l’esclavage ou l’apartheid, tant dans les Amériques qu’en Afrique ou au Proche-Orient. Cf. à ce sujet, entre autres, Charles 1928, Augenent 1995, Wittenberg 1991, Messina 1996, Haynes 2002, ou encore Lavodrama 2002.

3 Voir 1 Chroniques 1,4-23 ; Jubilés 8-10 ; 1QGenAp (Genesis Apocryphon) 12-17 ; Jos.AJ.1.109-139 ; Pseudo-Philon, Liber Antiquitatum Biblicarum 4-5. Cf. Maier 1991 ; Vanderkam 1994 ; Scott 1997. Pour l’époque rabbinique, cf. Aaron 1995.

4 J’utilise le sigle P pour désigner l’auteur (il s’agit d’un individu, non d’une école !) de Pg. Avec Pola (1995, 90), on désigne sous le sigle Pge les parties secondaires d’une éventuelle œuvre sacerdotale élargie encore autonome, et par Ps les contributions secondaires en style sacerdotal au Pentateuque en gestation.

5 Je me rallie sur ce point à la thèse de Pola (1995, 213-349).

6 Pour un aperçu de l’histoire de la recherche, cf. de Pury / Römer 2002, VII-XXXIX, 9-80 ; Römer / Macchi / Nihan 2004, 67-113.

7 Japhet représente sans doute le « grand ancêtre » grec dont la renommée est parvenue jusqu’en Orient. On le met généralement en rapport avec le Titan lapetos, père d’Atlas, de Prométhée et d’Epiméthée et mentionné chez Hésiode (Th .507-616). A ce sujet, cf. surtout Neiman 1973. Pour les identifications proposées pour l’ensemble de la Table, on trouve une bonne synthèse chez Westermann (1974, 673-706).

8 Les Cimmériens, peuple descendu vers le Sud depuis le Caucase aux IXe et VIIIe siècles. Cf. Ez 38,6 ; Hdt.4.11 ; Maier 1991, 173, n. 63.

9 Le nom, qui figure aussi en Ez 38,2, 39,6, vient peut-être de mat Gugu, le « pays de Gyges », et se réfère donc à la Lydie ou à une région proche en Anatolie occidentale. Selon le v. 22, la Lydie (Loud) se trouve toutefois attribuée à Sem.

10 Les Mèdes, la Médie. Cf. Es 13,17 ; 2 R 17,6, 18,11 etc.

11 Les Ioniens. Cf. Ez 27,13 ; Es 66,19

12 Toubal et Mèshek se retrouvent mentionnés ensemble en Ez 27,13 ; 32,16 ; 38,2 et 39,1 ; de même chez Hérodote (3.94). On les situe en Anatolie du nord-est.

13 Peut-être les Turusha, un des peuples de la mer de l’époque de Merenptah (vers 1210), ou les Tyrrhéniens de la Mer Egée.

14 On a pensé aux ash-gu-za mentionnés dans les textes assyriens de l’époque d’Asarhaddon (681-669) et parfois identifiés aux Scythes. Cf. Jr 51,27 qui en fait les voisins des Arméniens. Maier 1991, 173, n. 64.

15 Nom connu des textes hittites, mentionné en Ez 27,13 avec Yavân, Toubal et Mèshek, et en Ez 38,3-6 avec Gomer, Magog, Toubal et Mèshek. Se réfère donc à une région d’Asie Mineure.

16 Probablement Alashia, Chypre. Cf. Ez 27,7.

17 Tarsis évoque toujours dans la Bible les régions méditerranéennes les plus lointaines. Les « navires de Tarsis » (Es 2,16 ; 60.9 ; Ps 48,8 ; etc.) permettent le commerce au long cours. On identifie Tarsis à Tartessos, colonie phénicienne sur la côte espagnole.

18 A rapprocher probablement de Kition, ville phénicienne sur Chypre. Cf. Jr 2,10 ; Ez 27,6. Cf. Horowitz 1990, 38. Mais il n’y a pas nécessairement double emploi avec Alashia, car en Palestine, on connaît ces « nations » surtout par les contingents de mercenaires, importants au début du VIe siècle. Cf. Dion 1992, 82-88.

19 Les habitants de Rhodes. Ainsi avec la LXX, le Samaritain et 1 Ch 1,7. Le TM lit Dodanîm.

20 Les « îles des nations » ne se réfèrent pas seulement à des îles au sens étroit mais à tous les territoires situés « outre-mer », c’est-à-dire au-delà du cercle océanique qui est censé entourer le continent central. Pour les analogies étroites avec l’imago mundi babylonien du VIe siècle, cf. Horowitz 1990, 40-43.

21 Elément réintroduit, avec la plupart des critiques, par analogie avec Gen 10,20.31.

22 Koush, fréquemment mentionné dans la Bible, représente la Nubie. Le fait que Koush soit placé en tête de la descendance de Cham est peut-être un indice que la tradition géographique sur laquelle se fonde P a ses racines au VIIe siècle, à l’époque où l’Egypte était aux mains de la XXVe dynastie (dite « éthiopienne »). Deux des fils de Koush portent les noms des deux premiers pharaons de cette dynastie, Sabta (=(?) Shabaka, 716-702 av. J.-C.) et Sabteka (= Shabataka, 702-690), le père du puissant Taharka (690-664) qui a fait campagne jusqu’en Palestine, celui-là même dont Charles Bonnet a découvert la statue à Kerma en janvier 2003. Cf. Knauf 19892, 61-62 ; Kochanek 1998, 291-292 (avec bibliographie).

23 Pouth est généralement identifié à la Lybie. Mais comme pour les Kittîm, c’est avant tout par les archers lybiens dans l’armée égyptienne que cette « nation » est connue en Palestine. Cf. Görg 2002.

24 Séba’ (sb’) désigne probablement la colonie sabéenne en Ethiopie, très importante à partir du VIe siècle. Cf. Knauf 19892, 62, n. 298.

25 Hawila, qui signifie peut-être « pays de sable », est toujours associée à des régions d’Arabie méridionale (cf. Gen 2,11 ; 10,29 ; 25,18 et 1 S 15,7).

26 Saba (shb’) et Dedan se situent en Arabie du sud et émergent à la fin du VIIe siècle.

27 Selon Görg (2000), cette liste, dont la nomenclature pourrait remonter à la diaspora juive en Egypte à partir du VIe ou Ve siècle, s’efforce de rendre compte, dans un ordre concentrique, de toutes les composantes de l’Egypte : autour de la Basse Egypte (Naphtouah < Nephthys, Memphis, Ville de Ptah) et de la Haute Egypte (Patros < Pays du Sud, Thébaïde), se trouvent regroupés les Loudiens (le Delta oriental), les ‘E(y)namites (oasiens du Désert oriental), les Lahabiens (< « ivoiriens », gens d’Eléphantine), les Kaslouahites (< oasiens du Désert occidental) d’où seraient sortis les Philistins, enfin les Kaphtorites (Crétois du Delta occidental).

28 Ce nom, inconnu, est énigmatique. On y a vu une désignation cryptée de Babylone (< la « ville (?) des Chaldéens »). Le même nom figure chez P comme tête de liste dans la généalogie linéaire de Sem à Abra(ha)m (Gen 11,10-11). Une Babylone « débabylonisée » comme ancêtre de la lignée d’Abraham ? Intéressant, non ?

29 La Lydie, en Asie Mineure occidentale.

30 Région « légendaire », patrie de Job, située quelque part dans les steppes du désert syrien. Cf. Jb 1,1 ; Lm 4,21.

31 La thèse de Vermeylen (1992) selon laquelle ce serait Japhet qui représente l’empire achéménide me paraît proprement incompréhensible.

32 Horowitz (1990) montre, à partir de la « Carte du monde babylonienne », que la Table des nations sacerdotale n’est pas la seule à situer les « îles » (bab. nagû ; hébr. ’î) non seulement à l’Ouest, mais aussi au Nord et même à l’Est.

33 A ce propos, cf. de Pury 2000, 51-60.

34 Le Deutéro-ésaïe présente Cyrus comme l’« homme » (Es 41,25), le « serviteur » (42,5-7 ; 48,16), le « berger » (44,28) et même le « messie » (45,1) de Yhwh. Aussi voit-il en lui « la lumière des nations » (42,6). Cf. Kratz 1991.

35 Cet idéal, qui se veut restaurateur des cultes négligés (et en particulier de celui de Mardouk) et des peuples déportés, apparaît clairement dans le Cylindre de Cyrus (trouvé à Babylone). Cf. Lecoq 1997, 73-77.181-185.

36 Cf. de Pury 2002.

37 Cf. de Pury 2001.

38 Cf. Knauf 19892, 61, n. 294.

39 Cf. Ex 19,6 : « un royaume de prêtres ». Il s’agit toutefois d’un passage post-sacerdotal.

40 Les ajouts non-P cherchent à créer un lien beaucoup plus immédiat avec Israël, alors que P paraît délibérément distant et universel. Cf. Vanderkam 1994, 53.

41 Ce décentrage universaliste est maintenu dans l’epitomè de Gen 10 en 1 Ch 1 mais disparaîtra dans la littérature juive non biblique, comme en Jub 8-9 ; 10,34. Cf. Knoppers 2003, 28-29.

42 Cf. Gagnon 2001, 63-70.

43 Talmud Bab. Sanhedrin 70a : les rabbins évoquent les deux possibilités.

44 Cf. par exemple Lév 20,17.

45 Bassett 1971, 235.

46 Lév 18,7.8.11.14.16 ; 20,11.20.21. « Quand un homme couche avec une femme de son père, il découvre la nudité de son père » (Lév 20,11).

47 Vermeylen (1992, 115) désigne Lot comme le « Noé régional ».

48 Cf. Gunkel 1910, 217-218.

49 Cf. Gen 35,22 ; 49,3-4 (Ruben couchant avec Bilha, la concubine de son père) ; 2 Sam 16,20-23 (Absalom prenant possession du harem de son père).

50 Vogels 1987, 561 ; Vervenne 1995, 49-52.

51 Contre Vervenne (1995, 52-53) qui attribue Gen 9,20-27 à P.

52 Le même mot – ‘ébèd, pl. ‘abadîm – désigne l’esclave et le serviteur.

53 Cf. Momigliano 1991.

54 Keel 2002.